De l’Amour et du Mariage selon le livre de M. Michelet

DE
L’AMOUR ET DU MARIAGE
SELON M. MICHELET.

L’Amour, par J. Michelet; 1 vol. in-12. Paris, Hachette.



Si l’on me demandait quelle est la plus grande imagination de ce temps-ci, je nommerais sans hésiter M. Michelet. D’autres écrivains peuvent avoir une imagination plus forte; aucun n’en possède une aussi abondante, aussi riche, aussi variée, aussi souple. L’imagination n’est pas chez lui une des facultés de l’esprit, elle est sa nature tout entière ; elle vibre avec ses nerfs, circule avec son sang, s’irrite avec sa bile, bat avec son cœur, accompagne chacun des mouvemens de sa mobile, changeante et charmante personnalité. On dirait que son être entier, corps et âme, a été pétri par l’imagination, et disposé par elle pour être le réceptacle de ses inépuisables rêveries et de ses brillantes images. Le pauvre Henri Heine, essayant d’expliquer à ses compatriotes le talent de M. Michelet, disait qu’il avait une nature d’Hindou : mot profond, et le plus vrai qu’on ait prononcé sur lui. Il est Hindou dans tous les sens, non-seulement par sa subtilité analytique, par sa sympathie minutieuse, par sa tendresse féminine, mais surtout par sa prodigieuse facilité de métamorphoses. Son esprit réalise toutes les merveilles de la métempsycose brahmanique. Essayons de pénétrer jusque dans son essence cette nature originale; le sujet en vaut la peine, car M. Michelet représente une des formes les plus rares de l’imagination. Généralement l’imagination, quoique la plus mobile de nos facultés, se crée des habitudes, se forme certaines relations avec les êtres extérieurs, se compose une société. Elle a des sympathies et des antipathies décidées, des amours et des haines; elle prend un caractère par conséquent et agit comme une personnalité libre et volontaire. Les plus grandes imaginations ont leurs préférences, leurs spectacles de prédilection, qu’elles contemplent sans se lasser, leurs formes chéries, dans lesquelles elles font entrer bon gré, mal gré, tous les objets de la nature. L’imagination n’est donc pas généralement une faculté aussi curieuse et aussi étendue qu’on pourrait le croire : au contraire, elle est d’autant plus forte qu’elle est plus étroite. Expliquons plus clairement notre pensée par des exemples pris non dans l’histoire littéraire du passé, mais parmi nos contemporains. Les deux seuls hommes après M. Michelet qui, dans la littérature européenne du temps actuel, possèdent à un degré tout à fait éminent ce don précieux de l’imagination s’appellent Victor Hugo et Thomas Carlyle. Or chez ces deux illustres artistes l’imagination est aussi puissante qu’étroite, aussi vigoureuse que bornée. Chez tous deux, l’imagination agit pour ainsi dire comme une personne libre; elle a une volonté impérieuse, des habitudes, des préférences. Elle n’abdique pas devant les choses, elle les possède et ne se laisse pas posséder. Orgueilleuse et méprisante, elle ne veut voir que certains objets dans la nature, et ne connaît que certaines sensations. Tout ce qui est finesse, grâce et délicatesse échappe à l’imagination de Victor Hugo, tout ce qui n’est pas image sensible ne peut la toucher. Lorsqu’elle essaie de comprendre les choses fines et subtiles, elle ne le peut qu’en les exagérant et en les dénaturant; pour saisir un fil de la Vierge, il lui est nécessaire d’en faire d’abord un câble. Et Thomas Carlyle! Il n’y a pas d’homme dont l’imagination ait plus d’antipathies invincibles, plus d’aveuglement volontaire, plus de dédains, et en même temps plus de constance dans ses habitudes de langage, dans ses allures, dans ses affections. Allez donc lui faire comprendre l’Italie et les beaux-arts, l’émouvoir en faveur des nègres, le faire sympathiser avec les émeutes populaires, ou l’éblouir par la pompe brillante des aristocraties! Il ne consentira même pas un seul instant à laisser surprendre sa curiosité ou sa sympathie, et se préservera de toute tentation par un orage d’anathèmes et une averse de quolibets et d’épithètes injurieuses. Chez ces deux écrivains, l’imagination a donc pour ainsi dire les attributs de la personnalité; elle veut, aime, hait dans certaines limites; elle a une physionomie invariable, une forme distincte et tranchée : les métamorphoses par conséquent lui sont interdites. L’imagination de M. Michelet présente le phénomène contraire. Cette imagination n’a pas de forme précise, elle les revêt toutes indifféremment tour à tour. Malgré ses velléités de violence ou de haine, elle n’a pas d’antipathies marquées; esclave de sa sympathie, elle est comme forcée de comprendre même ce qu’elle voudrait ne pas aimer. Elle n’a pas d’orgueil impérieux et de résistance en face des choses; elle a l’exquise obéissance des mystiques subjugués par l’amour, la délicate humilité des âmes contemplatives. Curieuse et aimante, elle abdique pour surprendre le secret des choses, et s’oublie afin de vivre d’une autre vie que la sienne. C’est l’imagination la plus impersonnelle qu’on puisse citer: on dirait une âme obligée de traverser successivement tous les avatars de la métempsycose brahmanique. N’essayez pas de la poursuivre, de la saisir à travers ses innombrables métamorphoses; vous éprouveriez la déception de ce chevalier du conte allemand qui poursuit à travers la campagne la séduisante fée des eaux qui a troublé son âme. Elle brille comme une flamme, puis soudain se précipite sous la forme d’un torrent, puis s’élève comme un brouillard, se suspend comme un nuage, ou se déploie à l’horizon comme un mirage d’Orient, On court haletant vers la belle vision, mais déjà la vision a fui, un soupir musical ondule dans l’air incolore; on retourne la tête avec un désenchantement mélancolique, et on aperçoit sur un îlot du fleuve la fée qui peigne ses cheveux dorés. Telle est l’imagination de M. Michelet, féerique, insaisissable, plus mobile que l’eau courante, plus musicale qu’un chant d’oiseau, plus lumineuse qu’un atome dansant sur un rayon de soleil, plus colorée que les nuages des soirs d’été. Acceptez tous les enchantemens poétiques qu’elle vous donne, et n’essayez pas de la prier pédantesquement, en grave critique qui veut tout voir et tout peser, de se laisser surprendre sous la forme qu’elle préfère; elle vous répondrait, comme le farfadet à son seigneur : «J’ai toutes les formes et je n’en ai aucune, car je suis l’imagination. »

On exprimerait très mal la nature de M. Michelet en disant qu’il est un homme d’imagination; il faut dire, pour être tout à fait précis, qu’il est l’imagination elle-même. Jamais pythie n’a été plus subjuguée par son dieu que ce bouillant esprit ne l’est par sa faculté maîtresse. Regardez-le bien : il en est possédé tout entier; c’est elle qui agite les muscles de ce fin visage, c’est elle qui s’échappe de ses lèvres en phrases heurtées, en mots entrecoupés, et qui, lorsque la parole manque, s’exprime par d’ardens soupirs. Si vous étiez tenté de lui reprocher ses défauts, arrêtez-vous, je vous prie, car il n’est point coupable : c’est elle, la tyrannique souveraine, qui use et abuse de l’instrument qu’elle s’est choisi; le frêle organisme humain doit fléchir sous le poids de certaines émotions. Si certaines de ses rêveries vous paraissent parfois insaisissables et énigmatiques, songez à tous les mirages dont l’imagination se plaît à nous abuser, et si parfois son discours vous paraissait avoir quelques incohérences, rappelez-vous les oracles sibyllins et les obscurités des mystiques. Pour nous, nous lui pardonnons aisément ses défauts, car ils sont inséparables de ses qualités; ils sont d’ailleurs, pour qui sait bien comprendre, la marque de sa sincérité, la preuve de la brillante tyrannie que l’imagination exerce sur lui.

