De l’Authenticité des lettres de Mme de Maintenon

De l’Authenticité des lettres de Mme de Maintenon
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 362-398).

DE L’AUTHENTICITÉ
DES
LETTRES DE Mme DE MAINTENON

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I. Les faux Autographes de Mme de Maintenon, par M. P. Grimblot, in-18 ; 1867. — II. Correspondance générale de Mme de Maintenon, publiée par M. Th. Lavallée, tomes I-IV, in-18 ; 1865-66. — III. Mme de Montespan et Louis XIV, par M. P. Clément, in-8o ; Didier, 1868. — IV. Documens manuscrits des archives du château de Mouchy, du grand séminaire de Versailles, etc.


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Les procès d’authenticité dans le double domaine de l’érudition et de l’histoire littéraire se multiplient ; ils se suivent, et fort heureusement ne se ressemblent pas. Voici que l’Allemagne nous conteste la découverte faite en France par M. Wescher des fragmens d’un nouvel historien grec, Aristodème[1], et l’Allemagne aussi, dans un de ses recueils historiques les plus estimés, a servi d’écho aux accusations récemment exprimées parmi nous contre l’authenticité d’une notable partie de la correspondance de Mme de Maintenon. Du Grec Aristodème, soit qu’il ait vécu au temps d’Auguste, soit qu’il ait pris naissance en plein XIXe siècle, dans la région suspecte du mont Athos, nous n’avons rien à dire ici : le débat est ouvert, ou plutôt, à peine ouvert, il est clos, les meilleurs juges s’étant tout de suite prononcés contre les argumens des sceptiques. Pour ce qui est de Mme de Maintenon, ceux qui attaquent se trompent aussi assurément ; nous ne saurions toutefois leur savoir mauvais gré de leur salutaire défiance. La critique appelle la critique, les problèmes s’élaborent, les occasions d’erreur sont signalées, la conscience littéraire devient plus scrupuleuse, et finalement la discussion profite à la seule cause qui nous intéresse, à la cause de la vérité historique.

On sait qu’un homme de lettres enlevé trop tôt par la mort, et qui a laissé un nom honorable, M. Théophile Lavallée, avait entrepris de nous donner enfin une édition complète et fidèle des œuvres de Mme de Maintenon. On ne connaissait avant lui ces œuvres, — on ne les connaît encore aujourd’hui, en partie du moins, — que par l’étrange publication qu’en avait faite La Beaumelle au milieu du XVIIIe siècle avec d’incroyables libertés à l’égard de son texte. Indépendamment d’une Histoire de la maison de Saint-Cyr, et des Mémoires de Languet de Gergy, longtemps aumônier de cette maison, M. Lavallée a donné une série de dix volumes comprenant les Lettres et entretiens sur l’éducation des filles, les Lettres historiques et édifiantes, adressées aux dames de Saint-Cyr, et les Conseils aux demoiselles qui entrent dans le monde, la série s’achevait par une Correspondance générale dont le quatrième volume parut il y a deux ans, quand le laborieux éditeur était déjà près de succomber. Ce quatrième volume contenait surtout la première partie (jusqu’à la fin de 1701) de l’importante correspondance avec les Noailles, — avec le cardinal, qui eut longtemps, comme évêque de Châlons, puis comme archevêque de Paris, toute la confiance de Mme de Maintenon pour les affaires de l’église et de l’état, — avec le duc, devenu par son mariage avec Mme d’Aubigné le neveu de Mme de Maintenon et l’objet de toutes ses prédilections. Comment et d’après quels papiers M. Lavallée publiait-il ces lettres, dont La Beaumelle avait donné un texte différent ? Là était tout l’intérêt de ce dernier volume. M. Lavallée avait naguère exprimé publiquement son regret de n’avoir pas encore rencontré les originaux de cette correspondance avec les Noailles et sa crainte de ne pouvoir les retrouver prochainement. Voici pourtant que son tome quatrième ne laissait rien à désirer ; il avait eu, disait-il, à point nommé, dans le cabinet de M. le duc de Cambacérès, les originaux si longtemps souhaités, et c’étaient ces originaux, souvent fort différens du texte jusque-là connu, qu’il reproduisait. Cette bonne fortune parut suspecte ; à peine le nouveau volume était-il publié qu’il devenait l’objet d’une vive attaque. Un critique versé dans les études historiques et diplomatiques en même temps qu’orientaliste habile, M. Grimblot, contesta l’authenticité des documens que M. Lavallée avait crus originaux. L’inexactitude de certaines dates et le désaccord entre ces dates et les textes servaient de principaux argumens. De ces erreurs le critique concluait à bon droit que Mme de Maintenon n’avait pu se tromper de la sorte si fréquemment. Il allait plus loin : des suscriptions il concluait au corps même, au texte des lettres, et il émettait cet avis, que le vœu de M. Lavallée appelant à l’avance la découverte des originaux avait été entendu, qu’un adroit faussaire avait fabriqué à son intention, avec le secours des textes peu authentiques imprimés au XVIIIe siècle, les autographes de ces lettres au cardinal et au duc de Noailles. Le possesseur et le nouvel éditeur de ces documens s’étaient laissé, disait-il, indignement tromper : le désaccord entre les dates et les textes aurait dû suffire à leur déceler une grossière supercherie.

Une telle déclaration, publiée d’abord par la presse quotidienne, puis par un recueil périodique, enfin sous forme de brochure, ne manqua pas de causer dans un certain cercle une émotion assez vive. — Dans quel temps vivions-nous, et qu’allaient devenir les études historiques, si nous étions entourés de faussaires ? À quels documens, à quels livres se fier désormais, et quels jugemens accepter ? Ajoutez ce que pouvait avoir de fâcheux pour la mémoire de M. Lavallée une pareille méprise, si elle se vérifiait. On se rappelait de récentes discussions où il y avait eu des rôles désagréables. Il est triste d’être dupe ou de passer pour tel : on a vu des gens d’honneur, plutôt que d’accepter cette dernière infortune, s’attacher à l’erreur avec une obstination singulière. Les intérêts d’une grande publication pouvaient en outre se trouver compromis, car il y avait ici ce péril particulier, que l’opinion publique, peu capable d’ample examen, voulût conclure d’un volume rendu suspect, justement ou non, à toute la série de volumes dont se composait un recueil important. Précisément les juges désintéressés n’avaient cette fois nul moyen de contrôle : les manuscrits dont s’était servi M. Lavallée pour composer son quatrième volume n’étaient pas dans un dépôt public ; le critique lui-même ne les avait pas vus. Personne, pas même l’éditeur, n’avait rien dit de la provenance, de l’âge, de l’aspect extérieur, de la valeur intrinsèque de ces papiers.

Ces manuscrits, appartenant naguère à M. le duc de Cambacérès, mais aujourd’hui à M. le duc de Mouchy, nous les avons eus entre les mains, et nous avons pu les étudier à loisir. Il eût suffi de les montrer quelques instans pour mettre à néant, dans l’esprit même du critique, toute incertitude sur l’authenticité. Qu’on se figure en effet trois vénérables volumes in-folio, aux tranches rouges, à la pleine reliure de basane datant sans conteste du XVIIIe siècle. Chaque feuillet a été soigneusement évidé de manière à servir d’encadrement à chaque lettre, qui y est collée par ses extrêmes bords. Presque chacune de ces lettres laisse encore voir en cet état ses tranches dorées. Nul doute, au dire des hommes spéciaux, ni sur l’âge de la reliure ni sur l’âge du papier, soit pour les feuillets servant de supports, soit pour les lettres mêmes ; nul doute non plus sur la parfaite conformité des deux écritures, celle de Mme de Maintenon et celle de Mlle d’Aumale, qui assez souvent tient la plume, avec les originaux les plus incontestés de nos dépôts publics. Les renseignemens qu’on peut recueillir sur la provenance de ces volumes concordent parfaitement avec leur aspect extérieur. Ils se trouvaient dès le commencement du siècle dans le cabinet de l’archichancelier Cambarérès, qui les avait achetés pendant la révolution, probablement à la suite du pillage de l’hôtel de Noailles ; ils ont passé de ce cabinet dans celui du neveu de l’archichancelier sans autre vicissitude. Si telles sont la provenance et l’histoire de ces papiers, — et nul ne pourra les contester, — comment les confondre avec des documens fabriqués en vue de certaines circonstances il y a seulement cinq ou six années ?

Qu’aperçoit-on du premier coup d’œil, si l’on vient à vérifier sur ces manuscrits les contradictions signalées d’après l’édition Lavallée ? Une chose très simple et très décisive, que le lecteur a devinée déjà : il y a fort peu de dates originales en tête de ces lettres manuscrites. Suivant l’habitude de son temps, Mme de Maintenon ne datait que d’une manière très incomplète ; tout au plus mettait-elle quelquefois : « Marly » ou « Versailles, ce mardi, » ou plus simplement « ce lundi soir, » ou « vendredi à trois heures, » ou plus rarement « ce 14 juin ; » presque jamais elle n’indiquait l’année. Les dates ne sont jamais entières que lorsque c’est Mlle d’Aumale qui écrit. Toutefois des chiffres d’années se trouvent sur la plupart des lettres comprises dans nos trois registres ; mais ces chiffres sont très visiblement d’une écriture différente et postérieure : ils ont été appliqués après l’exécution matérielle du recueil, car d’une part les lettres ne se trouvent pas ici rangées dans l’ordre chronologique, ce qui eût été sans doute le cas, si elles eussent été datées avant d’être attachées aux feuillets des registres ; d’autre part, en plus d’une occasion, le commencement du millésime est écrit sur le corps de la lettre, et les derniers chiffres empiètent sur la marge que forme le feuillet du volume. Or ces dates, d’une écriture postérieure, sont précisément les mêmes qui se trouvent en tête des lettres publiées au XVIIIe siècle, soit que La Beaumelle, qui a certainement eu connaissance de ces papiers[2], les y ait copiées, soit qu’au contraire un des possesseurs du recueil manuscrit les ait empruntées au livre de La Beaumelle. Ce qui est sûr, c’est que la plupart de ces dates mises après coup sont erronées, et M. Lavallée a eu le tort de les transcrire en les modifiant à son tour, quelquefois d’accord avec la vérité historique, quelquefois de la façon la plus arbitraire, sans avertir le lecteur par la moindre note ni par le moindre signe typographique de l’addition qu’il faisait ainsi aux textes originaux. De la sorte, à ne juger que d’après sa publication, on était fondé, cela est certain, à lui chercher querelle et à lui adresser des objections graves. Il induisait une première fois son critique en erreur lorsqu’il donnait comme exactement reproduites d’après les autographes ces dates conjecturales, et il l’y confirmait en passant sous silence ce qu’il avait pu recueillir sur la provenance et l’âge des manuscrits.

Voulons-nous maintenant renverser une à une les objections du critique, rien de plus facile. Vous accusez une lettre qui, parlant de la cour à Fontainebleau, est datée de septembre 1696, quand Dangeau atteste que la cour était alors dans une autre résidence. — La réponse est aisée : la pièce autographe porte simplement ces mots : « dimanche, à 3 heures. » — Une autre lettre porte en suscription ces mots : « dimanche, 12 septembre 1695, » quand les almanachs démontrent que le 12 septembre 1695 était un lundi ? — Vous avez raison ; mais l’autographe porte cette seule indication : « 11 septembre. » Une lettre du 28 septembre de la même année fait dire à Mme de Maintenon que le père Lachaise veut faire publier la satire de Despréaux sur l’amour de Dieu, tandis qu’on sait, par une lettre de Boileau à Racine, que l’épitre sur l’amour de Dieu fut seulement en 1697 lue par Boileau au père Lachaise et communiquée à Mme de Maintenon. — Soit, mais l’autographe donne seulement « 28 septembre. » Quant à la confusion entre les mots épitre ou satire, elle n’a pas d’importance ; Bossuet dit : l’hymne de M. Despréaux[3]. — Dans tous ces exemples, M. Grimblot nous paraît avoir été induit en erreur du fait de M. Lavallée, soit directement par des dates arbitraires, soit indirectement par suite de ses propres efforts pour retrouver son chemin, qu’on lui avait fait perdre.

