De l’Allemagne – Tome 1/Première partie

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 9-188).

PREMIÈRE PARTIE.

Séparateur


DE L’ALLEMAGNE,

ET DES MŒURS

DES ALLEMANDS.

CHAPITRE PREMIER.

De l’aspect de l’Allemagne.


La multitude et l’étendue des forêts indiquent une civilisation encore nouvelle : le vieux sol du midi ne conserve presque plus d’arbres, et le soleil tombe à plomb sur la terre dépouillée par les hommes. L’Allemagne offre encore quelques traces d’une nature non habitée. Depuis les Alpes jusqu’à la mer, entre le Rhin et le Danube, vous voyez un pays couvert de chênes et de sapins, traversé par des fleuves d’une imposante beauté, et coupé par des montagnes dont l’aspect est très-pittoresque ; mais de vastes bruyères, des sables, des routes souvent négligées, un climat sévère, remplissent d’abord l’âme de tristesse ; et ce n’est qu’à la longue qu’on découvre ce qui peut attacher à ce séjour.

Le midi de l’Allemagne est très-bien cultivé ; cependant il y a toujours dans les plus belles contrées de ce pays quelque chose de sérieux qui fait plutôt penser au travail qu’aux plaisirs, aux vertus des habitants qu’aux charmes de la nature.

Les débris des châteaux forts qu’on aperçoit sur le haut des montagnes, les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les neiges qui, pendant l’hiver, couvrent des plaines à perte de vue, causent une impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux dans la nature et dans les hommes resserre d’abord le cœur. Il semble que le temps marche là plus lentement qu’ailleurs, que la végétation ne se presse pas plus dans le sol que les idées dans la tête des hommes, et que les sillons réguliers du laboureur y sont tracés sur une terre pesante.

Néanmoins, quand on a surmonté ces sensations irréfléchies, le pays et les habitants offrent à l’observation quelque chose d’intéressant et de poétique. Vous sentez que des âmes et des imaginations douces ont embelli ces campagnes. Les grands chemins sont plantés d’arbres fruitiers, placés là pour rafraîchir le voyageur. Les paysages dont le Rhin est entouré sont superbes presque partout ; on diroit que ce fleuve est le génie tutélaire de l’Allemagne ;ses flots sont purs, rapides et majestueux comme la vie d’un ancien héros. Le Danube se divise en plusieurs branches. Les ondes de l’Elbe et de la Sprée se troublent facilement par l’orage. Le Rhin seul est presque inaltérable. Les contrées qu’il traverse paroissent tout à la fois si sérieuses et si variées, si fertiles et si solitaires, qu’on seroit tenté de croire que c’est lui-même qui les a cultivées, et que les hommes d’à présent n’y sont pour rien. Ce fleuve raconte, en passant, les hauts faits des temps jadis, et l’ombre d’Arminius semble errer encore sur ces rivages escarpés.

Les monuments gothiques sont les seuls remarquables en Allemagne ; ces monuments rappellent les siècles de la chevalerie. Dans presque toutes les villes les musées publics conservent des restes de ces temps-là. On diroit que les habitants du nord, vainqueurs du monde, en partant de la Germanie, y ont laissé leurs souvenirs sous diverses formes, et que le pays tout entier ressemble au séjour d’un grand peuple qui depuis long-temps l’a quitté. Il y a dans la plupart des arsenaux des villes allemandes des figures de chevaliers en bois peint, revêtus de leur armure ; le casque, le bouclier les cuissards, les éperons, tout est selon l’ancien usage, et l’on se promène au milieu de ces morts debout, dont les bras levés semblent prêts à frapper leurs adversaires, qui tiennent aussi de même leurs lances en arrêt. Cette image immobile d’actions, jadis si vives, cause une impression pénible. C’est ainsi qu’après les tremblements de terre on a trouvé des hommes engloutis qui avoient gardé pendant longtemps encore le dernier geste de leur dernière pensée.

L’architecture moderne, en Allemagne, n’offre rien qui mérite d’être cité ; mais les villes sont en général bien bâties, et les propriétaires les embellissent avec une sorte de soin plein de bonhomie. Les maisons dans plusieurs villes sont peintes en dehors de diverses couleurs. On y voit des figures de saints, des ornements de tout genre, dont le goût n’est assurément pas parfait, mais qui varient l’aspect des habitations et semblent indiquer un désir bienveillant de plaire à ses concitoyens et aux étrangers. L’éclat et la splendeur d’un palais servent à l’amour-propre de celui qui le possède ; mais la décoration soignée, la parure et la bonne intention des petites demeures ont quelque chose d’hospitalier.

Les jardins sont presque aussi beaux dans quelques parties de l’Allemagne qu’en Angleterre ; le luxe des jardins suppose toujours qu’on aime la nature. En Angleterre, des maisons très-simples sont bâties au milieu des parcs les plus magnifiques ; le propriétaire néglige sa demeure et pare avec soin la campagne. Cette magnificence et cette simplicité réunies n’existent sûrement pas au même degré en Allemagne ; cependant, à travers le manque de fortune et l’orgueil féodal, on aperçoit en tout un certain amour du beau qui, tôt ou tard, doit donner du goût et de la grâce, puisqu’il en est la véritable source. Souvent au milieu des superbes jardins des princes allemands l’on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble. L’imagination des habitants du nord tâche ainsi de se composer une nature d’Italie ; et pendant les jours brillants d’un été rapide l’on parvient quelquefois à s’y tromper.



CHAPITRE II.

Des mœurs et du caractère des Allemands.


Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la nation allemande, car les diversités de ce pays sont telles qu’on ne sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des gouvernements, des climats, des peuples même si différents. L’Allemagne du midi est, à beaucoup d’égards, toute autre que celle du nord ; les villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs universités ; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes monarchies, la Prusse et l’Autriche. L’Allemagne étoit une fédération aristocratique : cet empire n’avoit point un centre commun de lumières et d’esprit public ; il ne formoit pas une nation compacte, et le lien manquoit au faisceau. Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force politique, étoit cependant très-favorable aux essais de tout genre que pouvoient tenter le génie et l’imagination. Il y avoit une sorte d’anarchie douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et métaphysiques, qui permettoit à chaque homme le développement entier de sa manière de voir individuelle.

Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir ; l’empire du goût et l’arme du ridicule y sont sans influence. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans contrainte ; et si l’on peut apercevoir quelques traces de l’ascendant de la mode en Allemagne, c’est par le désir que chacune éprouve de se montrer tout-à-fait différent des autres. En France, au contraire, chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disoit de Voltaire : Il a plus que personne l’esprit que tout le monde a. Les écrivains allemands imiteroient plus volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes.

En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de considération pour les étrangers et pas assez de préjugés nationaux. C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et l’estime des autres ; mais le patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique ; la bonne opinion que les Français ont d’eux-mêmes a toujours beaucoup contribué à leur ascendant sur l’Europe ; le noble orgueil des Espagnols les a rendus jadis souverains d’une portion du monde. Les Allemands sont Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens ; mais le caractère germanique, sur lequel devroit se fonder la force de tous, est morcelé comme la terre même qui a tant de différents maîtres.

J’examinerai séparément l’Allemagne du midi et celle du nord : mais je me bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière. Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité ; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère. Si ce défaut s’introduisoit jamais en Allemagne, ce ne pourroit être que par l’envie d’imiter les étrangers, de se montrer aussi habiles qu’eux, et surtout de n’être pas leur dupe ; mais le bon sens et le bon cœur rameneroient bientôt les Allemands à sentir qu’on n’est fort que par sa propre nature, et que l’habitude de l’honnêteté rend tout-à-fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immortalité, être armé tout-à-fait à la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d’autant plus vivement le regret d’avoir quitté l’ancienne route, qu’il vous est impossible d’avancer hardiment dans la nouvelle.

Il est aisé, je le crois, de démontrer que, sans la morale, tout est hasard et ténèbres. Néanmoins on a vu souvent chez les nations latines une politique singulièrement adroite dans l’art de s’affranchir de tous les devoirs ; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la soumettent, à l’honorable nécessité de la justice.

La puissance du travail et de la réflexion est aussi l’un des traits distinctifs de la nation allemande. Elle est naturellement littéraire et philosophique ; toutefois la séparation des classes, qui est plus prononcée en Allemagne que partout ailleurs, parce que la société n’en adoucit pas les nuances, nuit à quelques égards à l’esprit proprement dit. Les nobles y ont trop peu d’idées, et les gens de lettres trop peu d’habitude des affaires. L’esprit est un mélange de la connoissance des choses et des hommes ; et la société où l’on agit sans but, et pourtant avec intérêt, est précisément ce qui développe le mieux les facultés les plus opposées. C’est l’imagination, plus que l’esprit, qui caractérise les Allemands. J. P. Richter, l’un de leurs écrivains les plus distingués, a dit que l’empire de la mer étoit aux Anglais, celui de la terre aux Français, et celui de l’air aux Allemands : en effet, on auroit besoin, en Allemagne, de donner un centre et des bornes à cette éminente faculté de penser qui s’élève et se perd dans le vague, pénètre et disparoît dans la profondeur, s’anéantit à force d’impartialité, se confond à force d’analyse, enfin manque de certains défauts qui puissent servir de circonscription à ses qualités.

On a beaucoup de peine à s’accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l’inertie du peuple allemand ; il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout ; vous entendez dire, en Allemagne, c’est impossible, cent fois contre une en France. Quand il est question d’agir les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés ; et leur respect pour la puissance vient plus encore de ce qu’elle ressemble à la destinée, que d’aucun motif intéressé. Les gens du peuple ont des formes assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d’être habituelle ; ils auroient naturellement, plus que les nobles, cette sainte antipathie pour les mœurs, les coutumes et les langues étrangères, qui fortifie dans tous les pays le lien national. L’argent qu’on leur offre ne dérange pas leur façon d’agir, la peur ne les en détourne pas ; ils sont très-capables enfin de cette fixité en toute chose, qui est une excellente donnée pour la morale ; car l’homme que la crainte, et plus encore l’espérance, mettent sans cesse en mouvement, passe aisément d’une opinion à l’autre, quand son intérêt l’exige.

Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple en Allemagne, on s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette poésie de l’âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la musique ; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée de tabac, et d’en tendre tout à coup non-seulement la maîtresse, mais le maître du logis, improviser sur le clavecin, comme les Italiens improvisent en vers. L’on a soin, presque partout, que, les jours de marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de l’hôtel-de-ville qui domine la place publique : les paysans des environs participent ainsi à la douce jouissance du premier des arts. Les écoliers se promènent dans les rues, le dimanche, en chantant les psaumes en chœur. On raconte que Luther fit souvent partie de ce chœur dans sa première jeunesse. J’étois à Eisenach, petite ville de Saxe, un jour d’hiver si froid, que les rues même étoient encombrées de neige ; je vis une longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui traversoient la ville en célébrant les louanges de Dieu. Il n’y avoit qu’eux dans la rue ; car la rigueur des frimas en écartoit tout le monde ; et ces voix, presqu’aussi harmonieuses que celles du midi, en se faisant entendre au milieu d’une nature si sévère, causoient d’autant plus d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osoient, par ce froid terrible, ouvrir leurs fenêtres ; mais on apercevoit, derrière les vitraux, des visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui recevaient avec joie les consolations religieuses que leur offroit cette douce mélodie.