Avec une telle nature d’esprit, il n’était pas difficile de prévoir ce que serait un livre écrit par M. Michelet sur un sujet comme l’amour. Lui qui ne peut se contenir en face des spectacles de l’histoire et qui se mêle en acteur passionné aux luttes du temps passé, lui qui prodiguait naguère les effusions lyriques en écoutant le chant des oiseaux et en contemplant la vie muette des insectes, comment pourrait-il parler de l’amour sans un redoublement d’éloquence extatique et de poétique mysticité? L’enivrement est donc complet, le cœur déborde en torrens de tendresse, la fantaisie sème à flots ses rubis et ses perles, l’esprit a épuisé tout son arsenal de ruses galantes et de tactiques ingénieuses. Jamais on n’avait parlé sur ce ton de l’amour humain ; on dirait un mystique converti au rationalisme, et qui a transporté dans les affections terrestres ses ardeurs religieuses et ses ineffables voluptés. Ce livre, c’est véritablement le Cantique des Cantiques mélangé de dissertations physiologiques. De même que la Sulamite du Cantique des Cantiques, la femme se présente à la fois sous une forme réelle et sous une forme symbolique; elle est une personne réelle, et elle est la nature elle-même, le charme de votre foyer et la fontaine de toute vie. Une douce fièvre court dans toutes ces pages, les mots frémissent comme des nerfs ébranlés, les sentimens ressemblent à des pulsations rhythmées du cœur; les pensées se cherchent et s’étreignent comme des mains qui se serrent. Il y a des métaphores enveloppées, obscures comme l’alcôve nuptiale, des images reluisantes d’un éclat humide comme les yeux d’un amoureux reconnaissant. Tout cela est vertueusement effréné, moralement convulsif. L’imagination a mené l’auteur où il lui a plu, et l’auteur l’a suivie sans résistance. Et cependant dirai-je l’impression que m’a laissée ce livre étrange? J’ai lu avec curiosité, mais sans entraînement, ce monologue haletant, où les confidences d’une âme encore jeune et naïve alternent si singulièrement avec les conseils de la casuistique la plus rusée et la plus savante, et j’ai ressenti l’impression que j’aurais gardée d’une soirée passée avec un homme original et éloquent dissertant froidement sur l’amour plutôt que l’attendrissement contagieux que communiquent les discours moins savans des cœurs épris. Le livre est bien venu à son heure, dans sa véritable saison; il est fait pour être lu, non sous les ombrages des bois, aux jours brillans de l’année, mais au coin d’un feu brillant. Les flammes n’y manquent pas pourtant, mais ce sont des flammes sans vive chaleur. C’est un livre d’automne, et il a toutes les grâces de l’automne, les tons fins et délicats, les couchers de soleil violacés, les couleurs gracieusement maladives, les lueurs languissamment caressantes. Ainsi d’une part obéissance passive et absolue à toutes les fantaisies de l’imagination, de l’autre absence de chaleur véritable, telle est la double impression que laisse une première lecture.

Le ton général du livre manque d’unité; on dirait que trois personnes fort différentes y prennent alternativement la parole : un poète, un directeur de conscience et un médecin. Je sais bien que M. Michelet me dira que ce n’est pas un amant qu’il veut former, mais un mari, et que le mari doit être à la fois, selon lui, l’amant, le confesseur et le médecin de sa femme. J’adhère à cette bonne intention, mais je ne puis m’empêcher de lui adresser quelques objections. Le livre ne gagne pas, littérairement, à ce mélange trop peu fondu, à ces contrastes violens et heurtés. Il est trop lyrique pour être scientifique, et trop scientifique pour un livre poétique. Le mariage, je le sais bien, a de nombreux rapports avec les sciences médicales; mais l’esprit du lecteur, quelle que soit sa bonne volonté, n’est pas disposé à accepter coup sur coup les impressions les plus diverses. C’est une sensation désagréable que de passer sans transition d’une strophe du Cantique des Cantiques à une théorie de M. Coste, et d’un sonnet de Pétrarque à une planche d’anatomie. Je me laissais bercer par un accent poétique de passion rêveuse, et voilà que subitement je suis éveillé en sursaut par une note choquante : le musicien a changé de ton brusquement, sans vous avertir. Que pensez-vous, par exemple, du contraste de ces deux phrases qui se trouvent dans la même page? « L’oiseau chante, il voudrait articuler. L’homme a la langue distincte, la parole nette et lumineuse, la clarté du verbe; mais la femme, au-dessus du verbe de l’homme et du chant d’oiseau, a une langue toute magique dont elle entrecoupe ce verbe ou ce chant : le soupir, le souffle passionné. » Vous lisez, n’est-il pas vrai? avec un sourire de plaisir, cette exagération poétique d’une observation charmante et vraie, quand tout à coup, en remontant la page, vos yeux s’arrêtent sur les lignes suivantes : « Elle ne mange pas comme nous, ni autant, ni les mêmes mets. Pourquoi? Surtout par la raison qu’elle ne digère pas comme nous. Sa digestion est troublée à chaque instant par une chose : elle aime du fond des entrailles; la profonde coupe d’amour (qu’on appelle....) est une mer d’émotions variables qui contrarient la régularité des fonctions nutritives.» Cette remarque peut être fort vraie et ne me choquerait nullement dans un livre de médecine sur la constitution physique de la femme, mais ici elle me choque comme une remarque intempestive. « Dans l’amour, dit quelque part M. Michelet, il n’y a rien de vulgaire, rien de bas. Ce grand enchanteur transforme tout ce qu’il touche. » Pour prouver sans doute cette assertion, l’auteur entre dans les détails les plus secrets, et expose au grand jour les opérations cachées de la nature. La physiologie abonde et surabonde, et, quoique M. Michelet soit par nature spiritualiste, elle finit par être la seule et unique explication de l’amour et de toutes les passions qui s’y rapportent. L’âme est représentée comme enveloppée dans les fatalités les plus humbles, maîtrisée par la digestion et la périodicité de certaines fonctions. Seize jours sur vingt-huit, paraît-il, la femme n’a aucune volonté, grâce à un certain flux mensuel qui préoccupe l’auteur outre mesure. Il ne m’est pas indifférent de savoir que la chimie moderne a prouvé la pureté du flux mensuel; mais il m’est désagréable au possible de voir l’auteur insister avec acharnement sur cette loi de la constitution féminine. De toutes les pages que l’auteur a consacrées à ces détails physiologiques, je ne puis faire exception que pour un seul chapitre, le chapitre sur l’accouchement, qui est d’une poésie atroce et effrayante, mais d’une poésie réelle. S’il est vrai que l’amour est le frère de la mort, comme les poètes l’ont toujours répété, on doit avouer, après la lecture du volume de M. Michelet, qu’il est bien aussi quelque peu cousin-germain de la maladie.