Malheureusement, on aperçoit, en étudiant les trois volumes manuscrits des archives de Mouchy, que les inexactitudes dont nous venons de parler ne sont pas les seules dans le quatrième volume de M. Lavallée. Il n’a pas rendu avec assez de scrupule les textes qu’il avait sous les yeux. Certes ce n’est jamais de propos délibéré, ni dans une vue partiale, qu’il modifie le sens ou l’expression ; mais c’est par des inadvertances qui étonnent, et qu’il faut sans doute attribuer à la fatigue d’un si long travail ou bien à la maladie. Lui, dont le but constant est de nous rendre enfin pures de tout mélange les pages que La Beaumelle a de toute façon corrompues, croirait-on que parfois il laisse subsister des mots ou même des phrases de La Beaumelle au milieu de lettres copiées quant au reste sur les originaux ? — Plusieurs lettres adressées au cardinal de Noailles, par exemple celle qui est datée par Mme de Maintenon simplement du 8 mars, et que M. Lavallée a insérée sous la date du 11 mars 1696, montrent l’emploi d’un chiffre pour les noms de personnes : « vous savez, monseigneur, ce que je vous ai mandé par 48 sur 480, etc. » Ce chiffre alterne avec des expressions fictives. Fénelon est désigné par ces mots : « le chef des modernes, » les Noailles sont « la tribu, » le maréchal s’appelle « le patriarche, » la Sorbonne s’appelle « la famille. » Or, pour M. Lavallée, chacune de ces indications est une énigme qu’il accompagne de notes comme celle-ci : « je n’ai nul moyen de traduire, » ou bien il passe sans nulle explication, ou même il supprime. M. Lavallée n’avait cependant qu’à tourner la page du volume manuscrit : au revers du dernier feuillet de la lettre du 8 mars, on voit la clé envoyée par Mme de Maintenon ; La Beaumelle, qui a eu, nous le répétons, ces papiers entre les mains, a connu ce document, et il n’a pas manqué d’en faire, à travers ses transformations habituelles, un perpétuel usage. Conçoit-on que M. Lavallée ait pu négliger de telles informations, absolument indispensables pour expliquer certains traits d’une correspondance qui fut pendant plusieurs années très active et très importante ? — Ailleurs encore le manuscrit donne un feuillet commençant par ces mots, que ne précède aucune date : « Je ne connais pas assez la famille… » Il paraît bien qu’on a ici un simple fragment de lettre dont la première partie fait défaut. Cela n’empêche pas M. Lavallée d’ajouter une date, « juin 1667, » sans avertir que c’est là une simple conjecture, et de publier cette page comme une lettre entière, sans se demander si la première phrase ne suppose pas de précédens développemens.

Nous avons eu pour consigner ces remarques un triple motif. D’abord il est utile, surtout quand il s’agit des plus grandes époques et des figures les plus célèbres de notre histoire, qu’on sache quels instrumens d’étude on a sous la main : l’examen de manuscrits peu accessibles nous permettait exceptionnellement de donner cette information. En second lieu, de même que nous avons dû noter certaines erreurs pour expliquer en les réfutant les objections auxquelles elles donnaient lieu, nous n’avons aussi montré les autres fautes que pour prévenir d’autres objections de même nature ; M. Lavallée a pu commettre dans le cours d’un si long travail des négligences qu’il était à propos de signaler ; mais il ne paraît pas qu’il se soit jamais laissé tromper aux pièces fabriquées, et il a démêlé au contraire avec beaucoup de perspicacité un bon nombre de documens apocryphes. En troisième lieu enfin, nous aurons sans doute acquis, par une déclaration sincère au sujet de ce quatrième volume, le droit de témoigner en faveur du reste de la publication. Sur ce gros de l’œuvre, il y a bien encore sans doute quelques réserves à faire : la division en lettres édifiantes, lettres historiques, correspondance générale, etc., est confuse et mal observée. Il est arrivé à l’éditeur, comme cela devient souvent inévitable dans le cours de telles publications, de ne connaître que successivement, et l’œuvre déjà commencée, les diverses collections d’originaux ou de copies authentiques qui devaient lui permettre d’établir un recueil à peu près complet et un texte définitif ; il s’est donc résigné à publier quelquefois dans les derniers volumes des documens qui auraient dû paraître dans les premiers ; il en résulte une fâcheuse confusion. C’est ensuite une singulière idée que de conserver, tout en les sachant et en les disant fausses, des séries tout entières de lettres fabriquées au XVIIIe siècle ; au moins fallait-il en faire un volume à part, une sorte d’appendice, et ne pas les mêler à la correspondance authentique. Enfin, quelque garantie qu’offrent l’honnêteté littéraire et l’expérience de M. Lavallée, ce n’est pas assez, pour donner au lecteur toute sécurité, de dire simplement en note, au sujet de certaines séries admises dans le recueil, que les originaux en sont conservés dans tel cabinet d’amateur. De récentes tromperies ont rendu la critique défiante à l’endroit des documens dits autographes, et l’on demande avec raison qu’à l’examen des pièces mêmes on s’efforce d’ajouter quelques lumières sur la provenance.

Tout cela cependant est peu de chose en comparaison du zèle déployé par M. Lavallée et des services qu’il a rendus. Il a réuni un très grand nombre d’originaux ou de copies authentiques entièrement inconnus avant lui ; il les a publiés, nous le disons après vérification, avec une préoccupation constante d’exactitude : aussi nous est-il permis enfin de connaître la vraie Mme de Maintenon. Quiconque, écrivant sur l’histoire de cette femme célèbre avant ces trois dernières années, s’est appuyé sur des citations a été trompé par des lettres ou des mots apocryphes ; nous ne connaissons pas un seul historien de Mme de Maintenon qui ait été entièrement à l’abri de ce danger. Il ne faut pas en excepter M. Lavallée lui-même, qui, dans son Histoire de la maison de Saint-Cyr, publiée antérieurement, cite comme tous les autres les pièces, les paroles et les billets les moins authentiques. Ces faux documens offrent toujours, bien entendu, les traits les plus en relief ; de tous, La Beaumelle a été le spirituel, l’amusant et l’audacieux auteur. Il y aurait intérêt à s’entendre enfin, et il serait temps de ne plus répéter, en les attribuant à Mme de Maintenon, un certain nombre de mots devenus à tort célèbres, et qui n’ont jamais été ni dans sa pensée ni sur ses lèvres. Ce travail de critique un peu délicate devient possible, si nous ajoutons aux lumières que donnent les recherches de M. Lavallée celles des documens précieux que nous avons entre les mains. Les trois volumes manuscrits des archives de Mouchy nous permettent d’abord de juger exactement de la méthode suivie par La Beaumelle, puis par M. Lavallée dans leurs publications ; mais en outre ils contiennent des séries de lettres importantes encore inédites. Voici de plus tout un dossier de lettres de Mme de Maintenon aux dames de Saint-Cyr, notamment à Mme de Brinon, que M. Campardon possède en copie très authentique ; un certain nombre sont inédites, et plusieurs, déjà connues, s’offrent avec des additions ou des différences notables. M. Campardon a bien voulu mettre tous ces documens à notre entière disposition. Nous avons enfin comparé les volumes de M. Lavallée avec les papiers de Saint-Cyr, conservés en manuscrit au grand séminaire de Versailles. Nous pourrons donc, en ajoutant aux démonstrations du dernier éditeur des traits nouveaux, montrer d’abord au vrai quel avait été le curieux travail fait au XVIIIe siècle sur les lettres de Mme de Maintenon, et dégager ensuite de quelques fausses couleurs, longtemps persistantes, une figure historique au sujet de laquelle on a tant disputé.


I.

C’était un homme de beaucoup d’esprit que ce La Beaumelle. Il leur faut de l’esprit et certaine science, à ces arrangeurs ou fabricateurs de documens historiques. Quelques-unes des qualités du poète dramatique ou du romancier sont de rigueur dans ce genre littéraire : il importe de se mettre à la place des personnages qu’on fait parler, de connaître le temps où ils ont vécu, mieux encore le temps où l’on vit soi-même, car ce n’est point du passé qu’on se préoccupe, ni de la vérité historique : c’est aux contemporains que l’on veut plaire afin de les duper.

La première preuve d’esprit que donna La Beaumelle fut de se faire nommer en 1747, à l’âge de vingt-quatre ans, « professeur royal de langue et belles-lettres françaises à l’université de Copenhague et conseiller au consistoire souverain de Danemark. » On était au moment où la domination de l’esprit français était acceptée avec empressement de toute l’Europe. Le nord en particulier vivait, de notre vie intellectuelle et morale. Les agitations civiles de la Suède n’avaient fait que tourner au profit de notre influence, qu’un changement de règne ranimait en Danemark, en substituant au triste et dévot Christian VI son fils Frédéric V. Les mœurs se transformaient à Copenhague : au rigorisme de l’époque précédente, la jeune cour faisait succéder les fêtes et les bals ; Holberg, disciple original de Molière, voyait se rouvrir le théâtre royal, et ses vives comédies, après un long silence, étaient applaudies de nouveau. La Beaumelle eût pu être fort utile, dans le nord de l’Europe, à cette sorte de renaissance, s’il eût eu plus de souci de la naïve confiance qu’on lui témoignait et de la dignité des lettres ; mais, pressé de se faire un nom, il se prit à publier étourdiment, à tort et à travers, au courant de la plume, tantôt « troussant l’histoire, » comme parle M. Sainte-Beuve, qui lui a dit ses vérités à propos de Frédéric II, tantôt prenant pareilles libertés avec la religion, la philosophie, l’économie politique, la morale, s’érigeant en publiciste et philosophe émérite, et entrant en lice avec les écrivains en possession de la plus haute renommée. En Danemark, on le vit échanger des lettres publiques sur les plus graves sujets de controverse religieuse avec Holberg, qui faisait figure non-seulement comme poète dramatique, mais encore comme professeur d’université fort bien rente, et aussi comme théologien. Le recueil des lettres de ce dernier a conservé les traces de ces discussions, où La Beaumelle faisait profession d’une certaine liberté de pensée. Hors du Danemark, il s’adressait par lettres ou brochures à tous les beaux esprits, et il est vrai qu’il se fit compter, on peut dire même estimer par Montesquieu, Formey, La Condamine et Maupertuis. S’il voulait faire parler de lui, le chemin le plus court était de se prendre à Voltaire et de le piquer en lui contestant sa gloire ; il toucha immédiatement le but en écrivant la boutade que voici dans son livre intitulé Mes Pensées.


« Qu’on parcoure l’histoire ancienne et moderne, on ne trouvera pas d’exemple de prince qui ait donné sept mille écus de pension à un homme de lettres. Il y a eu de plus grands poètes que Voltaire, il n’y en eut jamais de si bien récompensé. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talens précisément par les mêmes raisons qui engagent un petit prince d’Allemagne à combler de bienfaits un bouffon ou un nain. »


Quand il laisse échapper ces lignes, La Beaumelle a vingt-cinq ans ; Voltaire, qui en a près de soixante, règne à Berlin auprès de Frédéric II avec une riche pension, la clé de chambellan, la croix du Mérite ; c’est à Voltaire tout-puissant et en possession de tous les hommages que le téméraire s’adresse. Pour qu’il n’en ignore, La Beaumelle part pour Berlin, le visite, lui dit en l’abordant, avec une fatuité insouciante, qu’il vient voir Voltaire et Frédéric, et tire de sa poche un exemplaire des Pensées. Bien plus, Voltaire, publiant alors, vers la fin de 1751, son Siècle de Louis XIV, La Beaumelle n’hésite pas à le critiquer amèrement, d’abord dans une série de notes jointes au premier volume d’une contrefaçon publiée à Francfort, puis, après qu’eut paru un Supplément, dans une Réponse expresse à ce nouveau volume.

Il n’en fallait pas tant pour s’attirer non-seulement une vive polémique, mais une redoutable inimitié, d’autant que plusieurs des remarques tombaient juste. Il y a même une page éloquente où La Beaumelle réfute ce que Voltaire avait écrit dans son Supplément à propos de la domination de Louis XIV : « je défie qu’on me montre aucune monarchie sur la terre dans laquelle les lois, la justice distributive et les droits de l’humanité aient été moins foulés aux pieds. » La Beaumelle répond avec une verve singulière. On dirait un rigide huguenot qui, après avoir dévoré beaucoup de larmes et supporté cent outrages, ouvre son cœur et le décharge de ses sinistres souvenirs. Toutefois l’impression ne dure pas ; la témérité étourdie du critique de vingt-sept ans reprend le dessus, et on l’admire donnant des conseils à Voltaire avec une suprême insolence.

