De l’Authenticité des Lettres de Marie-Antoinette

De l’Authenticité des Lettres de Marie-Antoinette
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 446-515).
DE L’AUTHENTICITE
DES
LETTRES DE MARIE-ANTOINETTE[1]

J’avais pu croire fermé le débat ouvert sur l’authenticité de quelques-unes des lettres de Marie-Antoinette imprimées dans mon tome Ier. Après la réponse que j’avais faite en tête de mon troisième volume il me semblait que j’avais acquis le droit de garder enfin le silence et de rester dans le repos ; mais on m’a attaqué de nouveau avec une ardeur, avec un luxe de détails critiques et agressifs qui me forcent à reprendre en sous-œuvre une dernière réponse. Que le sillon opiniâtrement suivi par mes adversaires, sillon très droit à leur sens, mais à coup sûr très étroit, leur paraisse la seule grande voie de la critique, ils sont dans leur rôle ; mais ils auraient mauvaise grâce à se révolter devant la contradiction. En effet, que doivent-ils chercher ? Que cherchent-ils en définitive, et que cherché-je moi-même ? La vérité sur un point historique jusqu’ici trop bruyamment discuté. La vérité est comme un flambeau que les uns cherchent à allumer, que les autres s’efforcent à éteindre. Eh bien! travaillons à l’allumer de concert; étudions en honnêtes gens la question, pièces sur table, sans préoccupation, sans passion, aigreur, arguties ni voies de fait oratoires. Le public, seul vrai juge en dernier ressort dans ces matières, décidera.


I.

Circonscrivons d’abord le débat. Qu’il y ait quinze ou vingt lettres discutées dans le nombre de quinze cents à deux mille que j’ai données ou que je réserve au public, ces lettres, tout historiques qu’elles soient et rentrant dans l’ensemble des documens, n’ont pas un intérêt assez marqué pour faire faute essentielle dans mon recueil, si elles n’y existaient pas; elles en sont de tout point les moins importantes. M. Geffroy paraît, il est vrai, vouloir étendre le cercle en déclarant qu’on ne peut désormais admettre comme authentique, parmi les lettres que j’ai données de Marie-Antoinette à sa mère, que celle que j’ai imprimée sous la date du 14 juin 1777. Rien de plus commode que de se faire ainsi à soi-même son terrain et son siège, d’écarter tout document importun qui gêne le triomphe d’une thèse préconçue. Procéder par assertion est de toutes les méthodes la plus aisée, mais aussi la plus périlleuse; ce n’est point là de la critique, c’est de l’arbitraire. Je me demande comment un homme qui a eu l’honneur de toucher à l’histoire peut descendre aux minuties dont il nous secoue la poussière, comment il peut espérer de faire admettre que d’hier seulement, rien que d’hier, on soit en mesure de parler avec justesse de Marie-Antoinette. Loin de nous à coup sûr la pensée de déprécier les intéressans recueils viennois sur lesquels il s’appuie. Nous avons été au contraire le premier à en annoncer tout l’intérêt, en même temps que nous avons proclamé le mérite de l’éditeur dans une lettre adressée de Milan au Journal des Débats; mais je n’admets point qu’il faille tout sacrifier sur cet autel nouveau : Lugdunensem ad aram. Ce serait d’ailleurs diminuer ma propre publication, car, pour compléter son second volume, M. d’Arneth m’a fait l’honneur de réimprimer vingt pièces déjà publiées par moi, et qu’apparemment il a trouvées bonnes. C’est parce que, dans ce nombre, se compte celle du 14 juin 1777, qu’elle a trouvé grâce devant mon censeur français.

Dans mon opinion, ce dernier se trompe, de même que l’honorable professeur de Bonn. J’espère en donner ici la preuve. Discutons donc, car aussi bien ce qu’on ne discute pas ne vit pas, en France surtout.

Et d’abord, il eût été par trop insensé de notre part de mêler de gaîté de cœur à une masse de documens précieux tirés d’archives publiques, de cartulaires privés, de collections connues, le ragoût de pièces fausses. A quoi bon? Que si encore ces lettres tendaient à introduire violemment dans la biographie des faits importans, extraordinaires, propres à changer des physionomies consacrées, à exalter ou à diminuer perfidement tels ou tels caractères historiques, je comprendrais jusqu’à un certain point la virulence de l’attaque et l’acharnement froid qui la fait poursuivre. Mais non, ces lettres ont pour elles la vérité morale; elles peignent la reine Marie-Antoinette comme les traditions nous l’ont faite. La preuve qu’elles ne contiennent pas uniquement, comme on l’a prétendu, un vain et prétentieux bavardage, et qu’elles offrent un caractère historique, c’est que personne en France, ni en Angleterre, ni même en Allemagne, avant la publication de M. d’Arneth, avant la critique de M. de Sybel, ne les a attaquées. Si elles eussent été controuvées, est-ce qu’elles eussent gagné par surprise les critiques français et anglais, si merveilleusement avisés, qui connaissent si bien, dans ses moindres détails, le siècle de Louis XVI, percé à jour par tant de mémoires et d’écrits multipliés? Tout homme est faillible, il est vrai, et le plus habile peut être trompé. « Les curieux sont aussi des amoureux, comme me l’écrivait un éminent critique, et les amoureux peuvent avoir leurs illusions; » mais, pour ne pas être des « amoureux, » les adversaires sont-ils donc infaillibles? « Les lettres en question, ajoutait le maître, ont pu paraître un peu suspectes, par cela même qu’elles étaient trop ce qu’on pouvait désirer. » Or, sur ce point même, tous ceux qui se sont prononcés sont en désaccord. L’un dit qu’elles n’ont répondu à aucune de ses attentes; un autre, qu’elles n’ont nul esprit; un autre, qu’elles en ont trop, et qu’elles aspirent à figurer dans un choix de chefs-d’œuvre épistolaires. D’autres encore n’y voient qu’un esprit de caillette et de femme de chambre! Choisissez entre tous ces jugemens aussi étranges que disparates et contradictoires. Nous reviendrons sur ces appréciations et nous rétablirons le véritable caractère de la correspondance. Jusqu’ici, je défends ce que je crois, et je crois parce que j’ai comparé.

Le recueil publié à Vienne par M. d’Arneth, je l’ai prouvé ailleurs, contient de flagrantes contradictions, sans être pour cela moins incontesté. Quelle est donc la correspondance qui ne soit criblée de contradictions? Les variations et impulsions en quelque sorte nerveuses de la plume sont l’essence même du genre épistolaire, composé, pour ainsi parler, de pièces écrites à tous les vents. A plus forte raison sera-ce l’essence des correspondances d’une enfant, d’une jeune femme, qui tantôt cède à ses propres inspirations, tantôt se fait à son insu l’écho de ce qui bruit autour d’elle. Je m’en méfierais, s’il n’y avait jamais rien à reprendre sous le rapport de la conduite de l’idée comme du maniement de l’expression.

Telle pièce m’aura été communiquée par une collection particulière, par un historien illustre, par quelque grand personnage, par un curieux et connaisseur étranger; j’en reporterai naturellement l’honneur à qui de droit. En bien! l’on s’écriera que rien ne prouve que le possesseur n’ait pas été trompé. Comme si j’eusse dû manifester ma gratitude en faisant sur cette possession une ridicule et injurieuse enquête! comme si les cabinets n’étaient pavés que d’ignorance et de duperie! Je dis où sont les pièces; libre à vous d’aller les contrôler de visu; mais on aime mieux prononcer de haut que d’aller voir : c’est quelquefois si embarrassant que d’avoir vu! Je conteste, on dit que j’élude; j’attaque de front une objection, on dit que je glisse à côté, que je réponds à la question par la question. En vérité, tout cela est-il bien sérieux? Qui ne sait d’ailleurs que l’agression est autrement facile que la défense? L’attaque, pour peu qu’elle soit spécieuse et piquante, la malice publique s’en amuse. La défense, qui est forcée d’être longue pour dérouler par le menu l’écheveau des détails, fatigue, est niée, ou la plupart du temps n’est pas lue.

Un critique bienveillant avait exprimé le regret que je me fusse borné à désigner, d’une manière générale, au début de mon premier volume, les sources où j’avais puisé mes lettres, et que je n’en eusse pas indiqué l’origine au bas de chacune d’elles. J’en étais alors au milieu de l’impression du tome second; je commençai, dès ce moment, à donner ces renseignemens, et dans la préface du troisième volume je fis connaître qu’en un second tirage des deux premiers j’avais partout satisfait à cette juste exigence. Il est bizarre, mais il est vrai qu’en sa réplique M. de Sybel a eu le courage d’écrire que ce second tirage, « s’il existe réellement, n’a pas été livré à la circulation, et qu’après d’assez longues recherches son libraire lui a répondu qu’un exemplaire en était introuvable. » Introuvable! quand deux mille exemplaires venaient d’en être tirés et livrés au commerce, quand il n’en restait plus d’autres chez mon éditeur, à qui la question n’avait pas été faite, bien qu’il fût le premier à qui l’on eût dû s’adresser. Le plus curieux c’est que M. Geffroy, si fort au courant des coutumes de la librairie parisienne, s’est fait, à cette occasion, l’écho du docteur prussien, et qu’il a pris ensuite la peine d’argumenter sur des différences entre le tirage primitif et le nouveau, qu’apparemment il avait réussi à découvrir dans les raretés de deux mille exemplaires ajoutés aux trois mille du premier tirage épuisé. Et encore ces imperceptibles différences étaient-elles bien dignes de l’attention de la critique? Assurément non. C’était d’abord la rectification de la signature des deux premières lettres, signées par négligence, au premier tirage, Marie-Antoinette à cause de la dénomination vulgaire, et qu’on eût dû signer seulement du second nom comme aux originaux. Rien de fixe en effet dans la signature de cette princesse, qui signait même parfois non plus Marie-Antoinette-Josèphe-Jeanne, comme sur son acte de mariage, non plus Marie-Antoinette, comme depuis ce mariage, ou bien Antoinette tout court, comme dans beaucoup de ses lettres jusqu’en 1780, mais Antoine, ainsi que cela résulte d’une lettre de notification de son mariage à sa sœur Amélie, duchesse de Parme[2]. C’était ensuite le rétablissement du vrai texte de quelques lettres de Mme Elisabeth, imprimées d’abord sur un cahier de copies dont m’avait gratifié à Vienne le comte Henri de Bombelles, gouverneur des archiducs. Le comte tenait dans ses mains les originaux en me remettant, à l’ambassade de France, ces copies, que je devais croire littérales, mais qui malheureusement avaient été tronquées, comme la correspondance publiée par le comte Ferrand. Quand on reçoit une chaîne d’or en présent, il ne faut pas, comme l’Arétin, commettre l’impertinence de la peser; j’aurais eu mauvaise grâce à demander de collationner hic et munc ces lettres. Mais j’avais pu depuis les rectifier et compléter mot à mot à Paris, au moyen des autographes entrés dans les papiers de famille du marquis de Castéja, et j’en avais avisé le lecteur, page viii de la préface de mon troisième volume. Le fait était acquis à la notoriété, à quoi bon alors relever ce détail?

Ce n’est pas tout. Trop occupé par mes fonctions publiques et par des travaux en cours d’exécution pour avoir encore recueilli et commenté toutes les pièces qui devaient concourir à l’ensemble de mon recueil de Louis XVI, Marie-Antoinette et Mme Elisabeth et pour avoir achevé une longue étude diplomatique et maritime que je méditais sur ce règne, je n’étais pas prêt à livrer ce recueil à la presse, quand M. d’Hunolstein publia son volume. J’avais ignoré jusque-là l’existence entre ses mains de tant de lettres de l’infortunée reine. L’alarme me prit, je dus craindre qu’au moyen de ses propres pièces et de communications étrangères il ne me fît perdre le fruit de mes efforts et recherches de vingt années, je me mis sur-le-champ à l’œuvre pour prendre date. En moins de six semaines, préface, notes, impression du premier volume, tout fut fait, tout fut publié. C’était trop de hâte, je le reconnais et je l’ai bien regretté, car l’exécution de ce premier volume devait s’en ressentir. Par exemple, sur la foi d’indications trop conjecturales de mains étrangères sur les lettres, des dates erronées se sont glissées qu’heureusement j’ai pu contrôler et redresser depuis, et qui ont été peupler mes errata.

Ces misérables dates inexactes, qui arrêtaient et jetaient de la confusion, et n’ont que trop souvent donné carrière à une critique spécieuse; ces dates qui en disent parfois plus qu’un texte, portent malheur à tout le monde, à commencer par moi. Ainsi page 40 de mon premier volume, une lettre totalement sans date, écrite de La Muette, — le mercredi 1er juin 1774, — veille de la Fête-Dieu, à l’occasion de laquelle Louis XVI annonce qu’il suivra le lendemain la procession du Saint-Sacrement à l’église paroissiale de Passy, avait été portée par je ne sais quel possesseur antérieur à la date du. samedi II juin, date impossible, puisque la fête se célébrait le jeudi et non le dimanche. Cette date erronée a été reproduite maladroitement, dans la hâte de l’impression. Pures misères, il est vrai, comme il en échappe à tout travailleur; mais il y a tant de gens qui cherchent, comme on dit, la petite bête, et sont à l’affût pour vous en faire autant de gros crimes! Qu’on prenne et qu’on étudie avec la même ardente préoccupation les grandes correspondances, celle de Voltaire, par exemple, sur laquelle tout le monde a travaillé, et l’on verra combien, malgré la sagacité si scrupuleuse du dernier éditeur, il s’y est maintenu d’attributions erronées dans les dates. Il faudrait avoir bien peu tenu la plume pour ne pas être ménager de critiques en pareil cas. Ainsi un certain nombre de lettres copiées par moi aux archives impériales de Vienne manquaient de dates originales, et la main qui y avait suppléé était loin d’avoir toujours été heureuse.

Les dates ont aussi méchamment trahi l’attention de M. le chevalier d’Arneth. Il a pris la peine de dresser l’errata de quelques-unes de mes lettres, pages 161 et 173 de son livre de Marie-Antoinette, Joseph II et Léopold II, publié il y a environ six semaines. Je ne puis que l’en remercier, tout en avouant qu’il eût pu s’en épargner les frais, car déjà la correction avait été faite par moi-même, depuis tantôt deux ans, dans mon second tirage. Et en effet les lettres du 6 mai et du 6 juin 1791, auxquelles il m’accuse d’avoir donné la date de 90, sont à leur vraie place, à leur date réelle, pages 44 et 81 du second volume de ce tirage. Que dirait, par exemple, mon censeur, si je lui reprochais d’avoir daté du 15 mars 1775, dans sa première publication, une lettre de Marie-Thérèse à laquelle la reine aurait répondu (un peu vite pour l’époque), le surlendemain du jour où elle était écrite de Vienne? Il me répliquerait que sa seconde édition, adoptant la date vraisemblable du 5, m’a ôté tout droit de censure, et je serais de son avis.

Cette lettre n’est point la seule qui, dans le même recueil de M. d’Arneth, démontre la difficulté de manier les problèmes de dates et d’éviter les faux pas dans le champ des conjectures. Il donne une lettre (page 87), cotée 29 juillet 1791, que M. Geffroy rapporte d’après lui à l’époque des relations de Barnave et des Lameth avec la reine, et qui, on va le voir, ne peut regarder que le comte de Mirabeau, un an auparavant. M. d’Arneth fait précéder la lettre de cette note : « remise par l’abbé Louis au comte de Mercy. » Si elle eût été apportée par cet abbé, il la faudrait dater en effet de 91, puisque c’est l’époque où l’abbé Louis s’entremit dans les affaires de la reine auprès de Léopold et de Mercy; mais la lettre, dont j’ai là sous les yeux la copie primitive relevée par moi aux archives de cour et d’état, ne porte ni la date ni la note que par mégarde M. d’Arneth a inscrites. C’est la lettre que j’ai imprimée, p. 342 de mon premier volume, sous la date du 3 juillet [1790]. (Il faut lire le 30 : le zéro a sauté à l’impression.) Elle ne portait point de millésime, mais seulement le no 12 et une date ainsi formulée : « ce 30 juillet[3]. » Le millésime était donc livré aux conjectures. Pouvait-on adopter l’année 1791? Assurément non. La reine dit : « La position où je me trouve me fait désirer votre présence (M. d’Arneth écrit personne) à Paris. » Plus loin, elle dit encore : « J’ai besoin de vos conseils, de votre attachement pour moi, de votre présence ici, » Or Mercy avait quitté la France depuis le 3 octobre 1790 et se serait gardé d’y reparaître, assuré qu’on lui eût fait un mauvais parti. Dès le mois d’août 89, il était menacé d’assaut et d’incendie à sa maison de campagne de Chennevières. La reine parle des dispositions favorables de l’assemblée à son égard; mais Barnave et les Lameth étaient loin, ni alors, ni avant, ni depuis, de personnifier l’assemblée. N’oublions pas qu’en juillet 91 on était presque au lendemain du fatal retour de Varennes, que le 17 un attroupement avait demandé au Champ-de-Mars la déchéance du roi, et que peu de jours après l’alliance entre l’Allemagne et la Prusse avait passionné la constituante. En juillet 90 au contraire, le comte de Mercy était encore en France, retiré le plus souvent à Chennevières. Rien de plus simple que de l’appeler aux Tuileries, comme le faisait fréquemment la reine à cette époque, tout observé qu’il fût et taxé de présider le comité autrichien. Elle l’avait déjà mandé quatre jours auparavant pour lui faire préparer un courrier. Les esprits étaient dans l’effervescence, et la reine, livrée à tout le feu de son activité, ne savait plus à quoi entendre. Le 14 avait eu lieu cette fédération où le mouvement inspiré de Marie-Antoinette présentant le dauphin du haut du balcon de l’École militaire à la foule assemblée avait excité un si vif enthousiasme. Ce mouvement avait bien disposé pendant quelque temps l’assemblée nationale, qui, loin de vouloir le désordre et l’abolition de la royauté, pressait alors le Châtelet de rendre compte de sa procédure sur les événemens des 5 et 6 octobre et mandait le 31 à sa barre le procureur de ce tribunal pour lui ordonner de poursuivre les écrits excitant à l’insurrection. À cette époque, Mirabeau était en communication avec la cour soit directement, soit par l’entremise du comte de La Mark. La lettre fait allusion à l’un et à l’autre et ne peut être de 1791.

Je citerai de même, mais pour mon compte, un autre tour joué par une date à propos d’une lettre de Marie-Antoinette écrite à la princesse de Lamballe le 29 décembre 1774. Cette lettre a été portée par lapsus au millésime de 75. Même erreur a été commise pour les lettres de Louis XVI et de Marie-Antoinette touchant l’affaire du collier. M. Campardon lui-même, tout plein cependant des notes de ce premier coup de tocsin contre la reine de France, M. Campardon, juge si compétent des pièces de cette époque, n’en avait pas été frappé, et il avait exclusivement abandonné à son lithographe le soin de la reproduction de lettres que je lui avais confiées pour les joindre en fac-simile à son livre spécial sur l’affaire du collier. Alors le copiste, qu’eût pu avertir la différence des nuances d’écriture et d’encre, prit le change, comme la rapidité de la mise sous presse l’avait déjà fait prendre pour le texte, et il exécuta ses calques du même ton. Inde mali labes. J’ai donc vérifié en ma trop rapide publication du premier volume ce qui a été dit tant de fois, que celui qui commence un livre est l’écolier de celui qui l’achève et qu’une première édition n’est qu’une épreuve. Mais hélas! que d’aménités ces lapsus et minuties ne m’ont-ils pas values! Or une telle accumulation de pointilleries, de petites querelles, de petits faits, séparément sans valeur ni portée, forme comme un faisceau, amasse comme un nuage obscur qui inquiète la confiance du lecteur, tend à égarer l’opinion et à causer l’amoindrissement d’un recueil sincère et historique.

Quelle injustice cependant! Ne sait-on pas de reste combien même les plus habiles sont exposés à payer leur tribut à l’erreur? Voyez plutôt l’article du 15 septembre 1865 en cette Revue, — celui-là même où M. Geffroy a traité pour la première fois la question de l’authenticité des lettres de Marie-Antoinette. Il y dit que le comte de Stedingk, le gentilhomme suédois qui eut l’honneur d’être distingué par la reine, partit en 1778 sur la flotte du comte d’Estaing. Cet amiral mit à la voile de Toulon, le 9 avril 1778, à la tête d’une escadre composée de douze vaisseaux et quatre frégates avec huit cents hommes d’infanterie. Il entra dans la Delaware le 7 juillet suivant[4]. Or Stedingk n’a pu partir avec d’Estaing, puisqu’il y a de ce Suédois, dans ce qu’on appelle ses Mémoires, une lettre du 11 décembre 1778, écrite de Paris, où il était resté, à ce même Gustave III de Suède, dont s’est tant occupé M. Geffroy[5]. Il ne s’embarqua que le 1er de mai 1779 (un an plus tard) avec Lamothe-Picquet, qui appareilla de Brest pour aller renforcer le comte d’Estaing après la fameuse affaire de Sainte-Lucie. Arrivé à la Martinique, il partit le 27 du mois suivant avec le chevalier de Lameth et Gaultier de Kerveguen, sous les ordres du comte d’Estaing, pour la Grenade, qui fut enlevée le 4 juillet.

Suivant M. Geffroy, d’Estaing aurait pour cette glorieuse affaire débarqué trente mille hommes. Or ce sont douze cents hommes qu’il faut lire d’après le rapport officiel écrit par d’Estaing lui-même au ministre de la marine, le 12 juillet 1779, en racle du Fort-Royal de Saint-George. Stedingk, en ses mémoires, dit treize cents. Un enseigne de vaisseau nommé Besson de Ramazane, qui était présent à l’affaire, et dont une lettre sur ce sujet est conservée aux archives de la marine, dit quatorze à quinze cents. Le comte de Lapeyrouse-Bonfils, ancien officier de marine, qui a écrit une Histoire de la marine française, dit aussi, tome III, p. 88, quinze cents; mais M. Geffroy dit trente mille. Il est vrai qu’il est professeur d’histoire. Ce n’est pas tout, il ajoute qu’après avoir fait voile pour Rhode-Island, d’Estaing força les Anglais à lever le blocus de New-York. Comment leur eût-il fait lever le blocus de cette ville quand on sait qu’elle était en leur pouvoir? Les Anglais avaient alors trente mille hommes cantonnés dans Philadelphie et dans New-York.

Voilà des erreurs qui assurément n’ôtent rien à l’intérêt des charmantes correspondances de femmes données par M. Geffroy dans son travail sur Gustave III de Suède, mais qui sont bien propres à rendre modeste quiconque tient une plume. Et ce ne sont pas les seuls lapsus que nous aurons à mentionner de notre sévère critique.

Je lui ai répondu à l’avance, dans un errata de proprio motu, en ce qui touche aux lettres de Louis XVI relatives à la Fête-Dieu et à l’affaire du collier. L’auteur des articles critiques conteste l’authenticité de cette dernière lettre, parce que le roi y ordonne de faire redemander le cordon de ses ordres au cardinal de Rohan. Tout le monde sait en effet qu’en règle générale on devait passer par l’ordre de Saint-Michel avant d’arriver à celui du Saint-Esprit. De là cette qualification de chevalier ou cordon des ordres quand on était en possession de l’un et de l’autre. Mais les prélats étaient dispensés de suivre cette filière, ils recevaient d’emblée le Saint-Esprit et n’avaient point Saint-Michel. M. de Rohan avait donc de droit, en sa double qualité de cardinal et de grand-aumônier, le collier de commandeur de l’ordre suprême, et dès-lors il ne pouvait avoir à rendre un cordon qu’il n’avait point reçu. La distinction est énoncée en grosses lettres aux statuts, cela est incontestable autant que minutieux; mais il n’en est pas moins incontestable aussi qu’il fallait imprimer ce que j’ai imprimé pour être conforme au texte de la lettre du roi. La critique tombe sur Louis XVI, pour lequel je demande indulgence. Sa lettre offre d’ailleurs les caractères les moins douteux de l’authenticité, y compris le cachet royal, très bien conservé.

