DE
L’ARIANISME.

ATHANASE-LE-GRAND
ET L’ÉGLISE DE SON TEMPS EN LUTTE AVEC L’ARIANISME.[1]

L’étude des hérésies est un des spectacles les plus instructifs que puisse présenter à l’esprit l’histoire morale de l’humanité. On y voit les efforts de la pensée humaine, ses résistances, ses révoltes ; on la suit dans ses détours les plus ingénieux, dans ses écarts les plus singuliers. Si l’on n’a pas exploré les opinions des hérésiarques dont les doctrines et le nom sont venus jusqu’à nous, on ne connaît pas toutes les ressources de la sophistique et de l’imagination humaine.

Une religion ne saurait prévaloir qu’en établissant son triomphe sur la ruine de quelques grandes opinions qui régnaient sur les hommes avant sa venue. Elle les opprime, elle les absorbe, et pendant un moment ces opinions sont non-seulement vaincues, mais semblent anéanties. Illusion : elles survivent d’une façon latente, mais indestructible. Rien de ce qui a des racines profondes dans la nature humaine ne périt, ne disparaît sans retour, et la moitié de l’histoire religieuse et philosophique est remplie par les résurrections de ce qu’on avait pu croire un instant enseveli dans un irrévocable néant.

Sans Moïse et sans Platon, le christianisme n’existerait pas. Il est sorti de la loi promulguée par le sauveur des Hébreux, et il s’est incorporé la doctrine orientale façonnée par l’artiste athénien. Tout ce développement historique est du plus haut intérêt. Mûrie par l’action du temps, la loi de Moïse porte ses fruits, dont les germes avaient long-temps grandi avec une puissance réelle, mais secrète. Contraste merveilleux ! La nation juive enfante une doctrine et refuse de l’avouer ; et ne reconnaît pas ce qu’elle a conçu dans son propre sein. La transformation de la pensée primitive a un tel caractère de nouveauté, qu’aux yeux de ceux devant qui elle se manifeste, elle semble une destruction de la doctrine dont elle annonce toutefois n’être que le complément. Aussi des luttes terribles s’engagèrent entre la loi de Moïse et la parole de Jésus. La victoire se décida pour l’esprit nouveau prêché par saint Paul, et l’église s’éleva sur la défaite de la synagogue désertée et proscrite. Mais au sein même de la communion chrétienne il resta des traces de la doctrine vaincue. Entre le mosaïsme et le christianisme la filiation était si directe, et dans le combat l’étreinte avait été si rude, que l’esprit novateur de l’Évangile fut, au milieu même de ses triomphes, poursuivi par d’opiniâtres réminiscences de la religion juive. Vers le milieu du troisième siècle vivait à Ptolémaïs, ville de la Thébaïde, qui du temps de Strabon était la plus considérable après Memphis, Sabellius, dont malheureusement le système ne nous est qu’imparfaitement connu. Sabellius, s’il faut en croire Épiphane, avait emprunté sa doctrine à un évangile apocryphe répandu en Égypte, et dont le rédacteur s’était surtout inspiré de la théosophie juive d’Alexandrie[2]. D’après cet évangile, l’enseignement du Christ eût été double, comme celui des philosophes grecs. À la foule le Christ aurait annoncé un Dieu en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; mais aux adeptes d’élite il aurait appris que le Père, le Fils et le Saint-Esprit n’étaient que trois faces, trois applications différentes d’une souveraine unité. C’était une transformation du monothéisme de l’ancienne loi, et les pères de l’église ne s’y trompaient pas, car ils reprochaient aux sabelliens de judaïser. Le sabellianisme enseignait, autant qu’il est permis de le reconnaître à travers l’obscurité des temps, l’identité du monde et de Dieu. Il disait que le Fils n’avait été qu’une forme de l’unité divine tombée passagèrement dans l’humanité, et que le Saint-Esprit était la présence permanente de la Divinité dans l’église. D’après Sabellius, le Fils et le Saint-Esprit n’agissaient donc pas, soit avant l’époque de la création, soit avant la rédemption ; ils n’étaient que des révélations ultérieures de Dieu, révélations qui se manifestèrent quand le Père se décida à créer le monde, puis à y intervenir directement. Et quelle est la conséquence de la doctrine sabellienne sur la Trinité ? C’est que l’homme n’est pas tombé. Le christianisme n’est plus une rédemption, mais seulement une évolution nouvelle de la Divinité, évolution qui n’est peut-être pas la dernière.

Ainsi reparaissait la doctrine de l’unité absolue. Avant Sabellius, Praxeas et Noëtus l’avaient enseignée. Le sabellianisme devait être bientôt suivi d’une autre hérésie qui dans l’histoire des débats théologiques se développe sur une ligne parallèle. Sabellius confondait le monde et Dieu ; vint Arius qui isolait Dieu du monde, en plaçant entre Dieu et le monde un être intermédiaire. Cette fois c’était Platon qui faisait invasion dans le dogme chrétien ; c’était sa doctrine riche de tous les développemens et de toutes les transformations qu’elle devait aux enseignemens et aux systèmes de l’école d’Alexandrie, qui entreprenait, au sein même de l’église, de modifier profondément les bases du christianisme.

Un théologien allemand, enlevé trop tôt à la science, Jean-Adam Mœhler, a fait sur l’arianisme de profondes études qu’il a livrées au public sous la forme d’une biographie d’Athanase. Dès qu’il commença à s’instruire de l’histoire ecclésiastique, Mœhler, qu’une foi sincère attachait au catholicisme, fut frappé de la grande figure de l’illustre adversaire d’Arius. La vie agitée d’Athanase, son courage, sa doctrine, les trésors de sagesse et d’éloquence renfermés dans ses écrits, produisirent sur le théologien allemand une impression assez profonde pour l’engager à consacrer à ce père de l’église un ouvrage considérable où il traiterait à fond la question même qui fut l’objet des travaux, la cause des malheurs, la source de la gloire du grand évêque. Mœhler, qui depuis enrichit la théologie catholique d’une symbolique à laquelle les écrivains protestans ont répondu par de savantes controverses, commença sa carrière d’écrivain par une histoire d’Athanase-le-Grand et de l’église de son temps en lutte avec l’arianisme. Ce livre répond tout-à-fait à ce que les théologiens et les jurisconsultes appellent une histoire interne. Mœhler ne s’est point occupé de rechercher l’ordre chronologique et l’authenticité des écrits d’Athanase, Montfaucon et Tillemont avaient pris ce soin. C’est à la doctrine même de l’évêque d’Alexandrie, à ce qu’elle a de plus intime de plus profond, de plus spécialement catholique qu’il s’est attaché. Aussi, après la lecture de son livre, on connaît Athanase jusque dans les derniers replis de sa théologie à la fois si orthodoxe et si spirituelle, on a pénétré dans tous les détails de cette polémique industrieuse qui appelle à la défense de la foi toutes les subtilités de l’esprit. On éprouve un singulier plaisir à voir la théologie, cette forme dogmatique de la métaphysique, épuiser toutes les ressources de la logique la plus raffinée pour démontrer ce qui échappe à la démonstration, c’est-à-dire le merveilleux et l’incompréhensible.

Quelle était, avant l’apparition d’Arius, la véritable croyance de l’église sur le dogme de la Trinité ? Mœhler attache la plus grande importance à prouver que la croyance de l’église a toujours été semblable à elle-même, que les développemens, les éclaircissemens qu’elle a reçus, n’en détruisent pas l’identité constante à travers les premiers siècles. Il passe en revue tous les pères. Dans les temps les plus rapprochés des apôtres, Clément de Rome, Hermas et Barnabé parlent de Jésus comme du Seigneur. Toujours ils le confondent avec Dieu. Quant au Saint-Esprit, il inspire la foi à l’homme et ne laisse subsister dans son cœur ni doute ni hésitation. Rien ne provoquait les successeurs immédiats des apôtres à insister particulièrement sur la distinction du Fils et du Saint-Esprit ; la discussion et la polémique n’avaient pas encore porté sur ce point. Avec saint Ignace et saint Irénée, des symptômes de controverse se déclarèrent. Saint Ignace fut contemporain tant des ébionites que des docètes. Aux yeux des premiers, Jésus était bien un envoyé de Dieu, mais il était né comme les autres hommes. Pour les docètes gnostiques, ils niaient que Jésus-Christ eût pris un corps véritable ; il avait dû lui suffire de revêtir des apparences humaines ; il ne s’était point uni à une enveloppe charnelle, comme notre ame est unie au corps humain. Cette union eût été indigne de la Divinité, et elle était inutile au but que s’était proposé Dieu d’instruire les hommes. Ignace combattait les ébionites et les docètes. Aux uns il opposait la divinité du Christ, aux autres son humanité, et il élaborait une doctrine complète sous le feu de cette double polémique. Saint Irénée continua la même lutte. Il démontra que le Rédempteur devait être à la fois Dieu et homme : Dieu afin d’unir les hommes au divin et à l’incorruptible, homme afin de pouvoir réellement servir de modèle à l’humanité dans ses souffrances et ses combats. Au second siècle de l’ère chrétienne, Justin s’éleva non pas contre des hérétiques, mais contre les païens et les juifs. Philosophe, il s’était fait chrétien, et il se proposa de se porter médiateur entre le platonisme et l’Évangile. Selon Justin, Jésus est le Logos de Dieu sous une forme particulière, le Logos personnifié. Toute sagesse humaine est une émanation, une communication du Logos ; la philosophie païenne l’est aussi d’une manière imparfaite et tronquée : dans la plénitude des temps, le Logos divin a paru lui-même. Mœhler, malgré son désir de trouver Justin parfait catholique, est obligé de convenir que ce martyr a dans sa doctrine plusieurs parties faibles. Ses définitions sont incomplètes ; les argumens et les termes dont il se sert s’éloignent parfois des formules et des expressions employées par l’église. Tatien et Athénagore prodiguent aussi dans leurs écrits les formes platoniciennes qui permettent parfois d’élever des doutes et des controverses sur le fond même de leurs pensées.