Les pauvres Bohèmes, alors qu’ils voyagent suivis de leurs femmes et de leurs enfants, portent sur leur dos une mauvaise harpe, d’un bois grossier, dont ils tirent des sons harmonieux. Ils en jouent quand ils se reposent au pied d’un arbre sur les grands chemins, ou lorsqu’auprès des maisons de poste ils tâchent d’intéresser les voyageurs par le concert ambulant de leur famille errante. Les troupeaux, en Autriche, sont gardés par des bergers qui jouent des airs charmants sur des instruments simples et sonores. Ces airs s’accordent parfaitement avec l’impression douce et rêveuse que produit la campagne.

La musique instrumentale est aussi généralement cultivée en Allemagne que la musique vocale en Italie ; la nature a plus fait à cet égard, comme à tant d’autres, pour l’Italie que pour l’Allemagne ; il faut du travail pour la musique instrumentale, tandis que le ciel du midi suffit pour rendre les voix belles : mais néanmoins les hommes de la classe laborieuse ne pourraient jamais donner à la musique le temps qu’il faut pour l’apprendre, s’ils n’étoient organisés pour la savoir. Les peuples naturellement musiciens reçoivent par l’harmonie des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettroient pas de connoître autrement.

Les paysannes et les servantes, qui n’ont pas assez d’argent pour se parer, ornent leur tête et leurs bras de quelques fleurs, pour qu’au moins l’imagination ait sa part dans leur vêtement : d’autres un peu plus riches mettent les jours de fête un bonnet d’étoffe d’or d’assez mauvais goût, et qui contraste avec la simplicité du reste de leur costume ; mais ce bonnet, que leurs mères ont aussi porté, rappelle les anciennes mœurs ; et la parure cérémonieuse avec laquelle les femmes du peuple honorent le dimanche a quelque chose de grave qui intéresse en leur faveur.

Il faut aussi savoir gré aux Allemands de la bonne volonté qu’ils témoignent par les révérences respectueuses et la politesse remplie de formalités, que les étrangers ont si souvent tournée en ridicule. Ils auroient aisément pu remplacer, par des manières froides et indifférentes, la grâce et l’élégance qu’on les accusoit de ne pouvoir atteindre : le dédain impose toujours silence à la moquerie ; car c’est surtout aux efforts inutiles qu’elle s’attache ; mais les caractères bienveillants aiment mieux s’exposer à la plaisanterie que de s’en préserver par l’air hautain et contenu qu’il est si facile à tout le monde de se donner.

On est frappé sans cesse, en Allemagne, du contraste qui existe entre les sentiments et les habitudes, entre les talents et les goûts : la civilisation et la nature semblent ne s’être pas encore bien amalgamées ensemble. Quelquefois des hommes très-vrais sont affectés dans leurs expressions et dans leur physionomie, comme s’ils avoient quelque chose à cacher : quelquefois au contraire la douceur de l’âme n’empêche pas la rudesse dans les manières : souvent même cette opposition va plus loin encore, et la foiblesse du caractère se fait voir à travers un langage et des formes dures. L’enthousiasme pour les arts et la poésie se réunit à des habitudes assez vulgaires dans la vie sociale. Il n’est point de pays où les hommes de lettres, où les jeunes gens qui étudient dans les universités, connoissent mieux les langues anciennes et l’antiquité mais il n’en est point toutefois où les usages surannés subsistent plus généralement encore. Les souvenirs de la Grèce, le goût des beaux-arts semblent y être arrivés par correspondance ; mais les institutions féodales, les vieilles coutumes des Germains y sont toujours en honneur, quoique, malheureusement pour la puissance militaire du pays, elles n’y aient plus la même force.

Il n’est point d’assemblage plus bizarre que l’aspect guerrier de l’Allemagne entière, les soldats que l’on rencontre à chaque pas, et le genre de vie casanier qu’on y mène. On y craint les fatigues et les intempéries de l’air, comme si la nation n’étoit composée que de négociants et d’hommes de lettres ; et toutes les institutions cependant tendent et doivent tendre à donner à la nation des habitudes militaires. Quand les peuples du nord bravent les inconvénients de leur climat, ils s’endurcissent singulièrement contre tous les genres de maux : le soldat russe en est la preuve. Mais quand le climat n’est qu’à demi rigoureux, et qu’il est encore possible d’échapper aux injures du ciel par des précautions domestiques, ces précautions mêmes rendent les hommes plus sensibles aux souffrances physiques de la guerre.

Les poêles, la bière et la fumée de tabac forment autour des gens du peuple en Allemagne une sorte d’atmosphère lourde et chaude dont ils n’aiment pas à sortir. Cette atmosphère nuit à l’activité, qui est au moins aussi nécessaire à la guerre que le courage ; les résolutions sont lentes, le découragement est facile, parce qu’une existence d’ordinaire assez triste ne donne pas beaucoup de confiance dans la fortune. L’habitude d’une manière d’être paisible et réglée prépare si mal aux chances multipliées du hasard, qu’on se soumet plus volontiers à la mort qui vient avec méthode qu’à la vie aventureuse.

La démarcation des classes, beaucoup plus positive en Allemagne qu’elle ne l’étoit en France, devoit anéantir l’esprit militaire parmi les bourgeois : cette démarcation n’a dans le fait rien d’offensant ; car, je le répète, la bonhomie se mêle à tout en Allemagne, même à l’orgueil aristocratique ; et les différences de rang se réduisent à quelques priviléges de cour, à quelques assemblées qui ne donnent pas assez de plaisir pour mériter de grands regrets. Rien n’est amer, dans quelque rapport que ce puisse être, lorsque la société, et par elle le ridicule, a peu de puissance. Les hommes ne peuvent se faire un véritable mal à l’âme que par la fausseté ou la moquerie : dans un pays sérieux et vrai, il y a toujours de la justice et du bonheur. Mais la barrière qui séparoit, en Allemagne, les nobles des citoyens, rendoit nécessairement la nation entière moins belliqueuse.

L’imagination, qui est la qualité dominante de l’Allemagne artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l’on ne combat pas ce mouvement naturel par l’ascendant de l’opinion et l’exaltation de l’honneur. En France, déjà même autrefois, le goût de la guerre étoit universel ; et les gens du peuple risquoient volontiers leur vie comme un moyen de l’agiter et d’en sentir moins le poids. C’est une grande question de savoir si les affections domestiques, l’habitude de la réflexion, la douceur même de l’âme, ne portent pas à redouter la mort ; mais si toute la force d’un État consiste dans son esprit militaire, il importe d’examiner quelles sont les causes qui ont affoibli cet esprit dans la nation allemande.

Trois mobiles principaux conduisent d’ordinaire les hommes au combat : l’amour de la patrie et de la liberté, l’amour de la gloire, et le fanatisme de la religion. Il n’y a point un grand amour pour la patrie dans un empire divisé depuis plusieurs siècles, où les Allemands combattoient contre les Allemands, presque toujours excités par une impulsion étrangère : l’amour de la gloire n’a pas beaucoup de vivacité là où il n’y a point de centre, point de capitale, point de société. L’espèce d’impartialité, luxe de la justice, qui caractérise les Allemands, les rend beaucoup plus susceptibles de s’enflammer pour les pensées abstraites que pour les intérêts de la vie ; le général qui perd une bataille est plus sûr d’obtenir l’indulgence, que celui qui la gagne ne l’est d’être vivement applaudi ; entre les succès et les revers, il n’y a pas assez de différence au milieu d’un tel peuple pour animer vivement l’ambition.

La religion vit, en Allemagne, au fond des cœurs, mais elle y a maintenant un caractère de rêverie et d’indépendance, qui n’inspire pas l’énergie nécessaire aux sentiments exclusifs. Le même isolement d’opinions, d’individus et d’états, si nuisible à la force de l’Empire Germanique, se trouve aussi dans la religion : un grand nombre de sectes diverses partagent l’Allemagne ; et la religion catholique elle-même, qui, par sa nature, exerce une discipline uniforme et sévère, est interprétée cependant par chacun à sa manière. Le lien politique et social des peuples, un même gouvernement, un même culte, les mêmes lois, les mêmes intérêts, une littérature classique, une opinion dominante, rien de tout cela n’existe chez les Allemands. Chaque État en est plus indépendant ; chaque science mieux cultivée ; mais la nation entière est tellement subdivisée, q’on ne sait à quelle partie de l’Empire ce nom même de nation doit être accordé.

L’amour de la liberté n’est point développé chez les Allemands ; ils n’ont appris ni par la jouissance, ni par la privation, le prix qu’on peut y attacher. Il y a plusieurs exemples de gouvernements fédératifs qui donnent à l’esprit public autant de force que l’unité dans le gouvernement ; mais ce sont des associations d’états égaux et de citoyens libres. La fédération allemande étoit composée de forts et de foibles, de citoyens et de serfs, de rivaux et même d’ennemis : c’étoient d’anciens éléments combinés par les circonstances et respectés par les hommes.

La nation est persévérante et juste ; et son équité et sa loyauté empêchent qu’aucune institution, fût-elle vicieuse, ne puisse y faire de mal. Louis de Bavière, partant pour l’armée, confia l’administration de ses États à son rival Frédéric-le-Beau, alors son prisonnier, et il se trouva bien de cette confiance, qui dans ce temps n’étonna personne. Avec de telles vertus, on ne craignait pas les inconvénients de la foiblesse ou de la complication des lois ; la probité des individus y suppléoit.

L’indépendance même dont on jouissoit en Allemagne, sous presque tous les rapports, rendoit les Allemands indifférents à la liberté : l’indépendance est un bien, la liberté une garantie ; et précisément parce que personne n’étoit froissé en Allemagne, ni dans ses droits, ni dans ses jouissances, on ne sentoit pas le besoin d’un ordre de choses qui maintînt ce bonheur. Les tribunaux de l’Empire promettoient une justice sûre, quoique lente, contre tout acte arbitraire ; et la modération des souverains et la sagesse de leurs peuples ne donnaient presque jamais lieu à des réclamations. On ne croyait donc pas avoir besoin de fortifications constitutionnelles, quand on ne voyoit point d’agresseurs.

On a raison de s’étonner que le code féodal ait subsisté presque sans altérations parmi des hommes si éclairés ; mais comme dans l’exécution de ces lois défectueuses en elles-mêmes il n’y avoit jamais d’injustice, l’égalité dans l’application consoloit de l’inégalité dans le principe. Les vieilles chartes, les anciens privilèges de chaque ville, toute cette histoire de famille qui fait le charme et la gloire des petits États, étoit singulièrement chère aux Allemands ; mais ils négligeoient la grande puissance nationale qu’il importoit tant de fonder au milieu des colosses européens.

Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir dans tout ce qui exige de l’adresse et de l’habileté : tout les inquiète, tout les embarrasse, et ils ont autant besoin de méthode dans les actions, que d’indépendance dans les idées. Les Français, au contraire, considèrent les actions avec la liberté de l’art, et les idées avec l’asservissement de l’usage. Les Allemands, qui ne peuvent souffrir le joug des règles en littérature, voudraient que tout leur fût tracé d’avance en fait de conduite. Ils ne savent pas traiter avec les hommes ; et moins on leur donne à cet égard l’occasion de se décider par eux-mêmes, plus ils sont satisfaits.

Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d’une nation ; la nature du gouvernement de l’Allemagne étoit presque en opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient qu’ils réunissent la grande audace de pensée au caractère le plus obéissant. La prééminence de l’état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale ; ce n’est pas servilité, c’est régularité chez eux que l’obéissance ; ils sont scrupuleux-dans l’accomplissement des ordres qu’ils reçoivent, comme si tout ordre étoit un devoir.

Les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave ; mais ils abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de la vie. « Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l’empire de l’imagination.[1] » L’esprit des Allemands et leur caractère paroissent n’avoir aucune communication ensemble : l’un ne peut souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs ; l’un est très-entreprenante l’autre très-timide ; enfin les lumières de l’un donnent rarement de la force à l’autre, et cela s’explique facilement. L’étendue des connoissances dans les temps modernes ne fait qu’affoiblir le caractère, quand il n’est pas fortifié par l’habitude des affaires et l’exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d’incertitude ; et l’énergie de l’action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes où les sentiments patriotiques sont dans l’âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu’avec la vie[2].



CHAPITRE III.

Les femmes.


La nature et la société donnent aux femmes une grande habitude de souffrir, et l’on ne sauroit nier, ce me semble, que de nos jours elles valent, en général, mieux que les hommes. Dans une époque où le mal universel est l’égoïsme, les hommes, auxquels tous les intérêts positifs se rapportent, doivent avoir moins de générosité, moins de sensibilité que les femmes ; elles ne tiennent à la vie que par les liens du cœur, et lorsqu’elles s’égarent, c’est encore par un sentiment qu’elles sont entraînées : leur personnalité est toujours à deux, tandis que celle de l’homme n’a que lui-même pour but. On leur rend hommage par les affections qu’elles inspirent, mais celles qu’elles accordent sont presque toujours des sacrifices. La plus belle des vertus, le dévouement, est leur jouissance et leur destinée ; nul bonheur ne peut exister pour elles que par le reflet de la gloire et des prospérités d’un autre ; enfin, vivre hors de soi-même, soit par les idées, soit par les sentiments, soit surtout par les vertus, donne à l’âme un sentiment habituel d’élévation.

Dans les pays où les hommes sont appelés par les institutions politiques à exercer toutes les vertus militaires et civiles qu’inspire l’amour de la patrie, ils reprennent la supériorité qui leur appartient ; ils rentrent avec éclat dans leurs droits de maîtres du monde : mais lorsqu’ils sont condamnés de quelque manière à l’oisiveté, ou à la servitude, ils tombent d’autant plus bas qu’ils devoient s’élever plus haut. La destinée des femmes reste toujours la même, c’est leur âme seule qui la fait, les circonstances politiques n’y influent en rien. Lorsque les hommes ne savent pas, ou ne peuvent pas employer dignement et noblement leur vie, la nature se venge sur eux des dons mêmes qu’ils en ont reçus ; l’activité du corps ne sert plus qu’à la paresse de l’esprit ; la force de l’âme devient de la rudesse et le jour se passe dans des exercices et des amusements vulgaires, les chevaux, la chasse, les festins qui conviendroient comme délassement, mais qui abrutissent comme occupations. Pendant ce temps les femmes cultivent leur esprit, et le sentiment et la rêverie conservent dans leur âme l’image de tout ce qui est noble et beau.

Les femmes allemandes ont un charme qui leur est tout-à-fait particulier, un son de voix touchant, des cheveux blonds, un teint éblouissant ; elles sont modestes, mais moins timides que les anglaises ; on voit qu’elles ont rencontré moins souvent des hommes qui leur fussent supérieurs, et qu’elles ont d’ailleurs moins à craindre des jugements sévères du public. Elles cherchent à plaire par la sensibilité, à intéresser par l’imagination ; la langue de la poésie et des beaux-arts leur est connue ; elles font de la coquetterie avec de l’enthousiasme, comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie. La loyauté parfaite qui distingue le caractère des Allemands rend l’amour moins, dangereux pour le bonheur des femmes, et peut-être s’approchent-elles de ce sentiment avec plus de confiance, parce, qu’il est revêtu de couleurs romanesques, et que le dédain et l’infidélité y sont moins à redouter qu’ailleurs.

L’amour, est une religion en Allemagne, mais une religion poétique qui tolère trop volontiers tout ce que la sensibilité peut excuser. On ne sauroit le nier, la facilité du divorce dans les provinces protestantes porte atteinte à la sainteté du mariage. On y change aussi paisiblement d’époux que s’il s’agissait d’arranger les incidents d’un drame, le bon naturel des hommes et des femmes fait qu’on ne mêle point d’amertume à ces faciles ruptures ; et comme il y a chez les Allemands plus d’imagination que de vraie passion, les événements les plus bizarres s’y passent avec une tranquillité singulière ; cependant c’est ainsi que les mœurs et le caractère perdent toute consistance ; l’esprit paradoxal ébranle les institutions les plus sacrées, et l’on n’y a sur aucun sujet des règles assez fixes.

On peut se moquer avec raison des ridicules de quelques femmes allemandes qui s’exaltent sans cesse jusqu’à l’affectation, et dont les doucereuses expressions effacent tout ce que l’esprit et le caractère peuvent avoir de piquant et de prononcé ; elles ne sont pas franches, sans pourtant être fausses ; seulement elles ne voient ni ne jugent rien avec vérité, et les événements réels passent devant leurs yeux comme de la fantasmagorie. Quand il leur arrive d’être légères, elles conservent encore la teinte de sentimentalité qui est en honneur dans leur pays. Une femme allemande disoit avec une expression mélancolique : « Je ne sais à quoi cela tient, mais les absents me passent de l’âme. » Une Française auroit exprimé cette idée plus gaiement, mais le fond eût été le même.

Ces ridicules qui font exception n’empêchent pas que parmi les femmes allemandes il y en ait beaucoup dont les sentiments soient vrais et les manières simples. Leur éducation soignée et la pureté d’âme qui leur est naturelle rendent l’empire qu’elles exercent doux et soutenu ; elles vous inspirent chaque jour plus d’intérêt pour tout ce qui est grand et généreux, plus de confiance dans tous les genres d’espoir, et savent repousser l’aride ironie qui souffle un vent de mort sur les jouissances du cœur. Néanmoins on trouve très-rarement chez les Allemandes la rapidité d’esprit qui anime l’entretien et met en mouvement toutes les idées ; ce genre de plaisir ne se rencontre guère que dans les sociétés de Paris les plus piquantes et les plus spirituelles. Il faut l’élite d’une capitale française pour donner ce rare amusement : partout ailleurs on ne trouve d’ordinaire que de l’éloquence en public, ou du charme dans l’intimité. La conversation, comme talent, n’existe qu’en France ; dans les autres pays elle ne sert qu’à la politesse, à la discussion ou à l’amitié : en France, c’est un art auquel l’imagination et l’âme sont sans doute fort nécessaires, mais qui a pourtant aussi, quand on le veut, des secrets pour suppléer à l’absence de l’une et de l’autre.



CHAPITRE IV.

De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour
et l’honneur
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La chevalerie est pour les modernes ce que les temps héroïques étoient pour les anciens ; tous les nobles souvenirs des nations européennes s’y rattachent. À toutes les grandes époques de l’histoire les hommes ont eu pour principe universel d’action un enthousiasme quelconque. Ceux qu’on appeloit des héros dans les siècles les plus reculés avoient pour but de civiliser la terre ; les traditions confuses qui nous les représentent comme domptant les monstres des forêts font sans doute allusion aux premiers périls dont la société naissante étoit menacée, et dont les soutiens de son organisation encore nouvelle la préservoient. Vint ensuite l’enthousiasme de la patrie : il inspira tout ce qui s’est fait de grand et de beau chez les Grecs et chez les Romains : cet enthousiasme s’affoiblit quand il n’y eut plus de patrie, et peu de siècles après la chevalerie lui succéda. La chevalerie consistoit dans la défense du foible, dans la loyauté des combats, dans le mépris de la ruse, dans cette charité chrétienne qui cherchait à mêler l’humanité même à la guerre, dans tous les sentiments enfin qui substituèrent le culte de l’honneur à l’esprit féroce des armes. C’est dans le nord que la chevalerie a pris naissance, mais c’est dans le midi de la France qu’elle s’est embellie par le charme de la poésie et de l’amour. Les Germains avoient de tout temps respecté les femmes, mais ce furent les Français qui cherchèrent à leur plaire ; les Allemands avoient aussi leurs chanteurs d’amour (Minnesinger), mais rien ne peut être comparé à nos trouvères et à nos troubadours, et c’étoit peut-être à cette source que nous devions puiser une littérature vraiment nationale. L’esprit de la mythologie du nord avoit beaucoup plus de rapport que le paganisme des anciens Gaulois avec le christianisme, et néanmoins il n’est point de pays où les chrétiens aient été de plus nobles chevaliers, et les chevaliers de meilleurs chrétiens qu’en France.

Les croisades réunirent les gentilshommes de tous les pays, et firent de l’esprit de chevalerie comme une sorte de patriotisme européen qui remplissoit du même sentiment toutes les âmes. Le régime féodal, cette institution politique triste et sévère, mais qui consolidoit, à quelques égards, l’esprit de la chevalerie en le transformant en lois ; le régime féodal, dis-je, s’est maintenu dans l’Allemagne jusqu’à nos jours : il a été détruit en France par le cardinal de Richelieu, et, depuis cette époque jusqu’à la révolution, les Français ont tout-à-fait manqué d’une source d’enthousiasme. Je sais qu’on dira que l’amour de leurs rois en étoit une ; mais en supposant qu’un tel sentiment pût suffire à une nation, il tient tellement à la personne même du souverain, que pendant le règne du régent et de Louis XV il eût été difficile, je pense, qu’il fît faire rien de grand aux Français. L’esprit de chevalerie qui brilloit encore par étincelles sous Louis XIV s’éteignit après lui, et fut remplacé, comme le dit un historien piquant et spirituel[3], par l’esprit de fatuité, qui lui est entièrement opposé. Loin de protéger les femmes, la fatuité cherche à les perdre ; loin de dédaigner la ruse, elle s’en sert contre ces êtres foibles qu’elle s’enorgueillit de tromper, et met la profanation dans l’amour à la place du culte.

Le courage même, qui servoit jadis de garant à la loyauté, ne fut plus qu’un moyen brillant de s’en affranchir ; car il n’importoit pas d’être vrai, mais il falloit seulement tuer en duel celui qui auroit prétendu qu’on ne l’étoit pas ; et l’empire de la société dans le grand monde fit disparoître la plupart des vertus de la chevalerie. La France se trouvoit alors sans aucun genre d’enthousiasme ; et comme il en faut un aux nations pour ne pas se corrompre et se dissoudre, c’est sans doute ce besoin naturel qui tourna, dès le milieu du dernier siècle, tous les esprits vers l’amour de la liberté.