Il y a une égale témérité à soutenir que Louis XVI n’a pas pu écrire qu’il a assisté à Paris à la première représentation de l’Iphigénie en Aulide de Gluck, attendu « qu’il n’alla point au spectacle de Paris avant d’être prisonnier dans cette ville (c’est M. Geffroy qui parle), sans doute, ajoute-t-il, par un effort de réaction morale contre le règne de Louis XV. » A une lettre d’aussi flagrante authenticité, prise par le conventionnel Courtois dans les papiers de la maison du roi, opposer les Mémoires de Bachaumont et l’Almanach des spectacles ne suffit pas à établir que le roi n’a pas assisté, comme il le fit par égard pour la reine, à la représentation. Marie-Antoinette parut accompagnée de Monsieur, du comte d’Artois et de leurs femmes; mais il faut remarquer que cette princesse, qui se faisait voir pour la première en public après le deuil de Louis XV, ne parut point dans la grande loge royale, au fond de laquelle pouvaient pénétrer tous les regards, mais en demi-incognito, en seconde loge. Un curieux de Londres possède une lettre de Gluck constatant la présence du roi, qui, à raison du deuil encore trop récemment déposé, avait voulu garder l’incognito complet. Les notes du temps mentionnent la reine, ses beaux-frères et belles-sœurs, mais elles s’abstiennent sur le roi, parce qu’il avait voulu qu’on s’abstînt. Pas une ne dit formellement : le roi n’y était pas. Il est bien possible du reste, ce qui ne ferait rien à la question, que Louis XVI n’assistât à la représentation que par pure complaisance pour la reine, car il n’avait pas de lui-même un grand entraînement pour les beaux-arts. Au surplus avait-il donc d’une manière aussi absolue les scrupules antithéâtraux que lui prête le critique, ce prince qui de Versailles accompagnait la reine au bal de l’Opéra, bien autrement en dehors de ses mœurs austères qu’un spectacle purement lyrique? M. Geffroy s’en prend encore à deux lettres de Louis XVI, adressées, en 1775, l’une à Turgot, l’autre à Malesherbes. L’exemplaire de premier tirage qu’il possède de mon premier volume donne l’épithète de mon cher à l’un et à l’autre de ces ministres, et le critique fait observer qu’au second tirage il n’y a plus mon cher Turgot, mon cher Malesherbes, mais monsieur Turgot, monsieur Malesherbes. Après ce que j’avais dit dans mon introduction sur les formes de langage, dignes et jamais familières, de Louis XVI à l’égard de ses ministres, au début de son règne, il sautait aux yeux que ce ne pouvait être là qu’une faute de copiste et d’impression. Une étrange préoccupation pouvait y voir autre chose. En effet, même nombre de caractères, mauvaise lecture, faute typographique qui a échappé dans la hâte de l’achèvement du premier volume. L’interprétation était bien simple à donner, mais on s’est gardé de l’adopter pour voir en ces coquilles un noir mystère. A la lecture de cette observation, je consultai sur-le-champ mon exemplaire de premier tirage : les coquilles n’y étaient pas. Il me fallut recourir à mon imprimeur-éditeur, qui me rappela ce que, grâce à Dieu, j’avais oublié depuis trois ans, que pour réparer cette erreur, tardivement remarquée, on avait imprimé deux cartons, lesquels très probablement doivent, soit à la rapidité du brochage, soit surtout à la négligence des gens d’atelier de n’avoir pas figuré dans tous les exemplaires, surtout les premiers vendus. Qui a imprimé connaît ce genre de mécomptes.


II.

Un point surtout se dresse comme un épouvantail, c’est la question de la provenance des pièces, c’est la prétendue impossibilité que les lettres écrites par une même personne à des correspondans divers, aillent se grouper, même après quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans de date, en un même cabinet. Examinons.

Qu’y a-t-il de surprenant, demanderons-nous d’abord, à ce que des autographes, aujourd’hui que ce genre de curiosités est devenu un objet de commerce et s’en va de tous les points du globe converger vers deux ou trois villes, Londres, Leipzig, et avant tout Paris, qu’y a-t-il de surprenant à ce que les documens se pressent en un centre commun, dans les mains d’un même curieux? Les dons, les révolutions, les invasions, les négligences, les infidélités ont disséminé les cartulaires privés de même que les archives d’état de tous les pays. De là ces myriades de documens historiques qui défraient les ventes publiques et les ventes à l’amiable. Je possède neuf cents lettres de la marquise de Maintenon, adressées à trente correspondans différens; j’en ai quinze cents de Voltaire, écrites à plus de cent correspondans, tant français qu’étrangers, même à des souverains; — la communauté de possession rapprochée de la diversité d’origine sera-t-elle ici un motif de suspicion légitime en matière d’authenticité ? Toutes les lettres de Voltaire au grand Frédéric sont-elles où elles devraient être, c’est-à-dire dans les archives de Prusse? Non assurément, j’en possède, et j’en sais de très nombreuses encore dans les collections privées. Or la question des lettres de Marie-Antoinette est identique.

« Où a-t-on eu tout cela? » s’écrie incessamment la jalousie ou la curiosité, la jalousie surtout, et après elle la critique, qui, sans s’en douter, se fait l’organe de l’une et de l’autre. On a eu tout cela avec le temps, qui, s’il détruit, sait aussi édifier; on a eu tout cela par la puissance attractive d’une idée fixe, par la persistance de la volonté et de sacrifices pendant quarante à cinquante années, ce qui n’implique pas, ce semble, qu’on soit de plano dupe constante de fabrications; on a eu tout cela comme la fourmi meuble son grenier d’hiver; on a eu tout cela sou à sou, comme ces gens à vie économe et sévère qui laissent des sommes considérables après leur mort.

Quand on tient de première main un document, la réponse sur la question va de soi, mais la plupart du temps on ignore par quelles filiations ont passé les pièces qu’on possède. A part les archives d’état proprement dites, dont le titre parle assez de lui-même, ouvrez les grandes collections publiques ou privées; prenez une à une les pièces qu’elles ont acquises, et dites s’il ne serait pas impossible d’assigner avec netteté la provenance de tous ces documens quos fama obscura recondit. Pourrait-on, depuis sa source, tracer la filière suivie par la masse si considérable de papiers français qu’a recueillie le Polonais Dobrowsky sous nos pavés révolutionnés en 93, documens qui font aujourd’hui la richesse de la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg? Saurait-on remonter pas à pas à l’origine des lettres de la grande collection formée en France sous l’empire et la restauration par le lord Egerton de Bridgewater, et qui constitue de nos jours un des ornemens du Musée britannique? Essayez de vous rendre compte de la marche des pièces trouvées sur la personne de Charlotte Corday lors de son arrestation après la mort de Marat. L’une de ces pièces, la fameuse adresse de Charlotte aux Français, se trouve d’abord, on ne sait comment, dans la possession du moine Chabot, qui ramassait les épaves révolutionnaires, comme le faisaient de leur côté Robespierre, Courtois et d’autres encore, et voilà qu’un jour on la voit briller aux mains de notre contemporain le célèbre avocat Paillet, pour être signalée tout à coup, sans transition, en d’autres collections privées, et enfin aboutir à la mienne. Comment ont circulé les papiers recueillis par l’abbé de Vermond? Comment le testament de Louis XVI, cette sainte relique, titre de famille pour la France, et dont l’armoire de fer, aux Archives générales de l’état, conserve religieusement le double, était-il allé s’égarer en Hongrie, où je l’ai découvert ou plutôt exhumé? Les lettres originales de Marie-Antoinette, absentes de la bibliothèque particulière de l’empereur d’Autriche et que M. d’Arneth a publiées sur des copies; que sont-elles devenues? Une seule est arrivée dans ma collection; il faut bien que les autres soient quelque part. Je ne doute pas qu’elles ne se retrouvent un jour, si déjà elles ne sont dans quelque cabinet de curieux; mais par quelles obscures coulisses auront-elles passé? Je crains fort que ce ne soit toujours un mystère. S’agit-il d’un tableau de maître, l’histoire de l’art en suit la trace de cabinet en cabinet, et le prix considérable qu’on le paie en marque les étapes dans les catalogues; mais les pérégrinations d’aussi subtils documens que les autographes sont trop fugitives pour que le plus souvent le marchand ne les ignore pas lui-même. Et d’ailleurs, connût-il la généalogie de sa marchandise, il ne révélerait jamais ses sources et garderait soigneusement pour lui ses secrets de métier, par peur de la concurrence. Demandez donc à un libraire le nom à inscrire sur le catalogue d’une bibliothèque anonyme ou pseudonyme ! A coup sûr il le refusera. Les curieux font des questions sur des noms qu’il serait plus qu’indiscret de révéler. Tel personnage vous ouvrira son cabinet ou son cartulaire, qui mettra pour condition de n’être point nommé, soit pudeur de la publicité, soit désir de s’épargner l’importunité des demandes. Tel a été le cas pour un petit nombre de pièces de mon recueil, que j’ai copiées du reste sur les originaux. Ailleurs de beaux documens proviendront d’une famille insouciante ou pauvre qui vend ses papiers, — et l’exemple n’est pas très rare, — le secret du nom n’est pas notre secret.

J’ai eu le soin d’indiquer en tête de chaque lettre la source où je l’ai puisée. Que pouvais-je faire de mieux? Les quatre-vingt-quinze centièmes des pièces que j’imprime ont été tirées des archives officielles de Vienne, de Moscou, de Stockholm, de Darmstadt, de Paris. Le riche cartulaire de Mgr l’archiduc Albert d’Autriche m’a fourni des trésors. Les nobles familles de Gramont, de Fitz James, de Polignac, de Bouille, d’Amelot de Chaillou, m’ont communiqué avec bienveillance ce qu’elles conservent de Louis XVI et de notre infortunée reine. En outre les lettres de Mme Elisabeth faisant partie des papiers de famille des marquis de Raigecourt, de Castéja et de Soran ont passé en totalité dans mon recueil; ce sont là tous documens irrécusables. Ce ne serait cependant pas une raison pour qu’ils ne rencontrassent pas d’incrédules. Qui sait? L’envie et la légèreté humaines sont susceptibles de tant de singularités!

J’ai reçu de deux conventionnels dont l’un est Courtois, toutes, ou très peu s’en faut, les pièces que je possède de Louis XVI, et particulièrement le manifeste autographe laissé par ce prince en partant pour Varennes, document paraphé sur toutes les pages par le marquis de Beauharnais, alors président de la constituante. D’eux je tiens encore quelques lettres de la reine à Mme de Lamballe, quelques autres à Léopold II, lettres interceptées et peut-être écrites pour qu’elles eussent ce sort, enfin des papiers de Vermond trouvés dans une cachette en une maison qu’il avait habitée à Bielle[6]. A une vente amiable de l’expert Charon, qui était fort habile connaisseur, j’ai trouvé à Paris la lettre de Marie-Antoinette à sa mère, en date du 14 juin 1771, dont j’ai donné en mon troisième volume un fac-simile, qui malheureusement est loin d’en rendre exactement la physionomie, mon éditeur ayant hésité, à cause des frais, à reproduire en son tirage la vignette coloriée qui entoure la feuille. Ce n’est plus à Paris que j’ai acheté l’autre lettre, de même papier vergé, également encadrée, datée du 20 novembre même année, et dont on a aussi, en ce troisième volume, le fac-simile, incomplet comme le précédent; ce n’est pas à Paris, dis-je, c’est à Vienne en Autriche, lors de mon premier voyage, chez un de ces bouquinistes qu’on appelle antiquaires, et qui demeurait tout près de la rue de Carinthie. Enfin c’est chez ce vieil antiquaire que j’ai trouvé, avec leurs enveloppes revêtues du sceau aux armes accouplées de France et d’Autriche, des lettres de la reine à son frère Léopold II et au comte de Mercy, avec une lettre de Louis XVI à l’empereur, scellée à lacs de soie bleue, et un énorme paquet des plus précieuses pièces de princes, d’hommes politiques, d’écrivains ou d’artistes du XVIe siècle, provenant d’Espagne.


III.

La question de la nature et du format du papier des lettres de Marie-Antoinette est un point dont l’étude est des plus essentielles pour arriver à la démonstration de l’authenticité des pièces discutées. L’espace nous manque ici : nous épuiserons la question ailleurs.

La question de l’écriture n’est pas aussi facile à trancher qu’on le suppose, et les lettres ne fussent-elles pas toujours d’une identité graphique absolue, ce ne serait pas une raison pour qu’elles ne fussent point authentiques; on en verra plus bas le motif.

Dans tous les cas, animé du désir de pousser à ce sujet l’enquête aussi loin que possible, j’ai voulu m’éclairer des lumières des hommes du métier les plus compétens. Et d’abord un fait évident, indiscutable, c’est que Marie-Antoinette, à partir de l’année 1774, avait une écriture fixée, qui se soutint constamment la même jusqu’à sa mort. La preuve en est, pour nous appuyer uniquement sur les documens viennois, que les caractères du fac simile d’une lettre du 17 décembre 1774 fourni par M. d’Arneth sont identiquement les mêmes que ceux des derniers billets écrits par cette princesse dans la prison du Temple au courageux baron de Jarjayes, qu’ils sont les mêmes que ceux de sa dernière lettre à Mme Elisabeth, testament écrit en 1793, tout près de l’échafaud.

Que tantôt, dans l’intervalle, l’écriture ait été plus serrée ou plus lâche, tantôt plus penchée ou plus droite, plus grosse ou plus fine dans telle ou telle circonstance, peu importe (exemple : les fac simile de février, du 17 décembre 1774, de février 1775 et d’avril 77, — recueil Arneth). La différence de plume, la variété des impressions morales et physiques sous lesquelles on écrit changent le mouvement et les effets de main, comme disent les experts; mais, après tout, le fond de l’écriture reste le même, et là est la question entière : base typique, en dehors de laquelle la discussion ne serait que vaine et puérile. L’examen ne devait donc porter que sur les lettres des quatre premières années.

Or nous avions en présence deux écritures différentes, antithétiques : celle de 1770 à 1774, fournie par les documens de Vienne, et celle de 74 à 93, qui est partout. Quelle était la vraie? quelle était la supposée, s’il y avait supposition? Étaient-elles authentiques toutes les deux aux époques correspondantes, bien que l’une d’elles dût ne pas être essentiellement autographe? Remontons d’abord à l’éducation qu’avait reçue Marie-Antoinette avant d’arriver en France, et suivons-la à Versailles.

Quand l’abbé de Vermond, qui avait un si grand intérêt à ramener une dauphine accomplie, était arrivé à Vienne auprès de la jeune archiduchesse, il s’était tout d’abord employé à connaître la tournure d’esprit de son élève et le degré d’instruction où elle était parvenue. Il avait reconnu que la comtesse de Brandis, à qui avait été confiée son enfance, cette femme excellente qui l’aimait beaucoup, l’avait fort gâtée et ne l’avait gênée pour aucune espèce d’obligation. Dans une lettre du 21 janvier 1769 au comte de Mercy, l’abbé écrivait de Vienne que l’on ne pouvait guère dater l’instruction de la princesse que depuis environ neuf mois qu’elle était sous la direction d’une nouvelle grande-maîtresse, la comtesse Marie-Walburge de Lerckenfeld, dont la sévérité lui imposait[7]. Il lui manquait alors la facilité d’expression qu’elle acquit si remarquablement dans la suite; mais en somme, et sans s’aveugler sur ce qui pourrait manquer encore à la princesse au temps fixé pour le départ, Vermond se flattait qu’elle ne manquerait en rien d’essentiel, et qu’on la trouverait, à beaucoup d’égards, supérieure à son âge[8].

En effet, les progrès furent rapides. « Il lui reste, écrit l’abbé en octobre 1769 au comte de Mercy, quelques mauvais tours de phrase dont elle se corrigera promptement lorsqu’elle n’entendra plus l’allemand et le mauvais français des personnes qui la servent. Elle ne ferait presque aucune faute d’orthographe, si elle pouvait se livrer à une attention suivie. Lorsque j’examine ses écritures, je n’ai besoin que de montrer les mots avec le bout de mon crayon, elle reconnaît tout de suite ses méprises. Son caractère d’écriture n’est pas fort bon; le plus fâcheux est qu’un peu par paresse et distraction, un peu aussi, à ce qu’on croit, par la faute de ses maîtres d’écriture, elle a contracté l’habitude d’écrire on ne peut pas plus lentement. Comme rien de ce qui peut être utile à son altesse royale ne me paraît étranger à mes devoirs, j’assiste souvent à ses écritures, mais j’avoue que c’est l’article sur lequel j’ai le moins gagné[9]. »

Lorsque le subtil abbé écrivait ces mots, il était encore à Vienne, que Marie-Antoinette quitta seulement le 21 avril de l’année suivante. Il revint avec elle. A l’arrivée en France de la jeune dauphine, Mme Campan écrivait d’elle : « Elle savait parfaitement ce qui lui avait été enseigné. Sa facilité à apprendre était inconcevable, et si tous ses maîtres eussent été aussi instruits et aussi fidèles à leurs devoirs que l’abbé Métastase, qui lui avait enseigné l’italien, elle aurait atteint le même degré de supériorité dans les autres parties de son éducation. La reine parlait cette langue avec grâce et facilité, et traduisait les poètes les plus difficiles. Elle n’écrivait pas le français correctement, mais elle le parlait avec la plus grande aisance, et mettait même de l’affectation à dire qu’elle ne savait plus l’allemand[10]. »

A Versailles, le mouvement de la cour prit beaucoup sur son temps, et comme elle aurait rougi aux yeux de sa nouvelle famille d’avoir l’air d’être encore en éducation, elle s’adonna d’abord fort peu à l’étude. Elle n’avait jamais eu et n’eut jamais de grands attachemens à la lecture, et c’était en vain que sa mère lui demandait un compte écrit de ses lectures historiques; elle ne rendait compte que de peu.

Dans les premiers temps de son arrivée à Versailles, elle avait peur de tout. Par exemple, au témoignage de Vermond, elle ne croyait aucun papier en sûreté chez elle. Elle craignait les doubles clés, ou qu’on ne prît les siennes dans ses poches pendant la nuit. Un jour qu’elle voulait mettre de côté une lettre de sa mère pour la relire, elle n’avait cru mieux faire que de la cacher dans son lit, et c’est par suite de ces terreurs bizarres qu’elle n’écrivait le plus souvent, dit-on, que le jour même du courrier[11]. De là trop de hâte, de là souvent aussi mauvaise écriture, mauvaise orthographe. Aussi Marie-Thérèse lui écrivait-elle le 10 février 1771 : « Je dois vous relever que le caractère de vos lettres est tous les jours plus mauvais et moins correct. Depuis dix mois, vous auriez dû vous perfectionner. J’étais un peu humiliée en voyant courir par plusieurs mains celles des dames que vous leur avez écrites[12]. » Au mois d’octobre de la même année, pareils reproches. « Vous perdrez tous vos soins, lui disait-elle, si vous prenez la plume à la main : ni le caractère ni la diction (ne) préviendront pour vous[13]. »

Marie-Antoinette avait donc, de 1770 à 1773, une mauvaise écriture suivant sa mère et suivant Vermond. Elle n’en eut d’ailleurs jamais une bonne en aucun temps. L’écriture constatée de 74 à 93 est lâche, mauvaise, bien qu’assez régulière et lisible : véritable écriture d’allumette, non de plume; des jambages jetés séparément, jamais une liaison. Et c’est là précisément ce qui criait en face des fac-simile viennois de lettres des quatre premières années, où tous les caractères serrés sont liés comme dans l’écriture la plus rapide. Or Vermond vient de nous dire que Marie-Antoinette avait contracté l’habitude d’écrire on ne peut plus lentement.

Aussi les premiers fac-simile viennois excitèrent-ils à Paris un étonnement universel, et l’exclamation contraire à l’authenticité des originaux fut-elle tout d’abord unanime chez les hommes du métier, qui ne pouvaient comprendre que de ces rudimens de 1770 à 1774, tout gradués qu’on eût pris soin de les produire, sortît un jour l’écriture connue de la reine. La femme n’était point là dans l’enfant. Que la première enfance, dont la plume est conduite par un maître, imite et ne soit pas elle-même, cela se comprend; mais abandonnez la main de la jeunesse à sa propre allure, le naturel reviendra au galop au bout de la plume, résultat chez chacun de nous de notre organisation musculaire et nerveuse, de notre tempérament. Or Marie-Antoinette n’en était plus alors aux premiers temps de la salle d’étude, elle était mariée, elle était dauphine de France. En 1774, elle avait dix-neuf ans. Pour changer son écriture du tout au tout et maintenir le changement, il faut un je ne sais quoi de plus qu’une volonté de fer. Cette volonté, Marie-Antoinette l’avait-elle eue, et pourquoi l’eût-elle eue? Comment, en un mot, aurait éclaté tout à coup, après son avènement, après l’écriture des documens allemands, de 1770 à 1774, cette écriture sui generis, si différente de physionomie et qui ne changea plus? Comment, après avoir eu des habitudes contractées, après avoir affecté des F glissant avec facilité, des D toujours italiens, c’est-à-dire composés d’un et d’un jambage de T, des R de coulée, aurait-elle tout à coup et comme par enchantement passé aux doubles F, si nerveux et comme fébriles, à ces R de bâtarde, à ces P aussi de bâtarde, enfin à ces D encore de bâtarde jetés d’un seul coup et bouclés si curieusement, sans que jamais une seule fois, en près de vingt ans, la facture des lettres anciennes revînt sous sa main, si ce n’est çà et là en imperceptibles éclairs. Comparez en effet, dans les fac-simile Arneth, la lettre du 21 septembre 1773 à celle du 17 décembre 1774, le contraste est-il assez saillant?

C’est radicalement invraisemblable, répétait-on; mais le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, et si une première impression d’instinct a son prix, il faut néanmoins, en matière d’expertise, s’en méfier. Aussi mes amis et moi crûmes-nous devoir suspendre notre opinion jusqu’à plus ample informé. Instruit de l’existence d’une lettre originale de Marie-Antoinette à Parme, celle du mois d’avril 1770, indiquée plus haut, j’en demandai un fac-simile. J’eus l’idée aussi de relever aux registres de l’état civil de Versailles tout ce qui pouvait s’y trouver de signatures de la reine, et particulièrement celle de son acte de mariage. La moisson fut abondante. Outre cette dernière, qui est écrite de tous ses noms :

Marie-Antoinette-Josèphe-Janne (sic), j’en trouvai dix-huit autres;

2° Une du 14 mai 1771, ainsi formulée : Marie-Antoinette-Josèphe-Jeanne;

3° Une du 4 septembre de la même année, écrite seulement Marie-Antoinette.

A partir de cette époque, la signature est toujours de ces deux noms seuls. En voici les dates :

4°, 5° et 6°. — 11 mars, 23 mai, 16 novembre 1773;

7° et 8°. — 6 et 21 août 1775, la première est sur l’acte d’ondoiement du duc d’Angoulême;

9°. — 5 août 1776; 10° 11° et 12°. — 24 janvier 1778, 25 mars !779, deux signatures à cette dernière et même date;

13°. — 28 septembre 1783;

14°. — 17 mai 1785, acte de baptême du duc d’Enghien;

15° et 16°. — 28 août 1785, deux signatures du même jour pour le baptême du duc d’Angoulême et du duc de Berry;

17° et 18°. — 12 mai 1788, deux signatures du même jour pour le baptême de Louis-Philippe d’Orléans et du duc de Montpensier;

19". — 19 avril 1789, acte de baptême de Mme Adélaïde d’Orléans.

Toutes ces signatures sont d’une grande variété d’aspect. Tantôt les initiales des deux noms sont de grandes lettres, tantôt de petites. A partir de 75, l’A initial d’Antoinette est toujours minuscule de forme, rarement un peu forcé de grosseur. Les deux signatures du même jour, 12 mai 1788, ne sont pas semblables; à la première, l’M est majuscule, l’a est minuscule. Pas de majuscules du tout à la seconde.

Tantôt l’écriture des signatures est penchée, tantôt elle est droite. Deux d’entre elles offrent une barre ou paraphe au-dessous. Il y en a une très forte à la signature d’une autre lettre au duc de Choiseul, et où les deux initiales ne sont point majuscules. (Iconographie Delpech.)