Mœhler, qui évidemment dans cette partie de son livre continue Bossuet travaillant à réfuter Jurieu, ne craint pas d’affirmer que pendant les deux premiers siècles la doctrine constante et générale de l’église reposait sur ces trois points : 1o  le Christ, vrai fils de Dieu, est vraiment Dieu et un avec le père ; 2o  il est une personne différente du père, le créateur du monde, et par conséquent celui qui a de tout temps révélé le père, et qui, dans la plénitude des temps, s’est fait homme ; 3o  le Saint-Esprit est considéré et adoré comme une personne divine. Voilà la croyance : quant aux preuves, spéculatives et bibliques sur lesquelles on l’appuyait, Mœhler est obligé de convenir qu’elles ne sont pas toujours bonnes. Les expressions des premiers pères manquent souvent aussi d’exactitude et de clarté ; mais il ne faut ni juger trop sévèrement ces expressions et ces preuves, ni vouloir en tirer des inductions contraires à l’orthodoxie. En un mot, la croyance était orthodoxe, mais l’explication de la croyance était souvent défectueuse.

Est-il bien possible (comme le veut l’écrivain catholique) de tracer une ligne de démarcation aussi tranchée entre la croyance et les explications dont elle était l’objet ? Nous accordons qu’au fond des catacombes ou au pied des autels informes élevés à la religion nouvelle, la foi était simple et naïve ; mais quand il s’agissait de justifier cette foi contre les attaques des soutiens de la sagesse païenne, de la confirmer dans l’esprit des hommes savans qui avaient quitté le portique, l’académie ou le lycée, pour suivre les drapeaux du Christ, alors nécessairement le christianisme recourait aux formules abstraites de l’idéalisme, et, comme Justin le martyr, il portait encore au pied de la croix le manteau de philosophe. Pour peu qu’on ait étudié les rapports de la sagesse antique avec l’église naissante, on n’ignore pas que Clément d’Alexandrie enseignait que la philosophie prédispose à la foi, et qu’elle devait servir aux Grecs pour les préparer à l’Évangile, comme la loi avait servi aux Hébreux. Mais c’est surtout dans les écrits de son disciple Origène que les idées et les formules philosophiques triomphent au point de déborder la religion elle-même. Pourquoi Mœhler s’épuise-t-il en efforts ingénieux pour défendre l’orthodoxie d’Origène, dont l’église catholique a souvent condamné les écarts ? Au commencement du dernier siècle, un écrivain qui en pareille matière ne saurait être suspect, un jésuite, le père Doucin, dans une Histoire des Mouvemens arrivés dans l’Église au sujet d’Origène et de sa doctrine, a confessé qu’Origène est tombé dans un nombre prodigieux d’hérésies ; il ajoutait que, s’il y est tombé, c’est qu’il voulait sauver de l’insulte des païens les vérités du christianisme, et les rendre même croyables aux philosophes, tant Origène était convaincu que, s’il parvenait à gagner ceux-ci, il convertirait l’univers. Le père jésuite avait raison : c’est, en effet, pour répondre aux païens qui, par l’organe de Celse, reprochaient aux chrétiens la déification du Christ, qu’Origène s’attachait à distinguer Jésus de Dieu le père, et à le représenter comme tenant un milieu entre ce qui est créé et ce qui ne l’est pas. Selon Origène, Jésus-Christ ne vient que le second dans la hiérarchie divine, il nous transmet les effets de la bonté du père, et lui porte comme un prêtre nos prières et nos vœux. Quant au Saint-Esprit, c’était, aux yeux d’Origène, la première et la plus excellente création du fils. Le disciple de Clément d’Alexandrie concevait donc trois degrés dans la Divinité.

Les célèbres passages d’Origène sur lesquels s’est exercée la controverse depuis saint Jérôme jusqu’à Strauss, seraient moins explicites, que le sens en serait clairement indiqué par tout ce qui s’est passé au sein de l’église pendant le quatrième siècle. Comment l’explosion de l’arianisme eût-elle été si vive, si générale, et un instant si triomphante, si cette doctrine n’eût pas depuis long-temps germé dans beaucoup d’esprits, même à leur insu ? Suivons l’enchaînement des choses. À côté de la croyance pure et naïve à la divinité du Christ, à son égalité avec le père, les habitudes philosophiques de beaucoup d’hommes du monde et de lettrés qui avaient embrassé la religion nouvelle, avaient enveloppé la parole de l’Évangile de commentaires compliqués et dangereux. Disciple d’un maître profond, Origène entreprit de donner à la doctrine chrétienne les formes, les proportions et la rigueur logique d’un système complet. Il fut dogmatique avec audace, avec imagination. Il eut l’ambition scientifique de faire entrer les plus incompréhensibles mystères dans les déductions de son idéalisme, et il se trouva qu’à force de façonner le dogme suivant la convenance des lois de sa métaphysique, il en vint à le bouleverser et à le dénaturer. Origène est l’expression dernière et puissante du travail de la philosophie dans le cœur même de l’église. Quand il n’est plus, le mouvement qu’il a fomenté, en partie sans le vouloir, se détermine. Arius n’est ni un métaphysicien original, ni un théologien de premier ordre : c’est un propagateur brillant et courageux d’idées dont la conception ne lui appartient pas. Une grande connaissance de tout ce qui avait été dit avant lui, une dialectique déliée, un style à la fois plein de souplesse et d’éclat, le double talent d’écrire en prose et en vers, tels étaient les avantages avec lesquels se produisit le prêtre lybien, cet Africain qui tenait beaucoup du Grec. Quant à l’esprit de conduite, un grand art pour s’insinuer dans l’esprit des hommes, une persévérance qui savait attendre, souffrir et recommencer à propos, une constance sans raideur et sans vanité qui lui permettaient de faire sur la forme des concessions nécessaires, tout en gardant à l’esprit de sa doctrine une fidélité inflexible : voilà les qualités qui soutinrent Arius dans sa longue et orageuse carrière. C’étaient son génie et sa politique de rester au sein de l’église tout en la révolutionnant ; plutôt que de se séparer, il se rétractera sur plusieurs points ; il s’humiliera : c’est comme prêtre, c’est comme membre reconnu de la hiérarchie qu’il veut changer la foi de l’église et les bases du christianisme.