La marche philosophique du genre humain paroît donc devoir se diviser en quatre ères différentes : les temps héroïques, qui fondèrent la civilisation ; le patriotisme, qui fit la gloire de l’antiquité ; la chevalerie, qui fut la religion guerrière de l’Europe ; et l’amour de la liberté, dont l’histoire a commencé vers l’époque de la réformation.

L’Allemagne, si l’on en excepte quelques cours avides d’imiter la France, ne fut point atteinte par la fatuité, l’immoralité et l’incrédulité, qui, depuis la régence, avoient altéré le caractère naturel des Français. La féodalité conservait encore chez les Allemands des maximes de chevalerie. On s’y battoit en duel, il est vrai, moins souvent qu’en France, parce que la nation germanique n’est pas aussi vive que la nation française, et que toutes les classes du peuple ne participent pas, comme en France, au sentiment de la bravoure ; mais l’opinion publique étoit plus sévère en général sur tout ce qui tenoit à la probité. Si un homme avoit manqué de quelque manière aux lois de la morale, dix duels par jour ne l’auroient relevé dans l’estime de personne. On a vu beaucoup d’hommes de bonne compagnie, en France, qui, accusés d’une action condamnable, répondoient : Il se peut que cela soit mal, mais personne, du moins, n’osera me le dire en face. Il n’y a point de propos qui suppose une plus grande dépravation ; car où en seroit la société humaine s’il suffisoit de se tuer les uns les autres pour avoir le droit de se faire d’ailleurs tout le mal possible ; de manquer à sa parole, de mentir, pourvu qu’on n’osât pas vous dire : « Vous en avez menti ; » enfin, de séparer la loyauté de la bravoure, et de transformer le courage en un moyen d’impunité sociale ?

Depuis que l’esprit chevaleresque s’étoit éteint en France, depuis qu’il n’y avoit plus de Godefroi, de saint Louis, de Bayard, qui protégeassent la foiblesse, et se crussent liés par une parole comme par des chaînes indissolubles, j’oserai dire, contre l’opinion reçue, que la France a peut-être été, de tous les pays du monde, celui où les femmes étoient le moins heureuses par le cœur. On appeloit la France le paradis des femmes, parce qu’elles y jouissoient d’une grande liberté ; mais cette liberté même venoit de la facilité avec laquelle on se détachoit d’elles, Le Turc qui renferme sa femme lui prouve au moins par-là qu’elle est nécessaire à son bonheur : l’homme à bonnes fortunes, tel que le dernier siècle nous en a fourni tant d’exemples, choisit les femmes pour victimes de sa vanité ; et cette vanité ne consiste pas seulement à les séduire, mais à les abandonner. Il faut qu’il puisse indiquer avec des paroles légères et inattaquables en elles-mêmes que telle femme l’a aimé et qu’il ne s’en soucie plus. « Mon amour-propre me crie : Fais-la mourir de chagrin, » disoit un ami du baron de Bezenval, et cet ami lui parut très-regrettable quand une mort prématurée l’empêcha de suivre ce beau dessein. On se lasse de tout, mon ange, écrit M. de La Clos dans un roman qui fait frémir par les raffinements d’immoralité qu’il décèle. Enfin, dans ces temps où l’on prétendoit que l’amour régnoit en France, il me semble que la galanterie mettoit les femmes, pour ainsi dire, hors la loi. Quand leur règne d’un moment étoit passé, il n’y avoit pour elles ni générosité, ni reconnoissance, ni même pitié. L’on contrefaisoit les accents de l’amour pour les faire tomber dans le piége, comme le crocodile, qui imite la voix des enfants pour attirer leurs mères.

Louis XIV, si vanté par sa galanterie chevaleresque, ne se montra-t-il pas le plus dur des hommes dans sa conduite envers la femme dont il avoit été le plus aimé, madame de La Vallière ? Les détails qu’on en lit dans les mémoires de Madame sont affreux. Il navra de douleur l’âme infortunée qui n’avoit respiré que pour lui, et vingt années de larmes au pied de la croix purent à peine cicatriser les blessures que le cruel dédain du monarque avoit faites. Rien n’est si barbare que la vanité ; et comme la société, le bon ton, la mode, le succès, mettent singulièrement en jeu cette vanité, il n’est aucun pays où le bonheur des femmes soit plus en danger que celui où tout dépend de ce qu’on appelle l’opinion, et où chacun apprend des autres ce qu’il est de bon goût de sentir.

Il faut l’avouer, les femmes ont fini par prendre part à l’immoralité qui détruisoit leur véritable empire : en valant moins, elles ont moins souffert. Cependant, à quelques exceptions près, la vertu des femmes dépend toujours de la conduite des hommes. La prétendue légèreté des femmes vient de ce qu’elles ont peur d’être abandonnées : elles se précipitent dans la honte par crainte de l’outrage.

L’amour est une passion beaucoup plus sérieuse en Allemagne qu’en France. La poésie, les beaux-arts, la philosophie même, et la religion, ont fait de ce sentiment un culte terrestre qui répand un noble charme sur la vie. Il n’y a point eu dans ce pays, comme en France, des écrits licencieux qui circuloient dans toutes les classes, et détruisoient le sentiment chez les gens du monde, et la moralité chez les gens du peuple. Les Allemands ont cependant, il faut en convenir, plus d’imagination que de sensibilité ; et leur loyauté seule répond de leur constance. Les Français, en général, respectent les devoirs positifs ; les Allemands se croient plus engagés par les affections que par les devoirs. Ce que nous avons dit sur la facilité du divorce en est la preuve ; chez eux l’amour est plus sacré que le mariage. C’est par une honorable délicatesse sans doute qu’ils sont surtout fidèles aux promesses que les lois ne garantissent pas : mais celles que les lois garantissent sont plus importantes pour l’ordre social.

L’esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands pour ainsi dire passivement ; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve dans tous les rapports intimes ; mais cette énergie sévère, qui commandoit aux hommes tant de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et faisoit de la vie entière une œuvre sainte où dominoit toujours la même pensée ; cette énergie chevaleresque des temps jadis n’a laissé dans l’Allemagne qu’une empreinte effacée. Rien de grand ne s’y fera désormais que par l’impulsion libérale qui a succédé dans l’Europe à la chevalerie.



CHAPITRE V.

De l’Allemagne méridionale.


Il étoit assez généralement reconnu qu’il n’y avoit de littérature que dans le nord de l’Allemagne, et que les habitants du midi se livroient aux jouissances de la vie physique, pendant que les contrées septentrionales goûtoient plus exclusivement celles de l’âme. Beaucoup d’hommes de génie sont nés dans le midi, mais ils se sont formés dans le nord. On trouve non loin de la Baltique les plus beaux établissements, les savants et les hommes de lettres les plus distingués ; et depuis Weimar jusqu’à Kœnigsberg, depuis Kœnigsberg jusqu’à Copenhague les brouillards et les frimas semblent l’élément naturel des hommes d’une imagination forte et profonde. Il n’est point de pays qui ait plus besoin que l’Allemagne de s’occuper de littérature ; car la société y offrant peu de charmes, et les individus n’ayant pas pour la plupart cette grâce et cette vivacité que donne la nature dans les pays chauds, il en résulte que les Allemands ne sont aimables que quand ils sont supérieurs, et qu’il leur faut du génie pour avoir beaucoup d’esprit.

La Franconie, la Souabe et la Bavière, avant la réunion illustre de l’académie actuelle à Munich, étoient des pays singulièrement lourds et monotones : point d’arts, la musique exceptée ; peu de littérature ; un accent rude qui se prêtoit difficilement à la prononciation des langues latines ; point de société ; de grandes réunions qui ressembloient à des cérémonies plutôt qu’à des plaisirs ; une politesse obséquieuse envers une aristocratie sans élégance ; de la bonté, de la loyauté dans toutes les classes ; mais une certaine roideur souriante qui ôte tout à la fois l’aisance et la dignité. On ne doit donc pas s’étonner des jugements qu’on a portés, des plaisanteries qu’on a faites sur l’ennui de l’Allemagne. Il n’y a que les villes littéraires qui puissent vraiment intéresser dans un pays où la société n’est rien et la nature peu de chose.

On auroit peut-être cultivé les lettres dans le midi de l’Allemagne avec autant de succès que dans le nord, si les souverains avoient mis à ce genre d’étude un véritable intérêt ; cependant, il faut en convenir, les climats tempérés sont plus propres à la société qu’à la poésie. Lorsque le climat n’est ni sévère ni beau, quand on vit sans avoir rien à craindre ni à espérer du ciel, on ne s’occupe guère que des intérêts positifs de l’existence. Ce sont les délices du midi ou les rigueurs du nord qui ébranlent fortement l’imagination. Soit qu’on lutte contre la nature, ou qu’on s’enivre de ses dons, la puissance de la création n’en est pas moins forte, et réveille en nous le sentiment des beaux-arts ou l’instinct des mystères de l’âme.

L’Allemagne méridionale, tempérée sous tous les rapports, se maintient dans un état de bien-être monotone, singulièrement nuisible à l’activité des affaires comme à celle de la pensée. Le plus vif désir des habitants de cette contrée paisible et féconde, c’est de continuer à exister comme ils existent ; et que fait-on avec ce seul désir ? il ne suffit pas même pour conserver ce dont on se contente.



CHAPITRE VI.

De l’Autriche[4].


Les littérateurs du nord de l’Allemagne ont accusé l’Autriche de négliger les sciences et les lettres ; on a même fort exagéré l’espèce de gêne que la censure y établissoit. S’il n’y a pas eu de grands hommes dans la carrière littéraire en Autriche, ce n’est pas autant à la contrainte qu’au manque d’émulation qu’il faut l’attribuer.

C’est un pays si calme, un pays où l’aisance est si tranquillement assurée à toutes les classes de citoyens, qu’on n’y pense pas beaucoup aux jouissances intellectuelles. On y fait plus pour le devoir que pour la gloire ; les récompenses de l’opinion y sont si ternes, et ses punitions si douces, que, sans le mobile de la conscience, il n’y auroit pas de raison pour agir vivement dans aucun sens.

Les exploits militaires devaient être l’intérêt principal des habitants d’une monarchie qui s’est illustrée par des guerres continuelles, et cependant la nation autrichienne s’étoit tellement livrée au repos et aux douceurs de la vie, que les événements publics eux-mêmes n’y faisoient pas grand bruit jusqu’au moment où ils pouvoient réveiller le patriotisme ; et ce sentiment est calme dans un pays où il n’y a que du bonheur. L’on trouve en Autriche beaucoup de choses excellentes, mais peu d’hommes vraiment supérieurs, car il n’y est pas fort utile de valoir mieux qu’un autre ; on est pas envié pour cela, mais oublié, ce qui décourage encore plus. L’ambition persiste dans le désir d’obtenir des places ; le génie se lasse de lui-même ; le génie, au milieu de la société, est une douleur, une fièvre intérieure dont il faudroit se faire traiter comme d’un mal, si les récompenses de la gloire n’en adoucissaient pas les peines.