La première de toutes les signatures des registres de Versailles, celle du mariage, est fort timide; un pâté couronne le J du nom Josèphe. La seconde est moins timide; la troisième l’est moins encore, et l’on ne peut pas se dissimuler que toutes trois ne rentrent dans la physionomie des premiers fac-simile de Vienne. Là s’arrête l’analogie.

Enfin on retrouve dans les trois lignes du post-scriptum de la lettre de Parme la même physionomie que dans l’écriture des fac-simile des lettres antérieures à 1774, fait important et décisif dans la question. En résumé, la lumière était faite pour les lettres viennoises, et il eût été difficile, en présence de tels documens français et parmesan, précis, authentiques, de ne pas reconnaître que Marie-Antoinette avait eu deux écritures, dont une de 1770 à 1774, et qu’à partir de cette dernière année elle avait fait en secret, pour changer son écriture, les efforts héroïques qu’elle avait faits pour la musique. La dauphine avait voulu protéger et protégea en effet, autant qu’elle le put, la réputation de l’archiduchesse. Persécutée à outrance et tournée en ridicule pour le mauvais aspect de son écriture de jeune fille, amalgame bizarre de tous les genres, et qui gardait quelque chose du caractère anguleux de l’écriture allemande, elle la métamorphosa à force de dominer la constitution naturelle de sa main. Elle se fixa en définitive à l’écriture essentiellement bâtarde, si répandue alors en France. Cet acte de volonté est un trait des plus frappans.

Au surplus, cette écriture primitive a-t-elle été tracée avec lenteur? Nous ne le pensons pas; il y a là une impossibilité physique. Il suffit du premier coup d’œil pour s’en convaincre, et cette opinion n’est pas seulement la nôtre. La dauphine a bien pu, par défiance d’elle-même, par peur de sa mère, se montrer lente à prendre la plume, lente à assembler ses phrases, non pas à jeter son écriture, j’avoue de plus que je ne suis pas de ceux qui trouvent si singulièrement ridicule sa première écriture, parce qu’elle manquait de tenue et de propreté. J’en excepterai la première lettre, celle du 9 juillet 1770, barbouillage informe, malpropre, impossible comme missive d’une dauphine à une impératrice. Les caractères en sont généralement mal formés, les fautes les plus grossières y abondent; on dirait l’œuvre d’un enfant indocile de sept à huit ans. Et cependant, à y bien regarder, on trouve déjà, même dans cette lettre si étrange, des caractères d’un jet remarquable. Puis, dans la lettre de l’année suivante, si ferme à tout prendre, on sent au fond d’une écriture haute, serrée, irrégulière, mauvaise, même grossière, mais qui dessine bien ses effets, on sent germer les rudimens d’une belle et grande écriture à l’instar de celle de nos anciens rois. En brisant les tendances graphiques de la jeune dauphine pour la contraindre à un autre type, on lui a fait perdre ce que son type primitif avait de bon et de naturel; en un mot, on lui a donné une écriture artificielle.

La main de la lettre de Parme paraît être celle d’un homme qui de l’abbé de Vermond passa à Marie-Antoinette, lui donna des leçons en France, écrivit sous sa dictée, fit ses copies, fut un secrétaire de la main. Si les minutes ou les transcriptions de lettres de Marie-Antoinette trouvées chez l’abbé, si les deux lettres passées du cartulaire de la maison La Trémouille aux mains d’un des honorables conservateurs de la Bibliothèque impériale de France, M. Rathery, et dont j’ai reproduit un fac-simile, ne sont pas de la main de Marie-Antoinette, elles sont de ce secrétaire.

Résumons en un mot formel la question. Faute de documens autographes de Marie-Antoinette des années 1770 à 1774, soit à notre Cour des comptes, soit à notre Bibliothèque impériale, soit à nos grandes Archives nationales, qui ne possèdent que des pièces d’années postérieures; faute de points de comparaison en un mot, on avait pris jusqu’ici en France pour l’écriture primitive de cette princesse une écriture qui n’était point la sienne. Écrivant mal, elle faisait le plus souvent écrire pour elle jusqu’au jour où elle se produisit avec sa plume métamorphosée. Tous tant que nous sommes, nous avions pas le change. J’ai réussi à fournir des élémens de conviction sur ce point, et je m’en applaudis.

Marie-Antoinette, à l’exemple de presque tous les rois et de quelques reines de France, avait son secrétaire de la main. Tout le monde sait de reste quelle était la fonction spéciale de cet officier de maison souveraine, imitateur confidentiel, contrefacteur autorisé, si l’on peut associer de pareils mots. Ainsi Henri IV eut le fameux religionnaire Du Pin, qui reproduisait, à s’y méprendre, son mouvement de plume et jusqu’à son orthographe et ses fautes. L’homme distingué qui a le plus étudié Catherine de Médicis est à peu près en mesure d’affirmer que cette défiante princesse n’a point eu de secrétaire de la main; mais sa longue familiarité avec le XVIe siècle le porterait volontiers à croire le contraire de Jeanne d’Albret, attendu qu’il a maintes fois rencontré des lettres authentiques d’elle qui, à première vue, semblaient être de sa propre main, et dans lesquelles, avec plus d’attention, il avait vu se trahir une imitation habile. Des lettres, même assez familières, de Marie de Médicis à sa sœur Éléonore, duchesse de Mantoue, femme de Vincent Ier de Gonzague, et qui se voient aux archives de Mantoue et de Florence, attestent que Paul Phélyppeaux de Pontchartrain, frère de Phélyppeaux d’Herbaut, avait la délégation de la main de cette princesse. La reine Anne avait aussi son secrétaire intime de la main, dont je n’ai pas encore retrouvé le nom. Louis XIII eut d’abord Beaugrand, son ancien maître, qui lui avait enseigné l’écriture depuis les premiers élémens jusqu’à lui tracer au crayon des épîtres que le jeune dauphin repassait à la plume. Louis XIV eut deux secrétaires de la main qui affectaient le laisser-aller du roi, et dont le premier, de beaucoup le plus habile, fut le président Rose, si connu à cause du témoignage de Saint-Simon. Louis XV avait, au département des affaires étrangères, un calligraphe auquel il avait délégué sa main pour ses lettres autographes aux souverains étrangers. Louis XVI, qui aimait à écrire, n’a jamais eu que je sache de secrétaire de la main; mais Marie-Antoinette, harcelée à cause de sa mauvaise écriture et pressée ensuite par le temps, alors qu’elle se fut mêlée d’affaires, eut le sien nommé Dessales, qui, pour cette fonction, se tenait dans l’ombre comme ces sortes d’officiers intimes, et par la suite devint en même temps, je crois, professeur des pages. Le rôle de cette plume est manifeste pour des lettres des premiers temps, authentiques et revêtues de cachets; il l’est également pour quelques-uns de ces doubles qu’en dépit des périls du transport la reine expédiait par de courageux affidés. Y a-t-il quelque part un danger à courir, soyez assuré qu’il se trouvera vingt dévouemens pour un prêts à l’affronter. Les noms de ces généreux messagers sont connus. L’intervention d’un secrétaire de la main se constate surtout aussi dans une lettre de quinze pages de la reine : la moitié est d’elle, le reste trahit une autre plume par quelques nuances dont une attention soutenue se rend compte. Même encre du reste, même papier, et la fermeté coulante des caractères exclut l’imitation étudiée d’un croque-notes de hasard. Le fait est évident et acquis. Sans y attacher plus d’importance qu’il ne convient et en faire une règle, il est bon cependant d’être averti,

Louis XVIII qui, dans sa jeunesse, avait en même temps deux écritures très différentes dont j’ai sous les yeux un exemple aussi curieux qu’extraordinaire, délégua son écriture et même sa signature officielle pour l’étranger dans la dernière année de sa vie, alors que les infirmités lui interdirent le facile usage de la plume. A force de copier une écriture, un secrétaire finit par y mouler la sienne. C’est ainsi que Mlle d’Aumale avait pris l’écriture de son illustre patronne, la marquise de Maintenon, et finit par écrire souvent pour elle. Quelques particuliers ont eu aussi ce luxe d’un secrétaire de la main. En dehors du cardinal de Richelieu, l’on pourrait nommer plusieurs ministres de nos jours, plusieurs grandes dames. Tel croit posséder l’écriture du baron Gérard, le peintre célèbre, qui n’a qu’une imitation due à la calligraphie de sa fidèle élève. Mlle Godefroid. Les exemples de cette nature se pourraient multiplier à l’infini.

Quant aux signatures, elles ont été moins souvent déléguées que l’écriture. Henri IV préférait donner des blancs seings à son confident Jacques L’Allier, sieur Du Pin, et ne délégua jamais sa signature, non plus que Louis XIV. Marie-Antoinette délégua la sienne pour toutes les lettres d’étiquette qui allaient à l’étranger. C’étaient ses secrétaires des commandemens Beaugeard père et Augeard qui étaient investis de cette mission de confiance.

Cette princesse a dit elle-même, dans une lettre à sa sœur Marie-Christine, que son écriture est facile à imiter; c’est possible, quand on songe à ce qu’il y avait d’artificiel, de lâche et de décousu de mot à mot, de lettre à lettre, de jambage à jambage dans son écriture. Cependant, à l’exception des faux commis par la femme de Villiers, puis par Rétaux de Villette dans l’affaire du collier, faux du reste très mal exécutés et qui n’ont pu induire en erreur que des aveugles, on ne cite pas des imitations constatées de cette écriture royale, trop étrange, trop nerveuse, ce semble, et trop nuancée pour être facile à contrefaire.

Voilà pour la partie graphique, pour ce qui frappe tout d’abord les yeux; mais il en est d’un monument écrit tout comme d’un tableau. De même que l’aspect d’une peinture trahit, à ne s’y pas tromper, aux yeux d’un artiste ou d’un curieux exercé, la pensée, la composition comme le faire de tel ou tel maître, de même l’étude intime d’une pièce, l’accord du style et de toutes les circonstances qui se rattachent au document, la critique historique et littéraire en un mot, fournissent des élémens de certitude tout aussi concluans pour ou contre l’authenticité que l’examen matériel du papier, de l’encre, de l’écriture même. Assurément la physionomie d’une pièce a son éloquence propre; mais la logique des faits mis en rapport avec l’expression a une valeur aussi considérable. Abordons ce nouveau terrain.


IV.

« En face de la vie réelle, a dit l’auteur des deux articles critiques auxquels je réponds, la vraie Marie-Antoinette a l’expression forte et grave. Elle sent vivement et elle écrit de même, soit qu’elle rende sa profonde et inébranlable affection envers sa mère ou ses propres sentimens maternels[14]. » Oui, sur ces derniers sentimens, le jugement est juste. Il y a de M. de Lescure un mot déjà remarqué, mot que j’aime et qui porte coup, parce qu’il est vrai : « Marie-Antoinette fut une grande mère[15]. » Elle le fut en effet, non pas seulement le jour qu’elle eut à disputer son second dauphin à des bourreaux calomniateurs et qu’elle en appelait d’eux à toutes les mères, mais dès les premiers temps, bien avant le calvaire, alors qu’elle tenait ses trois enfans sous son aile, alors qu’elle écrivait pour Mme de Tourzel cette admirable instruction si pleine de tendresse et de sagacité. Quant à l’autre partie du jugement qui se rapporte aux premières années de Marie-Antoinette en France, n’oublions pas qu’il s’agit de la correspondance de la dauphine, de la jeune reine avec l’impératrice, et qu’on y chercherait en vain cette a profonde et inébranlable affection filiale » dont parle un peu complaisamment le critique. Comment oublier en effet que « Marie-Thérèse, imposante par ses grandes qualités, inspirait aux archiduchesses plus de crainte et de respect que d’amour? C’est au moins, ajoute Mme Campan, dont nous empruntons les paroles, ce que j’ai remarqué dans les sentimens de la reine pour son auguste mère[16]. »

Respect, vénération, culte même, si vous le voulez, mais crainte et non pas tendresse, voilà ce qu’il eût fallu dire pour être dans le vrai.

La grande âme de l’impératrice a dominé sa famille et son empire pendant un règne de quarante années qui parcourut avec calme et fermeté une révolution d’éclat et de revers. Sa vivante et austère image plane encore de nos jours en Autriche à l’instar d’une sorte de palladium, mais plus imposante que touchante, comme chez nous la figure olympienne de Louis XIV. Malheureusement elle avait fort négligé l’enfance de Marie-Antoinette, sa dernière fille, et ses vives sollicitudes pour cette princesse ne se sont guère éveillées qu’à partir de l’heure où l’enfant fut destinée au trône de France. La souveraine songeait alors, avec chaleur il est vrai, mais un peu tardivement, à payer les dettes de la mère.

Le 21 avril 1770, jour du départ de la jeune archiduchesse-dauphine pour la France, Marie-Thérèse lui remit un papier renfermant un règlement à lire tous les mois et remplis des plus sages conseils[17].

La suite de la correspondance de Marie-Thérèse avec Marie-Antoinette est animée souvent de cette raison suprême, de ce sens droit et ferme qui avaient donné le vol à sa politique, avaient fait d’elle la mère de la patrie et lui avaient valu d’être proclamée un des grands hommes de son siècle. Aussi lit-on généralement ses lettres avec un mélange d’émotion et de respect. Au début, le 1er novembre 1770, elle l’encourage par des paroles toutes charmantes, puis viennent les plus sages conseils; mais par-dessus tout dominent les vifs reproches, les gronderies incessantes, parfois amères. Trop obéissante aux suggestions d’une maternité jalouse, trop crédule aux dénigremens envieux qui empoisonnaient la vie de sa fille, trop facile à prêter l’oreille aux mauvais propos et aux calomnies venues d’informateurs maladroits et trop zélés ou des gazetiers de Berlin et de Cologne, Marie-Thérèse fatiguait la pauvre Marie-Antoinette de remontrances non toujours méritées, et qui n’avaient d’intermittences que les jours où la mère pressentait qu’elle aurait à réclamer l’intervention de sa fille pour quelque service politique. Elle la voulait aimable, gracieuse, plaisante et accorte à tous; elle la voulait amusante, comme elle dit dans ses instructions, et elle, femme triste, âgée, toujours assombrie sous les livrées de son veuvage, elle l’excède et l’effarouche de vertes admonestations sur ce qu’elle se plaît trop à la jeunesse, aux amusemens du bal, à la toilette, aux courses à cheval, que cependant ne désapprouvent ni le roi ni le dauphin. Elle la fait morigéner par son ambassadeur Mercy, chargé de lui parler clair[18]. Plus tard, elle lui reproche âprement d’être séparée de lit avec son mari, comme si c’était sa faute; puis, revenant sur ses courses à cheval au bois de Boulogne avec cet aimable étourdi de comte d’Artois, elle écrit de sa meilleure plume à la pauvre jeune reine qui n’y entend pas malice : « Ce lit à part, ces courses avec le comte d’Artois ont mis d’autant plus de chagrin dans mon âme, que j’en connois les conséquences et ne saurois vous les présenter trop vivement pour vous sauver de l’abyme où vous vous précipitez[19]. »

La sauver de l’abîme ! à propos de courses à cheval faites, de l’aveu du roi, au milieu de groupes nombreux d’hommes et de femmes de la cour ! Il y avait de quoi transformer toute arrivée de courrier en un sujet de fièvre. Il est vrai que les saillies et pétulances du comte d’Artois allaient parfois jusqu’à l’indiscrétion ; mais on sait par la reine elle-même avec quelle fermeté elle les réprimait. « Le comte d’Artois, disait-elle à Marie-Thérèse, est turbulent et n’a pas toujours la contenance qu’il faudrait ; mais ma chère maman peut être assurée que je sais l’arrêter dès qu’il commence des polissonneries[20], et loin de me prêter à des familiarités, je lui ai fait plus d’une fois des leçons mortifiantes en présence de ses frères et de ses sœurs[21]. » L’impératrice lui a recommandé d’être attachée à ses tantes, « princesses, avait-elle dit, pleines de vertus et de talens ; » puis un jour, la croyant gouvernée par elles, la voilà qui se répand en dures paroles sur ces princesses, « qui ne se sont fait estimer ni de leur père, ni du public, ni aimer dans leur particulier, qui se sont rendues odieuses, désagréables et ennuyées pour elles-mêmes et l’objet des cabales et tracasseries. » C’étaient là, il faut le reconnaître, de bien dangereuses suggestions contre la famille au sein de laquelle la jeune Marie-Antoinette était appelée à vivre. Grave inconvénient que de faire la guerre de loin : on court le risque d’être mal informé, de mal voir ou d’exagérer et de dicter de fausses démarches. Les paroles de l’impératrice auraient pu pousser trop loin la dauphine ; mais déjà les jalousies de la tante Adélaïde et ses dénigremens souterrains avaient éveillé les défiances de Marie-Antoinette, et lors de la disgrâce des Choiseul elle s’était trouvée dans l’isolement et traitée en étrangère. Au mois de décembre 1771, ses yeux s’étaient entièrement dessillés : elle avait compris qu’elle aurait gâté auprès des tantes « le fond de tendresse et de bonté » dont l’avait dotée la Providence, et qu’elle était traitée en enfant et en poupée. Alors, sans blesser aucun de ses entours, elle s’enveloppa prudemment de silence et voila son cœur.

Une autre pierre d’achoppement pour elle était la présence de Mme Du Barry. Nous reviendrons avec développement plus loin sur cet intéressant détail à propos d’une lettre controversée relative à cette favorite.

Occupons-nous maintenant d’un point non moins discuté, à savoir la différence d’esprit et de ton qu’on trouve entre les lettres publiées à Paris et les lettres publiées à Vienne. On n’écrit pas toujours d’un ton uniforme, même à sa mère, à plus forte raison à sa sœur. Lorsque dans les lettres en question cette différence se manifeste, elle est relative, elle est sans disparate criante, et d’ailleurs s’explique. On a exagéré dans tous les cas, et voir de plano des apocryphes en des lettres parce que l’identité de manière et de style avec d’autres lettres du même personnage n’est pas absolue serait de tout point déraisonnable. Le plus souvent, quand Marie-Antoinette écrivait à sa mère, dont elle avait peur, elle se mettait tout d’abord sur la défensive et s’efforçait à plus de réserve; elle se faisait en quelque sorte plus Allemande pour lui complaire. Le critique persiste néanmoins à dire que le contraste du tour et des idées est continuel et frappant entre les lettres de différente origine. Eh bien ! pour ma part, après une nouvelle étude comparative des textes, je ne puis pas ne point persister dans l’opinion contraire, qui est également celle de M. Charles de Mazade, comme celle d’autres esprits élevés non prévenus[22].

M. Geffroy a exagéré en relevant quelques-unes des prétendues disparates et dissonances. Il s’est étonné de ce qu’en général chacune des lettres françaises traitât « d’un sujet particulier; il y en a une, dit-il, sur la vie de Compiègne, une sur le mariage du comte de Provence, une sur une prise de voile à Saint-Cyr, une sur madame Elisabeth, » tandis que les lettres allemandes traitent de plusieurs sujets à la fois. Pourquoi pas? et qu’y a-t-il là qui doive surprendre? D’abord ce ne sont pas toutes des espèces de monographies, comme le critique se plaît à le remarquer; tant s’en faut : sur cent, il en relève quatre. Qu’est-ce à dire? Est-ce que des lettres familières seront toutes forcément taillées sur le même patron? Sont-ce donc des épîtres, des essais de rhétorique à la façon des lettres de Pline? Prétendra-t-on que la libre allure ne soit plus le caractère du genre épistolaire, cependant soumis à tant d’influences et de variations? La mobilité d’humeurs et d’impressions ne sera-t-elle plus l’attribut de la nature humaine? J’avoue que les phrases détachées par M. Geffroy, l’espèce de cahier d’expressions qu’il a relevées, n’ont rien qui me choque. Marie-Antoinette, au témoignage de Sénac de Meilhan, avait quelque chose qui tenait de l’inspiration et qui lui faisait trouver au moment ce qu’il y avait de plus convenable aux circonstances. En un mot, chez elle l’âme dominait l’esprit. Aussi ne m’étonné-je pas de l’exclamation : « O ma bonne mère! » qui lui échappe sous la première impression de la mort du roi et de son propre avènement au trône, à un âge si tendre, tandis que, dans la lettre qu’elle écrit, quatre jours après, à sa mère, elle débute par l’entrée ordinaire : « madame ma très chère mère. » Autre moment, autre mouvement de l’âme, autre langage. A côté de cela, elle aura ses échappées de sève juvénile. Qu’elle ait jeté sur le papier le fusain du comte d’Artois, « qui, toujours monté en gaîté, a un mot sur tout, est léger comme un page, et s’inquiète peu de la grammaire ni de quoi que ce soit » (notez qu’il venait d’être question de grammaire, à propos d’une faute de langue sur laquelle le précieux comte de Provence avait repris sa sœur Clotilde, qui de confusion ne savait où se cacher); qu’elle ait remarqué aussi que ce dernier prince « se livre peu, se tient dans sa cravate et glisse sur ses pointes » (se tenir dans sa cravate, expression courante; glisser sur ses pointes, autre locution technique et banale, pour rendre la marche des talons rouges, corps en arrière, cou-de-pied tendu); qu’elle ait décrit encore la comtesse d’Artois lors de son entrée en cour : « toute petite de taille, avenante de figure et fraîche comme une rose, avec un nez qui n’en finit pas; » je ne vois là que des lieux communs d’enfant espiègle un jour de gaîté. Tout au plus soupçonnerais-je que le crayon de l’abbé de Vermond eût passé par là, ou plutôt que la mémoire de l’écrivain eût fait les frais du style. La dauphine, si neuve encore dans le pays, était à cet âge tendre où l’on n’est pas toujours entièrement soi-même, et il ne serait pas surprenant que ses entours eussent un peu déteint sur elle. Il ne faut pas oublier en effet qu’elle avait eu tout d’abord pour dame du palais et malheureusement pour favorite cette étrange duchesse de Pecquigny, enjouée, piquante, emporte-pièce, qui s’exhalait en bons mots et en portraits plaisans, et qui l’avait rendue ironique et frondeuse. Femme singulière, en vérité, que cette duchesse de Pecquigny, non moins spirituelle et sarcastique que sa belle-mère, la fameuse duchesse de ce nom, depuis duchesse de Chaulnes, et enfin « la femme à Giac, » comme elle se qualifiait elle-même, dont l’esprit, suivant la marquise Du Deffand, « ne pouvait être comparé qu’à l’espace, en avait pour ainsi dire toutes les dimensions, la profondeur, l’étendue et le néant! » Marie -Antoinette comprit un jour ou l’on comprit pour elle le tort que lui faisait cette amazone de l’épigramme et de la moquerie. Elle s’en sépara et fit bien, mais l’empreinte était prise et dura, et les sourires qu’elle cachait derrière l’éventail, ceux-là surtout qu’elle laissa encore échapper le jour de la révérence pour le deuil du feu roi, avaient fait une impression si profonde que les douairières retirées en province lui en gardaient encore rancune quinze ans après.