Voici le début d’un poème d’Arius, qu’il avait intitulé Thalie : « Conformément à la croyance des élus de Dieu, de ceux qui ont l’expérience de Dieu, des fils saints, des orthodoxes, de ceux qui ont eu part au Saint-Esprit, j’ai appris ce qui suit de ceux qui possèdent la sagesse, qui ont l’esprit cultivé, de personnes versées dans la science de Dieu, de ceux qui sont savans en toute chose. J’ai marché sur leurs traces ; je suis allé en harmonie avec eux, moi le célèbre qui ai souffert pour la gloire de Dieu, car, instruit par Dieu, j’ai reçu la sagesse et la connaissance. » On voit dans cet exorde le double orgueil du chef de secte et du littérateur qui aspire ouvertement à subjuguer les esprits. Arius avait encore composé des chants populaires, et il avait réussi à les mettre dans la bouche des matelots, des artisans, des voyageurs. Lui-même, à la manière de Socrate, entrait dans les maisons d’Alexandrie, et répandait ses opinions dans des entretiens familiers. Sur les places publiques, on voyait les partisans d’Arius interroger les femmes et les jeunes gens. Ils disaient aux femmes : « Aviez-vous un fils avant d’en avoir mis un au monde ? Vous n’en aviez pas ; Dieu n’en avait pas non plus avant d’avoir engendré. » Aux jeunes gens ils adressaient ces questions : « Celui qui a l’être a-t-il fait celui qui n’est pas ou celui qui est ? L’a-t-il fait comme un qui était déjà, ou comme un qui n’était pas ? Y a-t-il un incréé, ou deux ? » On sent tout ce que cette ironie, empruntée aux formes de la sagesse socratique et du dialogue athénien, avait de mordant, de cruel et de funeste à la simplicité de la foi chrétienne. Les mystères se trouvaient attaqués par le bon sens se traduisant en railleries. Tout éclatait à la fois, les révoltes incurables de l’esprit humain contre ce qui est incompréhensible, et les dernières conséquences du platonisme long-temps opprimé par l’orthodoxie. Mœhler dit que, tout en admettant que la doctrine arienne s’accorde avec celle de Platon sur la trinité, il ne suffit pas, pour expliquer l’apparition de l’arianisme, de dire qu’il a été créé par les idées de Platon. Nous en tombons d’accord : les dispositions inhérentes à la nature humaine durent compter pour beaucoup dans le succès d’Arius. Que d’esprits furent charmés d’échapper à l’obligation de croire à des mystères qui leur répugnaient, tout en restant dans le sein de la religion nouvelle ! Tous les instincts et toutes les sympathies rationalistes accueillirent avidement une hérésie qui les satisfaisait. Toutefois, en considérant les causes de la propagation rapide des principes de l’auteur de la Thalie, il faut maintenir la juste influence du platonisme, qui était à la fois l’origine et le ferme appui des opinions d’Arius. C’était une force immense pour les ardens disciples de l’hérésiarque, c’était pour les prosélytes qu’il faisait un encouragement notable de savoir que des doctrines si séduisantes avaient pour garant le plus profond interprète de la philosophie, et que les matelots du port d’Alexandrie pensaient comme Platon.

Athanase n’occupait pas encore le siége épiscopal d’Alexandrie quand les doctrines d’Arius commencèrent à se répandre. Ce fut l’évêque Alexandre qui, dès l’année 320, dut s’élever contre les opinions et contre les succès du prêtre libyen. Il écrivit plusieurs lettres à Arius ; il convoqua un concile composé des évêques suffragans d’Alexandrie ; mais devant cette assemblée Arius resta ferme et profita de l’occasion pour tracer de ses sentimens un exposé lucide. Alexandre et ses suffragans l’exclurent de la communion de l’église. Arius, loin d’accepter cette sentence, s’adressa à Eusèbe de Nicomédie pour la faire révoquer. Eusèbe répondit favorablement à cet appel, et entama à ce sujet une correspondance avec Alexandre. De son côté, Arius se donnait beaucoup de mouvement pour sa défense ; il écrivit à plusieurs évêques qui avaient été autrefois ses amis et ses condisciples ; il passa en Palestine pour s’assurer de nouveaux partisans ; il se rendit à Nicomédie auprès d’Eusèbe, qui gagna aux nouvelles opinions Constance, sœur de l’empereur. Les femmes en général se déclarèrent pour les innovations de l’arianisme. Épiphane raconte que dès l’origine plusieurs centaines de vierges consacrées au seigneur embrassèrent cette hérésie. Ces défections allumèrent la colère de l’évêque Alexandre, qui dans sa lettre, parle avec mépris des femmes ariennes. Cependant Eusèbe de Nicomédie, qui avait tout-à-fait adapté les doctrines de son protégé, s’adressa à Paulin, évêque de Tyr, pour l’engager à écrire en leur faveur, en s’appuyant sur l’Écriture sainte ; en outre, de concert avec l’évêque de Césarée et plusieurs prêtres, il déclara l’innocence d’Arius. Enfin, pour employer les expressions de Théodoret, on ne voyait plus en Égypte et en Palestine combattre comme autrefois les chrétiens et les gentils ; mais les chrétiens membres d’un même corps se combattaient entre eux.

Ce fut pour Constantin un rude embarras d’avoir à s’entremettre et à se prononcer entre des discussions aussi ardentes et aussi délicates. Il comblait de faveurs la religion chrétienne ; tous ses édits tendaient à l’exalter aux dépens de l’ancien culte. Il avait ordonné que l’on rappelât tous ceux qui avaient été bannis pour avoir embrassé la foi nouvelle, et que l’on rendît les biens des martyrs à leurs familles. Il venait de s’adresser directement aux provinces de l’empire pour exhorter tous ses sujets à renoncer au polythéisme. Dans la lettre qu’Eusèbe de Césarée dit avoir traduite du latin en grec sur l’original écrit de la propre main de l’empereur, Constantin déplorait les persécutions exercées contre les chrétiens, persécutions dont il avait été contraint d’être, pendant sa jeunesse, le spectateur impuissant ; il se présentait comme le réparateur de tant de maux, il suppliait Dieu de regarder d’un œil favorable les peuples d’Orient ; il exhortait ces peuples à profiter de la paix pour embrasser la vraie religion ; toutefois, il laissait une entière liberté de conscience, et il consentait à ce que les temples consacrés au mensonge restassent debout. C’est au milieu de ces pensers et de ces soins que lui parvint la nouvelle des troubles religieux qui désolaient l’Égypte.

Aussi son mécontentement fut vif. Il ordonna aux deux partis de se taire et de ne plus troubler les esprits par leurs opinions. Dans une lettre adressée tout à la fois à Arius et à Alexandre, il donna tort à tous deux, à l’un pour avoir soulevé une question insoluble, à l’autre pour avoir voulu y répondre. Toutes ces controverses, ajoutait-il, étaient vaines et frivoles ; elles ne méritaient pas tant de bruit. D’ailleurs ces discussions empêchaient l’empereur d’exécuter son projet de visiter la Syrie et l’Égypte, car il ne voulait pas être le témoin d’aussi déplorables discordes.

C’était la colère d’un homme politique. Comment ! le christianisme se divisait et se discréditait au moment où le maître du monde lui tendait la main pour le faire monter au trône ! Les païens étaient encore puissans ; ils murmuraient, ils frémissaient, et les chrétiens leur rendaient l’espérance par le spectacle de leurs contradictions et de leurs luttes ! Constantin avait raison, comme homme d’état, de condamner l’inopportunité d’un pareil schisme ; mais, au point de vue du chrétien, il avait tort de déclarer frivole la question qu’agitaient l’un contre l’autre Arius et Alexandre. On voit que le néophyte impérial était encore bien neuf dans les matières théologiques, et l’on reconnaît là le chrétien temporisateur qui attendit l’heure de la mort pour recevoir la grace efficace du baptême.

Mais les guerres de doctrines et d’idées ne s’apaisent pas au commandement de l’autorité politique, et, comme le raconte l’historien Socrate, ni Arius ni Alexandre ne se laissèrent persuader par la lettre de l’empereur. D’ailleurs, cette question que Constantin réputait futile n’était pas autre chose que le fondement même de la foi chrétienne. Il s’agissait de savoir, comme le dit un historien moderne de l’église, si Jésus-Christ était dieu ou créature, et si tant de martyrs avaient été idolâtres en adorant une créature, ou s’ils avaient adoré deux dieux, supposé que Jésus étant dieu, ne fût pas le même dieu que le père. Nous ajouterons, pour poser la question en d’autres termes et sous un autre aspect, qu’il s’agissait de savoir si la philosophie reprendrait par une voie détournée tout le terrain qu’elle avait perdu, et si l’Évangile se trouverait n’être plus qu’une traduction populaire de l’idéalisme platonicien.

Voilà quel était l’intérêt décisif, quand Constantin, sur l’avis de plusieurs évêques, rassembla un concile pour résoudre une question qu’il ne pouvait trancher lui-même. On peut dire qu’avant la première séance tenue à Nicée, la solution était décrétée d’avance dans l’esprit de la majorité des pères. Il y eut environ trois cent dix-huit évêques à Nicée. Sur ce nombre, vingt-deux seulement défendirent les opinions d’Arius, et encore quelques-uns, à la fin du concile se détachèrent de la minorité. Ce fut donc à une majorité de trois cents voix qu’il fut voté que le Fils était de la même nature que le Père, et qu’il lui était consubstantiel. C’était déclarer que le Fils n’avait pas été créé, et que de toute éternité il avait coexisté avec le Père ; c’était enfin préférer à une explication rationnelle un mystère incompréhensible, et c’est cela même qui, malgré des révoltes partielles, était conforme aux sentimens et aux désirs du monde tel qu’il se comportait au IVe siècle. Il est vrai qu’en rédigeant le symbole de Nicée, les prêtres chrétiens prononçaient dans leur propre cause, puisqu’ils travaillaient à rendre plus merveilleuse la nature du Christ, dont ils étaient les ministres ; mais il faut convenir que dans cette œuvre ils n’avaient pas à lutter contre le courant de leur siècle. La majorité des hommes avait alors plus besoin de foi que d’examen : ce n’était pas un tort à ses yeux que de présenter à son adoration quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Où donc eût été la nouveauté et la puissance de la religion chrétienne, si l’on eût pu s’en rendre compte comme du système de Platon ? Le rationalisme que représentait Arius pouvait bien inquiéter l’église et la diviser, mais il n’était pas alors assez puissant pour lui imposer ses commentaires et ses formules.