Il en vint à concevoir le projet de supplanter le Siècle de Louis XIV. Il avait dès lors entre les mains, il est vrai, les élémens d’une intéressante publication historique. Pendant un voyage à Paris, où il cherchait fortune, il avait eu accès chez Racine fils, qui vivait dans une profonde retraite, occupé seulement d’œuvres charitables et de recherches littéraires. Pendant l’entretien, Racine laissa voir à son avide interlocuteur un cahier de lettres de Mme de Maintenon qu’il avait soigneusement copiées, puis annotées à l’aide de mémoires également inédits. La Beaumelle comprit aussitôt quel parti l’on pouvait tirer de pareils documens, et chez l’excellent Racine s’accomplit la scène proverbiale dont tout véritable amateur a été au moins une fois acteur ou victime. La Beaumelle n’enleva pas le manuscrit de vive force, ni certes, comme l’a dit Voltaire plus tard, par une ruse coupable, par un vol. Racine ne lui en fit pas non plus présent ; mais, ce qui est sûr, il l’emporta du coup, — du droit de sa passion, — promettant de le publier avec Racine, d’envoyer en échange des livres, des curiosités, du thé, des fourrures, tout ce qu’on voudrait. Cependant, à peine de retour en Danemark, La Beaumelle constata avec chagrin combien était incomplet le recueil commencé par Racine. Il lui écrivit qu’il y avait là bien des lacunes, le supplia de lui procurer de nouvelles lettres et de nouvelles informations ; puis, comme la réponse tardait, il ne se soucia pas d’attendre plus longtemps, forgea lui-même des lettres destinées à répondre à la curiosité des lecteurs sur les circonstances les plus intéressantes et les plus délicates de la vie de son héroïne, et publia en 1752 un recueil en trois volumes, dont l’un comprenait une vie inachevée de Mme de Maintenon, et les deux autres toute une série de lettres non interrompue. Trois ans après, fier d’avoir habilement obtenu des communications des dames de Saint-Cyr et du maréchal de Noailles, il remplaça ces trois volumes par six volumes in-12 donnant une biographie étendue, sous le titre de Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon et à celle du siècle passé, et neuf volumes du même format contenant une plus ample correspondance. Tel était l’ensemble du monument destiné à rivaliser avec l’œuvre de Voltaire.

Voltaire eut peur, non sans quelque raison. Certes il serait injuste d’accuser son Siècle d’entière insuffisance ou de légèreté. Si nous pouvons aujourd’hui, avec le secours des archives, savoir sur le règne de Louis XIV beaucoup de choses que Voltaire ignorait, son livre n’en est pas moins, pour toute nouvelle étude sur ce grand sujet, le point de départ nécessaire à cause des informations nombreuses qu’il avait lui-même recueillies. Il ne faut pas que le charme d’une vive et facile exécution fasse tort ici au sérieux mérite des longues et actives recherches. Nous avons retrouvé jadis parmi les manuscrits de la Bibliothèque impériale les témoignages de l’enquête laborieuse qui avait précédé la composition du Charles XII, les longues listes de questions que l’auteur adressait en Allemagne, en Pologne, et les réponses que des extrémités de l’Europe on lui adressait[4]. Le plus rapide examen du Siècle de Louis XIV suffit à démontrer que cette œuvre ne fut pas moins sérieusement poursuivie. Voltaire songeait dès 1732 à son grand ouvrage historique ; il en publia vers la fin de 1739 les deux premiers chapitres sous ce titre : Essai sur le siècle de Louis XIV. La première édition de l’ouvrage complet est de la fin de 1751, la seconde édition, celle de 1752, est définitive. Voilà donc une période de dix années que l’auteur a consacrées en grande partie à la recherche de ses documens. Au premier rang de ses informations, on doit placer ses propres souvenirs et la tradition orale, que son âge et ses relations personnelles lui ont permis de recueillir. Voltaire avait déjà vingt ans quand mourut Louis XIV ; c’est en témoin oculaire qu’il décrit le curieux aspect de la route de Saint-Denis au jour des funérailles. Le maréchal de Villars, les princes de Vendôme, chez qui il avait passé ses années de jeunesse, le cardinal Fleury, le second maréchal de La Feuillade, gendre de Chamillard, Maréchal, premier chirurgien du roi, le marquis de Fénelon, bien d’autres encore, l’ont instruit par leur conversation, riche de souvenirs ; il a connu et cite souvent les mémoires imprimés ou manuscrits de la grande Mademoiselle, de La Porte, Grou ville, Guy-Patin, Saint-Évremond, Choisy, La Fare, Dangeau, Torcy, et des fragmens inédits des œuvres de Louis XIV. Il a eu certainement communication des mémoires manuscrits de Saint-Simon, puisque certains de ses portraits, par exemple celui du maréchal de Vendôme, en semblent reproduire comme dans une traduction voilée les plus originales expressions. Voltaire avait invoqué tous ces secours, et pourtant, comme il arrive de toute nécessité pour des livres trop voisins des événemens qu’ils racontent, son enquête avait été bien dispersée et çà et là bien incomplète. Il lui avait fallu combler d’importantes lacunes et établir certains jugemens par une sorte de divination : c’est ce qui lui était arrivé particulièrement pour Mme de Maintenon. Son bon sens lui avait inspiré de se défier des nombreux pamphlets où cette mémoire était honnie ; mais il n’avait eu pour rétablir la vérité historique et morale que fort peu d’informations précises. À peine avait-il connu quelques lettres originales, et voici qu’un rival en possession d’une si grave correspondance pouvait le convaincre d’ignorance et d’erreur. Voltaire se hâta d’ouvrir l’un et l’autre recueils : il se convainquit rapidement du peu de solidité des Mémoires, où il rencontrait une foule d’inexactitudes ; mais il prit au sérieux le recueil des lettres, et fut tout heureux de voir qu’elles ne démentaient pas le portrait qu’il avait tracé. « J’ai vu les lettres de Mme de Maintenon, écrivait-il à d’Argental dès le 22 novembre 1752, c’est-à-dire dès la publication du premier recueil de La Beaumelle en deux petits volumes ; c’est l’histoire de sa vie depuis l’âge de quinze ans jusqu’à sa mort. C’est un monument bien précieux pour les gens qui aiment les petites choses dans les grands personnages. Heureusement ces lettres confirment tout ce que j’ai dit d’elle ; si elles m’avaient démenti, mon Siècle était perdu. Comment se peut-il faire qu’un nommé La Beaumelle, prédicateur à Copenhague, depuis académicien, bouffon, joueur, fripon, et d’ailleurs ayant malheureusement de l’esprit, ait été le possesseur de ce trésor ? On disait, il y a quelques années, qu’on avait volé à M. de Caylus ces lettres et ces mémoires sur sa tante. N’en sauriez-vous pas des nouvelles ? » Voltaire, comme on voit, ne ménageait point à son adversaire les soupçons injurieux ; mais il ne songeait pas à révoquer en doute l’authenticité des documens. Tout au plus dit-il une fois que les erreurs de dates, fréquentes dans les lettres, auraient pu éveiller quelques soupçons ; il en reste là, arrêté sans doute par l’intérêt qu’il a évidemment à ce que cette correspondance, conforme en général à son propre jugement, ne soit pas contestée. Et de la sorte, au milieu des persécutions dont, par son tout-puissant crédit, il abreuva La Beaumelle, celui-ci tint sa vengeance : il avait trompé son habile adversaire. Seulement La Beaumelle était réduit à jouir en secret de ce maigre triomphe, qu’il aurait détruit en le déclarant. Voyons quelles vraisemblances il avait observées, quel abus il avait fait des textes, et ce qu’il faut penser enfin de sa double publication. Ce peut être l’occasion d’une curieuse étude sur le goût littéraire au XVIIIe siècle, et particulièrement sur l’histoire de la renommée de Mme de Maintenon.

Pour ce qui est des Mémoires publiés en 1755 comme développement de la courte et incomplète biographie de 1752, il ne peut y avoir nul doute sur l’intention et l’espoir qu’avait l’auteur de faire échec par cet ouvrage au Siècle de Louis XIV. Le titre seul annonce autre chose qu’une étroite biographie : il s’agit de mémoires sur l’histoire de Mme de Maintenon et sur « celle du siècle passé, » de Mémoires capables de montrer, comme dit la préface, « non-seulement les commencemens, les progrès, les ressorts, les ennuis d’une si prodigieuse élévation, mais aussi les causes de tant de faits qui ne furent jamais approfondis, les prospérités, les fautes, les malheurs du règne le plus glorieux pour notre nation et le plus intéressant pour toutes les autres. » L’auteur prétend, comme on le voit, s’expliquer aussi bien et même mieux que Voltaire sur tous les grands intérêts politiques et religieux de la même période ; il a des vues sur l’état général de l’Europe, il interprète les guerres, les négociations diplomatiques, les querelles de la théologie, et affecte la grande manière des plus graves historiens. Ses maximes philosophiques, ses déclarations de libre pensée ou au moins de tolérance, ses réflexions à la fois d’intention morale et d’allure satirique, sont autant de traits empruntés à l’école de Voltaire, et témoignent de visées plus hautes que celles du simple biographe.

La préoccupation de la polémique est toutefois pour La Beaumelle une première cause d’infériorité, elle l’entraîne hors du grand chemin. On ne sait ce que c’est que son livre des Mémoires : de l’histoire, de la simple biographie, un pamphlet ou un roman ? L’équivoque est d’autant plus choquante que l’auteur, à côté des considérations générales, multiplie l’anecdote et le romanesque, qu’il affiche et invente. Ses têtes de chapitres attirent l’attention et déjà promettent : La Belle Indienne. — Pauvreté de Mme Scarron. — Amans de Mme Scarron. (Notez qu’il finira par reconnaître la vertu ou l’insensibilité de son héroïne ; mais n’importe, le titre a piqué la curiosité.) — Indigence et conduite de Mme Scarron. — Qu’est-ce que les contemporains de Mme Scarron ont pensé de sa vertu ? — Fouquet. — Villarceaux. — Il est bien clair qu’il tourne à dessein autour du feu, et que son intention est d’affriander le lecteur. Veut-on un exemple de son goût pour le romanesque, voici qui peut passer pour un modèle du genre.


« Mlle de La Vallière, dans un déshabillé léger, s’était jetée sur un fauteuil. Là, elle pensait à loisir à son amant. Souvent le jour la retrouvait assise dans une chaise, accoudée sur une table, l’œil fixe, l’âme attachée au même objet, dans l’extase de l’amour. Un bruit léger la tire de sa rêverie ; elle recule de surprise et d’effroi : Louis tombe à ses genoux. Elle veut enfin s’enfuir ; il l’arrête. Elle menace, il l’apaise. Elle pleure, il essuie ses larmes. Elle craint la témérité d’un amant, il la rassure par les sermens d’un roi. Elle le prie de se retirer, il obéit. L’amour le ramène, l’amour lui permet quelques momens d’entretien… L’aurore allait surprendre les deux amans, lorsque Mme d’Artigny vint les prier de se séparer… »


Voltaire n’y tenait pas, à lire ces prétentieux bavardages. « Eh ! mon ami, s’écrie-t-il, l’as-tu vue dans ce déshabillé léger ? L’as-tu vue accoudée sur une table ? Est-il permis d’écrire ainsi l’histoire ! » — Le portrait que trace La Beaumelle de Mme Guyon n’est pas moins curieux ; il se termine par un trait bizarre. « Quand on ouvrit son corps, on n’y trouva aucune partie saine, hormis le cœur, qui pourtant était flétri, et le cerveau, qui était entier, mais comme celui d’un enfant, seulement un peu plus humide. Si l’on ouvrait tous les mystiques, ne les trouverait-on pas tous comme Mme Guyon ? »

Si la page de La Beaumelle sur La Vallière indique un des aïeux de quelques-uns de nos romanciers modernes, ces dernières lignes sur Mme Guyon sont empreintes d’un caractère de réalisme de nature à ne pas déplaire à certains lecteurs de notre temps. En résumé, La Beaumelle, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon, ne manque pas d’esprit ; il dispose d’un assez grand nombre de documens inconnus avant lui, il est modéré dans ses jugemens ; il a le bon goût, tout en accusant certaines fautes de Louis XIV, de ne pas se laisser entraîner au courant de médisance haineuse issu des dernières calamités du règne. Son exposition est claire, ses matières sont bien distribuées, la lecture de son livre est des plus faciles. Cependant aucune de ces qualités ne s’élève au-dessus du superficiel. Son travail est rapide et négligé. Il n’offre nulle part une étude attentive de la conduite et du caractère de Mme de Maintenon, ni en vérité de quoi que ce soit. Il y a de la vivacité dans son style, mais encore plus de négligence, de saillies peu réfléchies, de goût équivoque, de témérité et de prétention. Enfin, s’il est vrai qu’il a eu parfois la main heureuse dans la recherche de ses documens, on ne doit pas oublier quelles singulières libertés il a prises soit dans la publication, soit dans la mise en œuvre de ces pièces historiques. C’est ce que nous montrera plus clairement encore l’examen de ses neuf volumes des Lettres de Mme de Maintenon.

Ce recueil, publié en 1755 et 1756, succédait, en le reproduisant avec des additions, au recueil en deux petits volumes publié par La Beaumelle dès 1752. Nous avons raconté quand et comment l’éditeur avait trouvé les élémens de son premier travail. Racine fils lui avait confié ses copies d’un certain nombre de lettres de Mme de Maintenon ; mais on se souvient que l’impatient La Beaumelle, en examinant ces papiers, y avait regretté bien des vides, auxquels il avait suppléé par ses propres inventions. Voici de quels élémens il avait fait usage, et quels procédés il avait suivis. Le cahier de Racine contenait, avons-nous dit, outre les lettres authentiques, des anecdotes recueillies dans les souvenirs des dames de Saint-Cyr. Il courait de plus une foule de récits, enfantés soit par la malignité et l’envie, soit par l’admiration maladroite, comme il arrive autour des destinées éclatantes ou singulières. Rien de plus simple que de forger avec ces traditions des lettres qui seraient sinon vraies, du moins vraisemblables. On avait des modèles, la matière était sous la main : telle fut l’origine de cette fabrication qui a trompé tous les historiens de Mme de Maintenon.