En Autriche et dans le reste de l’Allemagne on plaide toujours par écrit, et jamais à haute voix. Les prédicateurs sont suivis parce qu’on observe les pratiques de religion ; mais ils n’attirent point par leur éloquence. Les spectacles sont extrêmement négligés, surtout la tragédie. L’administration est conduite avec beaucoup de sagesse et de justice ; mais il y a tant de méthode en tout, qu’à peine si l’on peut s’apercevoir de l’influence des hommes. Les affaires se traitent d’après un certain ordre de numéros que rien au monde ne dérange. Des règles invariables en décident, et tout se passe dans un silence profond. Ce silence n’est pas l’effet de la terreur, car que peut-on craindre dans un pays où les vertus du monarque et les principes de l’équité dirigent tout ? Mais le profond repos des esprits comme des âmes ôte tout intérêt à la parole. Le crime ou le génie, l’intolérance ou l’enthousiasme, les passions ou l’héroïsme ne troublent ni n’exaltent l’existence. Le cabinet autrichien a passé dans le dernier siècle pour très-astucieux : ce qui ne s’accorde guère avec le caractère allemand en général ; mais souvent on prend pour une politique profonde ce qui n’est que l’alternative de l’ambition et de la foiblesse. L’histoire attribue presque toujours aux individus comme aux gouvernements plus de combinaison qu’ils n’en ont eu.

L’Autriche, réunissant dans son sein des peuples très-divers, tels que les Bohèmes, les Hongrois, etc., n’a point cette unité si nécessaire à une monarchie ; néanmoins la grande modération des maîtres de l’État a fait depuis long-temps un lien pour tous de l’attachement à un seul. L’empereur d’Allemagne étoit tout à la fois souverain de son propre pays, et chef constitutionnel de l’Empire. Sous ce dernier rapport, il avoit à ménager des intérêts divers et des lois établies, et prenoit, comme magistrat impérial, une habitude de justice et de prudence, qu’il reportoit ensuite dans le gouvernement de ses États héréditaires. La nation bohème et hongroise, les Tyroliens et les Flamands, qui composoient autrefois la monarchie, ont tous plus de vivacité naturelle que les véritables Autrichiens ; ceux-ci s’occupent sans cesse de l’art de modérer au lieu de celui d’encourager. Un gouvernement équitable, une terre fertile, une nation riche et sage, tout devoit leur faire croire qu’il ne falloit que se maintenir pour être bien, et qu’on n’avoit besoin en aucun genre du secours extraordinaire des talents supérieurs. On peut s’en passer en effet dans les temps paisibles de l’histoire ; mais que faire sans eux dans les grandes luttes ?

L’esprit du catholicisme qui dominoit à Vienne, quoique toujours avec sagesse, avoit pourtant écarté sous le règne de Manie-Thérèse ce qu’on appeloit les lumières du dix-huitième siècle. Joseph II vint ensuite, et prodigua toutes ces lumières à un État qui n’étoit préparé ni au bien ni au mal qu’elles peuvent faire. Il réussit momentanement dans ce qu’il vouloit, parce qu’il ne rencontra point en Autriche de passion vive ni pour ni contre ses désirs ; « mais après sa mort il ne resta rien de ce qu’il avoit établi[5], » parce que rien ne dure que ce qui vient progressivement.

L’industrie, le bien-vivre et les jouissances domestiques sont les intérêts principaux de l’autriche. Malgré la gloire qu’elle s’est acquise par la persévérance et la valeur de ses troupes, l’esprit militaire n’a pas vraiment pénétré dans toutes les classes de la nation. Ses armées sont pour elle comme des forteresses ambulantes, mais il n’y a guère plus d’émulation dans cette carrière que dans toutes les autres ; les officiers les plus probes sont en même temps les plus braves ; ils y ont d’autant plus de mérite, qu’il en résulte rarement pour eux un avancement brillant et rapide. On se fait presque un scrupule en Autriche de favoriser les hommes supérieurs, et l’on auroit pu croire quelquefois que le gouvernement vouloit pousser l’équité plus loin que la nature, et traiter d’une égale manière le talent et la médiocrité.

L’absence d’émulation a sans, doute un avantage, c’est qu’elle apaise la vanité ; mais souvent aussi la fierté même s’en ressent, et l’on finit par n’avoir plus qu’un orgueil commode auquel l’extérieur seul suffit en tout.

C’étoit aussi, ce me semble, un mauvais système que d’interdire l’entrée des livres étrangers. Si l’on pouvait conserver dans un pays l’énergie du treizième et du quatorzième siècle, en le garantissant des écrits du dix-huitième, ce seroit peut-être un grand bien ; mais comme il faut nécessairement que les opinions et les lumières de l’Europe pénètrent au milieu d’une monarchie qui est au centre même de cette Europe, c’est un inconvénient de ne les y laisser arriver qu’à demi ; car ce sont les plus mauvais écrits qui se font jour. Les livres remplis de plaisanteries immorales et de principes égoïstes amusent le vulgaire, et sont toujours connus de lui : et les lois prohibitives n’ont tout leur effet que contre les ouvrages philosophiques, qui élèvent l’âme et étendent les idées. La contrainte que ces lois imposent, est précisément ce qu’il faut pour favoriser la paresse de l’esprit, mais non pour conserver l’innocence du cœur.

Dans un pays où tout mouvement est difficile ; dans un pays où tout inspire une tranquillité profonde, le plus léger obstacle suffit pour ne rien faire, pour ne rien écrire, et, si l’on le veut même, pour ne rien penser. Qu’y a-t-il de mieux que le bonheur, dira-t-on ? Il faut savoir néanmoins ce qu’on entend par ce mot. Le bonheur consiste-t-il dans les facultés qu’on développe, ou dans celles qu’on étouffe ? Sans doute un gouvernement est toujours digne d’estime quand il n’abuse point de son pouvoir, et ne sacrifie jamais la justice à son intérêt ; mais la félicité du sommeil est trompeuse. ; de grands revers peuvent la troubler ; et pour tenir plus aisément et plus doucement les rênes il ne faut pas engourdir les coursiers.

Une nation peut très-facilement se contenter des biens communs de la vie, le repos et l’aisance ; et des penseurs superficiels prétendront que tout l’art social se borne à donner au peuple ces biens. Il en faut pourtant de plus nobles pour se croire une patrie. Le sentiment patriotique se compose des souvenirs que les grands hommes ont laissés, de l’admiration qu’inspirent les chefs-d’œuvre du génie national ; enfin de l’amour que l’on ressent pour les institutions, la religion et la gloire de son pays. Toutes ces richesses de l’âme sont les seules que raviroit un joug étranger ; mais si l’on s’en tenoit uniquement aux jouissances matérielles, le même sol, quel que fut son maître, ne pourroit-il pas toujours les procurer ?

L’on craignoit à tort dans le dernier siècle, en Autriche, que la culture des lettres n’affoiblît l’esprit militaire. Rodolphe de Habsbourg détacha de son cou la chaîne d’or qu’il portait, pour en décorer un poëte alors célèbre. Maximilien fit écrire un poëme sous sa dictée. Charles-Quint savoit et cultivoit presque toutes les langues. Il y avoit jadis sur la plupart des trônes de l’Europe des souverains instruits dans tous les genres, et qui trouvoient dans les connaissances littéraires une nouvelle source de grandeur d’âme. Ce ne sont ni les lettres ni les sciences qui nuiront jamais à l’énergie du caractère. L’éloquence rend plus brave, la bravoure rend plus éloquent ; tout ce qui fait battre le cœur pour une idée généreuse double la véritable force de l’homme, sa volonté : mais l’égoïsme systématique, dans lequel on comprend quelquefois sa famille comme un appendice de soi-même, mais la philosophie, vulgaire au fond, quelque élégante qu’elle soit dans les formes, qui porte à dédaigner tout ce qu’on appelle des illusions, c’est-à-dire le dévouement et l’enthousiasme ; voilà le genre de lumières redoutable pour les vertus nationales ; voilà celles cependant que la censure ne sauroit écarter d’un pays entouré par l’atmosphère du dix-huitième siècle : l’on ne peut échapper à ce qu’il y a de pervers dans les écrits qu’en laissant arriver de toutes parts ce qu’ils contiennent de grand et de libre.

On défendoit à Vienne de représenter Don Carlos, parce qu’on ne voulait pas y tolérer son amour pour Elizabeth. Dans Jeanne d’Arc, de Schiller, on faisoit d’Agnès Sorel la femme légitime de Charles VII. Il n’étoit pas permis à la bibliothèque publique de donner à lire l’Esprit des Lois : mais, au milieu de cette gêne, les romans de Crébillon circuloient dans les mains de tout le monde ; les ouvrages licencieux entroient, les ouvrages sérieux étoient seuls arrêtés.

Le mal que peuvent faire les mauvais livres n’est corrigé que par les bons ; les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus haut degré de lumières. Il y a deux routes à prendre en toutes choses : retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l’époque où nous vivons ; car l’innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de l’ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites, tant de sophismes répétés, qu’il faut beaucoup savoir pour bien juger, et les temps sont passés où l’on s’en tenoit en fait d’idées au patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne sauroit prétendre à dérober à une grande nation la connaissance de l’esprit qui règne dans son siècle ; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur, dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d’aborder hardiment toutes les questions : on trouve alors dans les vérités éternelles des ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le maintien de l’ordre et l’accroissement de la puissance.



CHAPITRE VII.

Vienne.


Vienne est situé dans une plaine au milieu de plusieurs collines pittoresques. Le Danube qui la traverse et l’entoure se partage en diverses branches qui forment des îles fort agréables ; mais le fleuve lui-même perd de sa dignité dans tous ces détours, et il ne produit pas l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une vieille ville assez petite, mais environnée de faubourgs très-spacieux : on prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus grande qu’elle ne l’étoit quand Richard Cœur-de-Lion fut mis en prison non loin de ses portes. Les rues y sont étroites comme en Italie, les palais rappellent un peu ceux de Florence ; enfin rien n’y ressemble au reste de l’Allemagne, si ce n’est quelques édifices gothiques qui retracent le moyen âge à l’imagination.

Le premier de ces édifices est la tour de Saint-Étienne : elle s’élève au-dessus de toutes les églises de Vienne, et domine majestueusement la bonne et paisible ville, dont elle a vu passer les générations et la gloire. Il fallut deux siècles, dit-on, pour achever cette tour commencée en 1100 ; toute l’histoire d’Autriche s’y rattache de quelque manière. Aucun édifice ne peut être aussi patriotique qu’une église ; c’est le seul dans lequel toutes les classes de la nation se réunissent, le seul qui rappelle non-seulement les événements publics, mais les pensées secrètes, les affections intimes que les chefs et les citoyens ont apportées dans son enceinte. Le temple de la divinité semble présent comme elle aux siècles écoulés.