Il y avait au sein du concile un homme qui comprenait avec profondeur et vivacité l’incalculable portée de ce débat ; c’était Athanase. Il avait suivi à Nicée l’évêque Alexandre, il avait discuté avec Arius dans des conférences préparatoires qui avaient précédé l’ouverture officielle de l’assemblée, il avait pénétré tout ce qu’il y avait chez son adversaire de subtilité d’esprit, de souplesse dans la conduite, de persévérance dans la volonté, et il ne partageait pas la confiance de l’empereur, qui s’imaginait que la décision du concile devait tout terminer, tant Constantin connaissait mal les théologiens et les philosophes ! Dans la prévision que les ariens saisiraient la première occasion pour se relever et pour faire reparaître tout ce qu’ils gardaient caché au fond du cœur, Athanase écrivit ce qu’il avait dit au sein du concile, et son argumentation orale devint sous sa plume une polémique complète. Ce qui domine dans les développemens d’Athanase, c’est la nécessité de l’entière divinité du Christ, si l’on veut que la religion nouvelle soit efficace et puisse tenir toutes ses promesses. Nous avons besoin d’un rédempteur, dit Athanase, d’un rédempteur qui soit dieu, qui, par sa nature, soit notre seigneur ; car si le rédempteur n’était pas vrai dieu, les hommes n’auraient fait que retomber dans une nouvelle idolâtrie. Ce raisonnement conduisit le prêtre orthodoxe à retourner contre les ariens le reproche de polythéisme que ceux-ci dirigeaient contre les chrétiens. Si les partisans d’Arius, ajoutait Athanase, regardent le Fils et le Saint-Esprit comme des créatures nées hors de Dieu, et si cependant ils les adorent, ils introduisent de nouveau plusieurs dieux.

Autre point de vue. Il n’y a que la croyance à la vraie divinité du Christ qui puisse donner aux hommes la certitude que la grace qui réside en Jésus est immuable et éternelle. Satan faisait une guerre perpétuelle aux hommes, et si un être fini, une créature, avait été le médiateur, l’homme serait resté toujours soumis à la mort. En un mot, si Jésus-Christ n’est pas le vrai Dieu, tout est incertain, tout chancelle, et c’est seulement en croyant à sa divinité que l’homme peut être sûr de son salut, du rachat de ses péchés ; et d’une félicité éternelle.

Cet argument à la fois logique et pratique est reproduit sous mille formes. Il y avait dans Athanase un mélange de subtilité dialectique et de passion chrétienne. Quoi de plus ingénieux que de reprocher aux doctrines rationnelles d’Arius une tendance à l’idolâtrie, et, d’un autre côté, quoi de plus conforme à l’essence même du dogme chrétien que de faire tout dépendre de la divinité du Christ ? Cette polémique désigna Athanase comme le défenseur le plus puissant que pouvait trouver l’orthodoxie ; elle lui servit de degré pour monter au siége épiscopal que rendit vacant en 326 la mort d’Alexandre, et le choix du peuple l’appela au périlleux honneur de diriger l’église dans une ville où les sectes et les partis entretenaient une agitation continuelle.

Arius avait été envoyé en exil après le concile de Nicée ; mais, quoique banni, il avait gardé ses partisans. Un prêtre qui était fort en crédit auprès de Constance, sœur de l’empereur, représenta à cette princesse l’injustice des traitemens dont Arius avait été l’objet. De quoi s’agissait-il ? D’une discussion personnelle avec Alexandre, qui avait été jaloux de l’influence d’Arius sur le peuple. Constance goûtait assez ces discours ; toutefois elle hésita long-temps avant d’intercéder auprès de l’empereur. Enfin elle s’enhardit, et Constantin, après avoir entendu le prêtre qui était si bien maître de l’esprit de sa sœur, résolut de rappeler Arius. Il lui écrivit pour lui ordonner de venir se réjouir dans la présence de son souverain, et lui offrit pour se rendre auprès de lui l’usage des relais publics. Arius accourut ; il protesta qu’il était d’accord avec la croyance de l’église et rentra en grace auprès de l’empereur. Deux de ses plus notables partisans, Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée, recouvrèrent leurs sièges, et les évêques nommés à leur place furent obligés de se retirer. Sans perdre de temps, Eusèbe de Nicomédie proposa à Athanase de rendre la communion à Arius. L’évêque d’Alexandrie répondit qu’il ne ferait rien de contraire au concile de Nicée. On le dénonça auprès de l’empereur, qui lui fit parvenir l’ordre de ne refuser à personne la communion de l’église.

Plus Arius mettait d’insistance pour rentrer dans le sein de l’église, plus Athanase déployait de fermeté pour l’en tenir éloigné. Il ne croyait pas aux rétractations de son adversaire ; il savait qu’Arius et ses partisans se réservaient toujours de reprendre par des commentaires ultérieurs ce qu’ils paraissaient avoir abandonné. Cette conviction lui inspira la résolution inébranlable de ne jamais permettre qu’Arius reprît dans son diocèse les fonctions sacerdotales. Alors commença entre les catholiques et les ariens un échange d’accusations et de calomnies. Jamais les factions politiques n’ont montré plus d’acrimonie et de haine que n’en répandirent les uns contre les autres ces chrétiens et ces prêtres. Athanase, par son refus opiniâtre de communier en aucune façon avec les ariens, semblait aux hommes modérés et concilians un obstacle fâcheux à la pacification de l’église. Les partisans d’Arius répondirent à cette opposition intraitable par des agressions furieuses ; ils accusèrent Athanase auprès de l’empereur de complots séditieux ; ils lui imputèrent le projet d’empêcher l’exportation du blé d’Alexandrie à Constantinople. Constantin, dans un mouvement de colère, prononça l’exil d’Athanase et le relégua à Trêves, dans la Gaule.

Sur ces entrefaites, un accès de colique enleva Arius, et les catholiques se mirent à crier au miracle. Arius avait obtenu un ordre de l’empereur, qui enjoignait à l’évêque de Constantinople de l’admettre à la communion des fidèles dans l’église. La veille du jour qui devait éclairer son triomphe, il parcourait la ville environné de nombreux partisans, quand des douleurs d’entrailles le contraignirent à chercher un endroit secret. Ceux qui l’accompagnaient l’attendirent, mais en vain ; il ne revint pas ; il était mort subitement. Ce fut un cri de triomphe de la part des catholiques : Dieu avait frappé l’impie qui se préparait à souiller son temple ! Athanase lui-même ne se refusa pas le plaisir de voir l’intervention divine dans un accident aussi naturel, et Constantin témoigna sa joie d’un évènement qui devait, selon lui, couper court à tout débat, comme si les idées se laissaient ensevelir avec la dépouille mortelle de celui qui pendant un instant leur a servi d’interprète ! Au reste, l’empereur suivit de près l’hérésiarque. Constantin mourut l’année suivante, sans avoir jamais rien compris au fond même de la religion qu’il avait couronnée.

Gibbon a raconté en maître le règne de Constance, ses longues incertitudes entre les ariens et les catholiques, sa préférence finale pour les opinions et les partisans d’Arius, les excès des deux partis, les exils successifs d’Athanase. Julien, qui succéda à Constance, rappela tous les bannis, apportant au milieu de ces débats une tolérance facile, car son dédain était égal pour les catholiques et pour les ariens. D’ailleurs il pouvait espérer que la religion chrétienne, qu’il n’aimait pas, trouverait dans ses divisions des causes de discrédit et de faiblesse. Cependant l’influence qu’Athanase exerçait à Alexandrie était si grande, qu’elle effraya l’empereur, qui lui ordonna de quitter la ville. Ce nouvel exil ne dura pas plus que le règne si court de Julien. Enfin le terme des tribulations d’Athanase approchait : Jovien le réintégra dans son siége, et le successeur de Jovien, Valens, bien qu’il penchât pour les ariens, fut obligé de le respecter, dans la crainte de provoquer lui-même à Alexandrie des troubles où le pouvoir impérial eût été méconnu. Après quarante-six ans d’épiscopat, après une vie qui ne fut qu’une longue polémique, Athanase s’éteignit doucement. L’arianisme ne fut pas le seul objet des discussions que soutint l’illustre évêque, qui portait l’effort de sa dialectique partout où il croyait voir l’orthodoxie compromise. Ainsi Athanase écrivit contre les sabelliens ; il réfuta les apollinaristes, qui, pour mieux combattre les ariens, avaient imaginé de refuser à Jésus-Christ une ame humaine pendant qu’il était sur la terre et ne lui accordaient qu’une ame sensitive. Mœhler expose en détail cette réfutation, qu’Athanase composa un an avant de mourir. Le livre du professeur allemand est une analyse savante et complète de tous les écrits d’Athanase ; voilà son caractère et sa valeur. Il ne faut pas y chercher l’histoire politique de l’époque, l’appréciation des évènemens et des hommes qui, pendant le IVe siècle, se sont produits sur la scène du monde. L’ouvrage de Mœhler est une sorte de procès-verbal métaphysique, qui, dans le mouvement actuel des études religieuses, s’adresse non-seulement aux théologiens, mais aux penseurs.