De la pure invention de La Beaumeîle, dans les deux recueils de correspondance par lui publiés en 1752 et 1755, sont tout d’abord une soixantaine de lettres adressées à Mme de Saint-Géran et à Mme de Frontenac. La première de ces deux séries est répartie à travers presque toute la vie de Mme de Maintenon, et c’est particulièrement ici que La Beaumelle a fait usage des notes de Racine, sans préjudice d’une foule d’informations empruntées aux divers mémoires contemporains. La série des lettres à Mme de Frontenac, qui ne contient qu’une vingtaine de pièces, n’a rapport qu’à un seul sujet, à la lutte supposée contre la Montespan pour arriver à conquérir le cœur du roi. Il est facile de démontrer que cette double correspondance est absolument fausse. Mme de Frontenac, au témoignage de Saint-Simon, était un bel esprit, une précieuse ; elle et son amie Mme d’Outrelaise, habitant l’Arsenal, étaient de la meilleure compagnie ; « on les appelait les divines, et en effet elles exigeaient l’encens comme déesses. » Mme de Frontenac avait été belle, et ne l’avait pas ignoré ; un mari gouverneur au Canada n’avait en rien gêné sa liberté. — Si Mme de Frontenac eût été de l’intimité de Mme de Maintenon, comment Saint-Simon, qui nous donne les précédens détails, l’eût-il ignoré ? ou bien comment aurait-il épargné à Mme de Maintenon de rappeler cette amitié fort compromettante ? Comment Mme de Maintenon, si prudente, si discrète, eût-elle choisi une femme si livrée au monde pour lui adresser les plus intimes confidences, le secret de ses tête-à-tête avec le roi ? — Les lettres à Mme de Saint-Géran, moins palpitantes, développent des anecdotes de cour et contiennent aussi des confidences intimes. Elles dessinent particulièrement le rôle politique de Mme de Maintenon, que les lettres authentiques laissent en effet trop effacé à notre avis, soit qu’il l’ait été réellement plus que la malignité ne se plaisait à le croire, soit que, dans un temps où le secret des lettres était si fréquemment violé, Mme de Maintenon sentît la nécessité de n’écrire qu’avec une extrême réserve, même aux personnes qu’elle honorait d’une entière confiance. Ne le disait-elle pas au duc de Noailles ? « Nous sommes convenus que notre commerce ne pouvait être agréable. Vous me taisez tout ce que vous pensez, et, comme je fais de même, je vous écris le moins que je puis. » On voit que nous n’avons pas affaire, pour plusieurs raisons, à une Sévigné se livrant à la verve de son esprit et de son cœur. Mme de Saint-Géran, beaucoup plus jeune que Mme de Maintenon, était, suivant Saint-Simon, charmante d’esprit et de corps, et l’avait été pour d’autres que son mari. Seignelay l’avait fort courtisée. « C’était une femme très aimable, et qui fourmillait d’amis et d’amies. » Saint-Simon ajoute qu’elle ne bougeait de la cour, ce qui suffit à rendre inexplicable une correspondance où on lui apprend toutes les nouvelles de cour. Elle fut toutefois disgraciée vers 1697 pour s’être liée avec la duchesse de Bourbon, fille de Mme de Montespan, et qui avait épousé M. le duc, fils du grand Condé. Elle était l’âme des petits soupers que cette duchesse donnait dans une petite maison du parc de Versailles qu’on appelait le Désert. Ces réunions déplaisaient au roi, qui les défendit ; elles continuèrent clandestinement. Louis XIV apprit une fois que le souper s’était prolongé fort avant dans la nuit ; Mme de Saint-Géran était dans la première année de son veuvage, cette circonstance aggrava sa faute : elle paya pour tous et fut exilée. Or, peu de temps auparavant, en 1696, une lettre authentique[5] montre Mme de Maintenon donnant à cette légère personne des avis qui font apprécier quels rapports il y avait réellement entre elles : « Mme de Saint-Géran, à qui je n’avais pas parlé il y a bien des années (La Beaumelle, reproduisant cette lettre sous la date de mars 1700, a bien soin d’effacer ces mots, qui le condamneraient), m’a demandé une audience en m’assurant qu’elle voulait être dévote. Je lui ai parlé avec une grande franchise sur sa conduite, et je l’ai envoyée à Mme la maréchale de Noailles pour juger s’il faut, pour la détacher du monde, la mener à Marly. » Ainsi Mme de Maintenon dément elle-même toute correspondance fréquente et intime avec une personne qui avait attiré de la sorte l’attention de la cour et les sévérités du roi. Ajoutons que les lettres supposées fourmillent de contradictions et d’erreurs.

Les lettres à Mme de Frontenac et de Saint-Géran ne sont pas seules fausses dans les deux recueils publiés par La Beaumelle. Il en faut dire autant de beaucoup d’autres qui reproduisent les anecdotes les plus suspectes ou les inventions des pamphlets les plus décriés. On trouvera dans l’ouvrage de M. Lavallée toutes les preuves désirables ; il a été mis sur la trace par un document très curieux qui appartient à M. le duc de Noailles. Louis Racine, sur un exemplaire du premier recueil publié par La Beaumelle, avait écrit en marge quelles lettres lui étaient suspectes, et quelles lui semblaient évidemment fausses. Il avait reconnu, à ne pas s’y méprendre, la mise en œuvre, quelquefois maladroite, des anecdotes que lui-même avait livrées. S’il n’eût été si modeste et si ami du silence, il pouvait arrêter court l’audacieuse publication.

Non-seulement La Beaumelle invente de toutes pièces, mais de plus, alors même que sa bonne fortune lui offre des documens originaux et authentiques, il ne consent pas à les donner sans les avoir rendus, par ses suppressions, ses additions ou ses changemens, plus conformes au goût littéraire du jour ou à l’idée qu’on se faisait du personnage de Mme de Maintenon. Son pire travers est de prêter à une personne en qui se résument si parfaitement certains aspects du XVIIe siècle les sentimens, les idées et le langage si différens du XVIIIe. Il lui faut à toute force accommoder son héroïne au caprice de son temps, il lui faut surtout ménager un entier accord entre les lettres authentiques et celles qu’il a fabriquées. — Mme de Maintenon, préoccupée sans cesse de la grande question du salut et de la vie éternelle, est prêcheuse, il est vrai ; personne plus qu’elle n’a commenté le tout est vanité. L’expression des dégoûts et de l’ennui qui accompagnent pour elle une fortune inouïe revient chaque jour sous sa plume. Cependant elle n’est ni sentencieuse ni pédante. Elle peut bien écrire au duc de Noailles : « Il n’y a que Dieu qui mérite d’être servi comme vous servez[6], » mais non pas, comme le lui fait dire La Beaumelle : « Il n’y a que Dieu qui mérite le sacrifice que votre philosophie fait aux rois. » Quand elle écrit au même duc : « Le roi ne peut être que très content de vous ; mais, quand il ne le serait pas, vous avez sans doute assez de vertu pour être content du témoignage de votre conscience, » c’est La Beaumelle qui ajoute : « et pour vous faire un bonheur en vous-même indépendant des rois. » Elle ne plaindra pas une grossesse de la duchesse de Bourgogne en disant : « Faire des princes, c’est faire des malheureux[7] ! » Elle ne fera pas cette belle phrase : « qu’avec la couronne sur la tête et le sceptre en main on est souvent plus infortuné qu’un homme qui a les fers aux pieds[8]. » Elle souffre sincèrement et jusqu’au découragement des malheurs de la France, mais elle n’a pas sans cesse sous la plume ces banales expressions sur les droits des peuples, ces antithèses sur la misère des petits et le luxe des grands, qu’affectionnait le XVIIIe siècle. Elle annonce en 1710 qu’il n’y aura ni fêtes ni réjouissances pour le mariage du duc de Berri, et qu’on se conformera au triste état des affaires ; mais c’est La Beaumelle seul qui achève la phrase par ces mots sentencieux : « notre joie insulterait le peuple, qu’il faut respecter sans le craindre. » Mme de Maintenon saura peindre avec autant de simplicité que de grandeur le courage et la résignation du roi pendant les grands revers de la fin du règne. Elle écrira au duc de Noailles le 24 juillet (1706), c’est-à-dire au lendemain des défaites de Ramillies et de Turin : « Je ne pourrais supporter l’état présent, si je ne regardais d’où il nous vient, et que les hommes ne sont que des instrumens entre les mains de Dieu pour affliger et humilier le roi et la France. Il ne faut point raisonner avec lui en disant que les rois qu’il paraît abandonner sont pieux, et que nos ennemis sont pour la plupart hérétiques. Dieu ne nous doit point rendre compte de sa conduite ; il est bien sûr qu’elle est juste et même pleine de bonté. » La Beaumelle, lui, n’est pas content de ce style, où il voudrait des ornemens, et il transforme ainsi tout ce passage : « Les hommes ne sont que des instrumens entre les mains de Dieu pour affliger un royaume trop heureux et pour humilier un roi trop grand. Il ne faut point raisonner avec le maître des événemens. » Et, quant à l’objection sur la piété des rois et leurs ennemis hérétiques, l’écrivain du XVIIIe siècle profite de l’occasion pour introduire une leçon de politique et de philosophie en assez mauvais style. « Ce ne sont pas, fait-il dire à Mme de Maintenon, les opinions qui prennent les villes et gagnent les batailles ; nos ennemis sont pleins de prudence et d’habileté, nos généraux ont malhabiles, et notre soldat découragé. » Dans cette même lettre, Mme de Maintenon dit encore : « Le roi est en parfaite santé, courageux et chrétien, et faisant de son mieux. » Certes voilà qui est simplement exprimé, et ce peu de mots emprunte à la gravité des circonstances une singulière grandeur. Cependant La Beaumelle n’est pas de cet avis, et il substitue ces lignes : « Le roi est en parfaite santé. Même courage, même soumission à la volonté de celui qui dispose des empires ; toujours malheureux et faisant toujours tout ce qu’il faut pour ne l’être pas[9]. » Avait-on réellement si mauvais goût du temps de La Beaumelle qu’il fût autorisé à croire qu’il plairait par cette froide rhétorique ?

La manière constante de Mme de Maintenon lui paraissant trop unie et monotone, il a volontiers recours aux anecdotes littéraires, inventées ou transformées, afin de créer d’agréables diversions. En voici deux exemples curieux et inédits. Duché, bel esprit qui travaillait pour l’Opéra et pour Saint-Cyr, auteur de plusieurs tragédies sacrées, telles que Jonathas, Absalon, Débora, venait de mourir à la fin de 1704. Le recueil de La Beaumelle[10] place dans l’année 1705 une lettre au duc de Noailles que la pièce autographe, dans les manuscrits du château de Mouchy, nous montre singulièrement altérée. « On m’a dit, écrit la vraie Mme de Maintenon, que la veuve de Duché est une femme d’opéra : on craint qu’elle n’élève sa fille pour le théâtre. Si cela était vrai, je ne lui donnerais pas une pension. » La Beaumelle continue par une phrase de son invention : « non que je croie qu’il faut laisser mourir de faim le vice, mais parce qu’il est juste de ne le nourrir qu’après avoir bien engraissé la vertu. » Mme de Maintenon achève sa lettre par quelques lignes qui n’ont plus aucun rapport avec la femme ni la fille de Duché : « Nous avons taxé tous les seigneurs pour la charité. Sans vous consulter, je vous ai mis sur ma liste ; vous donnez 200 livres payables par quartier. Envoyez-moi celui de janvier 1705. » Il est clair que par ce mot, « la charité, » Mme de Maintenon désigne une de ces assemblées de dames charitables fondées par saint Vincent de Paul ; cette expression revient fréquemment alors. On ne saurait d’ailleurs supposer qu’une souscription générale fût destinée à la veuve du pauvre poète ni à sa fille. Cependant La Beaumelle, qui n’est guère attentif au langage du XVIIe siècle, prend la chose à contre-sens, supprime, ajoute, et nous traduit enfin la lettre comme il suit : « Nous avons taxé tous les seigneurs, et nous avons fait violence à l’avarice de quelques-uns, qui feignaient d’avoir oublié que Duché les avait souvent divertis. Sans vous consulter, je vous ai mis sur ma liste ; vous donnez 200 livres payables par quartier. Envoyez-moi, etc. » Il n’a rien compris à son texte ; mais, qu’importe ? il a fait une pointe dans le goût du XVIIIe siècle contre l’ingratitude des grands seigneurs envers les hommes de lettres.