Il est des momens où Marie-Antoinette a des paroles de regret pour le silence et pour la retraite. On en aurait à moins, et qui donc n’a eu de ces momens-là? L’auteur de la critique ne pense point cependant qu’elle ait pu déplorer à son heure « la destinée des filles du trône » qu’elle ait eu « des instans de noir qu’elle avait peine à secouer, » et qu’enfin elle eût voulu « se laisser aller et s’écouter vivre. » Il ne voit là que des mièvreries indignes de la fille de Marie -Thérèse. — Des mièvreries! mais dans la véritable acception du mot ce seraient de petites malices, des légèretés d’enfant : que veut dire ici la critique par l’emploi d’une telle expression pour qualifier des pensées de chagrin et d’ennui? Quant au fond du reproche, je lui en demande pardon, il est injustifiable alors qu’on se souvient des tracasseries que Marie-Antoinette essuyait incessamment dans sa propre famille, quand on connaît son imagination portée à la rêverie, quand on se rappelle la jeune femme s’envolant à son Trianon pour oublier les contraintes du trône, pour se sentir vivre, comme elle disait, pour y être elle-même, quand on se souvient aussi des termes si pleins de sentiment de ses correspondances de tous les temps avec la princesse de Lamballe, avec la duchesse de Polignac, quand on se rappelle surtout encore ces derniers mots romanesques d’une de ses lettres à la duchesse, dont on n’a pas la ressource de nier l’authenticité: « Dans les malheurs qui nous accablent, nous avons besoin de plus de courage que sur un champ de bataille, ou plutôt, à vrai dire, c’en est un réel ici... Il y a des entraves, et des combats continuels à livrer. En vérité, je suis honteuse et indignée du peu d’énergie des honnêtes gens ; une captivité perpétuelle dans une tour isolée sur les bords de la mer serait moins cruelle[23]... »

Mais, m’objectera-t-on, cette lettre est de l’époque virile et affligée; de tels mots alors n’ont rien qui étonne. Eh bien! retournons à ce Trianon, qui lui-même est une démonstration des goûts de la nature et en quelque sorte idylliques de la reine; relisons quelques lignes de ces correspondances avec Mme de Lamballe que nous nous étions tout à l’heure abstenu de reproduire, parce qu’elles sont dans toutes les mémoires, de ces lettres de 1774 à 1785 à propos de Trianon, à propos des jeunes filles qu’elles mariaient de concert, et nous les retrouverons pleines de traits de cette vivacité subitement voilée, de ces sourires en quelque sorte mouillés qui attestent les dispositions tendres, rêveuses, romanesques, mélancoliques même de Marie-Antoinette. — Voyez par exemple cette lettre si charmante : « Je la ferai venir, dit-elle de sa jeune protégée, et sans qu’elle s’en doute nous saurons toutes ses petites affaires de cœur, nous adoucirons tous ses petits chagrins... Le bonheur des autres fait du bien partout, mais il semble qu’il en fait encore plus devant la simple nature et loin du bruit où nous sommes condamnés à vivre. » Et cette autre dont l’heureux possesseur est M. Ambroise-Firmin Didot : « Je veux être marraine du premier enfant de la petite Antoinette. J’ai été tout attendrie d’une lettre de sa mère qu’Elisabeth m’a fait voir, car Elisabeth la protège aussi. Je ne crois pas qu’il soit possible d’écrire avec plus de sensibilité et de religion. Il y a dans ces classes-là des vertus cachées, des âmes honnêtes jusqu’à la plus haute vertu chrétienne. Pensons à les savoir distinguer. Je chargerai l’abbé de travailler à en découvrir[24]. »

Toute la correspondance de Trianon est pleine de ces doux épanchemens d’une Allemande française. Plus tard elle trouve des ex- pressions sublimes qui ont encore été critiquées comme faisant trop saillie, comme trop littéraires ; mais quoi de plus beau, quoi de plus vrai et de plus littéraire que sa réponse : « J’en appelle à toutes les mères qui sont ici? » Et le mot à Mme de Lamballe : « Ne venez pas vous jeter dans la gueule du tigre. » Il faut cependant bien se résigner à reconnaître que Marie-Antoinette avait trop de caractère pour ne pas s’être fait peu à peu un style : style parlé, sensé, ingénieux, avec des éclairs touchans ou naïfs en 1774 ; rêveur, vaporeux même en ses beaux jours contemplatifs de nature et de cœur; plus tard cornélien. Elle avait peu de souvenirs précis littérairement parlant, mais elle les avait pleins de bonheur et d’à-propos. Dans la première période, elle ne se souviendra que par hasard, elle n’aura d’abord que des réminiscences en général toutes féminines et frivoles; elle songera encore aux Contes bleus et à Robinson, ensuite elle s’élèvera à Esther, à Athalie, aux opéras de Gluck, aux vers de Métastase. Plus tard elle aura le langage d’une reine qui est mère, qui a relu son histoire romaine, son histoire d’Angleterre, et certainement Corneille, qu’admirait Louis XVI, et qu’à la même époque ont dû lire Marie-Antoinette et Charlotte Corday.

Et qu’on ne nous dise pas ici que nous peignons un fantôme légendaire, que nous satisfaisons à tout prix une manie romanesque; nous n’avons caractérisé que ce qui est vrai, que ce qui est historiquement irrécusable. Où donc en ce que nous avons rappelé est la mièvrerie? Des mièvreries, des naïvetés, des enfantillages, la correspondance de Vienne en fourmille, et il serait d’ailleurs surprenant qu’il n’en fût pas ainsi. Chaque chose en son temps et à sa place! Soyons pratiques et ne mentons pas à la nature. Peignons des êtres vivans dans toutes les conditions de l’humanité et non pas des statues. Traduisons la vérité comme elle arrive dans le monde des faits, avec tous ses caprices et ses hasards, avec ses influences impérieuses et dominatrices, comme avec ses causes secondaires, toujours désavouées, toujours puissantes. Personne n’est tout d’une pièce. Marie-Antoinette ne l’était pas, ne le pouvait pas être. Elle était femme, et, comme nous l’avons déjà dit, la plus réellement femme qui ait orné un trône.

Aux portraits qu’en se jouant elle a faits en 1771 de M. de Provence, du comte et de la comtesse d’Artois, M. Geffroy oppose les lignes, qu’il appelle « sanglantes, » écrites par elle quatre ans après contre le premier de ces princes, qui « n’a pas les inconvéniens de la vivacité et turbulence du comte d’Artois, mais qui à un caractère très faible joint une marche souterraine et quelquefois très basse, qui emploie pour faire ses affaires et avoir de l’argent de petites intrigues dont un particulier honnête rougirait[25]. » Déjà, dès le 21 janvier 1772, elle avait écrit à sa mère : « Je me suis bien trompée sur ce que je vous ai mandé sur le comte de Provence; il s’est beaucoup déshonoré dans l’affaire de Mme de Brancas. Sa femme le suit en tout, mais ce n’est que par peur et par bêtise, étant, comme je le crois, fort malheureuse. Au reste, je vis fort bien avec eux, quoique je me méfie de leur caractère, qui n’est pas aussi sincère que le mien[26]. »

En bonne conscience, y a-t-il là parité de situation? Est-ce que l’Antoinette de 1772 et de 1775 est et peut être la même que celle de 1771? Son esprit d’observation n’ a-t-il pas mûri d’année en année dans cette serre chaude de la cour, et ce qu’elle avait à dire de Monsieur, quand elle l’eut mis à l’épreuve, pouvait-il être ce qu’elle en pensait et disait au début? D’abord elle n’a vu que la figure des princes, plus tard elle a connu leur caractère. Elle a commencé par d’innocentes gaîtés, elle finit par des paroles de gourdin. Et dans ce sens l’adversaire eut pu citer aussi le passage écrasant de la lettre à Mme de Lamballe, lettre tombée de la chevelure de la princesse dans le sang, quand elle fut massacrée[27] : « Je n’ai pas changé d’avis sur ce dont je vous ai parlé, puisque les choses sont toujours les mêmes. Soyez sûre, ma chère Lamballe, qu’il y a dans ce cœur-là plus d’amour personnel que d’affection pour son frère et certainement pour moi. Sa douleur a été toute sa vie de ne pas être né le maître, et cette fureur de se mettre à la place de tout n’a fait que croître depuis nos malheurs, qui lui donnent l’occasion de se mettre en avant[28]. » Tout cela est également vrai suivant la diversité des circonstances, des temps et des personnes, et de toutes ces lettres le critique eût dû dire ce qu’il a dit d’une seule, à savoir : qu’elles respirent la vérité morale.

C’est en vain qu’aujourd’hui, pour décréditer la correspondance d’origine française, on voudrait lui faire un crime du ton léger de quelques-unes des lettres qui la composent, la seconde édition, maintenant parue, du premier recueil Arneth s’est chargée de répondre pour nous à une pareille prétention. En effet, qu’on lise une certaine lettre, deux même, aux pages 144 et 152 de cette nouvelle édition, et qu’on dise si elles ne donnent pas raison aux prétendus apocryphes français. Elles sont adressées au comte de Rosenberg-Orsini, le même qui avait accompagné en France le jeune archiduc Maximilien et lui avait servi de mentor en février 1775. Ancien ministre de l’empereur à Copenhague, puis ambassadeur à Madrid jusqu’à l’année du mariage de Marie-Antoinette, il avait été ensuite grand-maître de la cour à Florence et finalement favori de Joseph II.

Voici la première de ces lettres, qui est du 17 avril 1775. La reine avait alors vingt ans :

« Le plaisir que j’ai eu à causer avec vous, monsieur, doit bien vous répondre de celui que m’a fait votre lettre. Je ne serai jamais inquiète de contes qui iront à Vienne, tant qu’on vous en parlera; vous connoissez Paris et Versailles; vous avez vu et jugé. Si j’avois besoin d’apologie, je me confierois bien à vous. De bonne foi, j’en avouerois plus que vous n’en dites. Par exemple, mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du roi, qui n’a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques. Vous conviendrez que j’aurois assez mauvaise grâce auprès d’une forge; je n’y serois pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourroit lui déplaire beaucoup plus que mes goûts, qu’il ne désapprouve pas……………

« Notre vie actuelle ne ressemble en rien à celle du carnaval. Admirez mon malheur, car les dévotions de la semaine sainte m’ont beaucoup plus enrhumée que tous les bals... »

Cette lettre qui, par son tour français et par le ton, dépasse comme style les lettres de Marie-Antoinette qu’on incrimine avec tant d’ardeur et d’injustice, est authentique; elle est autographe et tirée des papiers de famille des princes de Rosenberg. Personne ne songerait à la contester; mais malheur à elle, si elle se fût avisée de paraître pour la première fois dans les recueils français! On eût crié sur tous les tons à l’apocryphe. Il faudra bien reconnaître maintenant que celle qui l’a écrite n’a pas uniquement l’expression forte et grave; il faudra bien reconnaître que, si en résumé elle montre généralement un genre de style fait de simplicité et de justesse, elle avait aussi dans son âge tendre ses momens risqués de gaîté folâtre et ses étourderies de plume.

Voici la seconde lettre adressée au même personnage, et qui mérite d’être notée au même titre que la première.

« Le 13 juillet 1775.

« ….. Vous aurez peut-être appris l’audience que j’ai donnée au duc de Choiseul à Reims. On en a tant parlé que je ne répondrois pas que le vieux Maurepas n’ait eu peur d’aller se reposer chez lui. Vous croirez aisément que je ne l’ai point vu sans en parler au roi, mais vous ne devinez pas l’adresse que j’ai mise pour ne pas avoir l’air de demander permission. Je lui ai dit que j’avois envie de voir M. de Choiseul et que je n’étois embarrassée que du jour. J’ai si bien fait que le pauvre homme m’a arrangé lui-même l’heure la plus commode où je pourrois le voir. Je crois que j’ai assez usé du droit de femme dans ce moment. »

On a parlé de lettres de caillette; certes je ne me permettrais pas de classer dans cet ordre celle dont on vient de lire un passage et dont le ton général se soutient au même diapason; mais je la renvoie aux adversaires qui nous l’ont eux-mêmes fournie comme argument. En est-il une dans les recueils français si fort incriminés, en est-il d’une telle frivolité d’allure, d’une telle vivacité de ton, sans cependant oublier la précédente où Vulcain et Vénus sont en jeu? Une seule eût suffi pour justifier toutes les autres : en voilà deux. Mais, s’il est possible et probable que Vermond ait mis du sien dans la première, je ne le retrouve plus dans la seconde; il est douteux qu’il eût laissé ces mots : « le pauvre homme. »

Alors, sur cette façon étrange de ménager une audience à un ministre disgracié, et sur le langage un peu leste qu’elle a tenu à l’endroit de son « pauvre homme » de mari, Joseph II, qui a eu communication de la lettre écrite à son favori, se fâche et admoneste vertement « la petite reine de vingt ans. »

L’impératrice-mère n’a pas fini ses remontrances que déjà l’empereur, son fils, plein de zèle, et, il faut le dire, de raison sévère, rude, brutale même, mais affectueuse, a taillé sa plume, pour faire aussi sa leçon avec l’autorité de son âge et de son expérience. La malheureuse jeune femme ne sait plus à qui entendre.

À ces conseils de 1775 Joseph II en ajouta de plus développés qu’il laissa en 1777 entre les mains de sa sœur, et dont il avait gardé copie sous le titre de Réflexions données à la reine de France. Comme sa lettre, cet écrit fait autant d’honneur à son droit sens qu’à sa vive affection fraternelle. Je ne parle pas de la forme qui a toujours la même rudesse et brutalité de paysan du Danube. Passant en revue tous les devoirs que doit remplir Marie-Antoinette, et comme femme et comme reine placée à la tête de son sexe auquel elle doit le bon exemple, il insiste particulièrement sur sa tenue publique et privée, sur sa conduite envers son mari, sur le scandale de sa présence aux bals de l’Opéra.

Et toutefois, en même temps que Joseph II écrivait ces paroles confidentielles, la grande Marie-Thérèse rendait compte, le 21 août, à Marie-Antoinette, de l’enthousiasme que rapportait l’empereur de sa première visite à la cour de France. « Il est bien content du roi, surtout de sa chère et belle reine, disait-elle; s’il trouvait une femme pareille, il passerait d’abord aux troisièmes noces. » —Mais il l’eût voulu parfaite.

Ainsi, au milieu des rayons de lumière que répandent les documens nouveaux sur la première jeunesse, si pure, mais un peu légère de Marie-Antoinette; sur le procès de révision qui s’agite de nos jours, il y a des ombres. Les indiscrètes révélations que Joseph II redoutait, du vivant de sa sœur, la postérité les recueille. Le mot fâcheux qui lui a échappé, elle ne l’eût point dit le jour où, s’ ouvrant à Mme Campan et à son beau-père, elle voulait recevoir leurs complimens sur ce « qu’enfin elle était reine de France et qu’elle espérait avoir bientôt des enfans[29]. » Reine nominale, sans être jusqu’en 1777 la femme du roi, à côté d’une belle-sœur qui donnait des princes à la famille royale, elle portait alors au cœur la vague inquiétude et la douleur poignante d’une destinée non accomplie; il lui manquait cet intérêt domestique et en même temps public qui relève la dignité de la femme, la majesté de la reine, qui lui fait prendre au sérieux son grand rôle social. Elle cherchait à s’étourdir. Mère, elle fut transfigurée, et c’est seulement alors qu’elle devint entièrement elle-même, qu’elle grandit de tout l’orgueil de sa situation nouvelle. À ce mot fâcheux sur le roi opposez tant d’autres bonnes paroles sur Louis XVI, opposez ce qu’elle écrivait à Rome en décembre 1790, à la duchesse de Fitz-James :

« J’ai été si touchée ce matin que j’ai oublié de vous parler d’une chose qui me tient pourtant fort à cœur. Vous savez que souvent je vous ai parlé du roi et de ma peine de voir qu’on est si injuste pour lui. Tâchez donc, dans votre conversation, de bien prouver qu’il n’est pas si insouciant qu’on le dit, et qu’il est aussi malheureux qu’il peut l’être, car c’est bien vrai. »


V.

Il est un point à signaler, beaucoup plus important que les adversaires n’affectent de le reconnaître, à savoir que les lettres du recueil viennois ne sont guère, à le bien prendre, qu’un triage anciennement fait des plus intimes et secrètes, où l’éditeur, par respect pour ses lectrices, a dû beaucoup élaguer. Malgré le tact qu’il a su mettre dans ses omissions, il n’a déjà que trop laissé de ces détails incompatibles avec la publicité. Ce n’est donc là en fin de compte qu’une minime portion des correspondances échangées entre Marie-Thérèse et Marie-Antoinette.

Arrêtons-nous un instant et comptons.

Le volume ne se compose, avec les additions de la seconde édition, que de soixante-treize pièces de Marie-Thérèse et de quatre-vingt-quatorze de Marie-Antoinette. Or celle-ci écrivait régulièrement tous les quinze jours par les courriers de la maison d’Autriche, sans préjudice des envois par les courriers français, par les occasions, par la poste. A ne supputer, à la dernière rigueur, que deux lettres par mois, il devrait, en dix ans (de 1770, époque du mariage de Marie-Antoinette, à 1780, date de la mort de sa mère), il devrait se trouver deux cent quarante-deux lettres de la reine de France. Et de fait on constate que, dans cette correspondance de la mère et de la fille, les épîtres sont loin de se toujours répondre. Ainsi Marie-Thérèse a écrit le 9 juillet et le 17 août 1771. Dans ces mois-là, nulle lettre de la dauphine. Sa dernière était du 21 juin; la première qui vient ensuite est du 2 septembre. Des lacunes se succèdent ainsi, d’une part et de l’autre, de trois mois en trois mois, de quatre mois, de cinq, même de six : preuve évidente que le cahier de copies fait par Pichler, secrétaire de Marie-Thérèse et chef de son cabinet noir, ne l’a été que longtemps après coup. Quand il le fit, des lacunes existaient déjà dans la collection des originaux, comme cela résulte du défaut de suite des lettres. Depuis la copie faite, nouvelles lacunes : il a disparu encore plus des deux tiers de la correspondance. La preuve, c’est que des quatre-vingt-douze lettres de Marie-Antoinette composant les transcriptions du secrétaire impérial, M. d’Arneth n’a plus trouvé que trente et un autographes. Le reste est copie, toujours copie. Comment les critiques expliquent-ils ces lacunes dans une correspondance de famille conservée en de si inviolables palais ? L’impératrice, diront-ils, aura détruit les originaux, comme elle avait annoncé devoir le faire; mais alors, si elle les voulait anéantir, pourquoi en tirer copie? Or, de ces originaux qui viendraient servir de lien entre les séries française et allemande et dont quelque jour le hasard, cet incognito de la Providence, comme l’appelait Michaud, fera découvrir la partie cachée ; — de ces originaux je possède une pièce : il eût pu tout aussi bien m’en venir trente. Le fait de la possession de cette seule est contre les critiques un argument sans réplique. Ils l’ont si bien senti qu’ils n’ont pas manqué de recourir à leur ressource habituelle : ils en ont nié l’authenticité graphique, arrêt sommaire et de justice commode, mais thèse usée maintenant. Il eût fallu qu’un faussaire, s’escrimant sur le vrai, fût assez devin pour fabriquer tout juste cette lettre et non une autre, celle-là que l’on avait deux fois en copie à Vienne, dans deux séries diverses, l’une connue, l’autre secrète. En résumé l’on comprend que les adversaires n’aiment pas que l’on argumente des lacunes de la collection viennoise; mais, soyons de bonne foi, ces lacunes expliquent et lèvent bien des difficultés et constituent un point capital dans la discussion. Oh! que si les lettres par moi imprimées et qui vont se fondre dans les dossiers Arneth tombaient aux mêmes jours, traitaient des mêmes sujets, en un mot allaient se choquer contre la vraisemblance en faisant double emploi, je comprendrais les airs de dédain et les récriminations de l’attaque; mais il n’en est pas ainsi : les documens que j’ai donnés de la catégorie discutée, en petit nombre du reste, complètent ceux de Vienne; ils en sont des dérivés.

Marie-Antoinette avait bien des motifs, indépendamment de la recommandation que lui avait faite sa mère, pour commencer ses lettres à l’avance et pour varier ses envois : elle recevait de Vienne des lettres par tous les côtés. « Voyant, lui écrit l’impératrice le 4 mai 1773, le tendre intérêt que vous prenez à nous, vous serez servie, et toutes les semaines vous recevrez une lettre de vos sœurs ou frères qui le font avec plaisir pour vous en procurer[30]. » L’ancienne gouvernante, la comtesse de Brandis, était aussi du nombre des correspondantes hebdomadaires. La jeune dauphine n’eut pas toujours ces quatorze ans et demi qu’on rappelle à satiété. A mesure que les mois et les années marchèrent, elle prit l’habitude d’écrire davantage, et elle eut le temps de beaucoup écrire, car elle se couchait fort tard. Elle écrivait mal, mais n’en écrivait pas moins à tout le monde. Le recueil d’Arneth en fait foi, tout incomplet qu’il puisse être.

Pour mon compte, je suis d’avis que beaucoup des lettres dont Marie-Antoinette sema l’Autriche et la France dans ses premières années, lettres variées de ton comme la classe et le rang de leurs destinataires, ne lui appartiennent guère que par la pensée, par l’inspiration et aussi par ces éclairs de raison ou ces saillies de jeune sève dont elle animait le travail de ses secrétaires intimes. Il y a telle de ses épîtres où l’on pourrait suivre le crayon ou la plume de Vermond. Je sais bien qu’on ne manquera pas, sur ce point, de m’opposer la note écrite en novembre 1770 par ce même abbé au comte de Mercy, note dont on semblerait devoir conclure à la négation de toute participation quelconque de Vermond à la correspondance de son élève.

« Je ne suis presque jamais, dit-il, chez Mme la dauphine lorsqu’elle écrit. Elle me fait quelquefois appeler lorsqu’elle finit ses lettres, mais elle observe de me garder fort peu de temps l’écritoire ouverte. Elle me dit quelquefois : On ne manqueroit pas de publier que vous me dictez mes lettres. Cette crainte n’est pas sans fondement ; je ne pourrois pas hasarder d’écrire en présence et sous la dictée de Mme la dauphine, ni même de lui dire ce que j’aurois écrit chez moi. — M. le Dauphin me trouve quelquefois dans le cabinet de Mme la dauphine ; il entre toujours sans être annoncé. — D’autres fois une femme de chambre, un garçon de chambre, entrent pour une commission de mesdames. — Votre excellence connoît notre cour : quels contes ne feroit-on pas si on m’avoit trouvé lisant des papiers[31] ! »

Voilà qui semble catégorique ; mais qu’à ces paroles adroitement combinées du précepteur qui voulait conserver avec sa position la dignité de son élève devant l’ambassadeur, — cet œil inquiet et jaloux de l’impératrice-reine, — qu’à ces paroles, qui de temps à autre ont pu être vraies, on oppose le témoignage de Mme Campan :

« L’abbé de Vermond, dit-elle, revoyait toutes les lettres qu’elle envoyait à Vienne. La fatuité insoutenable avec laquelle il s’en van toit dévoiloit le caractère d’un homme plus flatté d’être initié dans les secrets intimes que jaloux d’avoir rempli dignement les importantes fonctions d’instituteur[32]. »

« Marie-Antoinette, dit à son tour le comte de La Marck, avoit pris une telle habitude de se servir de l’abbé de Vermond et avoit en lui une telle confiance, que c’étoit lui qui faisoit la plupart de ses lettres, qu’elle se bornoit à recopier[33]. »

Qu’on choisisse entre ces témoignages. Notons d’abord que le premier remonte à novembre 1770, c’est-à-dire aux premiers six mois du séjour de la dauphine en France, et que les deux autres sont plus généraux. M. Geffroy dit, pour infirmer celui de Mme Campan, qu’elle était jalouse de Vermond et peut en avoir médit. Elle le peut sans doute, car tout est possible en ce genre à la nature humaine ; mais des conjectures que chacun peut imaginer à sa guise ne sont pas des faits. Le critique ajoute que du reste l’abbé manquait de crédit personnel auprès de Marie-Antoinette et déplaisait à Louis XVI. Il est vrai que Louis XVI, peu communicatif, avait été très longtemps sans lui parler quand il le rencontrait chez la dauphine, parce qu’il le pensait fort engagé dans les doctrines des encyclopédistes. Il est vrai aussi qu’il y avait eu quelque nuage en 1773 entre la dauphine et l’abbé, qu’on avait desservi auprès d’elle et qui ne se trouvait plus assez bien traité ; mais tout se rajusta à merveille par l’entremise de Mercy. D’ailleurs, si Vermond n’eût joui d’aucun crédit auprès de son élève, — de quoi donc M. et Mme Campan eussent-ils été jaloux ? Non, il n’est point exact de dire que l’abbé, si justement goûté par la reine pour son dévouement éprouvé, fût sans influence sur l’esprit de son élève. C’est un paradoxe insoutenable. L’abbé était l’unique confident de Marie-Antoinette ; et bien qu’elle n’eût pas de son génie une idée très élevée, la force de l’habitude et de la confiance l’emportaient. Quoi ! n’avait-il donc aucun crédit, cet homme qui savait.si habilement rester dans la coulisse et que Marie-Thérèse avait « recommandé très particulièrement au comte de Mercy, en lui indiquant qu’il devait d’autant plus le soigner qu’il avait gagné la confiance de Mme la dauphine[34] ? » Une anecdote racontée par Mme Campan atteste en effet le parti que l’ambassadeur en savait tirer auprès de la reine[35]. N’avait-il donc aucun crédit, celui qui traitait d’égal à égal avec les plus puissans et recevait dans son bain des ministres et des évêques, qui a su fatalement porter la reine à de graves démarches dont elle ne pressentait pas les conséquences, qui enfin, à force de patience et d’insinuations, vint à bout de persuader à la reine de faire monter au ministère l’archevêque de Toulouse ? Tous ces faits sont incontestables, et les libelles jacobins du temps prouvent de reste, par leurs violences contre l’abbé, qu’on ne s’y trompait pas. Quant à la participation de l’abbé à la correspondance, elle est tout aussi bien prouvée; elle résulte des témoignages que nous avons rapportés plus haut, elle résulte encore de l’existence de corrections de sa main sur trois lettres de la reine[36]. Libre à nos censeurs d’user ici de leur méthode courante, de crier à l’apocryphe ; mais encore une fois le moyen est caduc, et tombe devant l’examen des pièces. Et toutefois je ne prétends nullement avancer qu’il n’y ait aucune lettre de Marie-Antoinette qui, jusqu’en 1789, époque de l’émigration de l’abbé de Vermond, n’ait porté la griffe de cet abbé. Il me paraît au contraire impossible qu’il n’y en ait point eu que la dauphine, que la reine n’ait réservées et soustraites à ses regards. Qui n’a des secrets intimes? qui n’a plus ou moins son idéal, son rêve, sa joie d’au-delà, son nuage de bonheur, sa vraie couronne de là-haut? Marie-Antoinette avait un peu de tout cela : son aspiration suprême était la gloire d’être réellement reine de France, d’être la mère d’un dauphin, et cette gloire lui était refusée. Ces légitimes épanchemens qu’à peine les femmes se murmurent à l’oreille, ces hontes sacrées qui font monter la rougeur au front d’une fille, même devant sa mère, ne peuvent avoir passé sous les yeux de Vermond. Fiez-vous-en à l’instinct de la jeune femme.