Le tombeau du prince Eugène est le seul qui, depuis long-temps, ait été placé dans cette église ; il y attend d’autres héros. Comme je m’en approchois, je vis attaché à lune des colonnes qui l’entourent un petit papier sur lequel il étoit écrit qu’une jeune femme demandait qu’on priât pour elle pendant sa maladie. Le nom de cette jeune femme n’étoit point indiqué ; c’étoit un être malheureux qui s’adressoit à des êtres inconnus, non pour des secours, mais pour des prières, et tout cela se passoit à côté d’un illustre mort qui avoit pitié peut-être aussi du pauvre vivant. C’est un usage pieux des catholiques, et que nous devrions imiter, de laisser les églises toujours ouvertes ; il y a tant de moments où l’on éprouve le besoin de cet asile, et jamais on n’y entre sans ressentir une émotion qui fait du bien à l’âme, et lui rend, comme par une ablution sainte, sa force et sa pureté.

Il n’est point de grande ville qui n’ait un édifice, une promenade, une merveille quelconque de l’art ou de la nature, à laquelle les souvenirs de l’enfance se rattachent. Il me semble que le Prater doit avoir pour les habitants de Vienne un charme de ce genre ; on ne trouve nulle part, si près d’une capitale, une promenade qui puisse faire jouir ainsi des beautés d’une nature tout à la fois agreste et soignée. Une forêt majestueuse se prolonge jusqu’aux bords du Danube : l’on voit de loin des troupeaux de cerfs traverser la prairie ; ils reviennent chaque matin ; ils s’enfuient chaque soir, quand l’affluence des promeneurs trouble leur solitude. Le spectacle qui n’a lieu à Paris que trois jours de l’année sur la route de Long-Champ, se renouvelle constamment à Vienne dans la belle saison. C’est une coutume italienne que cette promenade de tous les jours à la même heure. Une-telle régularité seroit impossible dans un pays où les plaisirs sont aussi variés qu’à Paris ; mais les Viennois, quoi qu’il arrive, pourroient difficilement s’en déshabituer. Il faut convenir que c’est un coup-d’œil charmant que toute cette nation citadine réunie sous l’ombrage d’arbres magnifiques et sur les gazons dont le Danube entretient la verdure. La bonne compagnie en voiture, le peuple à pied, se rassemblent là chaque soir. Dans ce sage pays l’on traite les plaisirs comme les devoirs, et l’on a de même l’avantage de ne s’en lasser jamais, quelque uniformes qu’ils soient. On porte dans la dissipation autant d’exactitude que dans les affaires et l’on perd son temps aussi méthodiquement qu’on l’emploie.

Si vous entrez dans une des redoutes où il y a des bals pour les bourgeois les jours de fêtes, vous verrez des hommes et des femmes exécuter gravement l’un vis-à-vis de l’autre les pas d’un menuet dont ils se sont imposé l’amusement ; la foule sépare souvent le couple dansant, et cependant il continue comme s’il dansoit pour l’acquit de sa conscience ; chacun des deux va tout seul à droite et à gauche, en avant, en arrière, sans s’embarrasser de l’autre qui figure aussi scrupuleusement de son côté : de temps en temps seulement ils poussent un petit cri de joie et rentrent tout de suite après dans le sérieux de leur plaisir.

C’est surtout au Prater qu’on est frappé de l’aisance et de la prospérité du peuple de Vienne. Cette ville a la réputation de consommer en nourriture plus que toute autre ville d’une population égale, et ce genre de supériorité un peu vulgaire ne lui est pas contesté. On voit des familles entières de bourgeois et d’artisans qui partent à cinq heures du soir pour aller au Prater faire un goûter champêtre aussi substantiel que le dîner d’un autre pays, et l’argent qu’ils peuvent dépenser là prouve assez combien ils sont laborieux et doucement gouvernés. Le soir des milliers d’hommes reviennent tenant par la main leurs femmes et leurs enfants ; aucun désordre, aucune querelle ne trouble cette multitude dont on entend à peine la voix, tant sa joie est silencieuse ! Ce silence cependant ne vient d’aucune disposition triste de l’âme, c’est plutôt un certain bien-être physique, qui, dans le midi de l’Allemagne, fait rêver aux sensations, comme dans le nord aux idées. L’existence végétative du midi de l’Allemagne a quelques rapports avec l’existence contemplative du nord : il y a du repos, de la paresse et de la réflexion dans l’une et l’autre.

Si vous supposiez une aussi nombreuse réunion de Parisiens dans un même lieu, l’air étincelleroit de bons mots, de plaisanteries, de disputes, et jamais un Français n’auroit un plaisir où l’amour-propre ne pût se faire place de quelque manière.

Les grands seigneurs se promènent avec des chevaux et des voitures très-magnifiques et de fort bon goût ; tout leur amusement consiste à reconnoître dans une allée du Prater ceux qu’ils viennent de quitter dans un salon ; mais la diversité des objets empêche de suivre aucune pensée, et la plupart des hommes se complaisent à dissiper ainsi les réflexions qui les Importunent. Ces grands seigneurs de Vienne, les plus illustres et les plus riches de l’Europe, n’abusent d’aucun de leurs avantages, ils laissent de misérables fiacres arrêter leurs brillants équipages. L’empereur et ses frères se rangent tranquillement aussi à la file, et veulent être considérés, dans leurs amusements, comme de simples particuliers ; ils n’usent de leurs droits que quand ils remplissent leurs devoirs. L’on aperçoit souvent au milieu de toute cette foule des costumes orientaux, hongrois et polonais, qui réveillent l’imagination ; et de distance en distance une musique harmonieuse donne à ce rassemblement l’air d’une fête paisible où cliacun jouit de soi-même sans s’inquiéter de son voisin.

Jamais on ne rencontre un mendiant au milieu de cette réunion, on n’en voit point à Vienne ; les établissements de charité sont administrés avec beaucoup d’ordre et de libéralité, la bienfaisance particulière et publique est dirigée avec un grand esprit de justice, et le peuple lui-même, ayant en général plus d’industrie et d’intelligence commerciale que dans le reste de l’Allemagne, conduit bien sa propre destinée. Il y a très-peu d’exemples en Autriche de crimes qui méritent la mort ; tout enfin dans ce pays porte l’empreinte d’un gouvernement paternel, sage et religieux. Les bases de l’édifice social sont bonnes et respectables ; mais il y manque « un faîte et des colonnes pour que la gloire et le génie puissent y avoir un temple[6]. »

J’étois à Vienne, en 1808, lorsque l’empereur François II épousa sa cousine germaine, la fille de l’archiduc de Milan et de l’archiduchesse Béatrix, la dernière princesse de cette maison d’Est que l’Arioste et Le Tasse ont tant célébrée. L’archiduc Ferdinand et sa noble épouse se sont vus tous les deux privés de leurs États par les vicissitudes de la guerre, et la jeune impératrice, élevée « dans ces temps cruels[7], » réunissoit sur sa tête le double intérêt de la grandeur et de l’infortune. C’étoit une union que l’inclination avoit déterminée, et dans laquelle aucune convenance politique n’étoit entrée, bien que l’on ne pût en contracter une plus honorable. On éprouvoit à la fois des sentiments de sympathie et de respect pour les affections de famille qui rapprochoient ce mariage de nous et pour le rang illustre qui l’en éloignoit. Un jeune prince, archevêque de Waizen, donnoit la bénédiction nuptiale à sa sœur et à son souverain ; la mère de l’impératrice, dont les vertus et les lumières exercent le plus puissant empire sur ses enfants, devint en un instant sujette de sa fille et marchoit derrière elle avec un mélange de déférence et de dignité, qui rappeloit tout à la fois les droits de la couronne et ceux de la nature. Les frères de l’empereur et de l’impératrice, tous employés dans l’armée ou dans l’administration, tous dans des degrés différents, également voués au bien public, l’accompagnoient à l’autel, et l’église étoit remplie par les grands de l’État, les femmes, les filles et les mères des plus anciens gentilshommes de la noblesse teutonique. On n’avoit rien fait de nouveau pour la fête ; il suffisoit à sa pompe de montrer ce que chacun possédoit. Les parures même des femmes étoient héréditaires, et les diamants substitués dans chaque famille consacroient les souvenirs du passé à l’ornement de la jeunesse : les temps anciens étoient présents à tout, et l’on jouissoit d’une magnificence que les siècles avoient préparée, mais qui ne coûtoit point de nouveaux sacrifices au peuple.

Les amusements qui succédèrent à la consécration du mariage avoient presque autant de dignité que la cérémonie elle-même. Ce n’est point ainsi que les particuliers doivent donner des fêtes, mais il convient peut-être de retrouver dans tout ce que font les rois l’empreinte sévère de leur auguste destinée. Non loin de cette église, autour de laquelle les canons et les fanfares annoncoient l’alliance renouvelée de la maison d’Est avec la maison d’Habsbourg, l’on voit l’asile qui renferme depuis deux siècles les tombeaux des empereurs d’Autriche et de leur famille. C’est là, dans le caveau des capucins, que Marie-Thérèse, pendant trente années, entendoit la messe en présence même du sépulcre qu’elle avoit fait préparer pour elle à côté de son époux. Cette illustre Marie-Thérèse avoit tant souffert dans les premiers jours de sa jeunesse, que le pieux sentiment de l’instabilité de la vie ne la quitta jamais, au milieu même de ses grandeurs. Il y a beaucoup d’exemples d’une dévotion sérieuse et constante parmi les souverains de la terre ; comme ils n’obéissent qu’à la mort, son irrésistible pouvoir les frappe davantage. Les difficultés de la vie se placent entre nous et la tombe ; tout est aplani pour les rois jusqu’au terme, et cela même le rend plus visible à leurs yeux.

Les fêtes conduisent naturellement à réfléchir sur les tombeaux ; de tout temps la poésie s’est plue à rapprocher ces images, et le sort aussi est un terrible poëte qui ne les a que trop souvent réunies.



CHAPITRE VIII.

De la société.


Les riches et les nobles n’habitent presque jamais les faubourgs de Vienne, et l’on est rapproché les uns des autres comme dans une petite ville, quoique l’on y ait d’ailleurs tous les avantages d’une grande capitale. Ces faciles communications, au milieu des jouissances de la fortune et du luxe, rendent la vie habituelle très-commode, et le cadre de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire les habitudes, les usages et les manières, sont extrêmement agréables. On parle dans l’étranger de l’étiquette sévère et de l’orgueil aristocratique des grands seigneurs autrichiens ; cette accusation n’est pas fondée : il y a de la simplicité, de la politesse, et surtout de la loyauté dans la bonne compagnie de Vienne ; et le même esprit de justice et de régularité qui dirige les affaires importantes se retrouve encore dans les plus petites circonstances. On y est fidèle à des invitations de dîner et de souper, comme on le seroit à des engagements essentiels ; et les faux airs qui font consister l’élégance dans le mépris des égards ne s’y sont point introduits. Cependant l’un des principaux désavantages de la société de Vienne, c’est que les nobles et les hommes de lettres ne se mêlent point ensemble. L’orgueil des nobles n’en est point la cause ; mais comme on ne compte pas beaucoup d’écrivains distingués à Vienne, et qu’on y lit assez peu, chacun vit dans sa cotterie, parce qu’il n’y a que des cotteries au milieu d’un pays où les idées générales et les intérêts publics ont si peu d’occasion de se développer. Il résulte de cette séparation des classes que les gens de lettres manquent de grâce, et que les gens du monde acquièrent rarement de l’instruction.