Le second exemple que nous voulons citer a trait à une lettre qu’on a bien souvent invoquée comme une preuve irrécusable du goût supérieur et infaillible de Mme de Maintenon. Malheureusement la phrase, devenue célèbre, par où cette lettre commence est du pur La Beaumelle ; le volume des archives de Mouchy, qui contient la lettre originale et manuscrite, ne connaît rien de pareil. « Voilà donc Athalie encore tombée ! s’écrie La Beaumelle ; le malheur poursuit tout ce que je protège et que j’aime. Mme la duchesse de Bourgogne m’a dit qu’elle ne réussirait pas, que c’était une pièce fort froide, que Racine s’en était repenti, que j’étais la seule qui l’estimais, et mille autres choses qui m’ont fait pénétrer, etc. » Au lieu de ces belles choses, Mme de Maintenon raconte simplement au duc de Noailles un caprice d’enfant. Voici la lettre originale avec ses abréviations et son orthographe ; elle paraît ici pour la première fois.


« Samedi au soir. — M. la D. de B. m’a dit qu’elle ne voyoit point qu’Atalie réussit, que c’est une pièce fort froide, et plusieurs autres choses qui m’ont fait pénétrer, par la connaissance que j’ai de cette cour là, que son personnage luy déplaît. Elle veut jouer Josabeth, qu’elle ne jouera pas comme la C. d’Ayen ; mais, après avoir receu, ses honnestetés là dessus, je luy ai dit que ce n’estoit pas à elle à se contraindre dans une chose qui ne se fait que pour son plaisir ; elle est ravie et trouve Atalie une fort belle pièce. Il faut la jouer, puisque nous y sommes engagés ; mais, en vérité, il n’est pas agréable de s’ingérer de rien, non pas mesme pour eux[11]. Vous failtes aussy ces sortes de choses là trop parfaittes, trop magnifiques et trop dépendantes d’eux. Si on y retourne l’année qui vient, il faudra y donner un autre tour. Il faut donc que la C. d’Ayen face Salomithe, car, sans compter l’honnesteté qu’on doit à Mme de Chailly, qu’on a fait venir exprès pour jouer Atalie, je ne puis me résoudre à voir la C. d’Ayen jouer la furieuse. Bon soir, mon cher neveu, que de dégoûts se trouvent en tout, que vous estes heureux d’estre sage, mais il faudra encore renoncer à vostre sagesse, qui, telle qu’elle est, ne vous satisfera jamais entièrement. »


Il faut à La Beaumelle des antithèses, des oppositions et des balancemens de mots. Mme de Maintenon écrit-elle au duc de Noailles, qui vient de perdre son père, il lui fait dire (nous soulignons les expressions qu’il ajoute) : « Je n’ai jamais autant senti le poids de ma fortune et de ma vieillesse, puisque l’une m’ôte le temps, l’autre la force (le texte manuscrit dit simplement qui m’a empêchée) de rendre à votre famille un devoir qui est encore plus de tendresse que de bienséance[12]. » Il lui fait écrire en 1709, pendant la famine : « Notre cour est toujours triste ; dans ce salon, où l’on ne parlait que de milliers de louis jetés sur une carte, de carrosses et de chevaux, on ne parle plus que de blé, d’orge et d’avoine. » Mme de Maintenon emploie-t-elle par hasard une expression un peu pittoresque ou recherchée, il s’en empare et la répète à satiété. Nomme-t-elle une fois par plaisanterie ses nièces « les princesses de mon sang, » ce mot reviendra dans le recueil de La Beaumelle cent fois au lieu d’une. — Boufflers est-il appelé par hommage, au courant de la plume, « notre Romain, » La Beaumelle remarque l’expression, et plus tard la développe. « Je crois, dit une des lettres authentiques, que M. de Boufflers ne serait pas fâché qu’on allât le chercher pour commander. » Au lieu de cela, nous lisons : « Je crois que ce Cincinnatus ne serait pas fâché qu’on allât le chercher à la charrue. » — Les souvenirs classiques ne lui déplaisent pas. Lui seul fait attribuer par Mme de Maintenon à la duchesse de Bourgogne « les sentimens d’une Romaine pour Rome. » Il dira encore, avec un accent presque tragique : « Tout est paisible à Paris parce qu’on y a la comédie et du pain. » Mme de Maintenon, sans songer au fameux panem et circenses, avait très simplement écrit : « parce que le pain est à bon marché. »

Que devient, ainsi défiguré, ce style qui, à l’ampleur, au tour large et facile de la belle langue du XVIIe siècle, joint un charme particulier de délicatesse et de goût, et avec cela quelque chose de raisonnable, de judicieux, de précis, où se reproduit toute la physionomie de Mme de Maintenon, « ce langage doux, juste, en bons termes, naturellement éloquent et court, » que Saint-Simon ne pouvait s’empêcher, quoi qu’il en eût, d’admirer ? — Que devient le personnage même ? Non-seulement certains traits de son esprit et de son caractère, mais les principaux épisodes de sa vie risquent d’être méconnus tant qu’on ne se résigne pas à oublier entièrement de telles publications. Choisissons dans la biographie de Mme de Maintenon quelques-uns seulement de ces épisodes. Il nous sera facile de montrer combien les altérations de La Beaumelle, ses lacunes, ses changemens arbitraires, ont pesé et pèsent encore aujourd’hui sur cette mémoire.


III.

La Beaumelle n’a pas entendu se ranger parmi les ennemis déclarés de Mme de Maintenon. Il s’est abstenu de ramasser leurs injures, et cependant il lui a fait un mal plus durable que ses plus violens détracteurs. Ce que la courte vue et la malignité inconsciente de l’esprit public avaient conjecturé pour expliquer sa fortune extraordinaire, il l’a recueilli, il lui a donné un corps par ses arrangemens et ses inventions romanesques, il l’a fait entrer pour un long temps dans le domaine de l’histoire. Il faudra beaucoup d’efforts pour effacer le souvenir et l’influence de ses fausses données, et pour substituer en pleine lumière à la figure de convention qu’il avait fait accepter celle que les documens authentiques nous présentent aujourd’hui, celle dont M. Sainte-Beuve, M. Saint-Marc Girardin, M. le duc de Noailles, ont déjà distingué ou deviné les traits.

Prenons pour premier exemple celui qui s’offre tout d’abord, le problème d’une si prodigieuse élévation. Que de faussetés La Beaumelle n’a-t-il pas accumulées à ce propos ! D’abord il n’a pas manqué d’exagérer le contraste entre cette élévation et la condition première de son héroïne, bien que la réalité, déjà surprenante, eût dû lui suffire. Alors qu’il représente dans ses Mémoires Mme de Maintenon comme asservie à des soins d’une sorte de domesticité non pas de cour, mais toute privée, il méconnaît un trait de son caractère destiné à devenir une des occasions de sa fortune, c’est-à-dire ce goût de plaire et d’obliger qui la portait sans cesse, presque insciemment, tant cela lui était naturel, à rendre service aux autres, et toujours habile à s’en acquitter si aisément qu’il semblait qu’autour d’elle l’ordre s’introduisît sans nul effort ni pour elle-même ni pour les autres. Elle était chez sa tante Mme de Neuillant si peu « confondue avec les domestiques, » que sa cousine, la fille de la maison, allait avec elle garder les dindons ; chacune avait une gaule à la main, mais aussi un masque sur le visage, pour ne pas se gâter le teint, et un Pibrac dans la poche, en véritables demoiselles qu’elles étaient, et afin de ne pas oublier le bel esprit.

La Beaumelle, après cela, n’a pas craint d’autoriser le soupçon d’une ambition de nature fort équivoque, lorsqu’il a montré la veuve de Scarron luttant pied à pied contre Mme de Montespan. La série de lettres qu’il a inventées à ce sujet ne laisse pas que d’être palpitante. Il n’accuse pas formellement Mme de Maintenon ; son habileté est de la montrer à la fois romanesque, entraînée et scrupuleuse. Le lecteur assiste ému à la lutte. Aussi pas un biographe ne s’est abstenu de citer cette correspondance ; on a lu partout ces phrases devenues célèbres : « Le roi est ferme, mais Mme de Montespan est bien aimable dans les larmes… — Mon cœur est déchiré ; le sien n’est pas en meilleur état… — Je le renvoie toujours affligé et jamais désespéré. » Toutes ces lettres cependant portent en suscription le nom de Mme de Frontenac ; c’est assez dire qu’elles sont absolument de l’invention de La Beaumelle, nous l’avons démontré. A les lire isolées, on se demande si elles n’ont pas pour objet de faire croire à quelque sentiment passionné de la part de Mme de Maintenon ; mais, pour qui les étudie dans le recueil de La Beaumelle et à leur place, l’impression morale n’est pas douteuse : cette impression est très défavorable à Mme de Maintenon, car on a lu auparavant des lettres qui l’ont montrée dans une fâcheuse intimité avec la trop fameuse Ninon de Lenclos. On ne doute donc pas qu’on n’ait affaire à une jalouse ambitieuse qui veut déposséder la Montespan et déjà glisse sur la pente qui la conduira, elle aussi, à devenir maîtresse du roi. Or ces lettres à Ninon ne sont pas moins fausses que les lettres à Mme de Frontenac. Dans la première, Mme Scarron presserait Ninon, retenue trois longues années auprès de Villarceaux, de revenir, de ramener les plaisirs et les grâces : Châtillon et Du Rincy la redemandent. — Le malheur est que Du Rincy ne figure nulle autre part dans la cour de Ninon, et que Châtillon est mort depuis plusieurs années. — Devenue veuve, Mme Scarron aurait continué d’écrire très intimement à Ninon, suivant La Beaumelle. Il s’agit d’abord d’une proposition de nouveau mariage sur laquelle la courtisane aurait été consultée. Une autre lettre est du ton que voici : « Le maréchal d’Albret est mon ami de tous les temps ; je ne sache pas qu’il ait été mon amant. Quand on vous a servie, belle Ninon, on devient d’une délicatesse extrême. Je le vois tous les jours, et vous savez qu’on peut le voir sans danger. Venez souper chez moi ce soir… Je vous attends, à moins que le marquis ne vous retienne. » Ces lignes seraient écrites en 1666. Or Mme Scarron, veuve, ne donnait pas à souper ; le maréchal d’Albret vivait alors en grande dévotion, et enfin le marquis, c’est-à-dire évidemment Villarceaux, était depuis près de dix ans séparé de Ninon. Louis Racine n’hésite point à mettre sur son exemplaire de La Beaumelle, en regard de chacune de ces lettres, ces mots : « très fausse, » ou bien « m’est inconnue. »

C’est pourtant sous les mêmes couleurs, ou peu s’en faut, qu’on représente souvent encore toute la première moitié de la vie de Mme de Maintenon. On paraît croire qu’elle a eu la vulgaire ambition de succéder à tout prix à Mme de Montespan, et que des scrupules de conscience ne conviennent guère à celle qui serait restée l’intime amie, presque la digne émule de Ninon. Ces conclusions se retrouvent dans quelques-uns des livres les plus graves ; elles sont à peu près celles d’un récent volume sur Mme de Montespan, où M. Pierre Clément a d’ailleurs prodigué, suivant sa coutume, l’inédit du meilleur aloi et du plus pressant intérêt[13]. Et quelles sont les preuves, après qu’on a consenti à ne pas compter pour beaucoup les imaginations du « trop suspect » La Beaumelle ? « Mme de Maintenon a livré au feu toutes les lettres qu’elle a reçues, dit M. Clément ; mais on ne peut tout brûler, et il restera toujours, sans parler de Saint-Simon, de la princesse Palatine, de La Fare, la lettre de Ninon de Lenclos sur la chambre jaune, et celle de Mme de Sévigné, écrivant à sa fille le 16 juillet 1680 au sujet de la rivale heureuse de Mme de Montespan cette phrase compromettante : « croyait-elle qu’on pût toujours ignorer le premier tome de sa vie ? » Voilà les témoignages ; sont-ils vraiment d’une grande valeur ? Est-ce, en vérité, Saint-Simon qui passera ici pour un témoin digne de foi, lui qui n’a pas même pris soin de s’informer au sujet de cette biographie, tant il apporte à ce qui regarde la « vieille fée » de répugnance et de dédain ? Il nous dit que Mlle d’Aubigné est née aux îles d’Amérique, que son père, fils du célèbre compagnon d’armes d’Henri IV, était peut-être gentilhomme, que l’enfant revint seule et au hasard en France, qu’elle fut plus tard, aussitôt après son veuvage, « réduite à la charité de sa paroisse de Saint-Eustache. » Autant d’erreurs ou de mensonges. Saint-Simon déteste Mme de Maintenon ; il altère la vérité parce que la passion l’aveugle. — Est-ce un témoin bien impartial aussi que cette impétueuse Palatine, qui ne se gêne sur rien à l’égard de la « vieille sorcière, » de la « vieille ordure, » de la « vieille rosse ! » Comme Saint-Simon, la Palatine maudit celle en qui elle voit l’usurpatrice du rang suprême. D’ailleurs ne l’a-t-on pas crue jalouse de quiconque avait l’affection du roi ? — La Fare est un épicurien de la société du duc d’Orléans, qui, par d’autres raisons, se soucie aussi peu de la vérité. Il nous dira que d’Aubigné l’aïeul pouvait bien être fils naturel de Henri IV, qui avait quatre ans de moins que lui, que le mariage avec Scarron a duré deux ans, quand il en a duré huit, que le mariage avec Louis XIV a été célébré par l’archevêque de Paris, cardinal de Noailles, tandis que le siège de Paris était occupé à l’époque du mariage par M. de Harlay, et n’appartint à M. de Noailles que douze ou treize ans plus tard. La Fare a beaucoup contribué à jeter çà et là autour de la mémoire de Mme de Maintenon cent accusations fort légères, au sujet desquelles il ne s’est jamais enquis. — Le témoignage de Mme de Sévigné serait grave ; mais M. Clément lui-même a pris soin de compléter en note sa citation ; aux paroles qu’il a rappelées, Mme de Sévigné ajoute : « Et à moins que de l’avoir conté avec malice, quel mal cela lui a-t-il fait[14] ? » Ainsi Mme de Montespan a raconté au roi le premier tome de la vie de Mme de Maintenon afin de perdre sa rivale ; mais, à moins d’y avoir mêlé de la calomnie, dit expressément Mme de Sévigné, cela n’a pu lui faire aucun tort. Il est clair que par le premier tome Mme de Sévigné entend le mariage avec Scarron, la pauvreté, l’obscurité, tout ce qui, comparé avec une élévation inouïe, était un scandale aux yeux des gens de cour. De la sorte, la citation tourne évidemment à l’éloge. Loin d’être témoin à charge dans tout ce qui concerne Mme de Maintenon, la sincère Sévigné professe pour elle une estime constante qui répond à bien des accusations. N’est-ce pas elle qui a écrit dès 1680 ces lignes, contenant sans doute la vraie explication du problème qui nous occupe : « Nul autre ami n’a autant de soin et d’attention que le roi en a pour Mme de Maintenon. Ce que j’ai dit bien des fois, elle lui fait connaître un pays tout nouveau, je veux dire le commerce de l’amitié et de la conversation sans chicane et sans contrainte : il en paraît charmé. »