En résumé, la question est ici nettement et catégoriquement posée. De deux choses l’une : ou vous reconnaissez comme étant sorties uniquement de la minerve de Marie-Antoinette ses lettres à Rosenberg, ou vous admettez au contraire que la correction, que la vivacité française du style décèleraient, au moins en l’une d’elles, l’intervention d’une main étrangère. Alors le dilemme est inexorable : il faut nécessairement admettre dans l’un et dans l’autre cas celles des lettres de mon recueil que vous avez attaquées.

Cet art savant, mais dangereux et si plein de chimères de la critique, s’est aventuré à dire que les lettres qu’il attaque ont volé leur semblant d’originalité aux mémoires du temps : — à Mme Campan, à Weber, à la Gazette. M. Geffroy a même été jusqu’à ajouter le nom de ce méprisable et audacieux menteur Soulavie. J’ai déjà répondu à des assertions aussi mal justifiées. Eh ! tant mieux si les lettres sont d’accord avec les chroniques publiques ou secrètes du temps; c’est une preuve d’authenticité de plus. Mme Campan, femme de chambre de la reine, jouissant de cette liberté d’allure de l’intimité dont on ne se méfie plus à force de s’en servir, initiée aux secrets, saisissant à la volée les moindres paroles, lisant probablement les lettres de la reine, Mme Campan, en mesure de tout savoir, tenait note de tout. Et d’ailleurs un tel système de dénigrement ferait courir des risques au livre même de M. d’Arneth. Il serait bien facile en effet, comme je l’ai déjà démontré ailleurs, de le prendre en flagrant délit de concordance, de faits présentés à la fois et dans ses lettres et dans les mémoires ou gazettes. Les critiques, repoussés sur ce point, se retranchent derrière une autre assertion; ce n’est plus tant, disent-ils, cette concordance dont ils accusent les lettres françaises que l’absence complète de tout autre renseignement que ceux que l’on connaissait par Mme Campan : assertion d’aussi peu de valeur que la première, car si les lettres eussent été totalement vides et muettes, on ne les eût pas lues comme elles l’ont été; c’est par elles qu’on a connu le beau mot de Louis XV sur Marie-Thérèse, et vingt autres détails qui ont leur intérêt dans l’ensemble, et qu’il nous serait facile de relever.

La critique revient sur l’éternelle discussion de la lettre de Marie-Antoinette qui parle de Mme Du Barry; elle se refuse à reconnaître qu’avant les temps agités Marie-Antoinette ait fait des minutes ou gardé des copies; elle soutient enfui que la signature des lettres françaises est contredite par celle des lettres viennoises, et que le nom donné par Marie-Antoinette à sa sœur dans les premières n’est pas le nom sous lequel celle-ci était connue, qu’au surplus les deux sœurs n’eurent point entre elles de correspondance. Perçons ce nuage, et la tempête qu’il amasse va s’évanouir.

La lettre sur Mme Du Barry, lettre si vivement controversée, ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Je fais assurément bien bon marché de la variante reparlé, que par pure exactitude matérielle j’avais substituée au mot parlé, imprimé dans un certain nombre d’exemplaires du premier tirage de mon recueil. Tant que le mot n’est accompagné que de l’adverbe jamais, qu’il y ait parlé ou reparlé, c’est tout un dans la question. N’ayant nulle raison, tant s’en faut, de suspecter l’authenticité de la pièce, et ne prévoyant pas qu’elle pût devenir l’objet de tant de récriminations, je n’avais pas songé à la soumettre, comme je l’ai fait depuis, à un conseil de révision sévère; mais aujourd’hui, ayant voulu, avant de reprendre la plume, appeler le clair soleil sur la dispute d’authenticité, j’ai livré cette lettre, avec plusieurs autres, à l’examen d’experts et connaisseurs. Que m’ont signalé ces yeux de lynx armés de verres? Sous des ratures et surcharges ornées d’éclaboussures d’encre, ils ont lu distinctement le mot assez. Il s’ensuit que la phrase, si elle eût été bien transcrite, eût dû se construire ainsi, comme on en jugera par le brouillon original et par le fac-simile : « Je ne vous ai jamais assez reparlé de Mme Du Barry. » Discutez donc maintenant. Les choses les plus simples ne sont pas toujours celles qui apparaissent en premier. Cet exemple, comme tant d’autres déjà cités, ou que je pourrais citer encore, démontre l’attention scrupuleuse que l’on doit savoir mettre dans l’interprétation et l’usage des documens écrits; mais si c’est un tort de ne pas se donner tout le temps de les examiner et contrôler, viser et reviser sous toutes les faces avant de les admettre, le tort assurément ne serait pas moindre de les condamner sans les mêmes et rigoureuses précautions. Cependant, la difficulté matérielle écartée, surgit un point plus important encore : les adversaires attaquent la lettre non plus dans sa partie graphique, mais au cœur, mais dans son esprit. La dispute ne fait que changer de terrain.

La jeune dauphine, cédant à son instinct natif, ne voulait rien avoir affaire avec Mme Du Barry. Aussi, pendant toute l’année 1771, fut-elle continuellement en querelle à ce sujet avec sa mère. Celle-ci voudrait qu’elle adressât la parole à la favorite par déférence pour le roi, qu’elle la traitât avec bienveillance, avec égard, au moins à l’égal des autres dames qui avaient bouche à cour, tandis que Marie-Antoinette, dont l’honnêteté n’avait pas eu le temps de se tempérer de politique et de ménagement pour ce qui n’était pas sa famille, répugnait absolument à faire amitié avec ce qu’elle n’aimait pas. Dès son arrivée en France, alors que Louis XV lui a imposé l’humiliation de s’asseoir à côté de cette femme, sortie, comme Vénus, « de l’écume de l’onde, » suivant le mot rimé par Nivernais, elle écrit à sa mère, un jour de sainte austérité, un jour de confesse[37] : « C’est à faire pitié la faiblesse que le roi a pour Mme Du Barry, qui est la plus sotte et impertinente créature imaginable. » Appuyée, comme elle le doit, sur le bras de son mari, dont les répugnances sont au moins égales aux siennes, Marie-Antoinette ne veut absolument pas plier, car c’est plier, devant le scandale de la favorite. La mère revient à la charge avec une insistance impérieuse. La fille, dont le cœur se soulève, dans la première naïveté de ses impressions, répond qu’elle a des raisons de croire que le roi lui-même (après tout homme d’esprit et d’équité dans son abandon et qui n’exige rien, à cet endroit, du dauphin) ne désire pas qu’elle parle à « la Barry, » comme elle la nomme. Le roi, ajoute-t-elle, « me fait plus d’amitié depuis qu’il sait que j’ai refusé, et si vous étiez à portée de voir comme moi tout ce qui se passe ici, vous croiriez que cette femme et sa clique ne seraient pas contens d’une parole, et ce serait toujours à recommencer. Vous pouvez être assurée que je n’ai pas besoin d’être conduite par personne pour tout ce qui est de l’honnêteté. » Enfin elle déclare qu’elle a parlé à la favorite à Marly. « Je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, écrit-elle en terminant, mais je ne puis convenir de lui parler à jour et heure marqués pour qu’elle le dise d’avance et en fasse triomphe[38]. » Et à ce propos, on comprend à merveille que la dauphine cachât les lettres de sa mère quand elles contenaient sur un pareil sujet des admonestations qui eussent blessé les sentimens de haute pudeur du futur Louis XVI. La lettre de Marie-Antoinette était du 13 septembre 1771; le 30 du même mois, nouvelle lettre de Marie-Thérèse. La grande politique dont l’austérité dévotieuse avait eu, disait-on, avec l’élégance suprême et la toute-puissance de la marquise de Pompadour de si curieux accommodemens, se récrie encore contre les protestations de sa fille : « Vous êtes la première sujette du roi, lui dit-elle, vous lui devez obéissance et soumission, vous devez l’exemple à la cour... Si on exigeait des bassesses, des familiarités, ni moi ni personne ne pourrait vous les conseiller; mais une parole indifférente, de certains regards, non pour la dame, mais pour votre grand-père, votre maître, votre bienfaiteur!... » Et la dauphine, tout excédée qu’elle soit de tant d’insistance sur un sujet qui la blesse et blesse le dauphin, tâche de s’aguerrir contre elle-même. Aux réceptions du mois de janvier 1772, elle prend sur elle et accueille « la Barry » de façon à contenter sa mère, « Vous pourrez bien croire, lui écrit-elle[39], que je sacrifie toujours tous mes préjugés et répugnances tant qu’on ne me proposera rien d’affiché et contre l’honneur. » Paroles bien solennelles qui donnent lia. mesure des révoltes de cette âme candide, neuve aux luttes de la vie! Au mois d’août précédent, l’impératrice l’avait félicitée d’avoir « commencé à traiter poliment le parti dominant, et même adressé quelques propos vagues, ce qui a fait un effet merveilleux[40]. » Ce parti est celui du duc d’Aiguillon, qui fait cause commune avec la favorite et dont les intrigues obsèdent la jeune dauphine; mais celle-ci, qui s’observe, évite tout scandale, s’arme de tact, de réserve et de mesure. « Quand je vous écris, dit-elle, ma chère maman, sur la Barry, c’est à cœur ouvert, et vous pouvez croire que je suis trop prudente pour en parler sur le même ton avec les gens d’ici[41]. »

Un jour, le 7 décembre 1771, elle écrit à sa mère : « Je me suis tenue devant la Faiblesse (sobriquet de cour de la favorite, on n’était pas toujours aussi poli pour ces reines de la main gauche) avec toute la réserve que vous m’aviez recommandée. On m’a fait souper avec elle, et elle a pris avec moi un ton demi-respectueux et embarrassé et demi-protection. Je ne me départirai pas de vos conseils, dont je n’ai pas même parlé à M. le dauphin, qui ne peut la souffrir, mais n’en marque rien par respect pour le roi. Elle a une cour assidue, les ambassadeurs y vont, et toute personne étrangère de distinction demande à être présentée. J’ai, sans faire semblant d’écouter, entendu dire sur cette cour des choses curieuses : on fait foule comme chez une princesse; elle fait cercle, on se précipite, et elle dit un petit mot à chacun. Elle règne. Il pleut dans le moment où je vous écris : c’est sans doute qu’elle l’aura permis. »

Après ce portrait ironique où perce tout le déplaisir qu’elle se sent au cœur contre « la créature, » elle ajoute avec la mobilité de son bon naturel : « Au fond, ce n’est point une méchante femme; c’est plutôt une bonne personne, et l’on m’a dit qu’elle fait beaucoup de bien à de pauvres gens. » Cette bonhomie de jugement si fort explicable chez une jeune femme douce par excellence et qui n’avait de malice que sur les lèvres ne la rendit cependant pas prodigue d’avances pour Mme Du Barry, laquelle de son côté s’efforçait de lui aliéner le roi et ne l’appelait devant lui que la Petite Rousse. Son propre instinct, l’orgueil de race et de rang, d’accord avec l’exemple du dauphin, l’emportèrent. Cependant à la longue la difficulté sembla s’aplanir tant bien que mal, sans que de part ni d’autre on y mît beaucoup du sien.

Voilà donc cette lettre si criminelle aux yeux des critiques. Et vraiment il y a lieu de s’émerveiller de leur appréciation. Que reproche-t-on à la lettre? D’être de ton plus précis et plus littéraire qu’il n’appartient à l’inexpérience de la jeune dauphine. A la bonne heure; mais la pensée est sienne; mais l’amère ironie jetée sur cette cour de hasard va bien à la hauteur de cœur de Marie-Antoinette; mais la lettre n’offre rien qui ne soit selon la portée de la plume mythologique correspondante de Rosenberg; mais, si la main de la dauphine a été aidée, nous savons par qui. Marie-Thérèse avait insisté pour bien faire comprendre à sa fille qu’elle n’exigeait de sa dignité aucun sacrifice de familiarité, encore moins de bassesse. Elle n’a demandé qu’une parole indifférente et de certains regards, non pour la dame, mais pour le roi. L’impératrice n’a plus à se plaindre, la dauphine est restée dans la réserve conseillée par sa mère; elle n’a fait ni trop ni trop peu en traitant avec politesse le parti dominant et la favorite. En résumé, la lettre a toute la vérité morale, toute la vérité historique désirables? En conscience, il fait beau s’étonner du jugement que la générosité charitable de Mme Du Barry arrache à la dauphine; est-ce que l’antipathie chez un noble cœur n’a plus le droit d’être impartiale?

La critique ne se risque pas à affirmer péremptoirement que la reine, à l’époque où elle prit part aux affaires, n’a point écrit des minutes, qu’elle n’a point fait ou fait faire des copies de ses lettres. « Vous me garderez cette lettre : je serai bien aise de la revoir un jour, » disait-elle quand elle se voyait pressée par le prompt départ d’un courrier diplomatique ou de tout autre messager, et qu’elle prévoyait ne pas avoir le temps de faire transcrire un double. On sait qu’elle amassait des dossiers et des notes pour écrire des mémoires. Comme toute âme haute, elle pensait à la postérité. Mais peut-on raisonnablement prétendre qu’elle n’ait jamais fait un brouillon dans les premières années qui suivirent son arrivée à Versailles? C’est le contraire, ce semble, qu’il faudrait plutôt admettre, quand on connaît sa force de volonté à surmonter sa paresse, quand on se rappelle tous les ennuis que sa mauvaise écriture, que ses mauvaises dictées lui avaient valus. Si trop souvent le mouvement de cour dut la distraire et la dissiper, il ne faut pas oublier que, dès l’époque de son éducation à Vienne, au rapport de Vermond, elle se montrait « fort capable de raisonnement et de jugement, surtout dans les choses de conduite[42]. » A Versailles et dans les autres résidences royales, elle écrivait le soir et de bon matin, comme le rapporte l’abbé lui-même. D’ailleurs, une fois reine, elle fut bien plus maîtresse de sa personne; elle avait secoué ces terreurs enfantines qui lui faisaient croire que tout le monde en voulait à ses papiers. Les soins du trône, les audiences, les chasses, les ouvrages mécaniques préoccupaient le roi, et Marie-Antoinette eut bien plus de loisirs, quand il lui plut de s’en créer et de s’isoler. Elle put faire des brouillons ou des copies tout à son aise.

Quelque « pédant » (c’est un mot de M. de Sybel) avait prétendu que les lettres étaient suspectes à raison de l’inexactitude des noms donnés et des signatures. Rappelons d’abord que toutes les filles de Marie-Thérèse avaient reçu le prénom de Marie, et que généralement, dans les relations de pure intimité, elles se distinguaient entre elles par leur second prénom. L’aînée, Marie-Christine, était la Marie par excellence. Marie-Élisabeth, qui habitait un couvent à Inspruck, était désignée sous le nom d’Elisabeth tout court. Une autre archiduchesse avait été nommée Marianne de ses deux prénoms réunis. Marie-Caroline, depuis reine de Naples, était connue sous son second prénom de Caroline ou Charlotte, etc., et la plus jeune, notre dauphine, était l’Antoinette tout court, et même, comme on l’a vu, Madame Antoine; mais quand en France elle eut signé de tous ses prénoms son acte de mariage et que le roi Louis XV eut fixé l’appellation sous laquelle elle serait désignée, l’habitude de famille se relâcha sous sa plume. Le premier billet qu’elle écrivit de Versailles à sa mère, immédiatement après la célébration de son mariage, pour lui annoncer qu’elle est dauphine de France, billet que j’ai relevé sur une copie aux archives de Vienne, portait les deux noms pour signature. Toutes ou presque toutes celles qui figurent au recueil viennois sont Antoinette tout court. Cependant M. d’Arneth a donné le fac-simile d’une lettre au prince de Kaunitz qui est signée de deux noms. Sur les vingt signatures des registres de l’état civil de Versailles, pas une, comme on l’a vu, n’est uniquement Antoinette, et la seule lettre signée entre les vingt-sept écrites par la reine de France à son ancienne compagne d’enfance, la langravine Louise de Hesse-Darmstadt, est signée Marie-Antoinette. La critique tombe d’elle-même; il est maintenant avéré que, pendant un certain temps, la princesse signa tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, et que le caractère même de ses signatures fut très varié, même dans ce qu’elle écrivit un même jour, à une même heure.

Autre objection : le nom de Christine donné seul à l’archiduchesse Marie-Christine, duchesse de Saxe-Teschen, dans les lettres par moi imprimées de Marie-Antoinette à cette princesse. Elle eût dû, objecte-t-on, ne l’appeler que Marie, puisque dans l’intimité de famille elle était la Marie par excellence. Guerre d’épingles! Et d’abord, dans ces lettres elle est appelée tantôt ma chère sœur, tantôt Marie, tantôt, et le plus souvent il est vrai, Christine tout court; mais il ne faut pas oublier que gouvernante de Hongrie, puis des Pays-Bas, elle avait pris ses deux noms, que les actes publics les lui donnaient tous deux, que des lettres d’elle à son mari, aujourd’hui dans les archives de Mgr l’archiduc Albert, sont signées des deux noms, qu’en un livre publié par M. Adam Wolf lui-même, qui depuis s’est fait si disertement son historien, elle est appelée uniquement Christine, jamais Marie, aux mémoires du comte de Khevenhüller, grand-chambellan de leurs majestés impériales, lesquels mémoires constituent le fond du livre. Ce nom de l’archiduchesse Christine, toujours Christine, y revient vingt fois. Or il est peu présumable que le grand chambellan d’Autriche se trompât sur l’appellation affectée à l’aînée des filles de sa souveraine. Passons. Aussi bien y a-t-il mieux que tout cela. Pour le faire court, on allègue qu’à raison de leur différence d’âge, les deux sœurs se sont à peine connues et qu’il n’a pu dès lors exister entre elles aucune correspondance familière et surtout active. Tout au plus avoue-t-on deux lettres ou billets de la reine à sa sœur, une notamment du 29 mai 1790. Sur quoi appuie-t-on une assertion aussi exclusive? Sur l’historien spécial de Marie-Christine, M. Adam Wolf, qui dans les archives de cette princesse, n’a trouvé, en bien cherchant, que «es deux lettres. En effet M. Wolf, attaché à la maison de l’illustre archiduc Albert d’Autriche, post-héritier du cartulaire du duc Albert de Saxe-Teschen, a écrit sur la sœur de notre reine un livre de lecture très agréable, et qui atteste les recherches les plus consciencieuses. Il n’a donné, en fait de correspondance, que ce qu’il a trouvé, que ce que j’ai trouvé moi-même après lui dans les archives. S’ensuit-il absolument et sans réplique qu’il n’y ait eu aucun lien épistolaire entre les deux sœurs, et que pour n’avoir mis la main dans les papiers de Saxe-Teschen que sur une ou deux lettres de Marie-Antoinette, on n’eût pas dû en rencontrer d’autres dans ces archives?

Marie-Antoinette, si gracieuse et si douce, mélange de tout ce qui intéresse et qui charme, s’épanouissait avec ouverture d’esprit et de cœur au milieu de la grande famille de l’impératrice-reine. Déjà elle annonçait ce qu’elle serait un jour, ce qui devait lui valoir quand elle fut dauphine des témoignages si flatteurs de Marie-Thérèse au milieu de ses plus amères gronderies. Telle était la vraie Marie-Antoinette sortant des mains de la nature, la vraie Marie-Antoinette exerçant dès alors les séductions de son aimable caractère sur tout ce qui l’entourait.

Marie-Christine, née en 1742, avait treize ans de plus que Marie-Antoinette, née en 1755, et quand la duchesse quitta Vienne en 1766 après son mariage avec le duc de Saxe-Teschen, Marie-Antoinette avait onze ans. Cette différence d’âge, on en peut juger dans les grandes familles, est bien loin d’exclure les liens étroits entre les enfans. Marie-Christine, dont l’esprit très intelligent avait beaucoup de culture, qui aimait par-dessus tout à parler français et qui dans sa jeunesse ne voulait pas qu’on lui parlât en une autre langue[43], servait à sa plus jeune sœur comme de seconde mère, alors que Marie-Thérèse était absorbée par les soins du trône. Elle lui apprenait ses petites leçons, lui faisait réciter des vers, et si elle ne fût pas partie pour la Hongrie, Marie-Antoinette, restée en Autriche, eût fait d’autres pas qu’elle n’en fit dans son éducation. Cependant la duchesse reparaissait souvent à Vienne, à Schœnbrunn, à Laxenbourg, et se complaisait à parachever de temps à autre son œuvre. Marie-Antoinette s’était montrée dès son plus jeune âge amoureuse de l’amitié, et ce sentiment la suivit sur le trône : son attachement pour Christine et la vivacité si aimable de ses affections pour Mme de Lamballe et Mme de Polignac en sont la preuve. Ce besoin d’épanchement et d’intimité elle le satisfaisait avec la plume quand elle ne pouvait le faire autrement. Pour aider à rendre invraisemblable et supprimer toute correspondance entre l’aînée et la plus jeune, M. Geffroy introduit une autre correspondance. « On a beaucoup de preuves, dit-il, que Marie-Antoinette en entretenait une assez active, et qui n’est pas publiée, avec Charlotte de Naples. » On est, à cet égard, réduit à des conjectures, car pour des preuves il y en a tout autant en faveur de l’une que de l’autre de ces correspondances, et forcément une première admission entraîne celle de toutes les deux. Sans doute M. Geffroy se fonde-t-il sur la mention, au recueil Arneth, de l’envoi de quelques lettres de Marie-Antoinette allant à Naples par Vienne, chemin bien détourné, mais qui avait l’avantage de les pouvoir faire passer par l’étamine du cabinet Fichier. Sans doute se fonde-t-il encore sur le passage suivant des instructions de Marie-Thérèse, remises à la dauphine le jour de son départ pour la France : « Je ne crois pas que vous deviez écrire à votre famille hors des cas particuliers, et à l’empereur (Joseph II), avec qui vous vous arrangerez sur ce point. Je crois que vous pourriez encore écrire à votre oncle et à votre tante[44], de même qu’au prince Albert[45]. La reine de Naples souhaite votre correspondance. Je n’y trouve aucune difficulté : elle ne vous dira rien que de raisonnable et d’utile. » Suivent de pompeux éloges de la reine de Naples[46].