Voilà dix-huit cents ans que le christianisme existe, et l’on peut dire qu’il a toujours eu à lutter contre l’arianisme. Nous entendons ici par arianisme cette tendance rationaliste de l’esprit humain qui n’accepte pas le mystère et qui aspire à tout expliquer. L’homme vit par une contradiction : il se passionne pour l’inconnu, et il veut tout connaître ; ce qui est merveilleux l’attire, puis lui répugne ; tantôt il se prosterne, tantôt il se révolte ; il élève des autels pour les renverser plus tard, et dans la même nature on trouve des abîmes d’humilité aussi bien que des prodiges d’audace. À tous les momens de l’histoire, sous tous les climats, à travers toutes les formes, coexistent ces deux penchans indestructibles de notre être ; ils vivent dans des rapports inégaux ; tantôt l’un domine, tantôt l’autre est vainqueur, mais tous deux sont éternels ; ni Torquemada ne tue la pensée, ni 93 n’abolit la croix.

Jésus-Christ affirme qu’il est Dieu. Les uns le croient, les autres le nient. Ce n’est pas tout : parmi ceux qui le croient, il y a des divisions et des nuances ; cette divinité qu’ils admettent, ils la commentent, ils l’expliquent, et sous l’adoration s’est glissé l’examen. Le dogme porte donc fatalement l’hérésie dans ses flancs ; écoutons saint Paul qui nous dit : il faut qu’il y ait des hérésies. Comment, grand apôtre, déjà vous sonnez l’alarme. ! À peine le christianisme est né, vous le fondez encore, vous êtes occupé à le constituer sur ses bases, et déjà vous annoncez les contradictions inévitables qui l’attendent ! Jamais mot plus profond n’a honoré l’intelligence humaine. Il est beau d’avoir lu dans l’avenir tous les combats qu’une doctrine aurait à rendre et d’avoir persisté néanmoins à l’offrir à l’adoration des hommes.

La raison au surplus n’a pas fait défaut à l’appel de saint Paul. Avant la venue de Jésus-Christ, la raison humaine avait élevé sur toutes choses des systèmes dont elle croyait pouvoir s’enorgueillir. Aussi ne voulut-elle pas y renoncer : on la vit combattre avec acharnement pour la défense des solutions qu’elle avait trouvées, disputer pied à pied le terrain contre la religion nouvelle, prendre toutes ses formes, paraître quelquefois capituler, mais en gardant toujours les arrière-pensées et l’espoir d’un triomphe à venir. C’est ainsi que l’arianisme devint à quelques époques un semi-arianisme. Ainsi encore d’autres hérésies tentèrent après Arius des explications nouvelles. Au Ve siècle, Nestorius prétendit que dans Jésus-Christ la divinité n’était pas unie étroitement à l’ame humaine, mais qu’elle y habitait comme dans un temple. Il y avait donc dans le Christ deux personnes, le Verbe qui était éternel, infini, incréé, la créature qui était finie et périssable. Aussi Nestorius trouvait-il condamnable de réunir dans une seule personne le Verbe et la nature humaine, et il refusait à la sainte Vierge le titre de mère de Dieu. Le nestorianisme eut de nombreux partisans ; il agita l’empire d’Orient, donna de grands embarras à Théodose II, se répandit en Asie et suscita une autre hérésie non moins féconde en troubles politiques. Un moine en grand renom de piété, Eutychès, imagina, pour mieux réfuter Nestorius, d’enseigner qu’il n’y avait dans Jésus-Christ qu’une seule nature, parce que la nature humaine avait été absorbée par la nature divine, comme une goutte d’eau par la mer. Voyez comme l’esprit de l’homme s’acharne à chercher une explication à ce qui est inexplicable, comme il s’agite, comme il se tourmente pour ne pas se soumettre à quelque chose d’incompréhensible.

Les hérésies des six premiers siècles de l’église sont filles de la philosophie grecque accouplée au mysticisme oriental. Au contraire, les hérésies du monde moderne ont été plutôt suggérées par les protestations instinctives du bon sens ; les formules et les abstractions de la science sont venues plus tard.

Le protestantisme donna un nouvel essor aux deux tendances mystique et rationnelle de l’humanité. L’ame de Luther était profondément chrétienne, et c’était par un retour aux sources les plus pures et les plus vives de la foi que ce grand docteur travaillait à la réforme de la religion. Mais en vertu de quel principe retrouvait-il l’esprit sous une lettre morte ? En vertu du principe du libre examen. Sans doute il le circonscrivait, et il entendait bien que la raison ne devait spéculer que sur les données de la foi. Beaucoup de chrétiens suivirent sa direction avec docilité ; mais d’autres esprits s’emparèrent du principe de liberté, sans accepter le joug sous lequel le père de la réforme voulait le faire fléchir.

Ce fut la destinée du protestantisme d’enfanter au-delà des prévisions de ses promoteurs ; il se trouva que la conception primitive si fortement empreinte du sceau de Jésus-Christ et de saint Paul eut des conséquences anti-chrétiennes. Aussi, quelles ne furent pas la douleur et la colère des réformateurs à la vue des monstrueux enfans dont on leur imputait la paternité ! Calvin brûla Servet, parce qu’il crut apparemment que ce n’était pas trop d’un bûcher pour mettre un abîme entre lui et l’audacieux adversaire de la trinité.

Mais ce n’est pas ici le moment de parler des doctrines du théologien espagnol, doctrines qui lui furent si fatales sans exercer sur les esprits une grande influence. D’un bond, Michel Servet, avec une témérité folle, s’était porté aux dernières limites de l’incrédulité ; il n’entraîna personne. Au contraire, les opinions de Fauste Socin, avec une apparence plus modeste et plus pratique, réussirent mieux à s’emparer des ames. L’année même de la mort de Luther, en 1546, plusieurs personnes d’une assez haute distinction se réunirent à Vicence, ville des états vénitiens, dans une espèce d’académie, pour y conférer sur des questions religieuses. L’autorité connut ces réunions ; elle arrêta quelques-uns des membres de l’hérétique assemblée : d’autres s’échappèrent ; parmi ces derniers était Lelie Socin, qui, après avoir habité tour à tour la Suisse et la Pologne, mourut à Zurich en laissant à Fauste Socin, son neveu, son bien et ses écrits. Fauste, nanti de la succession de son oncle, goûta d’abord une vie voluptueuse ; mais après douze années passées à la cour de Florence, où il avait joui de la faveur du grand-duc, il se mit à parcourir l’Europe ; ce n’était plus l’amour de l’éclat et des plaisirs qui le tourmentait, mais le goût des controverses théologiques. Après un séjour de trois ans à Bâle, il traversa l’Allemagne, se rendit en Pologne, et voici ce qu’il y enseigna : — Il n’y a qu’un seul Dieu, et Jésus-Christ n’est le fils de Dieu que par adoption ; c’est un homme qui, par les dons dont le ciel l’a comblé, a pu devenir le médiateur, le pontife, le prêtre du genre humain ; mais c’est Dieu seul qu’il faut adorer sans distinction de personnes. — Ainsi tombaient la trinité, la consubstantialité du Verbe et la divinité de Jésus-Christ. Tous ces dogmes n’étaient plus que des imaginations étrangères à l’essence même du christianisme.

Le socinianisme dut une propagation rapide à la simplicité de ses doctrines. Il ne s’agissait plus, comme avec l’arianisme, d’introduire des distinctions dans la hiérarchie divine ; il n’y avait plus de subtilités métaphysiques sur le Fils engendré de Dieu ou consubstantiel au Père. Le socinianisme était, pour nous servir des expressions du ministre Jurieu, une religion de plain pied qui aplanissait toutes les hauteurs du christianisme. Beaucoup d’esprits, qu’avaient fatigués les controverses infinies du XVIe siècle, se réfugièrent dans une solution aussi élémentaire et aussi simple.