Reste la fameuse lettre écrite par Ninon vers la fin de sa vie (elle mourut en 1706) à Saint-Évremont, et où se trouveraient ces lignes : « Scarron était mon ami. Sa femme m’a donné mille plaisirs par sa conversation, et dans le temps je l’ai trouvée trop gauche pour l’amour. Quant aux détails, je ne sais rien, je n’ai rien vu, mais je lui ai prêté souvent ma chambre jaune, à elle et à Villarceaux. » Supposons cette lettre authentique ; ne contient-elle pas une certaine contradiction assez embarrassante ? En conciliera-t-on aisément le milieu et la fin ? Notez que la première allégation serait confirmée par une autre lettre de Ninon. « Mme de Maintenon était vertueuse par faiblesse d’esprit ; j’aurais voulu l’en guérir, mais elle craignait trop Dieu. » De plus Ninon était bonne sans doute, cependant sa bonté allait-elle jusqu’à se refuser, à l’égard d’une amie d’autrefois, depuis si éloignée d’elle, si prude en tous les temps à son avis, la revanche de quelque médisant et trop malicieux souvenir ? Où sont d’ailleurs pour ces pièces du procès les preuves d’authenticité ? Sommes-nous bien avancés quand on nous dit pour unique information que les originaux autographes des deux lettres de Ninon se trouvent dans le cabinet d’un célèbre amateur parisien ? Encore faudrait-il savoir quelque chose de la provenance. Les amateurs, même célèbres, peuvent être abusés, cela s’est vu. Les lignes que nous venons de citer étaient fort bonnes à inventer. On savait que Villarceaux avait courtisé Mme Scarron ; mais on sait aussi par plusieurs témoignages que Villarceaux s’était vu rebuté. Bois-Robert s’en expliquait assez nettement dès 1659 :


Si c’est cette rare beauté
Qui tient ton esprit enchanté,
Marquis, j’ai raison de te plaindre,
Car son humeur est fort à craindre :
Elle a presque autant de fierté
Qu’elle a de grâce et de beauté.
Comme ton mérite est extrême,
Songe à n’aimer que ce qui t’aime.
Suis qui t’estime, et ne perds pas
En l’air tes soupirs et tes pas.


On objecte que Villarceaux fit peindre nue Mme Scarron. Si cela est vrai, il faut reconnaître que le dépit d’avoir été repoussé expliquerait seul une telle insulte ; mais la peinture est-elle plus sûrement authentique que la lettre ? M. Lavallée, qui a rapporté en dernier lieu ces détails, nous dit que cette toile se voit encore au château qu’habitait Villarceaux. Il ajoute : « Cette peinture, ayant été faite de fantaisie, ne ressemble nullement aux portraits authentiques. » Qui vous dit alors qu’on ait voulu représenter Mme Scarron ? Qui vous dit qu’on n’ait pas ici une application nouvelle et tout arbitraire de cette tradition de fatuité à l’usage des galans éconduits, tradition qui courait dès le XVIe siècle[15] et plus tôt déjà sans doute ? — Nous n’affirmons pas que lettre et peinture soient absolument apocryphes, puisque nous n’avons nul moyen de le démontrer : nous disons seulement qu’on ne prouve pas davantage qu’elles soient authentiques ; nous ajoutons qu’alors même qu’elles le seraient, il n’y aurait pas de conclusions très formelles à en tirer, ni de quoi se prononcer en sûreté de conscience. Aussi M. Pierre Clément, à vrai dire, ne soutient-il pas le ton affirmatif. Il conclut en disant que la question relative à la conduite de Mme de Maintenon paraît un problème jusqu’à ce qu’on acquière de nouveaux documens.

Oserons-nous dire cependant que ce qu’on sait aujourd’hui du caractère de cette célèbre personne, de ses qualités et de ses défauts, suffit, ce semble, à faire deviner quelle fut sa conduite, et à expliquer son incroyable destinée. Dans la première partie de sa vie, elle a pu, elle a dû ne pas succomber aux nombreux dangers, soutenue qu’elle était d’abord par une religion exacte qui ne l’a jamais quittée, puis par un sentiment de fierté et, comme elle disait, de bonne gloire, aisément d’accord avec sa froideur naturelle. Il n’y a pas besoin d’imaginer, comme Saint-Simon, des calculs ténébreux destinés à satisfaire une ambition longtemps réfléchie ; il suffit de remarquer ce sentiment de dignité personnelle qui la fit se compter à part, ne se contenter ni des vanités ni des jouissances vulgaires, n’accepter jamais de présens. Elle tempérait cette fière attitude en sachant donner à son commerce le charme d’une amitié singulièrement obligeante et commode. Ce charme se répandait autour d’elle ; autour d’elle, tous les obstacles s’aplanissaient, tout devenait agréable et facile. La séduction de sa personne, de son regard, de sa figure, de sa voix, y aidait, et aussi celle de son esprit. En se préservant de nombreux périls dans un monde brillant et léger, elle sut gagner quelque chose encore au commerce des précieux, à qui elle paraît avoir tenu tête en prose et en vers. Plus tard, dès ses premières années de veuvage, elle se trouva en possession de faire bonne figure en d’aussi grandes maisons que l’hôtel d’Albret ; Mme de Sévigné y apprenait à l’estimer, et l’ambitieuse princesse des Ursins y était jalouse de la voir entourée des hommes les plus importans, interrogée à part, et comme consultée sur de graves intérêts. Déjà l’on commençait à rendre hommage à « sa solidité. » Tout cela lui composait un rôle singulier, il est vrai ; mais précisément cette singularité était à la fois sa sauvegarde et son triomphe. Si elle succombait une fois, elle rompait le charme. Qu’on dise, si l’on veut, qu’à celle qui n’aima jamais personne il fut moins difficile qu’à d’autres de ne pas faillir ; mais qu’on lui reconnaisse du moins cette victoire, quelle qu’elle soit, et qu’on lui en laisse le bénéfice : c’est l’explication de toute sa vie.

Quand sa faveur auprès du roi commença, vers 1680, ce fut par les mêmes raisons qui l’avaient déjà fait partout rechercher. Le roi, qui avait plus de quarante ans alors, se lassait des caprices des maîtresses ; la passion inquiète avait entraîné sa volonté sans plaire ni à son intelligence ni à son cœur. Particulièrement sensible à la distinction de manières et d’esprit, il fut étonné de sentir le charme pénétrant d’une affection paisible. Oui, sans doute, Mme de Maintenon s’efforça d’éloigner le roi de sa maîtresse, mais comment en conclure qu’elle voulût elle-même occuper cette place quant au contraire elle signala son triomphe en ramenant le roi vers la reine ? Prévoyait-elle en 1680 que la reine mourrait dès 1683 ? — Ce que tous deux avaient de religion intervient ici comme explication dernière. Nous savons bien que la religion de Louis XIV n’est guère du goût de notre temps, et à bon droit. Cette peur incessante du diable et de l’enfer que Fénelon lui reprochait, ces compromis de conscience par où une telle peur trouvait d’étranges compensations, cette intolérance aveugle, ce partage du pouvoir prétendu avec Dieu même, en voilà assez pour déceler une croyance pusillanime, égoïste et étroite. Il n’en est pas moins vrai qu’à travers cette idolâtrie de la royauté absolue, de nature à gâter le roi et les sujets, et qui a coûté tant de malheurs à la France, l’éducation chrétienne, — plus encore que la morale naturelle, à laquelle il semblait devenu étranger, — avait inspiré des scrupules à Louis XIV. Mme de Maintenon de son côté, à partir du jour où elle dut s’apercevoir qu’elle exercerait une réelle influence sur l’esprit du roi, avait eu certainement l’ambition de le convertir ; sa religion exacte et sincère lui avait ordonné cette entreprise, et ses directeurs (qui oserait dire qu’un Fénelon ne songeât pas ici à autre chose qu’à la seule domination de son église ?) lui répétèrent que c’était là sa mission, à laquelle il ne lui serait pas permis sans péché de se soustraire. Pour la remplir, il lui fallait subir le très réel ennui de la cour, elle ne s’appartenait plus, elle était l’instrument des desseins de Dieu sur la France et sur le roi. Oui, Mme de Maintenon fut ambitieuse ; mais son ambition n’alla pas jusqu’à se faire courtisane au détriment d’autres courtisanes. Elle conçut peu à peu, portée par son caractère et sa fortune, de tout autres desseins.

Les détails que La Beaumelle a donnés dans les Mémoires sur le mariage et sa date sont aussi amusans que peu véridiques. Il raconte que le roi, devenu veuf, confia ses sentimens pour Mme de Maintenon au père Lachaise, lequel, tout étonné, pour sortir d’embarras, proposa un mariage secret, et se vit chargé de porter les premières propositions.


« Mme de Maintenon, étonnée, immobile, confuse, écoute, interrompt, s’écrie, se demande si ce n’est point un songe, un piège, un jeu, et se fait répéter mille fois ce qu’elle ne peut ni se persuader, ni se lasser d’entendre. Tous les sentimens de reconnaissance, de modestie, de joie, d’inquiétude, de curiosité, d’amour, se rassemblent dans son cœur. Elle voit remplis des vœux qu’elle n’avait pas osé former : elle en remercie Dieu, le roi, le père Lachaise. Revenue de son trouble, elle répond qu’elle est toute au roi, et qu’elle n’a d’autre volonté que la sienne. — Aux transports succédèrent les réflexions ;… mais c’était bien à une sujette, à la veuve de Scarron, à demander des sûretés à un roi ! Le père Lachaise lui déclara que le roi ne pouvait vivre sans elle, que le mariage était le seul remède à sa passion, que son salut éternel y était attaché… Il combattit tous ses scrupules, et l’amour persuada. Louis la rassura sur ses craintes par mille sermens. »