En tout cas, il est certainement proche parent de la ruse. Nous ne reprocherons donc pas bien vivement à M. Michelet la partie casuistique de son livre. Que le mari soit confesseur ou non, la casuistique appliquée sera toujours d’un grand emploi dans le mariage. La logique sévère, les règles inflexibles et légales ne sont pas toujours bonnes pour le gouvernement, ni pour le bonheur d’un ménage, et par conséquent tout homme qui, dans nos sociétés efféminées, n’est pas un peu casuiste risquera fort de jouer un de ces deux rôles désagréables, dupe ou tyran. Les actions des femmes sont toutes instinctives, spontanées et de tact; celles des hommes sont toutes raisonnées, réfléchies et volontaires. Un abîme sépare la vie morale chez les deux sexes, et cet abîme ne peut être franchi que par un grand élan passionné, ou, à défaut de cet élan impossible la plupart du temps dans le mariage), que par toute sorte de ruses ingénieuses, d’aimantes précautions, de planches de salut lancées dans le vide, de cordes tendues par une main amie. Maintenant cette casuistique a-t-elle des limites légitimes? Non, répondrait volontiers M. Michelet; elle est illimitée comme les ressources de l’amour. En conséquence, il n’est pas de moyens subtils qu’il n’indique pour tout expliquer, tout prévenir, tout éviter. Il nomme les personnes qu’il faut éloigner à tout prix, et elles sont nombreuses; il augmente les charges du mari de celles de femme de chambre, de confesseur et de médecin; il organise autour de la femme aimée un système ingénieux de bienveillante surveillance. Qu’il nous permette de lui dire que le mari idéal qu’il nous présente nous paraît un peu trop tatillon, comme disent certaines dames. La casuistique a du bon, et peut être poussée très loin, mais elle doit s’arrêter au moment où elle risque de dégénérer en faiblesse ou en puérilité. Il est permis et même il est ordonné à l’homme de tout comprendre; mais il y a exception absolue pour les choses qui peuvent blesser son orgueil. Tout ce qui porte atteinte à cette vertu, la plus haute qu’il y ait en l’homme, doit être évitée comme poison. « Lorsque la pauvreté ou le malheur a frappé un homme, disaient les anciens, il n’est plus que l’ombre de lui-même, » parole très vraie, si l’homme a perdu l’orgueil, mais fausse, s’il l’a conservé. L’homme qui a laissé fléchir son orgueil est tombé au-dessous de lui-même; il est affligé d’un mal pire que la pauvreté ou le malheur, d’un mal irrémédiable et inguérissable, la lâcheté. On peut donc tout accorder à l’amour, tout, excepté de blesser ou d’amoindrir l’orgueil viril. Or la casuistique de M. Michelet ne me semble pas tenir assez compte de cette vertu hautaine qui est tout l’homme, et qui doit être préservée à tout prix. Ses conseils certainement sont d’une âme non moins ferme que tendre; mais, libéralement interprétés par une âme faible et maladroite. Dieu sait à quels énervemens et à quelles concessions ils pourraient mener. En tout cas, je puis affirmer à M. Michelet qu’il y a deux classes de lecteurs qui repousseront ses conseils : les hommes blasés par la vie et les jeunes gens très naïfs; les hommes blasés, parce qu’à défaut d’orgueil ils ont du mépris, et que tant de stratagèmes leur paraîtraient une peine inutile; les jeunes gens naïfs, parce qu’ils ont l’orgueil de la sincérité, et qu’ils ne voudraient à aucun prix d’une sécurité achetée par une tendresse si tortueuse. Et cependant c’est surtout pour ces deux classes de lecteurs que M. Michelet a écrit son livre.

S’il est une passion universelle, c’est bien l’amour; il ne s’arrête pas à telle classe, à telle catégorie sociale. M. Michelet le proclame lui-même très justement le grand maître en égalité, et pourtant le livre s’adresse à un public très restreint, au public qui réunit toutes les conditions de sécurité, de fortune, de liberté. L’auteur l’avoue en termes qui méritent d’être répétés : « Je n’écris pas pour les riches, qui compliquent à plaisir leur vie de mille inutilités ennuyeuses et dangereuses, qui vivent devant leurs domestiques, qui mangent, dorment, aiment sous des yeux haineux et moqueurs. Ils n’ont pas d’intimité, rien de secret, point de foyer. Et malheureusement je ne puis écrire non plus pour ceux qui n’ont point de temps, point de liberté, qui sont dominés, écrasés par la fatalité des circonstances, ceux dont le travail incessant règle et précipite les heures. Que peut-on conseiller à qui n’est point libre ? J’écris pour ceux qui sont libres d’arranger leur vie, pour le pauvre non indigent qui travaille chez lui, ou pour les pauvres volontaires, c’est-à-dire pour les gens aisés qui auront l’esprit de vivre simplement sans domestiques et seront vraiment chez eux. » Fort bien, et maintenant calculons pour toute la France le nombre de gens riches, aisés ou pauvres, qui sont libres d’arranger leur vie. Cet avocat en renom qui gagne de si beaux honoraires est-il libre d’arranger sa vie comme il lui plaît, de renvoyer ses cliens à quinzaine, parce que la crise de sa femme approche, et qu’elle a besoin d’une tendre surveillance ? Ce riche négociant de Rouen ou cet entreprenant manufacturier de Mulhouse laissera-t-il son inventaire se faire tout seul parce que sa femme a par hasard le spleen ? Cet artiste doit-il donner congé à l’inspiration qui vient de le favoriser d’une de ses visites, parce que le printemps approche, et qu’il plairait à sa femme de revoir la fameuse petite maison du berger avec son pavillon couvert en zinc si bien décrite par M. Michelet ? Et le médecin que le devoir appelle tout le jour hors de sa demeure doit-il laisser mourir ses malades pour ne pas laisser trop longtemps sa femme dans l’ennui de la solitude ? M. Michelet n’écrit pas pour les amans sans fortune, il n’écrit pas davantage pour les amans même riches qui exercent une profession active. Qui donc pourrait se vanter d’être libre d’arranger sa vie ? En cherchant bien, peut-être arriverait-on, pour toute la France, à un chiffre de deux cent mille personnes, et certainement ce chiffre est exagéré.