Marie-Caroline, spirituelle, brillante, démonstrative, le cœur gonflé de passions et d’orgueil de race, hardie et poussée par un besoin effréné de mouvement, était un des instrumens que Marie-Thérèse se réservait de mettre en œuvre pour sa politique. Les yeux toujours tournés vers l’Italie, l’impératrice avait compté que par elle il lui serait facile de conduire le cabinet sicilien, et elle eût souhaité qu’une si bonne élève qui avait dominé sans peine l’indolence et l’indécision de son mari, le pauvre Ferdinand IV, correspondît avec Marie-Antoinette, et pût exercer quelque influence sur cette jeune princesse, dans les intérêts d’une politique commune. On trouve en effet au recueil Arneth, cinq ou six mois après le mariage de la dauphine, la mention d’une lettre de Caroline que Marie-Antoinette a communiquée à sa mère[47]. Il y a encore, passim, le rappel de quelques autres lettres allant ou venant sur la route de Naples. Néanmoins l’impératrice ne réussit pas du côté de la reine Charlotte à l’égard de Marie-Antoinette : la reine de Naples, importunée d’entendre parler sans cesse du charme et de la beauté de sa sœur de France, en était jalouse et ne l’aimait pas. Sans me montrer aussi absolu que mes adversaires, Dieu m’en garde! sans contester toute liaison épistolaire entre les deux sœurs, je ne puis m’empêcher de douter que leur correspondance ait eu jamais beaucoup d’activité. Toujours est-il que de vieux serviteurs de l’ancien gouvernement napolitain antérieur au règne de Murat m’ont affirmé qu’aux archives de la maison de Naples on n’a jamais possédé de Marie-Antoinette qu’un petit nombre de lettres sans nul intérêt général, et qui roulaient sur des notifications d’événemens de famille ou des envois de poupées de modes. Dans tous les cas, une correspondance à laquelle la défiance de Marie-Thérèse faisait faire l’étrange détour de Vienne n’eût pu guère, ce semble, offrir un caractère d’abandon bien familier.

Quant à Marie-Christine, Marie-Antoinette en reçut au mois de novembre 1770 une table en présent[48]; elle dut écrire pour remercier, comme elle avait écrit à sa sœur de Parme en pareille occasion. J’ai cherché en vain cette lettre aux archives de l’archiduc Albert d’Autriche. — Le 15 août 1789, elle veut écrire à sa sœur de Bruxelles, et elle demande au comte de Mercy l’adresse de cette sœur, en cas qu’elle soit encore à Spa ! — Le 13 octobre même année, elle dit au même ambassadeur : « Voici une lettre pour Bruxelles ; je suis bien inquiète de ma sœur. » — Le 11 janvier 1791, elle écrit encore à Mercy, qui est à Bruxelles : « Vous recevrez une cassette... vous la remettrez à ma sœur pour moi, » — Au même, le 5 septembre 1791, elle écrit de nouveau : « Quant au nécessaire, si vous pouvez obtenir qu’il vous arrive, c’est vraiment un présent que je fais à ma sœur, et je serai bien aise qu’elle s’en serve. »

Ce sont là, ce semble, des preuves irrécusables qu’il y eut entre les deux sœurs de nombreuses occasions de relations épistolaires. Où sont les lettres qui ont été écrites et devraient se trouver aux archives de Saxe-Teschen? On n’a pas non plus oublié cette visite faite à Marie-Antoinette par Christine et son mari, visite projetée depuis 1780 et remise d’année en année à cause des difficultés d’étiquette, toujours faciles à lever pour un homme au moyen de l’incognito, mais inextricables pour une femme qui n’était pas tête couronnée. Eh bien! cette entrevue, qui eut lieu en 1786, avait laissé des traces de la main de la reine, puisqu’une lettre de Joseph II, copiée par moi chez Mgr l’archiduc Albert et imprimée à la page 120 de mon troisième volume, dit formellement que la reine avait écrit à sa sœur pour l’inviter. Où est la lettre de Marie-Antoinette? On la chercherait en vain où elle devrait être.

Ne trouve-t-on pas encore une preuve nouvelle de l’existence des relations écrites entre les deux sœurs dans l’anecdote de ce riche négociant des colonies, M. Péraque, père de M. d’Oudenarde, qui, venant de Bruxelles à Paris lors des premières commotions de 89, fut averti à un relais que tout porteur de lettres à l’étranger, surtout pour la reine, courait le risque de la vie. Or il avait dans son portefeuille une lettre de l’archiduchesse Christine pour Marie-Antoinette. Alors il prit sur lui de la décacheter, fit l’effort surprenant pour son grand âge de l’apprendre par cœur, la transcrivit à Paris et porta sa copie à la reine émerveillée[49].

Ce n’est pas tout, Marie-Thérèse avait stipulé dans ses instructions de 1770 à la dauphine qu’elle pourrait écrire au prince Albert; elle a donc dû lui écrire. Encore une fois, où sont les lettres? Nulle trace ni de cette correspondance ni de celle de la reine, hormis la lettre du 29 mai 1790, pas même de ces communications d’étiquette ou de familiarité des événemens de famille. Est-ce naturel? Est-ce explicable? Est-ce possible? N’est-il pas évident que tout un dossier a disparu.

On objecte, il est vrai, le passage obscur et équivoque que j’ai cité moi-même (t. III, p. 132) des mémoires manuscrits du duc de Saxe-Teschen, duquel il semblerait résulter que Christine n’aurait guère été à même de connaître cette sœur avant son départ de Vienne, — et qu’avant ce départ de mauvaises langues l’auraient prévenue contre Marie-Antoinette, comme si tous les enfans de Marie -Thérèse, élevés avec la simplicité lorraine, ne vivaient pas, quel que fût leur âge, en cercle de famille, comme si une sœur aînée, une femme de vingt-quatre ans, pouvait entretenir des préventions malignes contre une petite sœur, contre une enfant de onze ans, si douce, affable et avenante! On comprend à merveille la diversité de nuances dans l’amitié de deux sœurs si différentes d’âge; mais le temps a bientôt rétabli le niveau. Du reste, le duc n’a déclaré formellement en aucun endroit de ses mémoires que, depuis son mariage avec Christine, il n’ait point existé d’intimité entre les deux sœurs. Ne tombe-t-il pas d’ailleurs sous le sens que, si elles eussent été étrangères l’une à l’autre, l’impératrice n’aurait pu songer à mettre le mari sur la liste, si restreinte, des correspondans de la jeune dauphine partant pour la France ?

Quant aux prétendues préventions sur lesquelles il y a évidemment erreur de date, on était loin encore, lors du mariage de Christine, on était loin du temps de triomphe de la jeune archiduchesse, loin du temps de son brillant établissement politique, dont toutes ses sœurs devinrent jalouses, et de cette jalousie il paraît certain que Marie-Antoinette soupçonnait Christine de ne pas avoir été tout à fait exempte[50]. Mais les liens de famille n’étaient pas brisés pour si peu, et la courtoisie de cour, qui après tout est celle de tout monde qui sait vivre et celer au besoin une pensée secrète, ne restait point pour cela en arrière. Que les mauvais discours semés plus tard contre la malheureuse Marie-Antoinette et qui retentissaient si vite, accrus sur la route en passant par les correspondances particulières et par les gazettes de Prusse, aient inspiré de loin à l’aînée des sœurs des préventions contre la plus jeune, cela se conçoit; mais de l’aveu du mari, l’aînée en était revenue. La suspension que l’on remarque dans leur correspondance, et qui s’est renouvelée à l’époque du grand litige avec la Hollande, fixe la date de ces soupçons, dont les charmes de l’entrevue firent évanouir les dernières traces.

Les critiques contraires à l’existence de rapports épistolaires entre les deux sœurs tombent donc d’elles-mêmes. On ne saurait être plus favorable à une autre opinion que met en avant l’auteur des articles au sujet de l’affaire du collier. Pour ôter tout crédit aux lettres de la reine, de source française, relatives à ce terrible drame précurseur de tant de maux, M. Geffroy part du plus faux point de vue. « On se tromperait singulièrement, dit-il, si l’on croyait que la reine y eût attribué une si grande importance et en eût été émue jusqu’à l’excès. » Et là-dessus il s’appuie de l’analyse de quelques lettres écrites à ce sujet par Marie-Antoinette à Joseph II, et il en fait ressortir, en faveur de sa thèse, le ton calme et ce qu’il appelle « l’indignation sobre et contenue. » L’histoire ne saurait se plier à être ainsi méconnue. Quoi! vous n’avez pas toutes les lettres, et vous tenez un tel langage qui ne tendrait à rien moins qu’à travestir les faits et réduire une affaire si grave à la proportion d’une anecdote! La reine n’aurait traité que d’un air dégagé l’arrestation en plein palais, en habits pontificaux, d’un grand-aumônier, d’un cardinal, allié à tous les plus grands du pays, et dont les périls, elle le savait bien, avaient remué jusqu’à la révolte la plus haute société, la cour, le parlement! Quoi! le coup terrible de cette affaire qui avait livré son nom royal en proie aux plus abominables calomnies aurait glissé sur son cœur sans laisser de traces ! Les témoignages unanimes des contemporains ne seraient qu’un vain murmure! Lisez donc les mémoires du temps. Eh ! ne voit-on pas que la reine avait intérêt à se voiler, en cette occurrence, devant ce Joseph II surtout, qui l’avait si rudement flagellée sur sa tenue publique et privée, sur sa présence aux bals de l’Opéra. Voilà de ces paradoxes qui portent malheur.

L’auteur des articles déchire également d’une dent superbe les trois lettres de la reine relatives à Mirabeau[51]. Ces lettres qui proviennent de l’un des agens de confiance de Marie-Antoinette, le général baron de Flachslanden, sont tout aussi authentiques que celles des archives impériales de Vienne, que, dans l’exagération de son système, le critique oppose comme les seules dignes de foi. Je ne demande d’indulgence à personne, et ne m’en soucie point; mais tous les hommes se doivent les égards de la mesure et de la justice. J’ai le droit, pour mon compte, de l’exiger, et j’avoue ne point comprendre le ton absolu avec lequel on se permet de répéter, en parlant de pièces excellentes sorties de sources honnêtes ; « l’œuvre apocryphe, » « les textes apocryphes, » « la correspondance apocryphe, » « les faux, » « les documens supposés. » Il y a là une agression téméraire et provocante dont il faut faire justice. Ne pourrait-on donc discuter sans essayer de flétrir? Ne pourrait-on circonscrire rondement le débat, et la bonne foi comme l’équité ne commandent-elles pas, lorsqu’on oppose un recueil étranger à un recueil national, de laisser à ce dernier la place qui lui est due, de ne pas en parler de façon à jeter un voile général, une entière confusion dans l’esprit du lecteur, de façon à faire oublier que les quatre-vingt-quinze centièmes du recueil proviennent d’archives d’état et de portefeuilles de grandes familles? Malgré cette accumulation de misérables tracasseries, j’achèverai sans broncher l’œuvre de conscience que j’ai entreprise, et qui servira, je l’espère, les historiens à venir. Aussi bien fallait-il une contre-partie aux clameurs de ces classiques de la révolution, de ces hideux hurleurs de l’éloquence des clubs, qu’on affecte d’exhumer et d’exalter de nos jours: les Marat, les Danton, les Anacharsis Clootz, les Saint-Just, les Robespierre, ces saints de la montagne : terribles voix qui chantent le paradis perdu de l’assassinat et du sang. Revenons aux lettres qui parlent de Mirabeau et dont je maintiens l’authenticité. Suivant M. Geffroy, Marie-Antoinette n’aurait communiqué sur ce délicat sujet qu’avec Mercy. Qu’en sait-il? Sa raison est qu’elle n’eût pas voulu l’aire courir le risque de la vie au tribun qui la servait; mais le risque ne menaçait que de Paris à la frontière. Celle-ci une fois franchie, la voie vers Vienne était libre. Or, depuis le 3 octobre 1790, Mercy était parti pour Bruxelles et La Haye. Ce grand épisode malheureusement stérile de la fin du règne de Louis XVI demandait à être étudié d’un autre point de vue. La reine, qui n’avait plus auprès d’elle pour la guider la sagesse de Mercy, était livrée, comme le roi, à tous les tiraillemens de conseils contradictoires. Après l’entrevue de Mirabeau avec la reine, le roi, encore plus que Marie-Antoinette, avait conçu la confiance la plus enthousiaste dans le secours que leur apportait le géant de la parole; mais bientôt, en même temps que la cour recevait, à l’insu de son ministère, les mémoires de Mirabeau, elle accueillait ceux de Bergasse. De là ces tergiversations, cette politique de bascule qui précipita le trône. Mirabeau ne voulait point de la guerre étrangère, qui eût brisé les dernières ressources du pays; mais il ne répugnait pas autant à la guerre civile, qui en eût retrempé les ressorts. Comme première condition au succès de son plan, il avait prescrit que le roi quittât Paris avec la famille royale. Cette pensée d’évasion avait été agitée dès les derniers mois de 89. Il aurait voulu que Louis XVI partît en plein midi, publiquement et en roi, qu’il se rendît soit à Fontainebleau, soit à quelque autre résidence royale, pour de là se retirer sous la protection de troupes fidèles. En vain la reine pressait, le roi ne se déterminait pas, et le projet praticable en 89, praticable encore en 90, cessait de l’être à mesure qu’on laissait monter le flot révolutionnaire. Alors Mirabeau, aigri, désespéré de la marche incendiaire et fatale de l’assemblée, de la torpeur non moins fatale encore du roi, de l’inertie de son ministère, de l’audace des factions bouillonnantes de fureurs et de crimes qui voulaient immoler Marie-Antoinette, Mirabeau ne voyait plus que le tableau du trône abîmé dans le sang.

Une fois 1791 arrivé, l’arrestation de Mesdames à Arnay-le-Duc le 24 février, l’irruption du peuple aux Tuileries, le 17 avril, pour empêcher le voyage du roi à Saint-Cloud, tout concourait à prouver qu’une fuite ostensible serait impossible désormais. Mirabeau était mort le 2 de ce même mois d’avril; mais la question de la fuite avait été agitée auparavant. Le comte de La Marck, envoyé par le roi auprès du marquis de Bouille, dans les premiers jours de février, pour instruire le général de l’entente de la cour avec Mirabeau et se concerter sur la fuite vers Montmédy, avait au retour rendu compte à son ami de tout ce qui s’était passé. Il y a, sur les conseils du grand orateur dans la question de la fuite, un point fort délicat sorti de la récente publication de M. d’Arneth, et qu’il est difficile de concilier avec l’opinion jusqu’ici connue de Mirabeau. On sait, par tout ce que renferme le livre de M. de Bacourt, que le nouveau conseil de Marie-Antoinette répugnait avant tout à la guerre étrangère, et cependant les archives de Vienne nous fournissent la lettre suivante de la reine au comte de Mercy, en date du 12 juin 1790 :

« Il me semble qu’un point des plus raisonnables du plan de M.[52], est, si la paix se soutient entre la Prusse et l’Autriche, d’engager ces deux puissances, sous prétexte des dangers qu’elles peuvent courir elles-mêmes, à paroître, non plus pour faire une contre-révolution ou entrer en armes ici, mais comme garans de tous les traités de l’Alsace et de la Lorraine, et comme trouvant fort mauvais la manière dont on traite un roi[53]. »

Et plus loin, dans la même lettre, elle propose à l’ambassadeur de lui envoyer de nouveau La Marck pour lui expliquer les plans de Mirabeau sur l’Allemagne.

En désespoir de cause et à la vue des circonstances arrivées à l’extrême, Mirabeau aurait-il modifié ses plans et fini par reconnaître, dès le milieu de 1790, qu’il n’y aurait de salut pour la monarchie qu’en s’appuyant vers la frontière de l’assistance d’un cordon de troupes étrangères, l’arme au pied? Des lacunes, qu’on rencontre précisément en ce moment de 90, au livre de Bacourt, dans les mémoires de Mirabeau, empêchent de se bien rendre compte des limites fixées par lui à une semblable concession, si opposée à ses premiers sentimens. Il est plus que présumable que les paroles de la reine vont au-delà de la pensée de son conseil, et néanmoins, quelque atténuation qu’on y apporte, on ne saurait les supprimer tout à fait. Ce qu’il y aurait de mieux à dire, c’est que la reine elle-même dépassait dans son expression sa propre pensée. Et de fait, quand les circonstances devinrent encore plus urgentes, ce n’est point une invasion étrangère qu’elle réclama; elle essaya, comme nous l’avons déjà dit, de combattre en négociant; elle ne cessa de condamner les témérités de l’émigration et de résumer ses efforts, à leur dernière phase, en un congrès armé, en un cordon de troupes étrangères respectant la frontière comme une barrière inviolable.

Le curieux en tout cela, c’est que M. Geffroy se place, en discutant ce grave incident, en plein 91, quand il faudrait se placer en 90. « Nous ne trouvons, dit-il, absolument rien dans le riche recueil de M. de Bacourt qui réponde à de telles vues exprimées par Mirabeau. Il est vrai qu’il y a précisément vers juin 1791 des mémoires perdus. » Je le crois bien, puisque le chaleureux athlète était mort depuis deux mois. Or, comme le critique vient à l’instant même de citer février 1791, comme il vient de rappeler la fuite de Varennes, qui date aussi de juin 91, le mouvement de la phrase fixe le lecteur dans cette année-là. Pur lapsus, dira-t-on, pure inadvertance ou faute d’impression! A la bonne heure; mais vraie malencontre pour un homme qui se pose en critique si minutieux et si rude envers le prochain touchant les dates.

Au surplus, pour être tardive, la fuite qui échoua à Varennes était loin d’être insensée en elle-même, comme l’avance M. Geffroy. Si Louis XVI n’en eût pas fait avorter la réussite, la face des choses politiques était changée; on n’aurait pas eu ce lamentable retour qui fit évanouir les derniers prestiges de la couronne, et la révolution française ne se fût pas noyée dans le sang. Je ne saisis pas bien ce qu’a voulu dire M. Geffroy par « les fausses couleurs d’une mise en scène dramatique » qu’il reproche à mes lettres de la reine sur Mirabeau. Suivant son appréciation, ces lettres seraient entachées de suspicion, en ce que Marie-Antoinette n’avait dû avoir que des relations fort rares avec son frère Léopold, grand-duc de Toscane, et qui n’était monté sur le trône de l’Allemagne que le 20 février 1790. Raison de plus pour ouvrir promptement avec lui sous forme intime et de famille des rapports politiques, afin de le mettre au courant des affaires et de se le concilier, en même temps qu’elle communiquait avec son alter ego, le comte de Mercy. Léopold lui-même avait voulu se mettre en communication avec elle par l’entremise du comte de Durfort. Les lettres qu’il lui écrit sont longues et appelaient naturellement à l’occasion des réponses développées, ce qui n’empêche pas l’auteur de la critique de ne regarder, par conjecture bien entendu, comme vrais que les petits billets retrouvés par M. d’Arneth.

Avant de terminer, j’aurais désiré de remercier M. Geffroy de m’avoir fait l’honneur de citer quelques-unes de mes lettres, — et celle de la reine à Mercy (7 octobre 1789) sur la manière dont elle a été reçue par le peuple à l’hôtel de ville de Paris après le terrible enlèvement de la veille à Versailles, et celle de Joseph II à Christine (3 novembre 89) sur Marie-Antoinette « encore h. la merci de la plus vile canaille, » et celle de cette princesse (juillet 89), dont il exalte avec tant de raison la fierté et dignité de style, au sujet du prince de Lambesc, et celle qu’il cite comme émanant du recueil de M. d’Arneth, bien que, depuis plus de deux ans, elle figurât dans le mien à sa véritable date du 30 juillet 1790 ; mais eût-il été indiscret de s’attendre à ce que M. Geffroy, en les citant, daignât faire connaître où il les avait prises et ne laissât pas croire qu’elles fussent encore un emprunt fait au livre allemand ? S’il les avait trouvées assez bonnes pour en orner son travail, en dépit des dénigremens dont il a cru pouvoir poursuivre le mien, il lui était loisible du moins d’imiter l’exemple de M. d’Arneth qui, en m’empruntant vingt ou vingt et une pièces, n’avait pas commis l’inadvertance de le taire.

Avant le rôle politique où l’entraîna la fatalité, avant les rêves téméraires de réaction et ces terribles menaces de l’avenir sortant de toutes parts des embarras du présent, Marie-Antoinette s’était franchement nationalisée Française, et ce mot sanglant : « l’Autrichienne, » dont les clubs l’avaient poursuivie et qui fit tomber sa tête, n’était qu’un cruel et gratuit outrage. Et cependant M. Geffroy, poursuivant sa thèse, proteste, comme peu vraisemblables, contre les paroles mêmes de cette princesse qui, en présence d’un triomphe de son mari, se dit « Française jusqu’aux ongles. Française avant d’être Allemande. » Qu’il efface donc ce qu’elle a fait pour le souvenir du chevalier d’Assas, et cette grâce tout exceptionnelle dont elle a honoré, bien qu’étranger, le comte Charles de Stedingk, en l’invitant à ses petits soupers, à raison de sa brillante conduite dans nos armées en Amérique ; qu’il efface également ce témoignage du comte de Ségur : « elle me parla du succès de nos armées sur terre et sur mer, et des avantages d’une paix glorieuse pour la France, avec la fierté et le sentiment d’une reine, et d’une reine française[54]. » Qu’il efface donc aussi les paroles si souvent répétées de Marie-Thérèse à sa fille, qui avait oublié l’allemand : « On est étonné du peu d’empressement et de protection que vous avez pour les Allemands[55]. » — « On répète partout que les Allemands ne sont pas distingués par vous ; rendez justice au vrai mérite de cette nation. » — « Faites des bontés à tous les Allemands, surtout ceux de mes sujets et des premières maisons. » — « Ne tombez pas dans les défauts où toute la famille royale de France est tombée depuis longues années. » — « N’adoptez pas la légèreté françoise ; restez bonne Allemande. » — « Ne soyez pas honteuse d’être Allemande jusqu’aux gaucheries. » — « Voyez plus souvent Mercy, ne craignez pas les qu’en-dira-t-on ? » — Laissez-vous conduire par Mercy. » — « Écoutez et suivez les conseils de Mercy ; suivez sans hésiter et avec confiance tout ce qu’il vous dira ou exigera. » Mercy! toujours Mercy! Est-ce que le retour incessant de pareils avis n’est pas la preuve que la dauphine, que la reine ne s’y conformait pas; qu’en un mot elle était trop Française pour la cour de Vienne, qui tentait par tous les moyens de la séduire et d’en faire un des ressorts, une des sentinelles avancées de sa politique à Versailles, et qui n’y réussissait qu’en vaines paroles?

Joseph II, avant d’avoir visité la France, qu’il quitta plein d’étonnement et d’une sorte de jalousie, avait, encore plus que son père, des préjugés contre la nation, et surtout contre les mœurs de la cour de Versailles. En quittant le pays, il exprima d’une manière très nette et très vive l’estime qu’il emportait pour la personne de sa sœur.