Un jour d’hiver, M. de Harlay, archevêque de Paris, se leva de très grand matin, et partit dans un carrosse avec son premier aumônier, portant le missel marqué à l’article de matrimoniis. Il entra sans bruit au château de Versailles, où le mariage fut célébré en présence de Bontemps et du marquis de Montchevreuil ; c’était vers la fin de 1685. L’acte de célébration, assure encore La Beaumelle, se retrouva après la mort de Harlay dans ses vieilles culottes. Où est-ce que l’insouciant narrateur a puisé tant d’informations romanesques ou bizarres ? Les documens authentiques ne disent pas un mot de cette prétendue intervention du père Lachaise, et témoignent au contraire que Mme de Maintenon, loin de lui montrer quelque gratitude, le tint toujours à distance. Pour ce qui est de la date du mariage, Saint-Simon paraît la fixer avec raison, non pas à la fin de 1685, mais deux années plus tôt, au milieu de l’hiver qui suivit la mort de la reine. La chronologie vraie est celle-ci, qui ne manque pas d’être assez curieuse. La reine meurt le 30 juillet 1683. Ce même jour, un vendredi, le roi va à Saint-Cloud, d’où il part le lundi pour Fontainebleau. Suivant le récit de Mme de Caylus, Mme de Maintenon y suivit la dauphine et y parut aux yeux du roi en un si grand deuil, avec un air si affligé, que lui, dont la douleur était passée, ne put s’empêcher de lui en faire quelques plaisanteries. Ceux qui l’approchaient la virent alors extrêmement agitée, souvent en pleurs ou bien en conversation secrète avec son habituelle confidente. Mme de Montchevreuil ; puis tout à coup le calme revint et même la joie. Ce changement fut assez visible pour que Mme de Caylus, encore enfant, le remarquât. Le 7 août, Mme de Maintenon engage son frère d’Aubigné à ne pas venir à Versailles ; la raison qui l’empêcherait de la voir est si utile et si glorieuse qu’il n’en doit avoir que de la joie. Il peut du reste ne se pas contraindre désormais sur la dépense. Le 12 du même mois, elle écrit à Mme de Brinon : « Je vous prie de ne vous point lasser de faire prier pour le roi ; il a plus besoin de grâce que jamais pour soutenir un état contraire à ses inclinations et à ses habitudes. » Vers le même temps, elle l’entretient de « la nouvelle scène qui réveille tout le monde. » On lui a mandé quelque chose du bruit public à ce sujet. « Il n’y a sur cela qu’à prier Dieu, qui saura bien faire ce qui sera le meilleur. Je serai toujours bien aise de savoir ce que vous entendrez dire sur cette matière-là. — Il n’y a rien à répondre sur l’article de Louis et Françoise, ce sont des folies. » Ceci est du 22 août ; il est probable que le mariage était déjà décidé, moins d’un mois après la mort de la reine. Le 20 septembre, une lettre au confesseur, l’abbé Gobelin, témoigne des agitations par où l’on vient de passer et du bonheur qui les a remplacées. Tout cela rend fort acceptable la date fixée par Saint-Simon pour la célébration du mariage, fin de 1683 ou tout au plus commencement de 1684.

Mme de Maintenon, presque reine, abusa-t-elle de son pouvoir ? Quelle fut décidément sa part dans l’acte funeste de la révocation de l’édit de Nantes ? La Beaumelle savait bien que ce problème préoccupait l’esprit public ; les pamphlets de Hollande ne tarissaient pas d’invectives et de calomnies à ce sujet. Cependant il ne trouvait dans les parties de la correspondance qu’il avait entre les mains aucune indication antérieure à 1685. Il se garda bien de laisser subsister de telles lacunes ; seulement, en homme habile et qui ne forçait pas les choses, il ne fit parler Mme de Maintenon qu’à demi-mot. De la sorte, sans trop s’éloigner de la vraisemblance historique, il satisfaisait en quelque mesure et piquait d’autant plus la curiosité. Dès 1679, il fait écrire par Mme de Maintenon ces lignes : « Le roi pense sérieusement à la conversion des hérétiques, et dans peu on y travaillera tout de bon. » Il était habile de placer de telles paroles dès avant le commencement de toute faveur. En 1681 : « Le roi commence à penser sérieusement à son salut et à celui de ses sujets. Si Dieu nous le conserve, il n’y aura plus qu’une religion dans son royaume. » Voilà les choses préparées de loin, et le lecteur croira suivre les progrès d’une influence ténébreuse et funeste. — En 1684 : « Le roi a dessein de travailler à la conversion entière des hérétiques ; il a souvent des conférences là-dessus avec M. Le Tellier et M. de Châteauneuf où on voudrait me persuader que je ne serais pas de trop. » Nous avions tout à l’heure l’exposition du drame, en voici le nœud. Bientôt après : « Le roi est fort content d’avoir mis la dernière main au grand ouvrage de la réunion des hérétiques. Le père Lachaise a promis qu’il n’en coûterait pas une goutte de sang, et M. Louvois dit la même chose. Je crois bien avec vous que toutes ces conversions ne sont pas également sincères ; mais Dieu se sert de toutes voies pour ramener à lui les hérétiques. Leurs enfans seront du moins catholiques[16]. » Voilà le dénoûment ; La Beaumelle ne s’est pas compromis, mais il a répondu, en partie du moins, à l’attente publique par quelques inventions qu’on ne manquera pas de commenter. Il a insinué que l’influence de Mme de Maintenon, sinon ses conseils directs, a été décisive sur la résolution de Louis XIV.

Le malheur est que ces phrases, si souvent citées[17], sont toutes extraites des lettres à Mme de Saint-Géran, qui sont fausses. Les lettres authentiques ne tiennent pas ce langage ; elles n’offrent pas avant la révocation une ligne qui autorise à penser que le nouveau mariage du roi y ait contribué. Bien plus, le 4 septembre 1687, on voit Mme de Maintenon s’écrier dans une lettre à M. de Villette : « Je suis indignée contre de pareilles conversions ; l’état de ceux qui abjurent sans être véritablement catholiques est infâme ! » Les notes des dames de Saint-Cyr, qui reproduisent les entretiens de Mme de Maintenon, s’expriment dans le même sens. « Les moyens que l’on prit furent un peu rigoureux, auxquels Mme de Maintenon n’eut nulle part, quoique les huguenots se soient imaginé le contraire, car, en désirant de tout son cœur leur réunion à l’église, elle aurait voulu que ce fût plutôt par la voie de la persuasion et de la douceur que par la rigueur, et elle nous a dit que le roi, qui avait beaucoup de zèle, aurait voulu la voir plus animée qu’elle ne paraissait, et lui disait à cause de cela : « Je crains, madame, que le ménagement que vous voudriez que l’on eût pour les huguenots ne vienne de quelque reste de préventions pour votre ancienne religion. »

Est-ce à dire qu’il soit permis de dégager ici Mme de Maintenon de toute solidarité ? Nous ne pouvons oublier qu’elle s’est associée à quelques-unes des plus odieuses mesures qui ont suivi la révocation de l’édit de Nantes. Elle, qui avait résisté jadis dans les rangs des réformés, et en s’indignant des indiscrets efforts qu’on tentait pour la convertir, elle n’a pas eu honte d’employer, pour ramener plusieurs de ses parens, les séductions les moins honorables. Elle a conseillé et pratiqué l’enlèvement des enfans : on sait l’histoire de sa cousine, Mme de Caylus ; aux deux frères de Sainte-Hermine elle a promis les faveurs de la cour, l’avancement dans l’armée, et, se jouant des scrupules, elle a fait beaucoup de recrues dans cette voie de corruption. Bien plus, elle paraît s’être accoutumée aux violences, quand à la fin d’une lettre au duc de Noailles elle jette négligemment ces mots : « on tue beaucoup de fanatiques ; on espère en purger le Languedoc[18]. » S’il est très probable qu’elle n’a point concouru à la préparation de l’acte funeste de 1685, elle s’en est rendue solidaire pour l’avoir sans nul doute approuvé en le considérant, comme faisaient tous les ministres de Louis XIV, par son aspect purement politique, et ensuite pour avoir trempé dans les violences qui en furent les suites.

Y a-t-il enfin de suffisantes raisons de rejeter sur elle, comme on l’a fait, tout le poids de la lugubre période par où se termine le long règne de Louis XIV, période de malheurs publics, d’humiliation et de revers, d’étouffement et d’hypocrisie ? Faut-il, avec Saint-Simon, s’en prendre surtout à elle, comme si l’excès de l’absolutisme royal, la dégénérescence de la noblesse, l’ambition du clergé, les jalousies réciproques des différens ordres, n’avaient pas été des causes lointaines et toutes-puissantes d’anarchie et de ruine ? — Nous estimons qu’à ces questions on doit faire une double réponse. Il paraît bien qu’elle a revendiqué une participation notable aux affaires, puisque M. de Torcy lui communique ordinairement ses dépêches, puisque, pendant la guerre d’Espagne, Mme des Ursins n’écrit à personne plus régulièrement qu’à elle, puisque Chamillard lui écrit bonnement en 1694 : « Peut-être que je ne dis rien qui vaille. Vous m’avez ordonné de vous parler avec une entière liberté ; vous m’avez engagé à vous parler de choses que je ne sais et ne connais que médiocrement[19]… » Chamillard ne lui témoignera pas moins d’humilité, et pour de bonnes raisons, quand il deviendra secrétaire d’état. Qu’il ait été la créature de Mme de Maintenon, ainsi que Voysin, qu’elle ait contribué à maintenir en place les Marsin, les Tallard, les Villeroy, cela serait sans doute difficile à contester. Il est bien certain qu’elle n’a pas été auprès de Louis XIV une inspiratrice de résolutions énergiques, de modération forte, de justice et de respect du droit. Elle n’a pas été à la hauteur de ce que comportait le rôle qu’elle avait ambitionné. En outre elle a été plus d’une fois dure et cruelle pour ses amis, les sacrifiant avec une incroyable sécheresse après s’en être engouée et les avoir engagés compromis. On se rappelle la pauvre Maisonfort, Fénelon, Mme Guyon. Elle a fini par abandonner même le vieux roi mourant ; il l’a vainement cherchée de son dernier regard. — Cela dit, la justice oblige à reconnaître que, selon toutes les vraisemblances, la France lui a dû de ne subir que vingt ans plus tard les hontes dont la régence et Louis XV devaient l’accabler. Qui osera répondre que, sans son influence, Louis XIV aurait su garder pendant sa longue vieillesse et imposer autour de lui quelque pudeur ? La domination de cette femme sur ce roi septuagénaire a pu être lourde et oppressive ; mais à certains égards elle a été une sauvegarde.

Veut-on saisir d’un seul aspect la mesure intellectuelle et morale de Mme de Maintenon ? Saint-Cyr est le miroir de sa vraie physionomie. C’est à Saint-Cyr que, défiante de Versailles, elle abrite et cache son influence ; c’est là qu’elle donne carrière à ses vraies aptitudes, à son instinct de domination et de direction. Saint-Cyr est la manifestation immédiate de cette royauté anonyme, et La Beaumelle a mis le comble à ses méfaits en supprimant un grand nombre des témoignages qui se rapportaient à cette époque de sa vie : c’était voiler quelques aspects principaux de la figure historique qu’il prétendait faire connaître. L’œuvre de Mme de Maintenon à Saint-Cyr a été le plus souvent un objet d’éloges ; il semble cependant que cet examen, repris avec le secours de sa correspondance complète, telle que nous la possédons aujourd’hui, ne tourne pas entièrement à son avantage. Sur les épisodes précédens de sa vie, l’opinion a été souvent trop sévère ou bien empressée à juger sur des pièces peu concluantes ou fausses ; ici, croyons-nous, la critique a été trop indulgente.

Saint-Cyr dut sa création, vers 1685, à une pensée louable, mais étroite, de politique et de charité. Il n’était pas difficile d’apercevoir dès le milieu du règne certains symptômes des temps nouveaux, un prompt essor de la bourgeoisie, un appauvrissement rapide et continu de l’aristocratie. Louis XIV y avait contribué en recrutant dans les classes moyennes les instrumens de son pouvoir ; Saint-Simon, comme on sait, le déplore amèrement. La petite noblesse surtout, reléguée dans les dernières provinces, ne se soutenait plus qu’à peine. Mme de Maintenon pouvait dire en 1707 aux demoiselles de Saint-Cyr : « Ne vous flattez pas sur ce que vos proches avaient quelque chose quand vous les avez quittés. Les choses sont changées depuis : celles qui ont laissé leurs parens avec deux mille livres de rente n’en trouveront peut-être pas mille, celles qui en avaient mille n’en ont pas cinq cents, celles même qui étaient le mieux ne trouveront pas grand’chose, et le plus grand nombre n’aura rien du tout. » Vers la même époque, Vauban acquérait la conviction qu’à la suite des malheureuses guerres de la fin du règne plus de la dixième partie du peuple en France était réduite à la mendicité, et que des neuf autres parties il n’y en avait qu’une peut-être en état de faire l’aumône. Vauban, dans ses calculs patriotiques, se préoccupait de la nation tout entière. Mme de Maintenon ne connaissait qu’une classe ; ce fut le sort de la petite noblesse qu’elle prit seul en sérieuse considération, et elle crut que par là elle réformerait la France.