Pour employer les recettes amoureuses révélées par M. Michelet, il faut être, comme dit un personnage de vaudeville, sinon fort riche, au moins fort à son aise. J’estime qu’il faut aux ménages qui voudront mettre en pratique les conseils de l’illustre écrivain de quinze à quarante mille livres de rentes. C’est une somme bien forte, direz-vous, pour des pauvres non indigens ou des pauvres volontaires. Elle est plutôt faible, comme vous allez voir. En premier lieu, le mari doit créer sa femme pendant les premières années du ménage, et au moins jusqu’à la naissance du premier enfant ; par conséquent oisiveté forcée : l’amour seul profite du temps qui s’écoule. Il est bon de ne pas avoir un métier assujettissant ou une occupation régulière : un travail lent, qui peut s’interrompre, se reprendre comme le travail de l’artiste ou du savant désintéressé, serait peut-être le plus convenable pour l’amoureux selon le cœur de M. Michelet. En second lieu, il faut fuir le monde, autre condition d’oisiveté. Pour vivre dans la solitude, il faut n’exercer aucune profession, ou bien ne connaître d’autre travail que le travail volontaire dont je parlais tout à l’heure. M. Michelet veut que l’époux ait un métier; cependant il multiplie tellement ses devoirs, que, s’il veut les accomplir strictement, il devra se condamner à une demi-oisiveté. Une demi-oisiveté, un travail volontaire qu’on prend et laisse selon le caprice de l’heure qui passe, suppose nécessairement une certaine aisance. Mais ce n’est pas tout : le train de vie des époux, pour être modeste, n’en sera pas moins coûteux. Ils devront vivre dans une solitude que l’époux-magicien s’appliquera à rendre enchantée et féerique autant que possible. La maison du berger, où les deux époux aimeront en liberté, sera située à quelque distance de la ville où le mari fait ses affaires. « Deux étages, trois pièces à chacun; bien située, bien soleillée, avec un grand verger et un petit jardin où elle puisse un peu cultiver, surtout d’abondantes eaux et, s’il se pouvait, jaillissantes. » Voilà une demeure modeste que les pauvres volontaires peuvent seuls se permettre. L’ameublement intérieur doit naturellement être en rapport avec l’habitation. M. Michelet proscrit le luxe, mais il recommande la commodité en toutes choses, le comfort, comme disent les Anglais, et le comfort est quelque peu parent du luxe. Il faut donc à la femme aimée « de grands placards et de profonds tiroirs, de bonnes armoires de chêne à mettre le linge, des resserres, des cachettes; car elles aiment tout cela, surtout celles qui n’ont rien à cacher. Les meubles variés, les sièges de toute hauteur, et jusqu’aux chaises basses d’enfant, tout cela leur plaît, et avec raison. La femme sédentaire a besoin de varier au moins les attitudes du travail; ce sont les libertés de la captive volontaire. De bons tapis (communs du reste si vous voulez), mais épais, doublés, triplés de moelleuses doublures, continués partout, sur les escaliers même; c’est le bonheur d’un petit pied de femme qui si délicatement en apprécie la douce résistance, la moelleuse élasticité... Pas de poêle, mais des cheminées; poêle et migraine sont synonymes. Le feu de bois, il est plus gai, plus sain.» Voilà pour l’utile ; mais le superflu, cette chose si nécessaire selon le célèbre Arouet, n’est pas oublié : « Ne pourriez-vous pas, sans frais, avec quelques piliers, un léger toit de zinc, lui créer entre la maison et le jardin une petite galerie ouverte, un petit portique d’hiver où par un temps doux elle couse, brode ou lise, devant un bassin, au gazouillement de la fontaine; petit abri si peu coûteux, si nécessaire dans nos climats changeans? » Ce ne sont là que les frais de premier établissement. Je suppose que les époux auront des habitudes peu coûteuses, en rapport exact avec cette demeure modeste. La toilette de la femme sera simple, mais élégante; la cuisine simple, mais délicate et variée : c’est une recommandation expresse de M. Michelet, qui insiste avec un soin tout particulier sur les avantages d’une bonne alimentation. Que les époux règlent donc leur budget en conséquence de leurs habitudes frugales. Pourtant le cours de la vie amènera forcément des incidens auxquels, s’il faut en croire M. Michelet, un modeste budget ne pourra faire face. Ainsi par exemple vous ne vous souciez point, n’est-il pas vrai, de partager le sort des maris dont Molière a égayé la scène française? Eh bien! alors tâchez d’être riche autant qu’ingénieux, sinon répétez en vous résignant le mot du poète : Désespère et meurs! Un jour vous recevez quelque terrible confidence, ou bien vous vous apercevez que le cœur de votre femme est troublé. Il faut la sauver d’abord, puis dissiper l’illusion dont elle est victime. Pour la sauver, il faut éloigner d’elle à tout prix l’objet de cette affection naissante. Il est probablement jeune, et il lui faut faire son chemin; envoyez-le courir le monde, même à vos frais. Pour dissiper l’illusion, il faut lui montrer que l’être aimé n’est pas un miracle ni un phénix, que ce qui l’a séduite est vulgaire comme les bornes des rues, et se rencontre sur toutes les grandes routes. Si vous avez épousé une méridionale, il y a fort à parier que ce qui l’a séduite, c’est la beauté septentrionale. Montez en wagon avec elle, montrez-lui « l’Allemagne et notre Normandie, l’Angleterre, toute la zone de la beauté blonde, des millions de femmes et d’enfans, et des jeunes gens même tout aussi blancs, tout aussi roses que celui qu’elle a cru unique. Quand elle aura vu cette fraîcheur sur bien des figures sans charme, triviales même, elle trouvera que ce don vulgaire de race ne suffit pas pour faire un ange. » Si votre femme appartient au nord, il est probable au contraire qu’elle se sera éprise du charme méridional. Transportez-la dans le midi, où elle « retrouvera partout son jeune homme adoré, où les grands spectacles de la France romaine élèvent et fortifient le cœur, où les glaciers vierges, les neiges immaculées des Pyrénées purifient les yeux et l’âme. » Cependant il peut arriver que toutes ces précautions soient tardives, et que votre malheur soit irréparable. Eh bien! alors « laissez là vos intérêts, coupez le câble, et voguez. Le meilleur remède, c’est l’émigration. » Ces remèdes peuvent être excellens, mais certainement ils ne sont pas à la portée de tout le monde. Il faut donc être très riche pour se marier, très indépendant pour être heureux en ménage, très riche et très indépendant à la fois pour éviter les catastrophes possibles de la vie conjugale; mais. je le demande à M. Michelet, quelles consolations et quels conseils son livre peut-il donner aux très nombreux parias que leur pauvreté, leur condition ou les fatalités du métier excluent de l’Éden où il s’est plu à placer ses heureux époux? Je ne sais si ce livre leur fera envier le bonheur du mariage, mais à coup sûr il les fera remercier Dieu de ne pas avoir tenté cette grande aventure. Chaque jour, s’ils sont bien avisés, ils prieront le ciel de les faire persister dans leur vie de célibataire, très coûteuse et très fatigante, j’en conviens avec M. Michelet, mais dont toutes les sottises sont réparables et dont toutes les infortunes sont légères. Il est donc à craindre que M. Michelet n’atteigne pas tout à fait le but qu’il s’était proposé, et je doute que son livre fasse multiplier les mariages.