Cependant la religion réformée eut à essuyer, de la part des catholiques, de cruels reproches pour avoir été l’occasion déterminante d’une semblable hérésie. Bossuet démontra qu’une des conséquences naturelles de la réforme était une tolérance qui conduisait nécessairement à l’indifférence en matière de religion. Pour se sauver d’une aussi monstrueuse indifférence, la réforme n’avait plus d’autre refuge que le despotisme du magistrat politique statuant souverainement sur les articles de foi, et elle était divisée dans son propre sein par les tolérans et les intolérans. « Les tolérans, dit Bossuet, se soutiennent par les maximes constantes de la réforme ; les intolérans l’autorisent par des faits qui ne sont pas moins incontestables : chaque parti l’emporte à son tour. La réforme a fait tout le contraire de ce qu’elle s’était proposé : elle se vantait de persuader les hommes par l’évidence de la vérité et de la parole de Dieu, sans aucun mélange d’autorité humaine ; c’était là sa maxime, mais dans le fait elle n’a pu s’établir ni se soutenir sans cette autorité qu’elle venait détruire, et l’autorité ecclésiastique ayant chez elle de trop débiles fondemens, elle a senti qu’elle ne pouvait se fixer que par l’autorité des princes, en sorte que la religion, comme un ouvrage purement humain, n’ait plus de force que par eux, et qu’à vrai dire elle ne soit plus qu’une politique. Ainsi, la réforme n’a point de principes, et par sa propre constitution elle est livrée à une éternelle instabilité[3]. » Bossuet triomphait au point de vue de l’orthodoxie, mais toute l’éloquence de sa polémique était impuissante à arrêter les mouvemens de l’esprit humain. Toutes ces sectes dont il se plaignait opéraient une décomposition nécessaire dans les opinions et les sentimens de la chrétienté. C’est surtout en Angleterre que s’accomplit ce travail ; la multiplicité des sectes que Bossuet compare aux vagues de la mer, y inspira à beaucoup d’esprits la pensée d’offrir à tant de dissidens quelques points fondamentaux sur lesquels il suffirait de tomber d’accord pour se trouver chrétien ; c’est dans ce dessein que Locke écrivit le Christianisme Raisonnable. Voici l’idée et le but de ce livre qui devint rapidement populaire. — Avant sa chute, Adam habitait le paradis terrestre où était l’arbre de vie ; il en fut chassé pour avoir désobéi à Dieu, et il perdit le privilége de l’immortalité. En effet, dès ce moment avec le péché la mort entra dans le monde ; voilà pourquoi tous les hommes meurent en Adam ; voilà pourquoi, depuis la chute du premier homme, le genre humain ne se perpétue plus que pour mourir. Qu’a fait Jésus ? Il a apporté aux hommes une loi dont l’observation leur rend l’immortalité non pas sur la terre, mais après cette vie. Il faut donc croire que Jésus, fils de Marie, est le Messie ; il faut entretenir dans son ame un grand désir de connaître ce qu’il a enseigné, et de pratiquer ses commandemens. À ces conditions, on est chrétien ; quant aux dogmes de la consubstantialité du fils avec le père, de la divinité du Christ et de la Trinité, ceux qui les trouvent dans les Écritures doivent continuer à les croire, mais ils ne doivent pas damner ceux qui ne les y voient point. — Telle était la transaction qu’offrait Locke à toutes les sectes : c’était, suivant les expressions d’un critique du temps, « un moyen aisé et infaillible de réunir tous les chrétiens, et d’éteindre à jamais leurs animosités, malgré la différence de leurs opinions. » C’est ainsi qu’à la fureur de se combattre et à la manie de se diviser succédait le désir général d’une fusion où chaque parti était invité à jeter en sacrifice ce qui avait été long-temps l’objet de ses prédilections les plus intolérantes.

Locke ne réussit pas à sceller cette réconciliation chimérique entre les différentes sectes qui se partageaient le christianisme ; mais l’action qu’il exerça n’en fut pas moins puissante dans un autre sens, car il opéra la transition entre l’époque des controverses théologiques et le règne de la philosophie. Vers la fin du XVIIe siècle, entre Bossuet et Voltaire, le célèbre professeur d’Oxford, à la fois chrétien et philosophe, préparait les triomphes du rationalisme. Après lui, l’empire passe ouvertement des théologiens aux penseurs. Il n’y a plus d’hérésies, car l’esprit humain n’a pas besoin de ces détours ; il parle en son propre nom. Toutefois, dans cette expansion des idées et des principes du rationalisme, on peut saisir encore la trace des causes et des antécédens historiques. C’est un enfant de la réforme, c’est un calviniste, c’est un Genevois qui donna une expression populaire et passionnée aux sentimens de Fauste Socin et de Locke, dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. La réforme devait aussi, dans un autre hémisphère, aboutir au rationalisme le plus absolu. On n’ignore pas combien dans les États-Unis, au milieu des différentes sectes chrétiennes, celle des unitaires est prépondérante. Voici comment Jefferson, dont l’illustration politique ne le cède qu’à la gloire de Washington, s’exprimait sur le caractère du fondateur du christianisme : « Il faut défendre le caractère de Jésus contre les fictions de ses faux disciples qui l’ont exposé à passer pour un imposteur. En effet, s’il était possible de croire qu’il eût réellement autorisé les folies, les impostures, les actes de charlatanisme que ses biographes lui imputent, s’il fallait admettre les fausses interprétations, les interpolations, les théories mystiques des pères des premiers siècles et des fanatiques des siècles suivans, tout esprit sensé serait irrésistiblement conduit à cette conclusion, que Jésus n’était qu’un imposteur. Je n’ajoute aucune foi aux falsifications qu’ils ont commises sur son histoire et sur sa doctrine, et, pour mettre sa réputation hors d’atteinte, je ne demande que la même précaution que l’on apporte à la lecture de toute autre histoire. Quand Tite-Live ou Dion Cassius nous parlent de choses qui s’accordent avec notre propre expérience de l’ordre de la nature, nous avons confiance en leurs paroles, et nous plaçons leurs récits dans les annales de l’histoire croyable ; mais quand ils racontent que des veaux ont parlé, que des statues ont sué du sang, quand ils énoncent d’autres faits aussi contraires au cours de la nature, nous rejetons ces merveilles au rang des fables qui n’appartiennent pas à l’histoire… C’est à ce libre exercice de la raison que j’en appelle pour la justification du caractère de Jésus. Nous trouvons dans les écrits de ses biographes des élémens de deux natures bien distinctes : d’abord une espèce de canevas, tissu grossier d’ignorance vulgaire, de choses impossibles, de superstitions, de fanatisme et d’impostures ; puis, se mêlant à tout ce fatras, les idées les plus sublimes sur l’Être suprême, les préceptes de la plus pure morale, sanctionnés par une vie d’humilité, d’innocence et de simplicité de mœurs. Voilà des choses que les écrivains qui les rapportent étaient incapables d’inventer. Devons-nous être embarrassés pour séparer de semblables matériaux, et pour attribuer à chacun ceux qui lui appartiennent ? La différence est frappante pour l’œil et pour l’intelligence, et nous pouvons faire en lisant la part de chacun[4]. » Quel chemin a parcouru la raison humaine ! Elle ne propose plus modestement ses doutes ; elle s’érige en souveraine et en règle ; elle répudie tout ce qui la choque. Jefferson n’a plus les ménagemens de Locke et de Jean-Jacques ; à ses yeux, Jésus est un homme supérieur et pur dont l’ignorance et le fanatisme ont défiguré la vie. Jésus, suivant Jefferson, a pu prendre les élans de son beau génie pour des inspirations d’un ordre supérieur, sans avoir eu pour cela l’intention de tromper les hommes. Les opinions de Jefferson sont celles d’un homme positif et pratique qui veut tout expliquer par les vraisemblances et les habitudes de la vie ordinaire. Aussi, dans les conseils qu’il adresse aux unitaires, les conjure-t-il de ne jamais fabriquer de formules de croyance, de professions de foi, enfin de ne jamais abandonner la morale pour les mystères, et Jésus pour Platon.