Si l’idée première, au point de vue politique, était étroite, l’exécution en fut singulièrement imparfaite. Certes Mme de Maintenon possédait à un éminent degré quelques-unes des qualités d’esprit et de cœur les plus nécessaires à la tâche qu’elle s’imposait : elle avait le profond sentiment de la dignité personnelle, la droiture d’intention, la sincère piété. Ses lettres aux dames et demoiselles de Saint-Cyr, ses entretiens, ses instructions, attestent de plus un goût particulier, une aptitude spéciale pour le maniement des esprits, et une ferme intelligence à la hauteur de ce rôle. On pourrait, par un choix habile entre ses différens messages à Saint-Cyr, composer un volume digne de prendre place à côté de nos bons moralistes. Ainsi qu’eux, elle sait recommander la vie intérieure comme la source élevée d’où les actes découleront naturellement et sans effort. Elle est habile à pressentir les consciences, à deviner les faiblesses, à déceler les tentations, elle excelle à faire accepter l’humiliation et la prière. Toutefois ces qualités ou, si l’on veut, ces vertus ne conduisent Mme de Maintenon qu’à une sorte de haute direction religieuse qui s’empare des âmes par un seul côté et les replie durement sur elles-mêmes à la recherche d’un prétendu perfectionnement intérieur exclusif de tout libre essor vers la culture intellectuelle ou vers les affections les plus légitimes de la nature. Nulle part elle ne trace le plan d’une éducation forte et saine, capable d’acheminer de jeunes âmes vers l’accomplissement simple et régulier et vers le goût du devoir. Sa vie extraordinaire, composée d’abord d’amertume, puis d’incroyable triomphe, ne lui avait pas été à elle-même, pour une tâche si délicate, une préparation heureuse. Elle avait appris à se défier d’un monde corrompu et à lui résister en s’enfermant dans une perpétuelle contrainte ; il était naturel qu’elle fût moins habile à ces autres vertus que l’œuvre de l’éducation réclame, l’oubli de soi-même, l’indulgence et la suprême bonté. Lisez ses entretiens et ses lettres, non pas dans le recueil tronqué et falsifié de La Beaumelle, qui ne donne qu’une partie de celles à Mme de Glapion, et qui retranche les répétitions et les longueurs, mais dans l’abondante et sincère collection de M. Lavallée, — vous verrez que tout se rapporte à elle : c’est de sa vie et de ses exemples que tous les enseignemens sont tirés ; elle oublie la vie réelle et commune, et par suite engage à son insu les jeunes filles vers des carrières d’exception. Malheureuses celles qui se trouveront réduites à retourner dans leurs familles ; elles trouveront au fond de quelque province une vie étroite, les soins répugnans, les grossiers travaux. La vie dans le siècle, surtout la vie dans le mariage, c’est, à l’entendre, la pire servitude. « Entre la tyrannie d’un mari et celle d’une supérieure, dit-elle, il y a une différence infinie. On sait à peu près, en entrant en religion, ce qu’on peut exiger de vous. Il n’en est pas de même pour le mariage ; il n’y a point de noviciat qui y dispose, et il serait difficile de prévoir jusqu’où un mari peut porter le commandement. Il s’en trouve très peu de bons. Il faut supporter d’eux bien des bizarreries et se soumettre à des choses presque impossibles. » Combien se montre plus sensé l’auteur du Traité de l’éducation des filles, qui présente le monde non comme un objet d’effroi, mais simplement, — admirable justesse de l’idée et de l’expression, — comme « l’assemblage de toutes les familles. Les femmes y ont des devoirs, dit-il, mais des devoirs qui sont les fondemens de toute la vie humaine. » Les jeunes filles de Saint-Cyr, si elles prenaient goût aux plus intimes enseignemens qu’on leur offrait, n’avaient d’autre perspective que de pouvoir entrer à la cour et d’y obtenir quelque faveur du roi, en suivant de loin ce parfait idéal, l’exemple de leur institutrice. Quelle impression pouvait faire sur ces jeunes esprits l’éclatante représentation d’Esther en présence de tout Versailles, sinon d’inspirer à chacune des actrices l’immodéré désir de rencontrer un troisième Assuérus ?

Il fallut bien s’apercevoir que tel était, pendant une première période, le résultat de l’éducation donnée à Saint-Cyr, en l’absence de tout contre-poids d’instruction solide. Mme de Maintenon fit donc des réformes et même des coups d’état avec lettres de cachet. À plus forte raison, quand des symptômes de spontanéité religieuse se montrèrent, bien qu’elle eût elle-même un instant glissé vers le quiétisme, elle les réprima avec une incroyable dureté. Bientôt la discipline fut entière maîtresse, et l’institution de Saint-Cyr se ferma à toutes les influences étrangères, à tous les bruits du dehors. Mme de Maintenon y vint passer ses dernières années. Tant qu’elle vécut, son esprit judicieux lutta contre la pente sur laquelle Saint-Cyr avait été engagé par elle-même : on la voit gronder les religieuses, qui, par excès de scrupule, veulent rayer le mariage de la liste des sacremens ; aux interdictions à perpétuité de tout livre nouveau, elle répond que cependant il se pourrait faire que l’avenir apportât encore quelques bons ouvrages. Elle morte, Saint-Cyr demeure comme pétrifié. On copie et recopie tous les écrits de la grande fondatrice. Ses Conversations et ses Proverbes dialogués sont réputés contenir toute la science du monde. Or ces écrits offrent assurément des remarques ingénieuses, d’excellens préceptes ; mais ils ont le grand tort de confondre dans la conduite de la vie les lois transitoires des convenances avec ce qu’il y a d’éternel dans les lois morales. Suivez dans leurs destinées hors de la maison royale les demoiselles de Saint-Cyr. La plupart deviennent religieuses, mais non dans les ordres sévères ou hospitaliers ; elles n’entrent pas dans la grande voie ouverte par saint Vincent de Paul, elles n’abordent pas les austérités du Carmel. Presque toutes se vouent, dans les couvens de règle mitigée, à l’éducation, sans rien changer des méthodes ni de l’esprit qui les ont formées. Bientôt leur uniforme perfection d’emprunt, dont on ne sait plus que faire, devient gênante : Louis XVI en est réduit à fonder pour elles une maison de chanoinesses.

Horace Walpole raconte que, lorsqu’il visita Saint-Cyr vers 1756, on lui montra dans l’église, au milieu du chœur, le tombeau de Mme de Maintenon, dans les salles plus de vingt de ses portraits. Les jeunes filles récitèrent les chœurs d’Esther et d’Athalie, puis les Proverbes et Conversations de Mme de Maintenon. Aux archives, on lui montra les volumes des lettres de Mme de Maintenon, et une religieuse lui présenta même trois pensées autographes. Rien n’était changé dans la maison royale, pas un livre nouveau ; on y faisait des ouvrages à l’aiguille sur les patrons démodés du XVIIe siècle, on n’y chantait que la musique de Lulli, on y dansait le passe-pied et la forlane en habit troussé, comme au temps de Louis XIV. — Trente-cinq ans plus tard, le chevalier de Boufflers n’en croyait pas non plus ses yeux. « Jamais chose n’a été plus semblable à elle-même, dit-il ; les meubles de Mme de Maintenon sont encore dans sa chambre, ses livres dans sa bibliothèque, ses écrits dans les archives, son esprit dans toute la maison. Ces pauvres enfans ont fait devant nous leurs touchans exercices avec un ordre, une décence, une régularité, qui me faisaient penser en même temps à la pureté angélique et à la discipline prussienne ! »

Voilà où en étaient les jeunes filles de Saint-Cyr, voilà en mars 1791, leurs innocens travaux. Il eût fallu se préparer à d’autres vertus. On serait injuste, il est vrai, d’oublier que plusieurs femmes de la noblesse française ont su bien mourir sur l’échafaud, et de méconnaître la tradition de dignité, de résignation chrétienne, dont elles avaient hérité et dont elles ont donné de si touchans exemples ; mais Saint-Cyr n’avait-il pas été institué pour régénérer, disait-on, la noblesse et la France ? Or quelle sorte d’influence la royale maison a-t-elle exercée sur la société du XVIIIe siècle ? Elle n’a fait que se fermer à toute lumière nouvelle, n’a servi qu’à transmettre quelques préceptes étroits, inflexibles et stériles. Mme de Maintenon a préparé Louis XIV et la noblesse à mourir non sans quelque grandeur ; c’est quelque chose, c’est beaucoup pour l’honneur. Toutefois son ambition l’avait élevée en un rang et sa destinée l’avait fait vivre à une époque où il eût fallu susciter et vivifier. C’est ce qu’elle n’a pas su faire, et c’est ce qui explique pourquoi sa mémoire est destinée, malgré de solides mérites, à rester enveloppée dans l’ombre de cette fin du règne de Louis XIV, sinistre période qui pèse sur la conscience de la France.


A. Geffroy.
  1. Poliorcétique des Grecs, par M. C. Wescher, 1867, in-8o. — Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques en France, 2e année, 1868.
  2. L’abbé Millot le confirme dans les Mémoires de Noailles.
  3. Les objections d’autre nature faites par M. Grimblot ne sont difficiles à ruiner, croyons-nous, que par leur ténuité même. — Si Mme de Maintenon, pendant un séjour à Fontainebleau, écrit à l’archevêque de Paris qu’elle espère sa visite à Saint-Cyr, qui vous dit qu’elle espère cette visite très prochaine ? — Vous vous étonnez que Mme de Maintenon écrive le 22 au même personnage : « Je reçois en ce moment votre lettre du 11. » Qui croira, dites-vous, qu’en 1695 une lettre mit onze jours de Paris à Fontainebleau ? Mais ne sait-on pas que le commerce entre Mme de Maintenon et M. de Noailles était en partie secret ? M. Tiberge, aumônier de Saint-Cyr, et le marquis de Montchevreuil en étaient les intermédiaires ordinaires ; les retards s’expliquent. — Un billet de cinq lignes annonce l’arrestation de Mme Guyon. il porte pour toute date : « mardi, 7 heures du soir. » M. Lavallée ajoute : « décembre 1695, » et le place avant une lettre du 12 de ce mois. Là-dessus vous remarquez que Dangeau ne parle de cette arrestation que le 20 janvier 1696, en disant qu’elle se fit « ces jours passés, » et que Saint-Simon, lui aussi, la place au commencement de 1696. — Y a-t-il là une vraie difficulté ? Non. Mme Guyon est arrêtée le 27 décembre 1695, un mardi. Mme de Maintenon, avertie des premières, en donne connaissance sur l’heure, par un court billet, à l’archevêque de Paris. Elle continue, par ses lettres des 1er , 2 et 5 janvier 1696, à le tenir au courant de cette affaire, qui put bien n’être pas publique à la cour dès les premiers jours. Les interrogatoires et tout le procès étant de 1696, Dangeau a pu d’autant plus aisément employer l’expression : « ces jours passés, » et Saint-Simon considérer l’affaire comme appartenant à cette dernière année.
  4. Voir l’Introduction à une édition du Charles XII publiée chez Delagrave.
  5. Au cardinal de Noailles, 8 mars (datée à tort du 11 par M. Lavallée).
  6. Lettre du 27 avril (1711), inédite. Comparez La Beaumelle, Lettres, t. V, p. 237. Nous citons d’après la nouvelle édition de 1758.
  7. La Beaumelle, Lettres, t. V, p. 120. Comparez les manuscrits.
  8. La Beaumelle, Mémoires, t. VI, p. 106. Comparez Lavallée, Lettres édifiantes, t. II, p. 166.
  9. Comparez les manuscrits du château de Mouchy et La Beaumelle, Lettres, t. V, p. 85.
  10. Lettres, t. V, p. 66.
  11. La Beaumelle, qui veut qu’on soit clair, traduit : « Il n’est point agréable de se mêler des plaisirs des grands. Quatre lignes plus bas, il lit à tort » de Mailly. »
  12. La Beaumelle, Lettres, t. V, p. 114.
  13. Il faut lire dans la correspondance inédite entre Colbert et Louis XIV, que donne ce curieux livre, ce que coûtait Mme de Montespan à la France. Il faut voir l’humiliation d’un Colbert ; tous les chiffres sont là, c’est chose inouïe.
  14. Lettre du 7 juillet 1680 à Mme de Grignan.
  15. M. Walckenaer en cite un exemple alors. —Mémoires sur Mme de Sévigné, t. V, p. 442.
  16. Voyez pour toutes ces citations Lavallée, Correspondance générale, t. II, pages 92, 200, 381, 427, ou La Beaumelle, Lettres, t. II, pages 111, 120, 122.
  17. Voyez les dernières publications, par exemple l’estimable ouvrage d’Ernest Moret, Quinze ans du règne de Louis XIV. « On a vainement nié la part de Mme de Maintenon, dit-il, dans la révocation de l’édit de Nantes ; il faudrait d’abord brûler ses lettres. » Et puis il cite toutes les lettres fausses. — M. Jobez, dans un livre intitulé la France sous Louis XV, s’efforce d’être juste, mais il cite également La Beaumelle. Son tome Ier est de 1864.
  18. Cette lettre est dans le recueil de La Beaumelle, t. V, p. 27, sous la date du 14 mai 1701. M. Lavallée ne la donne pas dans son quatrième volume, sans doute parce qu’il la croit d’une autre date. Ce qui nous importe ici, c’est que la phrase sur les fanatiques du Languedoc est donnée par l’autographe du château de Mouchy.
  19. Archives de M. le comte Lassus.