Oui, ce livre va contre le but qu’il poursuit; je ne connais pas de lecture capable de laisser une aussi forte impression de découragement, et je proclame un grand étourdi le jeune homme dont la confiance en lui-même n’en serait pas ébranlée. Si je n’avais pas peur de blesser M. Michelet, ce que je ne voudrais faire à aucun prix, je lui dirais que son livre est beaucoup trop jésuitique et pas assez janséniste. Il y est beaucoup question de physiologie et de casuistique galante, mais de morale peu ou point. Nulle part les grandes lois morales sur lesquelles le mariage est assis n’y apparaissent. L’absence de ces lois fait d’autant mieux ressortir l’insécurité du mariage, fondé sur la tendresse charnelle et les simples lois de nature. Ainsi donc, se dira le jeune lecteur habitué à réfléchir, voilà le seul appui sur lequel je puisse compter, un fragile cœur de femme, soumis aux caprices de la santé, à la violence du flot sanguin, aux désordres des émotions incessamment renouvelées ! Quel roseau flexible, quelle tige de fleur, quelle herbe courbée par le vent ne vaut pas un tel appui? C’est de sa tendresse seule que je dois tout attendre, et par conséquent c’est à sa tendresse seule que je dois en toute occasion m’adresser. Quoi! il me faudra me faire femme moi-même, dépouiller cette inflexible loyauté, orgueil de l’homme, cette loyauté qui n’est pas obscure et tortueuse comme le cœur, mais qui est lumineuse comme le soleil et sincère comme la conscience, pour descendre à de petits manèges, aimables peut-être, mais honteux à coup sûr, de femme pateline et de prêtre intrigant! Ma seule ressource sera de multiplier les ruses, les gracieuses flatteries, de pratiquer un tendre espionnage, d’épier comme un laquais curieux les mouvemens de son cœur, de la bercer de douces puérilités comme une nourrice aux complaisances insensées, après avoir sollicité auprès d’elle l’emploi de femme de chambre jalouse! Et toutes ces aimantes bassesses, à quoi me mèneront-elles? A un résultat négatif, car enfin, si je ne dois compter que sur l’amour de son cœur, qui suis-je pour représenter à ses yeux toute la nature pendant toute une longue vie? J’avais cru jusqu’à ce jour que je devais compter sur d’autres appuis que sa tendresse; j’avais cru que, puisque l’homme n’est pas tout volonté et tout raison, la femme ne peut pas être davantage tout cœur et tout instinct, et que je pourrais compter sur sa conscience pour relever son cœur des défaillances. Et que sont devenues les grandes lois morales et religieuses qui présidaient autrefois à cette union? Où sont la sanctification religieuse, la sanction civile, la fidélité due au serment juré? Je n’en trouve plus trace; ont-elles donc disparu, et le lien du mariage est-il plus fragile que les simples transactions commerciales? Si la conscience ne joue pas dans le mariage un aussi grand rôle que le cœur, comment puis-je être assez fou pour croire que ma tendresse vaincra les mouvemens de la nature et opérera un miracle en ma faveur? Ce serait de ma part un orgueil absurde, une vanité puérile, la marque d’une infatuation irrémédiable. Je n’aurai donc pas confiance, puisque je suis sage et sensé, pas plus que je n’aurais confiance à une barque sans gouvernail, à une boussole sans aimant... Tel sera à peu près le discours de mon jeune lecteur; ce n’est pas précisément celui que M. Michelet désirait lui inspirer.

Je dirai toute ma pensée à l’illustre écrivain. Certes personne ne rend plus que moi justice à sa sincérité et à ses bonnes intentions. Il a voulu faire un livre utile, un livre de portée sociale : il a vu les mariages devenir plus rares d’année en année, les deux sexes s’isoler de plus en plus l’un de l’autre, la barbarie entrer progressivement dans nos mœurs, et il a voulu dire à haute voix la douleur que ce spectacle lui faisait ressentir. Tous les honnêtes esprits lui sauront gré de ce noble mouvement, mais ils lui avoueront qu’ils n’ont trouvé dans son livre que de nouvelles causes de tristesse, et que leur cœur n’en a pas été fortifié. Ce livre inspire d’amères réflexions et éveille chez le lecteur attentif de très sinistres appréhensions, car ce livre s’adresse manifestement à une époque de décadence. On se demande à quel point d’énervement, de sécheresse et d’épuisement sont arrivés les hommes de notre temps pour qu’on leur parle du plus grand sentiment de l’âme et de la plus grande institution sociale sur ce ton et de ce style. Il faut qu’ils soient bien persuadés que l’amour est un sentiment amer pour qu’on leur présente ainsi la coupe du mariage frottée de miel, comme on présente un remède aux enfans malades. Ont-ils donc la poltronnerie des enfans, et le seul moyen de les gagner est-il de leur montrer en perspective des gâteaux et des confitures pour ceux qui sauront les mériter par leur assiduité et leur sagesse? Les forces du cœur sont donc bien épuisées pour qu’on le mette ainsi au régime? La défiance mutuelle des âmes est donc devenue bien grande, puisque l’amour, pour faire brèche dans ces citadelles fermées et pour s’y maintenir en vainqueur, a besoin de tant de stratagèmes? L’abandon, l’aveugle confiance, la certitude spontanée d’un éternel dévouement, tels étaient les signes de l’amour; aujourd’hui le voilà le contraire de lui-même, prudent comme l’expérience, défiant comme un diplomate, prévoyant comme un tuteur honnête. Que s’est-il donc passé dans le monde, pour qu’il faille ainsi farder la nature? En vérité, peu s’en faut que la maison du berger ne me paraisse la retraite de deux voluptueux égoïstes plutôt que la demeure de deux amans sérieux. Oh ! qu’ils ont peu de courage, peu d’élasticité morale, peu de force passionnée ! qu’ils sont peu faits pour affronter les orages, pour lutter contre les vicissitudes de la vie, pour braver la mauvaise fortune! Certes ils ne sont pas possédés par l’amour, tyran des hommes et des dieux, qui dominait l’antique humanité, sincèrement charnelle; mais combien moins encore (cas plus grave) sont-ils dominés par l’amour, fort comme la mort et profond comme le sépulcre, qui devrait caractériser l’humanité moderne, s’il est vrai que la société chrétienne n’ait pas oublié sa Bible et ait conservé les sentimens recommandés par le tout-puissant Jéhovah! M. Michelet a-t-il voulu parler un langage qui pût être entendu même des plus frivoles? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est que jamais esprit grave n’a parlé d’un sujet aussi solennel que l’amour légitime et le mariage avec moins de sévérité, et cependant telle est la mollesse de nos cœurs, qu’il n’est pas douteux que le livre paraisse austère à beaucoup de lecteurs. C’est un livre bien fait pour nous tous, et qui portera coup par ses défauts même. Après tout, un médecin peut-il sans ménagemens recommander à un malade affaibli un régime trop fortifiant?