« L’empereur, écrivait Marie-Thérèse à Marie-Antoinette, a été touché de vous goûter. Il trouvoit une grande douceur dans votre conversation et amitié. Je ne le trahis pas en mettant ses propres paroles, que je ne pourrois jamais rendre si bien :

« J’ai quitté Versailles avec peine, attaché vraiment à ma sœur. J’ai trouvé une espèce de douceur de vie à laquelle j’avois renoncé, mais je vois que le goût ne m’avoit pas quitté. Elle est aimable et charmante; j’ai passé des heures et des heures avec elle sans m’apercevoir comment elles s’écouloient. Sa sensibilité au départ étoit grande, sa contenance bonne; il m’a fallu toute ma force pour trouver des jambes pour m’en aller[56]. »

Vingt jours avant cette lettre de l’impératrice, Joseph lui-même, s’ épanchant en toute familiarité dans une lettre à sa sœur Christine, lui avait dit :

« La reine est une femme charmante en vérité, et sans sa figure elle devroit plaire par sa façon de s’expliquer et l’assaisonnement qu’elle sait donner à toutes les choses qu’elle dit[57]. » Et plus tard : « Je suis charmé que la reine et ses enfans se portent bien ; mais elle est un peu francisée, et du bon gros allemand il n’y a plus que la figure[58]. »

Ne trouve-t-on pas encore dans les lettres de Marie-Antoinette à sa mère et à sa sœur des mots qui prouvent combien elle était ravie d’être devenue Française? « Je sens tous les jours de plus en plus ce que ma chère maman a fait pour mon établissement. J’étois la dernière de toutes, et elle m’a traitée en aînée; aussi mon âme est-elle remplie de la plus tendre reconnoissance[59]. » Et plus loin : « Quoique Dieu m’a fait naître dans le rang que j’occupe aujourd’hui, je ne puis m’empêcher d’admirer l’arrangement de la Providence, qui m’a choisie, moi, la dernière de vos enfans, pour le plus beau royaume de l’Europe. Je sens plus que jamais ce que je dois à la tendresse de mon auguste mère, qui s’est donné tant de soins et de travail pour me procurer ce bel établissement. Je n’ai jamais tant désiré de pouvoir me mettre à ses pieds, l’embrasser, lui montrer mon âme tout entière, et lui faire voir comme elle est pénétrée de respect, de tendresse et de reconnoissance[60]. »

« Quel bon peuple que les François ! » disait-elle à son entrée en France. « La nation est excellente, dit-elle ailleurs; les critiques et oppositions de mon frère ne font que me renforcer encore dans ces idées. » Plus tard, les élémens de sympathie sont les mêmes.

Que veut-on de plus? Mais quoi! préoccupé d’une pensée d’opposition, on la porte à son insu jusqu’à l’extrême pour achever, s’il est possible, de jeter le doute sur l’authenticité de documens sincères et de déprécier un recueil qui n’a contre lui que le tort impardonnable du succès.

« Prêter à Marie-Antoinette un sentiment libéral, ardent, exclusif, de nationalité française, ajoute M. Geffroy, serait une de ces fausses vues qu’ont autorisées les récentes publications suscitées par la généreuse réaction de notre temps en faveur de sa mémoire. » A la bonne heure : n’exagérons rien de part ni d’autre. Si l’union constante des deux cours de France et d’Autriche n’a cessé de paraître à Marie-Antoinette la condition de leur salut; si jamais elle n’a fait difficulté d’admettre un grand nombre d’étrangers à la cour de Versailles, qu’y a-t-il là d’anti-français? Cette vieille France, l’étranger le sait à merveille, a toujours été l’Eldorado de ce qui vient du dehors. L’affluence des étrangers, souvent même à l’exclusion des nationaux, a toujours été l’un des attributs de notre hospitalité de cour sous toutes les monarchies. Eh! mon Dieu, Française! l’infortunée reine l’a été par sa fille, par ses deux dauphins; elle l’a été même par ses défauts comme par ses qualités; elle l’a été par son caractère, par sa grâce, par son charme, par la mobilité de son esprit. Elle ne demandait pas mieux que de s’assimiler de tout son être aux entrailles du pays. Elle a été tout ce qu’elle devait, tout ce qu’elle pouvait se montrer selon son cœur et selon sa chair au milieu des épouvantables circonstances sous lesquelles était comprimé l’essor de ses sentimens. Elle avait ses préjugés d’éducation, elle avait ce que l’aveugle postérité, qui juge trop à son point de vue actuel, lui a reproché, l’orgueil de race. D’accord. Elle ne s’était pas laissé porter au flot des grandes idées de réforme du siècle; en un mot, la révolution avait marché beaucoup trop vite pour qu’elle en pût suivre le pas.

Enflammé par toutes les grandes pensées qui ont occupé l’esprit humain depuis l’origine des sociétés, saisi de cet enthousiasme philosophique dont l’Amérique devenue indépendante avait donné l’exemple, 89 avait entrepris d’achever l’œuvre de Louis XVI et de Turgot en abolissant à jamais la torture et les corvées; il avait, par l’organe de la constituante, proclamé la liberté des cultes la plus complète, remis la religion à sa véritable place, c’est-à-dire dans le sanctuaire de la conscience, et, prenant la liberté pour but et pour moyen, il avait proclamé la liberté civile pour tous, l’égalité de tous devant la loi, et répandu un bien-être général par la division des fortunes. Mais, encore une fois, la révolution avait marché trop vite pour la reine : elle eut peur des concessions faites, elle eut peur de la guerre civile, elle eut peur de la guerre étrangère et de l’émigration, qui les appelait toutes deux; trop d’horreurs avaient accompagné les élans généreux et calomnié la liberté, trop de fois le couteau lui avait été mis sur la gorge pour qu’elle dût croire que les commotions sanglantes pussent aboutir à étendre et consolider les notions de justice, à placer plus haut l’avenir social. Les surprises de la première heure l’avaient montrée frivole. Elle s’est bien corrigée de ces funestes surprises, elle les a bien expiées par ses luttes, par ses dévouemens héroïques, par les cruelles stations de son martyre de 89, de 91, de 92, de 93. Que de fois, à l’offre de la faire évader avec ses enfans, n’a-t-elle pas répondu que son sort était inséparable de celui du roi de France, et qu’elle ne partirait qu’avec lui! Elle s’est défendue sans jamais frapper, et de fait quel est donc le sang français qui jamais ait pu crier contre elle? M. Cuvillier-Fleury a raison, « le patriotisme l’accusait, la démagogie l’a condamnée, l’humanité l’absout[61]. »

Eh quoi! toutes ces victimes, monarchistes comme elle, livrées aux tigres de la ménagerie de Marat, de Chaumette et d’Hébert, n’étaient-elles donc pas françaises?

Malheureuse reine! calomniée de son vivant, immolée comme trop Autrichienne; trop Française pour les Allemands, aujourd’hui trop Autrichienne encore pour certains critiques français qui, importunés de ce qu’on relève une reine, ne voient que des paroles menteuses et de mélodrame dans de sincères et légitimes accens de douleur et d’angoisse, et qui donnent le nom de période de l’expiation au temps de son emprisonnement, de son procès et de sa mort!


F. FEUILLET DE CONCHES.



Comme il était facile de le prévoir, M. Geffroy a voulu user de son droit de réplique; nous mettons sa réponse sous les yeux de nos lecteurs : ils se trouveront ainsi à même de pouvoir conclure, et auront entre les mains tous les élémens d’information dans ce débat.


Il y a beaucoup de choses dans les nombreuses pages qu’on vient de lire. Je ne dirai qu’un mot de ce qui s’y trouve d’exclusivement personnel et qu’il conviendrait d’écarter d’abord. M. Feuillet répète sans cesse qu’on l’attaque et qu’il se défend; il eût dit plus justement qu’on attaque l’authenticité d’un certain nombre de pièces publiées par M. d’Hunolstein et par lui, et qu’il défend son propre avis. Si j’avais pu ne pas nommer M. Feuillet, je l’eusse fait; mais comment désigner son recueil? Il est clair en tout cas que c’est l’éditeur seul qui a été dénommé, c’est l’éditeur dont j’ai dit les variantes, c’est l’éditeur dont j’ai combattu l’opinion : la personne de M. Feuillet n’a été ici nullement mise en cause. Mon rôle a été fort simple, et le voici dans toute sa sincérité. Amené par les études dont je m’occupais à consulter les livres de MM. d’Hunolstein et Feuillet de Couches, j’ai dû faire un examen scrupuleux des doutes émis en France et en Allemagne, j’ai eu le strict devoir de me former à moi-même une conviction raisonnée, et, cette conviction une fois acquise, de l’exprimer, qu’elle se trouvât favorable ou contraire aux éditeurs français. C’était mon droit, et, je le répète, c’était mon devoir au nom de la vérité, au nom des plus nobles figures historiques, au nom de nos plus graves souvenirs. Ne rendait-on pas d’ailleurs un service à nos éditeurs eux-mêmes en leur démontrant qu’un faussaire les avait trompés? J’ai toutefois voulu, pour ma part, ne présenter d’abord que les considérations morales et littéraires[62]; j’obtenais ainsi ce double résultat d’avoir suffisamment dénoncé l’apocryphe sans avoir dû montrer par le menu les erreurs commises. En présence des premiers doutes, l’un de nos deux éditeurs, M. le comte d’Hunolstein, avait provoqué de lui-même l’examen; M. Feuillet, lui, s’est irrité, et la publicité qu’il a donnée, il y a déjà six mois, à son langage tout au moins peu mesuré, a conduit pour ainsi dire malgré eux dans la carrière ceux-là mêmes qui se proposaient de garder et qui avaient gardé en effet jusqu’alors une excessive réserve. En vérité il ne devra accuser que lui seul si le résultat n’est pas à son entière satisfaction.

J’ai contesté d’abord l’authenticité de quelques lettres attribuées à Louis XVI. Dès le commencement du siècle, une fausse correspondance de ce roi fut fabriquée par Sulpice de La Platière et Babié. Ce dernier a raconté vers la fin de sa vie comment, l’idée leur étant venue à tous deux de hasarder, pour gagner quelque argent, cette petite spéculation, ils se mirent à l’œuvre. « Tous les matins, dit-il, je me rendais chez Sulpice de La Platière, et là, en prenant du thé, nous fabriquions quelques lettres; quand nous en eûmes une quantité suffisante; nous vendîmes notre travail à M. L..., qui nous en donna cent louis. » On n’est pas plus franc; nous aurions besoin, nous aussi, de pareilles confessions et de plus complètes encore, car de nos jours on ne s’est pas contenté d’inventer des lettres, on a fabriqué des autographes.

J’ai discuté en premier lieu une prétendue lettre de Louis XVI affirmant qu’il a été entendre à Paris l’opéra d’Iphigénie en Aulide, de Gluck. J’ai dit : Il est de tradition que le roi n’allait pas de Versailles aux spectacles de Paris; le roi n’assistait pas à cette représentation du 13 janvier 1775; il faut donc que la lettre soit fausse. M. Feuillet répond que le roi y était incognito, « une lettre de Gluck l’atteste. » A la bonne heure, voilà une démonstration. Elle m’étonne, car les journaux du temps, qui ne taisent rien de la cour, parlent au long de cette soirée, énumèrent avec soin les personnes royales qui y sont présentes, et ne nomment pas le roi. Si je consulte le Journal manuscrit de Louis XVI, où sont marquées avec un soin minutieux toutes ses sorties, je lis, à la date du 13 janvier 1775 : « tiré aux lisières, tué 141 pièces; » pas un mot de plus. Louis XVI allant à l’Opéra de Paris après une journée si laborieuse, singulier démenti à toutes ses habitudes. L’incognito m’étonne quand le roi dit à son ministre qu’il a complimenté l’auteur après le spectacle, et qu’on doit préparer un présent; tout cela est d’allure bien officielle après un incognito si sévère;... mais enfin, dit M. Feuillet, il y a une lettre de Gluck. Voyons la lettre. Est-elle de bonne provenance? est-elle autographe? Mais quoi! M. Feuillet ne répond à aucune de ces questions; il ne produit pas même la pièce de lui connue qui serait son seul appui... Que veut-il que nous fassions de sa prétendue preuve? Jusqu’à ce qu’il ait publié ce document avec des témoignages suffisans d’authenticité, nous sommes bien forcés de tenir sa lettre pour entièrement apocryphe. — J’ai contesté ensuite une prétendue lettre de Louis XVI à M. de Breteuil sur le cardinal de Rohan et le tout récent arrêt rendu dans l’affaire du collier. J’ai dit que l’expression de chevalier des ordres du roi appliquée au cardinal, qui était à un double titre commandeur de l’ordre du Saint-Esprit et ne faisait pas partie de l’ordre de Saint-Louis, me semblait être une erreur que le roi n’aurait pas commise; j’ai demandé du moins s’il y avait des textes de nature à autoriser cette désignation. M. Feuillet n’a rien produit qui dissipât mon doute. Quant à la date du 1er septembre, qui ne peut convenir à cette lettre, puisque l’arrêt du parlement est du 31 mai, M. Feuillet répond que cette fausse date se trouve inscrite sur son autographe par une main étrangère, <(celle de je ne sais quel possesseur antérieur. » Il présente la même explication pour la date, également fausse, d’une lettre de Louis XVI sur la procession de la Fête-Dieu. Dans l’un ni l’autre cas, sa réponse ne paraît acceptable. Si en effet ces deux fausses dates s’étaient trouvées d’une écriture différente des textes mêmes, il n’y aurait pas eu lieu pour M. Feuillet de transcrire de pures erreurs commises par le premier venu; M. Campardon, archiviste, et fort compétent en de telles matières, reproduisant dans son livre sur l’affaire du collier l’autographe de la lettre de Louis XVI d’après la collection de M. Feuillet, aurait certainement remarqué cette différence. M. Feuillet lui-même donne encore cette fausse date comme autographe en tête d’une lettre de Marie -Antoinette à sa sœur Marie-Christine, et M. d’Hunolstein, publiant la même lettre, donne aussi les mots : « ce 1er septembre, » comme faisant partie de l’original autographe. M. Feuillet a eu, quant à lui, une telle confiance dans cette fausse date qu’il l’a introduite jusque dans le texte de ses commentaires. « L’arrêt fut rendu, dit-il, le 31 août (au lieu du 31 mai) 1786. » Or, si l’écriture des dates a pu tromper jusqu’à trois personnes expérimentées, y compris M. Feuillet, n’est- il pas évident que c’était par sa ressemblance avec l’écriture du roi ou de la reine? Et s’il en est ainsi, pourquoi ces trois personnes ne se seraient-elles pas trompées également à l’écriture des lettres mêmes? Encore un effort, et M. Feuillet, qui se dit désormais éclairé sur le premier point, ne nous refusera pas le reste. — En tout cas, je recueille en passant un précieux indice en vue de l’utile recherche sur les provenances : cette erreur identique qui se présente sur plusieurs documens de M. Feuillet et sur une pièce importante dans la collection de M. d’Hunolstein, il est clair qu’elle provient d’une même main; si ce n’est pas celle du fabricateur lui-même, c’est du moins celle d’un possesseur commun. Ce possesseur n’est pas M. Feuillet, puisqu’il déclare qu’il a appris pour la première fois l’existence de ces lettres que possédait M. d’Hunolstein par la publication de ce dernier; ce n’est pas non plus M. d’Hunolstein lui-même, puisqu’il dit dans son avertissement: « Toutes les pièces qui font partie de notre collection, nous les avons acquises depuis un certain nombre d’années, ainsi que RI. Feuillet a peut-être pu le savoir. » Ce n’est donc ni l’un ni l’autre; mais il n’y aurait pas besoin de remonter bien haut, car l’heureux et maladroit possesseur a connu l’article Rohan de la Biographie universelle ou bien la continuation de l’Abrégé chronologique du président Hénault; à l’un ou à l’autre ouvrage, où elle se trouve en toutes lettres, il a dû emprunter son erreur.

Pour en finir avec les lettres de Louis XVI, je me suis étonné des changemens pratiqués par l’éditeur dans son second tirage : monsieur Turgot au lieu de mon cher Turgot, et, page 82, monsieur au lieu de mon cher Malesherbes. À cette remarque M. Feuillet reconnaît bien la malignité humaine. Avec un peu de bonne volonté, dit-il, l’explication de ces changemens n’était-elle pas facile à trouver? « Même nombre de caractères, mauvaise lecture, faute typographique... » Comment? même nombre de caractères entre monsieur et mon cher Malesherbes ! M. Feuillet y voit double! D’ailleurs comment s’expliquer la coïncidence de ces fautes typographiques avec la suppression, dans l’introduction du second tirage, des lignes par lesquelles l’éditeur nous avait trop charitablement avertis que les lettres fausses de Louis XVI se reconnaissent souvent à cette expression malséante : « mon cher, » adressée à un de ses ministres ?

Si, pour ce qui regarde ces prétendues lettres de Louis XVI, la cause est entendue, quelle confiance veut-on que nous ayons dans les autres pièces de cette série, lorsqu’on n’indique pas de provenance qu’il soit facile de vérifier? Cela est très fâcheux, car il y en a d’authentiques dans le nombre; mais il devient très difficile de les distinguer. J’en ai retrouvé plusieurs à nos archives générales, avec d’autres qu’on s’étonne que M. Feuillet n’ait pas données. J’y ai retrouvé par exemple cette lettre de Louis XVI à Bailly, Marly, 16 juin 1789, que l’éditeur a imprimée deux fois dans son recueil, — dans son premier volume d’abord d’après les archives, et puis dans son troisième volume d’après la collection de M. Guizot. Sont-ce deux originaux authentiques, ou bien l’une des deux pièces l’est-elle seule? que de points encore à éclaircir!

Passons aux lettres de Marie-Antoinette. J’ai contesté, sauf deux, toutes celles à la mère et aux sœurs qui se trouvent dans les deux recueils français. J’avais présenté les raisons morales et littéraires dans la Revue du 15 septembre 1865, et j’ajoutais quelques-unes des plus fortes preuves matérielles; ce n’étaient pas là des assertions non démontrées. Je n’ai aujourd’hui qu’à chercher si par sa réponse M. Feuillet a, sur ce nouveau terrain, réédifié ses ruines. — Il avance au préalable que les lettres contestées forment une très faible et très peu importante partie de son vaste recueil. A-t-il toujours été de cet avis? Quant à la quantité, peu importe que la série soit plus nombreuse dans le volume de M. d’Hunolstein; quoi que dise et fasse M. Feuillet, sa cause, — je veux dire, bien entendu, la cause de son recueil, — est fatalement liée à celle de l’autre publication française, tant il est clair que les lettres publiées par M. d’Hunolstein sont des mêmes mains que les siennes, tant il est clair aussi que l’une et l’autre série ont eu mêmes destinées; une vingtaine environ sont d’ailleurs communes, M. d’Hunolstein les donnant d’après ses originaux autographes, et M. Feuillet d’après ses minutes non moins autographes. Quant à l’importance de ces lettres, M. Feuillet est bien ingrat, s’il les dédaigne aujourd’hui. N’est-ce pas là cette fameuse correspondance de la dauphine et de la jeune reine lue d’abord dans quelques sanctuaires privilégiés, et dont la publication, si fort annoncée à l’avance, était hâtée de nos vœux? Livrées à la publicité, n’ont-elles pas ému les cœurs, jusqu’à ce qu’une autre révélation nous arrivât de Vienne pour nous instruire au vrai sur la jeunesse de Marie-Antoinette, et nous permettre de couper court à une mystification dont nos deux éditeurs étaient les premières victimes? Jeter aujourd’hui la pierre à ces lettres tout en persistant à les croire authentiques, ce serait beaucoup rabattre d’un ancien et concevable orgueil.

Il n’y a pas besoin, ce semble, d’une argumentation bien longue pour montrer que M. Feuillet n’a réfuté aucune de nos objections. Sur quoi en effet s’appuie la thèse de l’authenticité? Nous donne-t-on de suffisantes indications de provenance? Non; M. Feuillet continue de se taire sur ce point, et il y a lieu de le regretter. A la vérité, il invoque de graves raisons pour expliquer son silence : un honorable sentiment de discrétion, le respect d’une certaine pudeur devant la publicité, une noble confiance dans les personnes libérales qui lui communiquent leurs trésors. Voilà qui est parfait. Comment arrive-t-il par malheur que, sauf une lettre à Marie-Thérèse et une à Marie-Christine, toute cette double série, offrant une entière identité de ton moral, d’accent littéraire, d’erreurs sur les noms, sur les signatures, sur les formules de politesse, manque également de toute claire indication à cet égard? On a vu le seul renseignement donné à ce sujet par M. d’Hunolstein; M. Feuillet, lui, met au bas de ses lettres à la mère et aux sœurs ces mots : « autographe de mon cabinet, » qui ne nous instruisent pas beaucoup, ou bien il indique comme source, pour un certain nombre de pièces importantes, un certain cahier de lettres dont nous parlerons tout à l’heure, quand lui-même nous y aura amené. Si les prétendures lettres de Marie-Antoinette à Marie-Thérèse et aux sœurs sont dépourvues de toute suffisante indication de provenance, sur quoi se veut-on fonder pour en soutenir l’authenticité? Sur la vraisemblance littéraire et morale? Nous l’avons contestée; quand même d’ailleurs nous accorderions cette vraisemblance, il faudrait quelque chose de plus. Sur la concordance extérieure de ces lettres avec les documens irrécusables? Elles sont maintes fois en contradiction flagrante avec eux. Il n’y a, à vrai dire, qu’un seul argument : c’est qu’elles sont, à ce qu’on croit, autographes. Cela prouvé, il est clair que toutes les objections tomberaient; ce serait à nous de nous en tirer comme nous pourrions, et nos deux éditeurs, les bras croisés, prendraient en pitié l’embarras des sceptiques. Mais cet unique argument n’est-il donc pas ruiné par la seule comparaison de la véritable écriture de Marie-Antoinette, suivant les fac-simile de Vienne, avec l’écriture des lettres apocryphes, qui reproduit le caractère dont s’est servie la reine seulement dans la seconde partie de sa vie? M. Feuillet cependant ne nous donne pas gain de cause sur ce point : suivons-le dans son raisonnement.

Il accorde que Marie -Antoinette n’a pas toujours eu la même écriture, et l’année 1774 est à ses yeux l’époque de la transformation définitive de la première manière à la seconde. Nous disons, nous, ayant sous les yeux les fac-simile de Vienne, de nos archives et de la mairie de Versailles, que cette écriture ne s’est fixée que vers 1780; mais peu importe : ne discutons pas sur cette date et accordons le plus possible à M. Feuillet, en nous efforçant de résumer avec une loyale exactitude les huit pages qu’il a consacrées — ce n’est pas trop — à ce sujet important. Comment va-t-il expliquer la différence avouée entre l’écriture authentique des fac-simile de Vienne et celle des autographes que nous contestons? Rien de plus simple à son gré : cette dernière écriture n’est pas celle de la dauphine; c’est celle de son secrétaire de la main! « Écrivant mal, dit-il, elle faisait le plus souvent écrire pour elle jusqu’au jour où elle se produisit avec sa plume métamorphosée... Marie-Antoinette, à l’exemple de presque tous les rois et de quelques reines de France, avait son secrétaire de la main » chargé de reproduire son écriture. Voilà le mystère éclairci, voilà l’explication demandée; « tous tant que nous sommes, continue M. Feuillet, nous avions pris le change. J’ai réussi à fournir des élémens de conviction sur ce point, et je m’en applaudis. » Nous ne demanderions pas mieux, nous aussi, que d’applaudir; mais achevez du moins le raisonnement avant de chanter victoire. Nous vous accordons que Marie-Antoinette, à l’exemple de Catherine et Marie de Médicis, de Jeanne d’Albret, de la reine Anne, de Mme de Maintenon, de Henri IV, de Louis XIII, de Richelieu, de Louis XIV, de Louis XV, de Louis XVIII et du baron Gérard, ait eu un secrétaire de la main; soit, et après? qu’est-ce que vous en concluez? Que les prétendus autographes des premières années, de 1770 à 1774, sont de ce secrétaire de la main? Oui; vous le dites en toutes lettres une page plus bas. Qu’est-ce à dire? Le secrétaire de la main aurait imité et reproduit en 1770 l’écriture que la reine devait avoir plusieurs années après! O prodige!

Il peut sembler maintenant superflu de revenir sur les défauts de concordance, les contradictions, les impossibilités, dont fourmillent les prétendues lettres à Marie-Thérèse et aux sœurs. Voyons toutefois par quelle sorte de procédé M. Feuillet triomphe de cette série d’objections. Sa réponse en offre un intéressant exemple à propos de la fameuse lettre sur Mme Du Barry. On avait dit à M. Feuillet comme à M. d’Hunolstein : Votre lettre est fausse par plusieurs raisons, notamment parce qu’elle fait dire à Marie-Antoinette : « Quant à la Du Barry, dont je ne vous ai jamais parlé, » alors que, depuis dix-huit mois, la correspondance roule constamment et avec une remarquable insistance sur la Du Barry. M. Feuillet reconnut tout d’abord que ce texte ne pouvait soutenir l’examen, et il répondit que sa transcription était erronée : sa minute autographe donnait, à y regarder de près, reparlé. À cette seconde lecture il en ajouta peu de temps après une troisième (page 37 de l’introduction du 3e volume) : « Je ne vous ai pas encore parlé. » Voici maintenant que M. Feuillet nous donne une quatrième lecture : « Je ne vous ai jamais assez reparlé. » Cependant, tandis que la minute autographe de M. Feuillet se transfigure, l’original autographe de M. d’Hunolstein ne bouge pas, lui, et porte aujourd’hui comme hier ce texte primitif: « La Du Barry, dont je ne vous ai jamais parlé. » Après avoir découvert sa quatrième lecture, M. Feuillet s’écrie avec un air de défi : « Discutez donc maintenant! » Non, certes! M. Feuillet peut défier tout à son aise; son terrain est par trop mouvant : nous ne l’y suivrons pas.