L’exactitude de la politesse, qui est à quelques égards une vertu, puisqu’elle exige souvent des sacrifices, a introduit dans Vienne les plus ennuyeux usages possibles. Toute la bonne compagnie se transporte en masse d’un salon à l’autre trois ou quatre fois par semaine. On perd un certain temps pour la toilette nécessaire dans ces grandes réunions, on en perd dans la rue, on en perd sur les escaliers en attendant que le tour de sa voiture arrive, on en perd en restant trois heures à table ; et il est impossible, dans ces assemblées nombreuses, de rien entendre qui sorte du cercle des phrases convenues. C’est une habile invention de la médiocrité pour annuler les facultés de l’esprit, que cette exhibition journalière de tous les individus les uns aux autres. S’il étoit reconnu qu’il faut considérer la pensée comme une maladie contre laquelle un régime régulier est nécessaire, on ne sauroit rien imaginer de mieux qu’un genre de distraction à la fois étourdissant et insipide : une telle distraction ne permet de suivre aucune idée, et transforme le langage en un gazouillement qui peut être appris aux hommes comme à des oiseaux.

J’ai vu représenter à Vienne une pièce dans laquelle Arlequin arrivoit revêtu d’une grande robe et d’une magnifique perruque, et tout à coup il s’escamotoit lui-même, laissoit debout sa robe et sa perruque pour figurer à sa place, et s’en alloit vivre ailleurs ; on seroit tenté de proposer ce tour de passe-passe à ceux qui fréquentent les grandes assemblées. On n’y va point pour rencontrer l’objet auquel on désireroit de plaire ; la sévérité des mœurs et la tranquillité de l’âme concentrent, en Autriche, les affections au sein de sa famille. On n’y va point par ambition, car tout se passe avec tant de régularité dans ce pays, que l’intrigue y a peu de prise, et ce n’est pas d’ailleurs au milieu de la société qu’elle pourroit trouver à s’exercer. Ces visites et ces cercles sont imaginés pour que tous fassent la même chose à la même heure ; on préfère ainsi l’ennui qu’on partage avec ses semblables à l’amusement qu’on seroit forcé de se créer chez soi.

Les grandes assemblées, les grands dîners ont aussi lieu dans d’autres villes ; mais comme on y rencontre d’ordinaire tous les individus remarquables du pays où l’on est, il y a plus de moyens d’échapper à ces formules de conversation, qui, dans de semblables réunions, succèdent aux révérences, et les continuent en paroles. La société ne sert point en Autriche, comme en France, à développer l’esprit ni à l’animer ; elle ne laisse dans la tête que du bruit et du vide : aussi les hommes les plus spirituels du pays ont-ils soin, pour la plupart, de s’en éloigner ; les femmes seules y paroissent, et l’on est étonné de l’esprit qu’elles ont, malgré le genre de vie qu’elles mènent. Les étrangers apprécient l’agrément de leur entretien ; mais ce qu’on rencontre le moins dans les salons de la capitale de l’Allemagne, ce sont des Allemands.

L’on peut se plaire dans la société de Vienne, par la sûreté, l’élégance et la noblesse des manières que les femmes y font régner ; mais il y manque quelque chose à dire, quelque chose à faire, un but, un intérêt. On voudroit que le jour fût différent de la veille, sans que pourtant cette variété brisât la chaîne des affections et des habitudes. La monotonie, dans la retraite, tranquillise l’âme ; la monotonie, dans le grand monde, fatigue l’esprit.



CHAPITRE IX.

Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français.


La destruction de l’esprit féodal, et de l’ancienne vie de château qui en étoit la conséquence, a introduit beaucoup de loisir parmi les nobles ; ce loisir leur a rendu très-nécessaire l’amusement de la société ; et comme les Français sont passés maîtres dans l’art de causer, ils se sont rendus souverains de l’opinion européenne, ou plutôt de la mode, qui contrefait si bien l’opinion. Depuis le règne de Louis XIV, toute la bonne compagnie du continent, l’Espagne et l’Italie exceptées, a mis son amour-propre dans l’imitation des Français. En Angleterre il existe un objet constant de conversation, les intérêts politiques, qui sont les intérêts de chacun et de tous ; dans le midi il n’y a point de société : le soleil, l’amour et les beaux-arts remplissent la vie. À Paris on s’entretient assez généralement de littérature ; et les spectacles qui se renouvellent sans cesse donnent lieu à des observations ingénieuses et spirituelles. Mais dans la plupart des autres grandes villes le seul sujet dont on ait l’occasion de parler, ce sont des anecdotes et des observations journalières sur les personnes dont la bonne compagnie se compose. C’est un commérage ennobli par les grands noms qu’on prononce, mais qui a pourtant le même fond que celui des gens du peuple ; car à l’élégance des formes près, ils parlent également tout le jour sur leurs voisins et sur leurs voisines.

L’objet vraiment libéral de la conversation, ce sont les idées et les faits d’un intérêt universel. La médisance habituelle, dont le loisir des salons et la stérilité de l’esprit font une espèce de nécessité, peut être plus ou moins modifiée par la bonté du caractère, mais il en reste toujours assez pour qu’à chaque pas, à chaque mot on entende autour de soi le bourdonnement des petits propos qui pourroient, comme les mouches, inquiéter même le lion. En France on se sert de la terrible arme du ridicule pour se combattre mutuellement et conquérir le terrain sur lequel on opère des succès d’amour-propre ; ailleurs un certain bavardage indolent use l’esprit et décourage des efforts énergiques dans quelque genre que ce puisse être.

Un entretien aimable, alors même qu’il porte sur des riens, et que la grâce seule des expressions en fait le charme, cause encore beaucoup de plaisir ; on peut l’affirmer sans impertinence, les Français sont presque seuls capables de ce genre d’entretien. C’est un exercice dangereux, mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujets comme d’une balle lancée qui doit revenir à temps dans la main du joueur.

Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus d’immoralité, et sont plus frivoles qu’eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n’aient pas l’accent parisien.

Les Autrichiens en général ont tout à la fois trop de roideur et de sincérité pour rechercher les manières d’être étrangères. Cependant ils ne sont pas encore assez Allemands, ils ne connoissent pas assez la littérature allemande ; on croit trop à Vienne qu’il est de bon goût de ne parler que français ; tandis que la gloire et même l’agrément de chaque pays consistent toujours dans le caractère et l’esprit national.

Les Français ont fait peur à l’Europe, mais surtout à l’Allemagne, par leur habileté dans l’art de saisir et de montrer le ridicule : il y avoit je ne sais quelle puissance magique dans le mot d’élégance et de grâce qui irritoit singulièrement l’amour-propre. On diroit que les sentiments, les actions, la vie enfin, devoient, avant tout, être soumis à cette législation très-subtile de l’usage du monde, qui est comme un traité entre l’amour-propre des individus et celui de la société même, un traité dans lequel les vanités respectives se sont fait une constitution républicaine où l’ostracisme s’exerce contre tout ce qui est fort et prononcé. Ces formes, ces convenances légères en apparence, et despotiques dans le fond, disposent de l’existence entière ; elles ont miné par degrés l’amour, l’enthousiasme, la religion, tout, hors l’égoïsme que l’ironie ne peut atteindre, parce qu’il ne s’expose qu’au blâme et non à la moquerie.

L’esprit allemand s’accorde beaucoup moins que tout autre avec cette frivolité calculée ; il est presque nul à la superficie ; il a besoin d’approfondir pour comprendre ; il ne saisit rien au vol, et les Allemands auroient beau, ce qui certes seroit bien dommage, se désabuser des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond ne les rendroit pas plus légers dans les formes, et qu’ils seroient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables.

Il ne faut pas en conclure pour cela que la grâce leur soit interdite ; l’imagination et la sensibilité leur en donnent, quand ils se livrent à leurs dispositions naturelles. Leur gaieté, et ils en ont, surtout en Autriche, n’a pas le moindre rapport avec la gaieté française : les farces tyroliennes, qui amusent à Vienne les grands seigneurs comme le peuple, ressemblent beaucoup plus à la bouffonnerie des Italiens qu’à la moquerie des Français. Elles consistent dans des scènes comiques fortement caractérisées, et qui représentent la nature humaine avec vérité, mais non la société avec finesse. Toutefois cette gaieté, telle qu’elle est, vaut encore mieux que l’imitation d’une grâce étrangère : on peut très-bien se passer de cette grâce, mais en ce genre la perfection seule est quelque chose. « L’ascendant des manières des Français a préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n’y a qu’un moyen de résister à cet ascendant : ce sont des habitudes et des mœurs nationales très-décidées[8]. » Dès qu’on cherche à ressembler aux Français, ils l’emportent en tout sur tous. Les Anglais, ne redoutant point le ridicule que les Français savent si bien donner, se sont avisés quelquefois de retourner la moquerie contre ses maîtres ; et loin que les manières anglaises parussent disgracieuses même en France, les Français tant imités imitoient à leur tour, et l’Angleterre a été pendant long-temps aussi à la mode à Paris que Paris partout ailleurs.

Les Allemands pourroient se créer une société d’un genre très-instructif et tout-à-fait analogue à leurs goûts et à leur caractère. Vienne étant la capitale de l’Allemagne, celle où l’on trouve le plus facilement réuni tout ce qui fait l’agrément de la vie, auroit pu rendre sous ce rapport de grands services à l’esprit allemand, si les étrangers n avoient pas dominé presque exclusivement la bonne compagnie. La plupart des Autrichiens, qui ne savoient pas se prêter à la langue et aux coutumes françaises, ne vivoient point du tout dans le monde ; il en résultoit qu’ils ne s’adoucissoient point par l’entretien des femmes, et restoient à la fois timides et rudes, dédaignant tout ce qu’on appelle la grâce et craignant cependant en secret d’en manquer. Sous prétexte des occupations militaires, ils ne cultivoient point leur esprit et ils négligeoient souvent ces occupations mêmes, parce qu’ils n’entendoient jamais rien qui pût leur faire sentir le prix et le charme de la gloire. Ils croyoient se montrer bons Allemands en s’éloignant d’une société où les étrangers seuls avoient l’avantage, et jamais ils ne songeoient à s’en former une capable de développer leur esprit et leur âme.

Les Polonais et les Russes, qui faisoient le charme de la société de Vienne, ne parloient que français et contribuoient à en écarter la langue allemande. Les Polonaises ont des manières très-séduisantes ; elles mêlent l’imagination orientale à la souplesse et à la vivacité de l’esprit français. Néanmoins, même chez les nations esclavonnes, les plus flexibles de toutes, l’imitation du genre français est très-souvent fatigante : les vers français des Polonais et des Russes ressemblent, à quelques exceptions près, aux vers latins du moyen âge. Une langue étrangère est toujours sous beaucoup de rapports une langue morte. Les vers français sont à la fois ce qu’il y a de plus facile et de plus difficile à faire. Lier l’un à l’autre des hémistiches si bien accoutumés à se trouver ensemble, ce n’est qu’un travail de mémoire ; mais il faut avoir respiré l’air d’un pays, pensé, joui, souffert dans sa langue, pour peindre en poésie ce qu’on éprouve. Les étrangers, qui mettent avant tout leur amour-propre à parler correctement le français, n’osent pas juger nos écrivains autrement que les autorités littéraires ne les jugent, de peur de passer pour ne pas les comprendre. Ils vantent le style plus que les idées, parce que les idées appartiennent à toutes les nations, et que les Français seuls sont juges du style dans leur langue.