Mais il est une philosophie supérieure à ces données d’un rationalisme un peu vulgaire. Contemporain de Locke, Spinosa avait sondé la nature des choses à une bien autre profondeur. Quand au milieu du XVIIe siècle, Spinosa publia son Tractatus theologico-politicus, la théologie était encore puissante, et l’autorité dont elle jouissait devait contraindre à des ménagemens et à des détours jusqu’à l’homme qui a poussé si loin l’essor et l’audace de la pensée. Spinosa a tout mesuré de l’œil ; il a construit un système qui est le reflet idéal et complet de l’universalité des choses : Dieu, la religion, l’homme, l’histoire, l’intelligence, la volonté, les passions, les principes éternels, les accidens éphémères, voilà le contenu de la pensée du philosophe. La raison est la source souveraine de toutes choses : révélations, religions, prophéties, tout s’explique par elle. Mais comment le sage d’Amsterdam, quel que soit son courage, osera-t-il produire sa doctrine ? C’est ici qu’il faut bien comprendre l’industrie de sa méthode. Cette théologie qu’il frappe au cœur, il la déclare respectable et sacrée ; seulement il demande la permission de mettre à côté d’elle la philosophie, mais sans jamais les confondre. Séparer la philosophie de la religion, voilà mon but, dit Spinosa : …… Scopum ad quem intendo, nempè ad separandam philosophiam à theologia[5]. Il s’exprime encore d’une autre manière ; ni la théologie ne doit être la servante de la raison, ni la raison servante de la théologie : Nec theologiam rationi, nec rationem theologiæ ancillari[6]. Voilà donc deux domaines, deux principes bien distincts : Spinosa fait le partage entre la raison et la foi. Dans le domaine de la foi, il faut mettre les croyances sans lesquelles on n’obéirait pas à Dieu, et qui impliquent tout ensemble l’obéissance à Dieu et une créance entière à elles-mêmes[7]. Mais la philosophie se propose un autre but, elle aspire à la conquête de la vérité, à la certitude, et elle ne peut les demander qu’à la raison[8] ? Ainsi donc la piété est le lot de la théologie, tandis que le vrai appartient à la philosophie. Il y avait autant de prudence que d’ironie dans cette distinction. Apparemment Spinosa n’ignorait pas que la nature des choses ne se laisse pas ainsi arbitrairement scinder : ne dit-il pas quelque part que la vertu dépend des lois de la raison[9] ? Si l’on pouvait conserver encore quelques doutes sur la pensée intime de Spinosa, ces doutes devraient tout-à-fait disparaître devant la lecture de son Éthique, de ce vaste et profond traité de morale où les actes de l’homme sont reconnus comme la conséquence nécessaire de ses idées, où ses devoirs et ses droits sont constitués en harmonie avec les principes de sa nature. Mais Spinosa avait besoin de mettre en avant une distinction qui pût lui servir de sauvegarde ; de cette façon il tenait un peu les théologiens en respect, et il savait que les vrais philosophes ne prendraient pas le change.

Cependant le Tractatus theologico-politicus avait éveillé dans nombre d’esprits une vive curiosité. On voulait savoir quel était le fond de la pensée de Spinosa sur les sujets les plus délicats, entre autres sur la divinité du Christ. Spinosa répondit à Henri Oldenburg, qui lui avait adressé quelques questions au nom de plusieurs personnes : « Puisque vous voulez connaître mes vrais sentimens, le Christ est à mes yeux la manifestation la plus éclatante de la sagesse divine, et il a communiqué cette sagesse à ses disciples ; mais, quand certaines églises ajoutent que Dieu s’est fait homme, je ne sais plus ce qu’elles veulent dire, et elles ne me paraissent pas moins absurdes que celui qui me viendrait dire qu’un cercle est un carré. Vous savez mieux que moi, ajoutait Spinosa en finissant, si ces explications peuvent convenir aux chrétiens de votre connaissance[10]. » Une autre fois, il écrivait au même Oldenburg que, pour exprimer plus énergiquement la manifestation de Dieu dans le Christ, Jean, qui, tout en employant la langue grecque était plein d’hébraïsmes, s’était servi de ces mots : « Le Verbe s’est fait chair[11]. » Ce n’est pas le seul point sur lequel les lettres de Spinosa soient un excellent commentaire des pensées fondamentales de ce grand homme.

On se tromperait si dans ces passages de Spinosa on voulait retrouver un véritable arianisme. Spinosa ne s’accorde guère avec Arius ; il ne fait pas du Christ un logos divin engendré de Dieu, et qui à son tour a créé le monde : si telle était sa pensée, Spinosa ne serait plus qu’un platonicien. Ses réponses à Henri Oldenburg n’ont pas d’autre portée que de faire du Christ le plus sage, et en ce sens le plus divin de tous les hommes. Si l’on veut trouver dans l’histoire des hérésies une doctrine qui ait des analogies avec celle de Spinosa, il faut s’adresser au sabellianisme. Comme Sabellius, qui s’était inspiré du mosaïsme, le juif d’Amsterdam ne reconnaissait qu’une souveraine unité qui pouvait avoir plusieurs faces, mais non se diviser en personnes distinctes. Spinosa identifiait l’intelligence avec la volonté ; à ses yeux, l’amour intellectuel de Dieu pour l’homme est le même amour par lequel Dieu s’aime lui-même. Tout tombe donc dans le gouffre de l’éternelle substance, et l’identité de Dieu, de l’homme et du monde repousse toutes les distinctions trinitaires. On peut, au point de vue historique et dans une certaine mesure, estimer qu’avec Spinosa le sabellianisme reparaissait, mais transformé, mais élevé à la puissance d’une réflexion qui a su tout embrasser et tout approfondir.

Il est exact de dire que la théologie catholique est à la fois aux prises avec Platon et Spinosa. Platon, par l’organe de ceux qui ont fondé et soutenu l’arianisme, dit aux chrétiens : Puisque vous adorez le fils de Dieu, distinguez-le du père ; ne dites pas qu’il lui est consubstantiel, mais reconnaissez qu’engendré lui-même à son tour, il a créé le monde, et qu’il est le logos divin que j’ai emprunté aux doctrines orientales pour le faire régner dans la philosophie grecque. De son côté, voici Spinosa qui s’adresse au christianisme, et sa thèse est celle-ci : Si le christianisme à raison de proclamer l’unité de Dieu, il a tort d’admettre des personnes au sein de cette unité, et il ne devrait reconnaître que la substance absolue.

Qu’a fait cependant la philosophie catholique ? Elle a entrepris de répondre, à Platon par Spinosa et à Spinosa par Platon. Au logos divin qui est différent du père, elle oppose le principe de l’unité de Dieu, et d’un autre côté, dans la substance absolue, elle introduit le verbe créateur : voilà le nœud de la question métaphysique.

Au point de vue philosophique, cette solution n’est qu’une transaction dont les termes se contredisent ; au point de vue de la religion, elle est un dogme, un mystère.

Depuis le IVe siècle jusqu’au XIXe, la question de l’arianisme a traversé bien des phases. Les opinions mêmes d’Arius, grace à la faveur de plusieurs des successeurs de Constantin, jouirent en Orient d’un assez long crédit, puis elles eurent l’insigne fortune de se faire accepter par une partie des peuples barbares qui se jetèrent sur le monde romain. Les Goths les adoptèrent et les répandirent dans l’Illyrie, dans la Pannonie, dans une partie de l’Italie, en Afrique, en Espagne. Dans ses combats contre l’arianisme, le catholicisme eut pour appui le retour définitif des empereurs grecs à l’orthodoxie décrétée par le concile de Nicée, la papauté et l’épée des rois francs. Mais la lutte fut longue, et les derniers vestiges de l’arianisme ne disparurent que vers la moitié du VIIe siècle. Nous touchons au moyen-âge. Pendant sept cents ans, l’orthodoxie catholique règne seule jusqu’au moment où brillent, au XVe siècle, le bûcher de Jean Hus et l’étoile du matin de la réforme[12]. Voilà le signal de nouveaux combats. On peut dire qu’au XVIe siècle l’arianisme reparaît, si l’on veut donner ce nom aux mouvemens du rationalisme ; mais il faut remarquer qu’il ne s’agit plus des idées de Platon ou des opinions d’Arius : la raison humaine reprend sa marche et ses droits en vertu d’elle-même. Dans cette insurrection générale, tout concourt, tout a sa place, sa mission, son influence. Le rationalisme prouve sa force par la diversité de ses doctrines et le nombre de ses représentans à ceux qui cherchent surtout une religion pratique et claire, il offre le socinianisme et le christianisme raisonnable de Locke ; aux fortes intelligences, il présente l’idéalisme de Spinosa ; plus tard il aura, pour se populariser, l’inépuisable ironie de Voltaire et les pathétiques élans de Rousseau. Il triomphe, mais sa victoire l’enivre ; dans son fol aveuglement, il se dégrade, il se souille, et l’autel qu’il se dresse à lui-même en 1793 devient son écueil et sa honte. Cependant, après tant de tempêtes, le calme a reparu, et il est possible de reconnaître avec impartialité où en sont aujourd’hui l’arianisme et le catholicisme.