Je n’ai plus qu’un mot à dire pour avoir épuisé la série de mes objections, et ce mot, je voudrais qu’il ne fût entendu que de M. Michelet seul, et qu’il échappât au public. M. Michelet, depuis des années, s’est proclamé l’adversaire décidé du catholicisme; je l’étonnerai donc beaucoup sans doute en lui disant que son livre est, en bien, en mal, essentiellement un livre catholique, qu’il n’a pu être écrit et qu’il ne peut être compris que dans un pays catholique. Ah! ne nous hâtons jamais de maudire et de railler nos adversaires, et surtout ne nous croyons jamais trop convertis! Qui sait l’influence qu’ont encore sur nous à notre insu les doctrines que nous repoussons? Nous nous croyons affranchis d’elles; elles nous dominent, nous inspirent, et même, hélas! pénètrent nos esprits non-seulement de ce qu’elles ont de salutaire, mais de ce qu’elles ont de malfaisant. J’avertis donc à demi-voix M. Michelet. Luther voyait le diable rôder sans cesse autour de lui, et il prenait en conséquence toutes ses précautions contre cet ennemi redoutable. Le catholicisme erre autour de M. Michelet, mais il l’ignore, et il n’a pas pris ses précautions. Il y a trop de casuistique dans son livre, trop de confessionnal. Son mari est beaucoup trop un directeur de conscience: son ménage me paraît avoir je ne sais quelle ressemblance avec la fameuse république du Paraguay, et son idéal du mariage me paraît proche parent de l’idéal politique rêvé par l’église : un doux esclavage obtenu par une sollicitude rusée et une tendresse habile. La liberté de l’âme n’y apparaît pas : omission grave pour un libéral! Tant de tendresse est énervant pour l’être qui en est l’objet. M. Michelet croit-il qu’il soit bien glorieux de régner sur une âme emmaillottée de caresses et énervée de douceurs? L’amour n’est grand que lorsqu’il est volontaire, il n’est intéressant que lorsque deux âmes à la fois unies et indépendantes se dressent en face l’une de l’autre, fières, libres, loyales, assez courageuses pour ne rien craindre de l’exercice de la liberté, assez altières pour repousser comme une injure toute sollicitude trop inquiète, assez réservées pour respecter le sanctuaire de la conscience. Cet amour conjugal est peu commun, je l’accorde; mais c’est le seul qui me paraisse digne d’intérêt, et en tout cas c’est le seul qui ait le mérite de n’être pas casuistique.

Et maintenant j’ai fini mes critiques; elles m’ont coûté, je l’avoue, envers un homme dont j’estime la sincérité et dont j’aime le merveilleux talent. J’aurais été heureux de penser comme lui sur un sujet aussi important que le sujet du mariage : je ne pense qu’à demi comme lui, et j’ai dû le dire sans réserve; mais si dans l’expression de mes sentimens il se rencontrait par hasard quelque note qui lui parût trop vive, je le prie publiquement de m’excuser et de m’absoudre. Rien n’était plus loin de ma pensée que les intentions blessantes, et je regarde comme une des premières règles de conduite du critique de mesurer son langage sur la valeur morale, le talent et l’éducation des hommes dont il parle.

Ce livre, ai-je dit, semble écrit par trois hommes différens : un médecin, un confesseur et un poète. J’ai parlé du médecin et du confesseur, et je n’ai encore rien dit du poète. Oh! le poète, il est comme toujours merveilleux, irrésistible, abondant en riches images, en couleurs éclatantes, en harmonies d’une suavité pénétrante qui trouble l’âme et fait rêver. Vous pouvez vous incliner sans crainte au bord de ce torrent lyrique, qui, semblable aux fleuves d’Amérique, roule de l’or dans ses eaux : vous ferez facilement une riche récolte du précieux métal. Tenez, j’ouvre le livre, et je prends çà et là, au hasard, images, pensées, sentimens :


« Les deux sexes ont chez nous longtemps quelque peu de sécheresse. Nos enfans sont précoces, de sang ardent et aduste. On ne naît pas jeune en France, mais on le devient. La Française embellit étonnamment par le mariage, tandis que la vierge du Nord y perd et souvent se fane. On risque bien peu ici en épousant une laide ; elle n’est telle le plus souvent que faute d’amour. Aimée, elle va être tout autre, on ne la reconnaîtra plus.

«Vont-elles bien à leur but (par leurs variations de toilette)? Je ne le crois pas. Les impressions du cœur sont plutôt troublées qu’affermies par ce changement continuel. On serait tenté de leur dire : « Ma chère, ne varie pas si vite. Pourquoi forcer mon cœur fidèle à une permanente infidélité? Hier tu étais si jolie! J’avais commencé à me prendre à cette ravissante femme. Et aujourd’hui où est-elle? Déjà disparue... Ah! je la regrette. Rends-la-moi. Ne me force pas d’aimer tant le changement. »

« La toilette est un grand symbole. Il y faut de la nouveauté, mais non brusque, jamais surtout une nouveauté complète qui désoriente l’amour. L’accessoire varie avec grâce et suffit pour tout changer. Une fleur de plus ou de moins, un ruban, une dentelle, peu ou rien, souvent nous enchante, et l’ensemble est transfiguré. Ce changement va au cœur et dit sans parler : Toujours autre et toujours fidèle. »

« Un mot d’une comédie qu’on croirait léger me paraît mériter attention :

« LA DAME. — Vraiment, ton maître m’aimerait-il?

« LE VALET. — Ah! madame, il a juré qu’autant vous renouvellerez d’attraits, il renouvellera d’amour!

« Mais la dame pouvait répondre : Pourquoi pas? s’il est fidèle, non pas fidèle comme un sot, d’une constance monotone, mais d’un amour inventif, insatiablement avide de mieux sentir la femme aimée? Celle-ci, riche comme la mer, prodigue comme la machine électrique en étincelles, peut dépasser son attente. En elle est la brûlante Iris des grâces de la passion, des désirs qui embellissent, ou des refus qui attirent. Quelles limites a sa puissance ? Nulles que celles de la nature; elle est la nature elle-même. »


Je m’arrête, ma récolte grossirait outre mesure; il faudrait citer la moitié du volume. Cette richesse lyrique continue à déborder pendant quatre cents pages, et il faut vraiment du courage pour n’être pas vaincu, subjugué, et pour réveiller en soi la réflexion et l’esprit critique.