Autre exemple. Comment renverse-t-il l’objection tirée de la mauvaise signature Marie-Antoinette au lieu d’Antoinette au bas des lettres de famille? Il oppose d’abord un fac-simile de la lettre à Marie-Thérèse, 14 juin 1777, inséré dans son troisième volume et signé en effet des deux noms. Malheureusement M. d’Arneth a déclaré apocryphe la pièce que ce fac-simile reproduit, et M. Feuillet n’a pas fait la preuve. Le texte de la lettre est parfaitement authentique : on la trouve aux archives de Vienne, en copie et sans signature, dans un cahier contenant une partie de la correspondance de la reine avec Mercy; mais l’original, d’où l’a-t-on obtenu? M. Feuillet a pu être trompé ici comme ailleurs. Mêmes observations pour une lettre de Marie-Antoinette à Joseph II (page 102 du Ier volume). — M. Feuillet oppose encore le billet adressé par la dauphine à Marie-Thérèse, de Versailles, 16 mai 1770, aussitôt après la célébration du mariage : « Je me suis échappée du grand cercle dans ma grande toilette de mariée, etc. » Ce billet est signé, dans son premier volume comme dans le recueil de M. d’Hunolstein, Marie-Antoinette; mais M. Feuillet sait très bien ce que j’ai à lui répondre. Dans son second tirage, il indique ce billet, avec une quinzaine d’autres lettres, comme emprunté d’un certain « cahier de lettres de l’archiduchesse dauphine de France. — Archives impériales de Vienne. Ce cahier, ajoute-t-il, copié avec exactitude et par numéro, a été malheureusement négligé. On peut juger par la pagination qu’il a de très nombreuses lacunes. » Il me faut répéter à M. Feuillet ce que je lui ai déjà dit en janvier dernier : son indication, qui paraît fort claire, est ou obscure, ou incomplète, ou erronée, car les archivistes de Vienne affirment qu’ils n’ont jamais connu et qu’ils ne connaissent pas un tel cahier. — Quant aux signatures officielles de Versailles, quant aux lettres à la landgravine de Hesse-Darmstadt, il est trop clair qu’elles n’ont rien à faire ici, où il ne s’agit que des lettres de famille.

Et, pour ce qui est de Marie-Christine, comment raisonne M. Feuillet ? On lui a dit que, par beaucoup de raisons, une correspondance intime et active entre les deux sœurs avant 1786 était absolument invraisemblable ; il répond que Marie-Antoinette a reçu de Marie-Christine, au mois de novembre 1770, un présent, que le 15 août 1789 elle a voulu écrire à sa sœur de Bruxelles, que le 13 octobre de la même année, puis le 11 janvier et le 5 septembre 91, il y a encore des traces de relations entre elles. « Ce sont là, dit-il, des preuves irrécusables qu’il y eut entre les deux sœurs de nombreuses occasions de relations épistolaires. » Et voilà comment on vous démontre qu’il y a eu avant 1786 cette série d’épanchemens et de confidences que nous lisons dans les deux recueils français!

Après cela, M. Feuillet veut bien faire quelques concessions : voyez plutôt son second tirage. Si la signature Marie-Antoinette reste quelquefois encore au bas de lettres de famille, assez souvent (j’en ai sous les yeux une dizaine d’exemples), ou bien le seul nom d’Antoinette se trouve au lieu du double nom, ou bien la signature que donnait le premier tirage a entièrement disparu. Ne faites pas remarquer ces changemens, qui rappellent ceux de mon cher en monsieur ; ne signalez pas le nom de Christine ici changé en celui de Marie; ne parlez pas non plus de seize lettres au moins de Mme Elisabeth tronquées étrangement dans le premier tirage, alors qu’on nous annonçait une publication scrupuleuse d’après les originaux, obtenus de M. de Raigecourt dès 1856 : on vous répondrait de haut, comme pour mon cher et monsieur, coquilles! pures coquilles! — « Discutez donc maintenant! »

Passons aux lettres du temps de la révolution, dont j’ai contesté quelques-unes concernant Mirabeau. Nous sommes ici sur un autre terrain, où la démonstration de l’apocryphe est beaucoup moins facile. Dans cette nouvelle période en effet, les fabricateurs rencontraient des lettres connues et authentiques de Marie-Antoinette en nombre suffisant pour leur fournir des points de repère et les préserver des plus choquantes contradictions; de plus l’écriture de la reine pendant cette seconde moitié de sa vie leur était familière; il serait dès lors plus malaisé de reconnaître les faux autographes : cela devient affaire d’archiviste et d’expert. — J’ai déclaré que certaines lettres sur Mirabeau ne m’inspiraient aucune confiance; je n’ai toutefois pas contesté, comme le suppose gratuitement M. Feuillet, je n’ai pas déchiré de ma « dent superbe » celle du 22 avril 1790 au baron de Flachslanden. C’est jouer de malheur que de se tromper de la sorte, car cette lettre est une de celles sur la provenance desquelles je suis le mieux édifié; je l’ai tenue pour authentique. Je n’en puis dire autant d’une série que donnent les deux recueils français[63]. La première de ces lettres, adressée à Joseph II, est maladroitement signée Marie-Antoinette et se termine par la formule non authentique du baisement de mains : cette formule se retrouve dans la lettre du 7 juillet à Léopold; mais d’autres motifs plus généraux interviennent et font condamner la série dans son ensemble. On a, dans le second volume de M. d’Arneth, pour cette période de quelques mois, une correspondance de Marie-Antoinette avec son frère qui paraît sans lacune, sauf une réponse perdue de Léopold, et où ne paraît pas une fois le nom de Mirabeau : il y est exclusivement question d’affaires de famille ou bien de politique extérieure. Pourquoi la reine aurait-elle fait au sujet du seul Mirabeau une exception à ce qui semble avoir été une règle ? Croit-on que, pour la cour, Mirabeau apparaissait avec le prestige que sa mémoire a maintenant pour nous? <(Quoique ces gens-là ne soient pas estimables, écrivait Louis XVI, et que j’aie payé le premier très chèrement, cependant je crois qu’ils peuvent me rendre service. » Vous l’entendez : Mirabeau n’est que le premier parmi « ces gens-là; » on reçoit les mémoires de Bergasse en même temps que les siens; Mirabeau ne se distingue de « ces gens -là, » aux yeux de la cour, que par son immoralité et son besoin d’argent. Si d’ailleurs Marie-Antoinette a parlé si instamment de Mirabeau à Léopold, par quel hasard se fait-il que nulle de ces lettres si dramatiques ne se rencontre à Vienne, tandis que nos éditeurs français en possèdent à eux deux une série? Pourquoi nulle indication de provenance qui rende une vérification possible? Enfin quelques-unes de ces lettres offrent certaines analogies trop frappantes avec les documens qui sont dans le livre de M. de Bacourt. A des preuves comme celles qui autorisent la lettre du 22 avril nous nous serions rendu.

Veut-on savoir ce qui me rend, pour ma part, si défiant? C’est que, dans cette nouvelle période des années de la révolution, je rencontre, sans le vouloir, une démonstration aussi éclatante que l’était tout à l’heure celle de la fausse écriture. Il y a aux archives du ministère des affaires étrangères de Suède, à Stockholm, en original, une lettre de Fersen à Gustave III, datée du 1er janvier 1792, dont j’ai la copie. Fersen écrit de Bruxelles, où il se trouve avec Mercy; tous deux sont les intermédiaires de la reine avec les souverains étrangers. Après avoir expliqué de son mieux les récentes dispositions de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Fersen dit au roi de Suède : « Pour vous donner, sire, une idée plus précise des sentimens du roi et de la reine, voici quelques passages de la lettre que cette princesse écrit au comte de Mercy. » Suivent quatre fragmens séparés par des points. Cette lettre de Marie-Antoinette à Mercy, je la trouve dans le nouveau volume de M. d’Arneth; elle porte la date du 16 décembre, que Fersen n’avait point indiquée. J’y reconnais naturellement, dans l’ordre où Fersen les a cités, les quatre fragmens de Stockholm, reliés entre eux par d’importans développemens que Fersen n’avait pas jugé à propos de communiquer à son roi. Jusqu’ici tout va bien; mais voici que je rencontre chez M. d’Hunolstein une lettre de Marie-Antoinette à Mercy, dans laquelle, si les quatre fragmens de Stockholm sont reproduits intégralement, les lacunes sont comblées par quelques lignes insignifiantes pour le fond et pour la forme, et différentes en tout des passages correspondans qui sont à Vienne. Comment expliquer ces ressemblances et ces différences? Dira-t-on, comme on l’a dit si souvent, que la reine écrivait plusieurs fois la même lettre pour l’envoyer par diverses occasions, et qu’elle pouvait faire des variantes? Mais comment les variantes, — y compris la date arbitraire, 7 décembre, — ne porteraient-elles que sur les lacunes de Fersen, et pourquoi la lettre de M. d’Hunolstein serait-elle, pour le reste, si semblable à celle de Stockholm, que trois lignes soulignées par Fersen dans un des fragmens qu’il cite à Gustave III se retrouvent soulignées ici, mais non pas dans la lettre de Vienne? — Ce n’est pas tout; voici le couronnement. La vraie lettre, celle des archives autrichiennes, se termine par deux lignes en chiffre, dans lesquelles la reine dit : « Pour plus de précaution je me suis servie de la main d’un homme sur lequel je compte entièrement. » Et cette même lettre figure en autographe dans la collection de M. d’Hunolstein! — M. Feuillet n’est pas chargé de répondre pour M, d’Hunolstein, je le sais; mais lui-même, en présence de cet épisode où son recueil n’est pas intéressé, peut-il ne pas reconnaître qu’il y ait eu ici fabrication évidente? Y a-t-il quelque hypothèse au monde qui puisse autoriser une autre explication?

Que sert maintenant de continuer cette réplique? sera-ce pour dire à M. Feuillet qu’il abuse, dans ses raisonnemens, du procédé qui consiste à répondre à la question par la question même? Veut-il prouver par exemple que Vermond prenait part à la correspondance de la reine, il s’appuie sur de prétendues corrections de la main de l’abbé en trois lettres à Marie -Thérèse et à Marie-Christine qui sont précisément des plus contestées. Veut-il montrer que Marie-Antoinette avait une tournure d’esprit littéraire, il invoque les lettres de même farine offrant des citations d’Esther et d’Athalie. Veut-il me réfuter à propos de la lettre de Louis XVI à Breteuil sur Rohan et le jugement du collier : « la critique tombe sur Louis XVI, dit-il, pour lequel je demande indulgence. Sa lettre offre les caractères les moins douteux de l’authenticité. » — Faudra-t-il faire voir que M. Feuillet, lorsqu’il croit signaler les erreurs des autres, se trompe lui-même? Prenez sa triomphante réponse à M. d’Arneth sur la lettre de Marie-Antoinette en date du 29 juillet 91, Suivant lui, la date est erronée, et j’ai participé à cette faute. Par malheur, M. d’Arneth, qui a l’original sous la main, n’y consent pas, ni moi non plus, car je prends soin de lire. Tournez seulement quatre pages dans Arneth ; voici une lettre de Marie-Antoinette, en date du 31 juillet 91, où elle dit à Mercy: « Je vous ai écrit le 29 une lettre qui n’est point de mon style; » puis elle explique que, pour satisfaire Barnave et l’abbé Louis, dont elle veut se servir et qui va retrouver Mercy à Bruxelles, elle a dû écrire de la sorte. Quant au voyage de Mercy, la reine lui dit en cette même lettre du 31, que, malgré ses expressions du 29, elle ne l’attend pas; en même temps une lettre de La Marck, du 10 août 91, au tome III de Bacourt, page 17Z|, montre qu’il fut réellement question d’un voyage de Mercy à Paris. Cela est d’importance, car, si la lettre pouvait être de 1790, comme le veut M. Feuillet, elle prouverait que la reine avait fait de réelles concessions au parti révolutionnaire, ce que j’ai nié, et elle autoriserait les lettres sur Mirabeau que j’ai contestées.

Je n’accepte pas davantage la série d’erreurs que me prête M. Feuillet; il peut toutefois avoir raison sur le chiffre de trente mille hommes, et je lui donne gain de cause sur l’évidente faute d’impression de juin 1791 au lieu de juin 1790 : s’il ne trouve à me reprocher que ces fautes dans une série de dix articles, je m’estimerai heureux. Je le remercie d’ailleurs de m’avoir signalé ces taches; ce sont petits services qu’entre honnêtes gens il ne faut pas refuser de se rendre, et, comme je ne voudrais pas être avec lui en reste, je lui dirai à mon tour : Les dates vous portent malheur. Vous dites que le dernier prince de Conti, gouverneur du haut et bas Rhin, mourut en 1807; erreur : le dernier prince de Conti, gouverneur de Haute et Basse-Marche, est mort en 1814. Vous dites que le vénérable abbé de Juigné, qui devint archevêque de Paris, fut nommé à l’évêché de Châlons en 1747; erreur : mettez 1764. Vous dites que Besenval est mort en 94 ; erreur : mettez 91. Vous dites que la première représentation de l’Iphigénie de Gluck eut lieu précisément le jour où Louis XVI alla, selon vous, à l’Opéra de Paris, c’est-à-dire le 13 janvier 1775; erreur: elle avait eu lieu le 19 avril 1774. Vous dites qu’Armand de Polignac fut le ministre du roi Charles X; erreur : le ministre était Jules, plus jeune de plusieurs années. N’appliquez pas ce joli mot de coquille à contre-sens; écrivez Gluck et non Glück... Enfin, et pour abréger, ne faites pas figurer, — page 267 de votre second volume, 2e tirage, — sous la forme d’une lettre particulière et apparemment inédite, car vous ne donnez aucune indication de publication antérieure, la déclaration de Pilnitz! Vous indiquez en note que vous tenez ce document des archives de Vienne et de Moscou; fallait-il, pour le trouver, aller si loin?— Avais-je compris ces remarques dans mon argumentation ? Non certes, parce que de tels détails, y compris mes fautes d’impression ou mes lapsus, ne font absolument rien à la question de critique littéraire qui nous occupe.

Je terminerai par deux observations nécessaires. M. Feuillet me reproche à tort de n’avoir pas nommé son recueil, dont je tirais quelques citations. Après avoir annoncé dans l’étude à laquelle il répond que je m’appuyais sur les documens de Vienne, loin de dissimuler qu’un bon nombre de ces documens se trouvaient dans ses trois volumes, j’ai déclaré non pas, comme M. Feuillet, que M. d’Arneth lui avait « emprunté » une vingtaine de pièces, mais bien — car il ne faut pas exagérer, même en faveur d’un recueil « national, » — que M. d’Arneth s’était abstenu de comprendre ces documens dans sa publication « parce que M. Feuillet de Conches les avait déjà donnés d’après ces mêmes archives. » — Une seconde observation finale m’est suggérée par le reproche mal fondé auquel je viens de répondre. M. Feuillet, lui, cite étrangement : je n’en veux offrir, pour être bref, qu’un exemple. Après une tirade où il transforme à plaisir ce que j’ai dit de l’invraisemblance littéraire et morale de ces expressions : « je suis toute Française, Française jusqu’au bout des ongles, » fréquemment attribuées à Marie-Antoinette vis-à-vis de sa mère et de sa sœur, il écrit ces lignes : « Malheureuse reine! Calomniée de son vivant, immolée comme trop Autrichienne; trop Française pour les Allemands, aujourd’hui trop Autrichienne encore pour certains critiques français qui, importunés de ce qu’on relève une reine, ne voient que des paroles menteuses et de mélodrame dans de sincères et légitimes accens de douleur et d’angoisse, et qui donnent le nom de période de l’expiation au temps de son emprisonnement, de son procès et de sa mort! » M. Feuillet me met ici deux fois en cause. Il résume d’abord, et sans inexactitude, mon opinion sur les lettres que je crois apocryphes. Si, par exemple, je ne me trompe pas sur la prétendue lettre à Marie-Christine en date de septembre 91 : «... Sans mes pauvres enfans je voudrais être en paix dans ma tombe; ils me tueront, ma chère Christine! » si cette lettre est fabriquée, il est clair, tout le monde en conviendra, que ce n’est pas assez de dire : « paroles menteuses et de mélodrame; » il faut ajouter : profanation insigne ! Ce que M. Feuillet ajoute travestit ma pensée et par là dépasse les limites d’une discussion permise. Voici ce que j’ai écrit et qui répondra du même coup à cette étrange insinuation contre « certains critiques importunés de ce qu’on relève une reine. » Le 10 août, ai-je dit, en consommant le divorce devenu inévitable entre la révolution et l’ancienne royauté, « ouvrit pour Marie-Antoinette et Louis XVI ce qu’on a appelé la période de l’expiation... » Et j’ai ajouté que ce qu’on avait appelé l’expiation avait montré ce roi et cette reine payant, eux seuls, pour beaucoup de fautes que d’autres avaient commises. « Ils l’ont tous deux compris et accepté, disais-je : cela s’appelle du martyre, c’est le sacrifice qui épure et rachète, et mérite par surcroît un perpétuel respect. »

Cela encore n’a d’ailleurs aucun trait à la question qu’il s’agissait de résoudre. En résumé, si les documens contestés étaient authentiques, comment n’aurait-on pas trouvé, pour le démontrer, de meilleurs raisonnemens? « Faites la part du feu, vous a dit M. Sainte-Beuve. Si vous avez été induit en erreur pour une vingtaine ou une trentaine de lettres, dites-le et reconnaissez-le franchement. » Prenez garde que d’ailleurs « pour un grand nombre d’esprits, et de bons esprits, — c’est encore M. Sainte-Beuve qui parle, — la question d’authenticité soulevée pour une partie de ces lettres n’est plus douteuse et a été tranchée, »


A. GEFFROY.

  1. Nos lecteurs n’ont pas oublié l’étude de M. Geffroy sur Marie-Antoinette d’après les documens authentiques de Vienne. Dans ce que nous donnions comme un simple et curieux travail de critique historique. M, Feuillet de Conches a vu une vive agression contre le recueil de lettres de Marie-Antoinette qu’il a publié ; il nous a donc adressé ce mémoire en réponse à l’étude qui a paru dans la Revue du 1er juin. Comme on va le voir, l’auteur du mémoire ne se refuse point l’espace pour répondre ; mais la Revue ne s’en plaint pas : elle tient seulement à déclarer, cela va sans dire, qu’elle entend laisser à M. Feuillet de Conches la responsabilité et de ses développemens et de son argumentation. La Revue d’ailleurs ne peut enlever à M. Geffroy son droit de réplique.
  2. Cette lettre, qui n’est point autographe, pas même la signature, est cependant originale, car elle est revêtue du cachet de la dauphine. Les archives royales de Parme, où elle est déposée, ont bien voulu en relever pour moi un fac-simile, qui jouera tout à l’heure un rôle important dans la question d’authenticité des écritures de Marie-Antoinette.
  3. 30 juillet sans plus. Or avec un 3 et un 0 l’on ne saurait faire 29 juillet 1791.
  4. Histoire maritime de France, par Léon Guérin, t. II, édition de 1846, p. 49.
  5. Voyez tome Ier, page 25 des Mémoires posthumes de Stedingk, publiés en 1844 par le général comte de Björnstjerna.
  6. A 25 kilomètres d’Oloron, dans les Basses-Pyrénées.
  7. Arneth, p. 353.
  8. Id., p. 357.
  9. Id., p. 360.
  10. Mémoires, t, Ier, , p. 40.
  11. Vermond, dans Arneth, p. 369, année 1770.
  12. Arneth, p. 25.
  13. Id., p. 63.
  14. Revue des Deux Mondes, no du 15 septembre 1865.
  15. La vraie Marie-Antoinette, p. 11, 45 et suivantes.
  16. Mémoires, t. Ire, p. 37.
  17. Maria-Theresia und Marie-Antoinette, seconde édition, p. 1.
  18. 17 août 1771. Arneth, p. 40.
  19. 2 juin 1775. Arneth, p. 148.
  20. Il faut s’entendre sur ce mot comme il le faut faire pour tant d’autres des XVIIe et XVIIIe siècles. Ici polissonnerie veut dire étourderie, liberté, indiscrétion de jeunesse, et n’a point la portée que l’on y pourrait donner de nos jours.
  21. 16 novembre 1774. Arneth, p. 133.
  22. Voyez son article de la Revue, no du 15 juillet 1865.
  23. 17 mars 1792.
  24. 27 novembre 1781.
  25. 12 novembre 1773. Arneth, p. 162.
  26. Arneth, p. 58.
  27. Un dessinateur nommé Gabriel, qui a fait à La Force le portrait de la princesse de Lamballe deux heures avant la mort de cette malheureuse victime, lui avait vu glisser cette lettre dans ses cheveux. Ce portrait a été gravé.
  28. 19 juillet 1791.
  29. Mémoires de Mme de Campan, t. Ier, p. 186.
  30. Arneth, p. 85.
  31. Arneth, p. 368. Lectures de Madame la dauphine.
  32. Mémoires, t. Ier, p. 42, 43.
  33. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Mark, t. Ier, p, 40.
  34. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Mark, t. Ier, p. 40.
  35. Mémoires de Mme de Campan, t. Ier, p. 44.
  36. 10 avril 1778, 21 juin 1782, 16 novembre 1783.
  37. 9 juillet 1760. Arneth, p. 10.
  38. Arneth, 45 à 47.
  39. Arneth, p. 57, 21 janvier 1778.
  40. Arneth, p. 40.
  41. 18 décembre 1771, Arneth, p. 56.
  42. 14 octobre 1769. Arneth, p. 359.
  43. Der Wiener Hof in den Jahren 1746, 1747 und 1748. Lettre du comte de Podewils, ministre du grand Frédéric à Vienne, à ce prince, publiée par le Dr Adam Wolf.
  44. Le prince Charles de Lorraine, gouverneur-général des Pays-Bas jusqu’en 1780, époque de sa mort, et la princesse Charlotte de Lorraine, frère et sœur de l’empereur François Ier, père de Marie-Antoinette.
  45. Mari de Marie-Christine.
  46. Arneth, p. 5.
  47. Arneth, p. 18. Lettre du 1er novembre 1770.
  48. Lettre de Marie-Thérèse du 1er novembre 1770. Arneth, p. 19.
  49. Mémoires de Mme Campan, t. II, p. 55.
  50. Voyez à ce propos une lettre de Vermond de septembre 1770. Arneth, p. 387.
  51. Jeudi 22 avril 1790, 7 juillet 1790, 22 octobre 1790.
  52. Mirabeau.
  53. Arneth, Marie-Antoinette, Joseph II et Léopold II. p. 130.
  54. Mémoires ou Souvenirs, t. II, p. 5.
  55. Arneth, p. 32.
  56. Schlosshof, 29 juin 1777. Arneth, p. 212.
  57. 9 juin 1777, page 17 de mon troisième volume.
  58. 31 août 1786, page 141 de mon troisième volume.
  59. Arneth, p. 99, 14 juin 1773.
  60. 14 mai 1774. Arneth, p. 107.
  61. Études et Portraits, Marie-Antoinette.
  62. Voyez la Revue du 15 septembre 1865.
  63. Deux leur sont communes, celles du 7 juillet et du 22 octobre 1790; le volume de M. d’Hunolstein donne seul une lettre de Joseph II du 26 février, un billet de juin et deux lettres des 27 octobre et 14 novembre de la même année.