Les préoccupations de l’esprit humain sont changeantes : telle question qui à une époque a été l’objet de ses recherches les plus vives, dans un autre temps lui paraît perdre presque toute son importance, ou bien encore les progrès qu’il a faits sur d’autres points lui permettent de transformer la question primitive et de lui assigner une autre place dans le champ de ses spéculations. Or cela est arrivé pour l’arianisme, et en voici la raison. Jamais l’intelligence de l’histoire n’a été plus profonde que dans notre siècle : tout a concouru à nous donner cette supériorité sur les âges précédens, la marche du temps, les grandes choses dont nous avons été témoins, une philosophie forte et savante. On a d’autant mieux compris les faits qu’on avait plus creusé les idées, et la métaphysique a été la cause d’une meilleure entente du passé. Aussi on a généralement reconnu qu’il était déraisonnable de vouloir retrouver dans des siècles dont nous sommes séparés par un long intervalle les opinions et les sentimens qui nous animent nous-mêmes. L’histoire a été admise avec ses variétés et ses contrastes, on lui a permis d’être originale, et l’on ne s’est plus scandalisé de voir ses monumens porter l’empreinte de conceptions et de pensées que nous ne partageons pas.

Avec cette façon de voir et de juger, le passé s’est ranimé pour ainsi dire, et nous avons vu un peu de lumière pénétrer dans les premiers âges. La vieille Asie, cette mère de toutes les religions, n’est pas encore connue, mais du moins elle est pressentie. Nous sommes prédisposés à comprendre le génie de cet Orient qui porte partout l’empreinte de Dieu, où toujours l’homme s’effaçait devant l’intervention divine, où toujours Dieu était adoré comme la cause unique et souveraine de tout changement dans la nature et dans l’humanité. Aussi nous ne nous étonnons plus si, dans les Écritures qui sont le fondement de la religion chrétienne, nous trouvons partout la présence et le bras de Dieu : c’est Dieu qui frappe d’épouvante les uns, donne la victoire aux autres ; c’est Dieu qui tonne, qui déchaîne les vents et les tempêtes ; c’est Dieu enfin qui relève les courages, endurcit les ames ; c’est lui qui inspire les projets sublimes et qui révèle les grandes vérités. Qui n’a pas enchanté son imagination avec les récits bibliques, avec leurs graces naïves et leurs magnificences gigantesques ? Qui n’a pas trouvé dans ces pages de l’histoire humaine des émotions aussi vives que dans les plus belles scènes de la nature ?

Mais ces plaisirs de l’esprit n’ôtent rien à son indépendance. La véritable critique sait à la fois restituer l’histoire et la juger ; elle en décompose les élémens, elle en explique l’origine et la nature. Ainsi nous avons vu de nos jours l’histoire profane et sacrée soumise à la plus savante analyse. Tout ce que les religions contiennent de symbole et de mythologie a été l’objet de nombreuses études ; on a commencé par la Grèce antique, puis on a passé à l’ancien Testament, enfin on est arrivé au nouveau, et le christianisme, dans ses monumens et dans ses textes, a été scientifiquement critiqué. Il y a six ans, le docteur Strauss a publié une Vie de Jésus-Christ où il applique au nouveau Testament les mêmes procédés que Heyne, Schelling et Ottfried Müller ont appliqués à la mythologie grecque. Strauss ne s’est pas fait le biographe du Christ, mais le critique des récits évangéliques qui nous ont transmis sa vie. Qu’a-t-il voulu démontrer ? C’est que le nouveau Testament est souvent le reflet de l’ancien, c’est qu’il y avait dans les livres sacrés, dans les traditions et l’esprit du peuple juif, un type idéal du Messie, et que le travail de ceux qui ont écrit sa vie a consisté à la remplir de toutes les circonstances et de toutes les particularités merveilleuses qui étaient dans l’imagination de la nation juive. Il y a donc dans la vie traditionnelle du Christ une partie historique et une partie mythologique.

Quelle est la conséquence de cette manière nouvelle de considérer les choses ? C’est que la partie historique du christianisme perd beaucoup de son importance, tandis que sa partie idéale brille d’un éclat toujours pur. Tout ce qui tient à l’histoire de la religion est rejeté sur le second plan ; les faits de la tradition sont comme un rêve dont le passé a gardé le souvenir ; ils peuvent charmer l’imagination, mais ils ne participent pas à l’essence même des idées qui sont éternelles. L’esprit cherche donc les véritables fondemens du christianisme non pas dans l’histoire, mais dans la pensée, ou plutôt l’histoire devient une déduction de ce que l’intelligence conçoit à priori, parce que l’esprit est convaincu que tout ce qui est rationnel et nécessaire doit passer dans la réalité.

Il y a des degrés dans le mouvement philosophique de notre siècle. Tous les esprits ne sont pas à la même hauteur dans la contemplation des choses religieuses, mais il y a une disposition générale à chercher surtout dans le christianisme un système moral et rationnel. Les uns donnent de la trinité une explication logique et ne font plus, des trois personnes divines, que trois faces de l’être dans Dieu et dans l’homme : voilà pour la métaphysique. D’autres cherchent surtout dans le christianisme un système social, un idéal politique, et le Christ est pour eux le plus illustre des démocrates.

Par cette double tendance, l’arianisme est à la fois victorieux et transformé ; toutes les opinions dominantes du siècle impliquent son triomphe, et en même temps, comme la question n’est plus posée d’une façon directe et irritante, les passions se sont apaisées. Aujourd’hui la religion et la philosophie ne cherchent pas à se détruire, mais à se pénétrer ; elles aspirent à exercer l’une sur l’autre une influence qui lui subordonne sa rivale : c’est un nouvel aspect dans la lutte des idées. Entrez dans les églises, vous entendrez les prédicateurs de la foi chrétienne traiter de matières philosophiques : ils parlent de la nature des choses, des lois de la raison humaine ; c’est de la métaphysique oratoire. Ouvrez les livres des philosophes, vous les trouvez dissertant sur l’incarnation et la trinité : c’est de la théologie rationnelle. La religion et la philosophie ne reconnaissent plus comme autrefois de domaines distincts ; elles vivent perpétuellement l’une chez l’autre. Les orateurs de la religion ont une tendance intime à philosopher parce qu’ils obéissent à leur insu au rationalisme du siècle ; sans abandonner les mystères et les miracles, ils voudraient faire entrer le plus possible la religion dans l’ordre naturel des choses. De leur côté, les philosophes ne veulent plus qu’on leur reproche de tourmenter des abstractions stériles ; ils ont à cœur de démontrer que les idées sont la base même des faits les plus importans de la religion et de l’histoire. En un mot, la religion aspire à prouver qu’elle est vraie, et la philosophie, qu’elle est applicable et puissante. Cette rivalité ainsi établie ne peut manquer d’être féconde, mais un avenir encore éloigné peut seul en connaître les fruits. En attendant, l’histoire raisonnée de quelques-unes des questions qui depuis dix-huit siècles ont été posées par la religion chrétienne peut être utile : voila pourquoi nous nous sommes occupé de l’arianisme.


Lerminier.
  1. Traduit de l’allemand par Jean Cohen, 3 vol. in-8o ; Paris, chez Debécourt, rue des Saints-Pères, 69.
  2. Neander, Allgemeine Geschichte der christlichen Religion, erster Band, dritte Abtheilüng, S. 678, etc.
  3. Sixième avertissement sur les lettres de M. Jurieu, chap. 104.
  4. Correspondance de Jefferson, lettre à William Short.
  5. Tractatus theologico-politicus, cap. 2.
  6. Ibid., cap. 15.
  7. « Nempè quod nihil aliud sit (fides), quam de Deo talia sentire, quibus ignoratis tollitur erga Deum obedientia, et hac obedientia posita, necessariò ponuntur. » (Tract. theolog.-polit., cap. 14.)
  8. « De veritate autem et certitudine rerum quæ solius sunt speculationis, nullus spiritus testimonium dat præter rationem, quæ sola, ut jam ostendimus, veritatis regnum sibi vindicavit. » (Ibid., cap. 15.)
  9. « Quæ mihi cum ratione convenire videntur, eadem ad virtutem maxime utilia esse credo. » (Epist. 19.)
  10. « Cæterum quod quædam ecclesiæ his addunt quod Deus naturam humanam assumpserit, monui expresse me quid dicant nescire ; imo, ut verum fateor, non minus absurdè mihi loqui videntur, quam si quis mihi diceret quod circulus naturam quadrati induerit. » (Epist. 21.)
  11. « Quamvis Johannes duum evangelium græce scripserit, hebraizat tamen… Deus sese maxime in Christo manifestavit, quod Johannes ut efficacius exprimeret, dixit Verbum factum esse carnem. » (Epist. 23.)
  12. Wiclef.