Le livre se compose de trois parties bien distinctes, réunies entre elles par une idée extrêmement fine et judicieuse, la puissance de métamorphose de l’amour, d’abord brûlant et aveugle dans les débuts du mariage, puis refroidi ou plutôt transformé par la maternité, puis enfin austère, grave dans la vieillesse, et comme marqué d’un caractère d’éternité. « Si l’amour, dit justement l’auteur au commencement de son livre, est une crise, on peut appeler la Loire une inondation. » Non, l’amour se transforme avec chaque période de la vie; il a ses momens d’allanguissement, ses partages, ses recrudescences, mais il n’est pas le privilège d’un âge favorisé. De toutes les passions de l’âme, l’amour est la seule qui ne souffre pas des atteintes du temps, la seule qui ait des renouvellemens inattendus. Quel est celui qui aime le mieux, du jeune homme au cœur chaud et aveuglé par son désir, ou de l’homme dont le cœur est accessible à la souffrance, et qui a appris auprès de l’être aimé la tendresse et la pitié? Quelle est celle qui aime le mieux, de la jeune fille ignorante et sans volonté, ou de la femme que le mariage a transformée en personne libre, et marquée d’un signe de dignité? Ces métamorphoses de l’amour, habilement et poétiquement décrites, composent l’unité cachée du livre. L’idée est neuve, ingénieuse, bien suivie; mais il s’en faut de beaucoup que nous estimions également toutes les expressions qu’elle revêt. Les deux premières parties du livre n’égalent pas la dernière en éloquence, en charme poétique, ni même en moralité. L’amour des jeunes amans de M. Michelet manque d’entraînement, d’élan et de confiance; l’amour de ses époux manque de fierté et de grandeur. Il y a là trop de calcul, trop de raffinement, trop de passion réfléchie, trop de prudence minutieuse. L’auteur reproche quelque part à l’âme moderne d’aller s’éparpillant, se dispersant à l’infini, de perdre de plus en plus le sentiment de l’intégrité des choses, de la haute harmonie. Le sens profond du mot corruption est dispersion, dit-il encore ailleurs. J’appliquerai ce mot au livre même de M. Michelet. L’amour s’y complaît tellement aux détails, qu’il finit par se disperser et s’éparpiller à l’infini, au lieu de se concentrer. Il se disperse, et en plus d’un sens il se corrompt, car dans les mille et un détails auxquels il se complaît, il y en a plus d’un qui est équivoque ou dangereux.

Je ferai en outre observer à l’auteur que cette abondance de détails, excellente dans une œuvre d’imagination où il faut peindre des individus, est inutile dans un livre philosophique sur l’amour et le mariage. Dans un tel sujet, l’auteur doit s’en tenir aux lois les plus générales, sous peine de tomber dans le particulier, dans l’exceptionnel, et même dans l’hypothèse. Des descriptions trop minutieuses sont parfaitement inutiles, et risquent fort de ne rien apprendre à personne, car les détails varient à l’infini avec chaque ménage, selon les habitudes, le tempérament, l’éducation, les nuances de caractère, les idiosyncrasies des époux. Tout couple humain a évidemment ses délicatesses originales, sa sensibilité propre, ses méthodes de conduite; toute chambre nuptiale a sa température particulière, et le thermomètre de l’amour ne marque pas le même degré dans deux chambres différentes. Ceci une fois dit, nous conviendrons sans difficulté qu’il y a souvent de la vérité et de la profondeur dans les observations même les plus scabreuses de M. Michelet. Nous avons remarqué et nous signalerons entre autres le terrible chapitre de galanterie médicale et d’hygiène voluptueuse qui porte ce titre étrange : Elle administre et gouverne le régime et le plaisir. Certes il aurait mieux valu ne pas l’écrire; mais enfin, puisque le mal est fait, il ne reste au lecteur qu’à profiter du péché de l’écrivain. On pourrait le signaler à l’attention de plus d’une honnête femme, il en vaut la peine, car il contient des conseils qui ne sont pas sans importance pour le bonheur à une certaine époque de la vie.

La dernière partie, qui traite de l’amour dans la vieillesse, du veuvage et de la mort, s’élève beaucoup au-dessus des deux premières : c’est la partie vraiment originale du livre. Par un contraste bizarre, M. Michelet, qui s’était souvent montré plus pimpant que passionné, et plus vif qu’ardent dans les descriptions de l’amour aux époques heureuses de la vie, a retrouvé toute sa flamme pour peindre les nobles aspirations de l’âme dans son automne. Sauf un ou deux petits détails malheureux, il n’y a plus dans ces pages rien de scabreux ni de hasardé. Toute trace de sensualité a disparu, la chair est devenue muette; il n’y a plus qu’une âme qui sent, souffre et espère. L’amour, libre désormais de ses convoitises humiliantes, purifié de ses équivoques désirs, revêt une grâce austère et prend une grandeur touchante qui lui manquaient à l’époque de son épanouissement voluptueux. Alors, malgré tout son luxe de métaphores amoureuses, tous ses enivremens, toute son impétuosité, l’on ne pouvait se dissimuler qu’il avait ce je ne sais quoi de commun et de trivial qui caractérise la matière et le plaisir; aujourd’hui le voilà noble, élevé, comme la vérité et la sainteté. A la créature terrestre, cendre et poussière, qui fut aimée, a succédé un esprit immortel et incorruptible; l’amour a vaincu la mort, et par-delà la tombe les époux se rejoignent. Dans les longues soirées solitaires, la veuve entend l’âme de son mari mort, dont l’amour a encore grandi depuis leur séparation fatale, lui parler avec une tendresse qu’elle ne lui connut jamais pendant la vie. Écoutez le discours de l’époux mort, et si vous avez les nerfs délicats et sensibles, ses paroles les feront vibrer comme une musique à la fois plaintive et consolante. Cette prose est de la vraie poésie lyrique, de la plus fougueuse et de la plus profonde.


« Avions-nous sur la terre obtenu l’assimilation et la parfaite ressemblance? Nos essais y furent vains ; l’aveuglement de mon désir, l’abandon de ton dévouement, nous ramenant toujours au même effort, laissa hors de nos prises cent portes accessibles de l’âme par où nous aurions pu nous joindre. Tu connus de moi un seul homme, et plusieurs y furent contenus. Le silence du veuvage et la force de ton souvenir vont te les rendre peu à peu, et tu feras dans l’infini d’une âme qui t’appartient, qui est ton bien toujours, plus d’une heureuse découverte. Recueille-les, ces forces, ces pensées qui furent moi ; reprises dans ton cœur, couvées de ta tendresse, elles te seront une fécondation nouvelle, venue du monde des esprits.

« Je souffre de te voir souffrir; mais avec cela il ne faut pas que tu guérisses. Une telle assimilation posthume se fait par la douleur, par la blessure saignante. Cette blessure boira mon âme, et la fusion se faisant, tu ne pourras plus rester là-bas; une invincible attraction, te prenant un matin là où ton cœur n’est plus, te portera comme une flèche là où il est, là où je suis. Cela n’est pas plus difficile qu’au ressort durement comprimé d’un poids; le poids ôté, il vibre, se redresse et revient à sa nature. Or je suis ta nature et ta vie naturelle ; l’obstacle ôté, tu me reviens.

« L’obstacle, c’est la différence qui subsiste encore entre nous. Oh ! je t’en prie, deviens-moi-même!... tu seras à moi tout à fait.

« La douleur est ton existence d’aujourd’hui : je te veux une douleur active. Ne reste pas assise à ce marbre froid d’un sépulcre. Porte un grand deuil, vraiment digne de moi, avec de nobles larmes qui servent à tous et grandissent les cœurs. »


M. Michelet connaîtrait-il par hasard une certaine poésie lyrique du poète anglais Robert Browning, intitulée: Any wffe to any husband? C’est la même intonation passionnée, la même fougue sentimentale, le même appel désespéré aux forces profondes de l’âme.

Beaucoup d’aimables et plaisans esprits riront sans doute de la tentative de M. Michelet pour supprimer la vieille femme; pas moi. Que la vieille femme soit faite pour inspirer le respect, tout le monde l’accordera, même les gens, assez nombreux de notre temps, qui n’ont de respect pour rien, ni pour personne; mais est-elle capable d’inspirer un sentiment plus vif et plus tendre? Cette question a l’air d’être très scabreuse et très délicate. Au fond, elle est très simple et très morale. Sans doute elles ne sont pas capables d’inspirer le sentiment aveugle qu’on appelle amour, mais elles sont souvent très capables d’inspirer un sentiment qui n’a pas été analysé encore, qui est plus que de l’amitié, plus aussi que du respect, et que, faute d’un autre mot, j’appellerai du nom de respect attendri. Elles ont leur beauté propre, qui est le reflet de l’âme, et ce que M. Michelet a fort bien nommé le charme de la bonté. Elles ont aussi un mérite admirable, c’est la sincérité forcée du caractère. Pendant la jeunesse et même assez avant dans la vie, qui peut distinguer si une femme est bonne ou mauvaise, et même, sauf ceux qui partagent son intimité, qui se soucie de le savoir? La sorcellerie de la beauté, troublant les sens, enlève à l’esprit du contemplateur toute curiosité morale et obscurcit son jugement. C’est l’immoralité propre à la beauté, qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle peut se passer de vertu et d’élévation; mais ce triomphe de la chair passe comme tous les triomphes, et c’est alors qu’on voit seulement ce que la femme valait en réalité. L’orgueil de la jeunesse, les luttes de la vanité, les jalousies féminines, les rivalités, les coquetteries, tout ce qu’engendre chez la femme le grand don de la beauté, tout cela a fui irrémédiablement, et désormais ne pourrait être rappelé sans honteux artifices et sans ridicules prétentions. Il faut se résigner à être vaincue. Il importe peu maintenant que les yeux aient eu l’éclat du nacre, et la chevelure le reflet des ailes du corbeau. Nous allons enfin savoir si c’était la chair seule qui avait en elle la puissance de séduire. C’est donc dans la vieillesse de la femme qu’apparaît réellement tout le mérite de son âme. Une vieille femme ne trompe et ne peut plus tromper personne. Dans la jeunesse, sa bonté avait été dédaignée, ou ses mauvais penchans avaient été dissimulés; mais maintenant quelle revanche de l’âme! Il faut se montrer telle qu’on est, ange ou sorcière. Aussi n’y a-t-il que deux catégories de vieilles femmes : celles qui sont bonnes et celles qui sont exécrables. Mauvaises, elles sont la peste sociale la plus fétide; bonnes, elles sont le plus pur sel de la terre.

Le livre de M. Michelet est déjà dans toutes les mains; il sera lu avec la curiosité qu’éveille un pareil sujet et l’empressement que mérite le talent de l’écrivain. Je me recueille un instant avant de le fermer tout à fait, et je me demande s’il atteindra le but que l’auteur lui avait assigné. L’impression qui m’en reste est fort mélangée, le plaisir qu’il m’a causé est un plaisir un peu trouble; en dernière analyse, je ne sais pas si l’auteur a voulu recommander aux hommes de son temps autre chose que d’être respectueux et tendres envers leurs femmes, et de les aimer fidèlement. Je ne découvre qu’une méthode d’amour conjugal qui n’est applicable qu’à une portion très restreinte de la société, une méthode à l’usage des pauvres volontaires (race peu nombreuse), plus une mine inépuisable de fines observations et de belles images. Les gens sages seront un peu scandalisés de ce livre: ils s’étonneront qu’un sujet aussi sérieux soit couvert d’autant de fleurs, et demanderont à M. Michelet si dans sa pensée le mariage est un perpétuel épithalame; les maris prosaïques sortiront de cette lecture fort désenchantés, découragés, et humiliés de se sentir incapables de tant d’inventions galantes et de prévenances poétiques. Les femmes ne voudront pas convenir qu’elles soient malades et barométriques autant que le dit M. Michelet, et d’un autre côté elles trouveront, dans les soins minutieux que l’auteur recommande aux maris d’avoir pour elles, la sanction du droit qu’elles se sont arrogé de temps immémorial d’être exigeantes à tort et à travers. Les jeunes gens qui y chercheront des consultations sur le mariage se trouveront aussi embarrassés que l’aimable Panurge après les consultations de ses philosophes et de ses casuistes; ils auront envie de remettre leur décision, comme le juge Bridoie, au sort des dés. Personne ne sortira fortifié de cette lecture, et beaucoup peut-être en sortiront troublés.

Et cependant ce livre, qui va circuler si vite et si loin, peut à sa manière rendre plus d’un service. Est-ce que je sais ce qui se passera pendant cette lecture dans tant de pauvres cerveaux opaques et fermés, dans tant de cœurs secs et vains, chez tant de pauvres créatures portées par leur bassesse naturelle à la brutalité, à la férocité sensuelle, à l’égoïsme barbare? Qui sait si un rayon échappé de ce livre n’illuminera pas soudain quelques-uns de ces cerveaux et n’y allumera pas la pensée, si quelque douce image ne réveillera pas dans quelques-uns de ces tristes cœurs un aveu muet, un regret, un remords, peut-être une espérance? Ce livre n’accroîtra certainement pas la sagesse chez les sages, mais pourquoi ne la ferait-il pas naître chez ceux qui n’en ont aucune, et pourquoi n’initierait-il pas aux délicatesses de la civilisation les nombreux sauvages en habit noir qui encombrent nos maisons et nos rues? L’esprit souffle où il veut, bâtit son œuvre avec les matériaux qui lui plaisent, et ne se soucie pas des sages et de leurs opinions. Les cris passionnés d’un Jean-Jacques n’étaient pas faits non plus pour réjouir le cœur des sages, et pourtant aux accens de son éloquence émue, des milliers d’âmes se sont réveillées, ont secoué les fanges de leur siècle, et se sont montrées capables, à un jour donné, d’être vertueuses, héroïques et libres.


EMILE MONTEGUT.