Si vous rencontrez un vrai Français, vous trouvez du plaisir à parler avec lui sur la littérature française ; vous vous sentez chez vous, et vous vous entretenez de vos affaires ensemble ; mais un étranger francisé ne se permet pas une opinion ni une phrase qui ne soit orthodoxe, et le plus souvent c’est une vieille orthodoxie qu’il prend pour l’opinion du jour. L’on en est encore dans plusieurs pays du nord aux anecdotes de la cour de Louis XIV. Les étrangers, imitateurs des Français, racontent les querelles de mademoiselle de Fontanges et de madame de Montespan avec un détail qui seroit fatigant quand il s’agiroit d’un événement de la veille. Cette érudition de boudoir, cet attachement opiniâtre à quelques idées reçues, parce qu’on ne sauroit pas trop comment renouveler sa provision en ce genre, tout cela est fastidieux et même nuisible ; car la véritable force d’un pays, c’est son caractère naturel ; et l’imitation des étrangers, sous quelque rapport que ce soit, est un défaut de patriotisme.

Les Français hommes d’esprit, lorsqu’ils voyagent, n’aiment point à rencontrer, parmi les étrangers, l’esprit français, et recherchent surtout les hommes qui réunissent l’originalité nationale à l’originalité individuelle. Les marchandes de modes, en France, envoient aux colonies, dans l’Allemagne et dans le nord, ce qu’elles appellent vulgairement le fonds de boutique ; et cependant elles recherchent avec le plus grand soin les habits nationaux de ces mêmes pays, et les regardent avec raison comme des modèles très-élégants. Ce qui est vrai pour la parure l’est également pour l’esprit. Nous avons une cargaison de madrigaux, de calembours, de vaudevilles, que nous faisons passer à l’étranger, quand on n’en fait plus rien en France ; mais les Français eux-mêmes n’estiment dans les littératures étrangères que les beautés indigènes. Il ny a point de nature, point de vie dans l’imitation ; et l’on pourroit appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages imités du français, l’éloge que Roland, dans l’Arioste, fait de sa jument qu’il traîne après lui : Elle réunit, dit-il, toutes les qualités imaginables ; mais elle a pourtant un défaut, c’est qu’elle est morte.



CHAPITRE X.

De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité
bienveillante
.


En tout pays, la supériorité d’esprit et d’âme est fort rare, et c’est par cela même qu’elle conserve le nom de supériorité ; ainsi donc, pour juger du caractère d’une nation, c’est la masse commune qu’il faut examiner. Les gens de génie sont toujours compatriotes entre eux ; mais pour sentir vraiment la différence des Français et des Allemands, l’on doit s’attacher à connoître la multitude dont les deux nations se composent. Un Français sait encore parler, lors même qu’il n’a point d’idées ; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en sauroit exprimer. On peut s’amuser avec un Français, quand même il manque d’esprit. Il vous raconte tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, le bien qu’il pense de lui, les éloges qu’il a reçus, les grands seigneurs qu’il connoît, les succès qu’il espère. Un Allemand, s’il ne pense pas, ne peut rien dire, et s’embarrasse dans des formes qu’il voudroit rendre polies, et qui mettent mal à l’aise les autres et lui. La sottise, en France, est animée mais dédaigneuse. Elle se vante de ne pas comprendre pour peu qu’on exige d’elle quelque attention, et croît nuire à ce qu’elle n’entend pas, en affirmant que c’est obscur. L’opinion du pays étant que le succès décide de tout, les sots mêmes, en qualité de spectateurs, croient influer sur le mérite intrinsèque des choses, en ne les applaudissant pas, et se donner ainsi plus d’importance. Les hommes médiocres, en Allemagne, au contraire, sont pleins de bonne volonté ; ils rougiroient de ne pouvoir s’élever à la hauteur des pensées d’un écrivain célèbre : et loin de se considérer comme juges, ils aspirent à devenir disciples.

Il y a sur chaque sujet tant de phrases toutes faites, en France, qu’un sot avec leur secours parle quelque temps assez bien et ressemble même momentanément à un homme d’esprit ; en Allemagne, un ignorant n’oseroit énoncer son avis sur rien avec confiance, car aucune opinion n’étant admise comme incontestable, on ne peut en avancer aucune sans être en état de la défendre ; aussi les gens médiocres sont-ils pour la plupart silencieux et ne répandent-ils d’autre agrément dans la société que celui d’une bienveillance aimable. En Allemagne, les hommes distingués seuls savent causer, tandis qu’en France tout le monde s’en tire. Les hommes supérieurs en France sont indulgents, les hommes supérieurs en Allemagne sont très-sévères ; mais en revanche les sots chez les Français sont dénigrants et jaloux, et les Allemands, quelque bornés qu’ils soient, savent encore se montrer encourageants et admirateurs. Les idées qui circulent en Allemagne sur divers sujets sont nouvelles et souvent bizarres ; il arrive de là que ceux qui les répètent paroissent avoir pendant quelque temps une sorte de profondeur usurpée. En France, c’est par les manières qu’on fait illusion sur ce qu’on vaut. Ces manières sont agréables, mais uniformes, et la discipline du bon ton achève de leur ôter ce qu’elles pourroient avoir de varié.

Un homme d’esprit me racontoit qu’un soir, dans un bal masqué, il passa devant une glace, et que, ne sachant comment se distinguer lui-même au milieu de tous ceux qui portoient un domino pareil au sien, il se fit un signe de tête pour se reconnoître ; on en peut dire autant de la parure que l’esprit revêt dans le monde. On se confond presque avec les autres, tant le caractère véritable de chacun se montre peu ! La sottise se trouve bien de cette confusion, et voudroit en profiter pour contester le vrai mérite. La bêtise et la sottise diffèrent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société.



CHAPITRE XI.

De l’esprit de conversation.


En orient, quand on n’a rien à se dire, on fume du tabac de rose ensemble, et de temps en temps on se salue les bras croisés sur la poitrine pour se donner un témoignage d’amitié ; mais dans l’occident on a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l’âme s’est souvent dissipé dans ces entretiens où l’amour-propre est sans cesse en mouvement pour faire effet tout de suite et selon le goût du moment et du cercle où l’on se trouve.

Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l’esprit et le goût de la conversation sont le plus généralement répandus ; et ce qu’on appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie, qui est indépendant des amis même qu’on y a laissés, s’applique particulièrement à ce plaisir de causer que les Français ne retrouvent nulle part au même degré que chez eux. Volney raconte que des Français émigrés vouloient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des terres en Amérique ; mais de temps en temps ils quittoient toutes leurs occupations pour aller, disoient-ils, causer à la ville ; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, étoit à six cents lieues de leur demeure. Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer : la parole n’y est pas seulement comme ailleurs un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées ni les connoissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt ; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible.

Rien n’est plus étranger à ce talent que le caractère et le genre d’esprit des Allemands ; ils veulent un résultat sérieux en tout. Bacon a dit que la conversation n’étoit pas un chemin qui conduisait a la maison, mais un sentier ou l’on se promenait au hasard avec plaisir. Les Allemands donnent à chaque chose le temps nécessaire, mais le nécessaire en fait de conversation c’est l’amusement ; si l’on dépasse cette mesure l’on tombe dans la discussion, dans l’entretien sérieux, qui est plutôt une occupation utile qu’un art agréable. Il faut l’avouer aussi, le goût et l’enivrement de l’esprit de société rendent singulièrement incapable d’application et d’étude, et les qualités des Allemands tiennent peut-être sous quelques rapports à l’absence même de cet esprit.

Les anciennes formules de politesse, qui sont encore en vigueur dans presque toute l’Allemagne, s’opposent à l’aisance et à la familiarité de la conversation ; le titre le plus mince et pourtant le plus long à prononcer y est donné et répété vingt fois dans le même repas ; il faut offrir de tous les mets, de tous les vins avec un soin, avec une instance qui fatigue mortellement les étrangers. Il y a de la bonhomie au fond de tous ces usages ; mais ils ne subsisteroient pas un instant dans un pays où l’on pourroit hasarder la plaisanterie sans offenser la susceptibilité : et comment néanmoins peut il y avoir de la grâce et du charme en société, si l’on n’y permet pas cette douce moquerie qui délasse l’esprit et donne à la bienveillance elle-même une façon piquante de s’exprimer ?


Le cours des idées depuis un siècle a été tout-à-fait dirigé par la conversation. On pensoit pour parler, on parloit pour être applaudi, et tout ce qui ne pouvoit pas se dire sembloit être de trop dans l’âme. C’est une disposition très-agréable que le désir de plaire ; mais elle diffère pourtant beaucoup du besoin d’être aimé : le désir de plaire rend dépendant de l’opinion, le besoin d’être aimé en affranchit : on pourroit désirer de plaire à ceux même à qui l’on feroit beaucoup de mal, et c’est précisément ce qu’on appelle de la coquetterie ; cette coquetterie n’appartient pas exclusivement aux femmes ? il y en a dans toutes les manières qui servent à témoigner plus d’affection qu’on n’en éprouve réellement. La loyauté des Allemands ne leur permet rien de semblable ; ils prennent la grâce au pied de la lettre, ils considèrent le charme de l’expression comme un engagement pour la conduite, et de là vient leur susceptibilité ; car ils n’entendent pas un mot sans en tirer une conséquence, et ne conçoivent pas qu’on puisse traiter la parole en art libéral, qui n’a ni but ni résultat que le plaisir qu’on y trouve. L’esprit de conversation a quelquefois l’inconvénient d’altérer la sincérité du caractère ; ce n’est pas une tromperie combinée, mais improvisée, si l’on peut s’exprimer ainsi. Les Français ont mis dans ce genre une gaieté qui les rend aimables ; mais il n’en est pas moins certain que ce qu’il y a de plus sacré dans ce monde a été ébranlé par la grâce, du moins par celle qui n’attache de l’importance à rien et tourne tout en ridicule.

Les bons mots des Français ont été cités d’un bout de l’Europe à l’autre : de tout temps ils ont montré leur brillante valeur et soulagé leurs chagrins d’une façon vive et piquante : de tout temps ils ont eu besoin les uns des autres, comme d’auditeurs alternatifs qui s’encourageoient mutuellement : de tout temps ils ont excellé dans l’art de ce qu’il faut dire, et même de ce qu’il faut taire, quand un grand intérêt l’emporte sur leur vivacité naturelle : de tout temps ils ont eu le talent de vivre vite, d’abréger les longs discours, de faire place aux successeurs avides de parler à leur tour : de tout temps enfin ils ont su ne prendre du sentiment et de la pensée que ce qu’il en faut pour animer l’entretien sans lasser le frivole intérêt qu’on a d’ordinaire les uns pour les autres.

Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la crainte d’ennuyer leurs amis ; ils devinent la fatigue qu’ils pourroient causer par celle dont ils seroient susceptibles : ils se hâtent de montrer élégamment de l’insouciance pour leur propre sort, afin d’en avoir l’honneur au lieu d’en recevoir l’exemple. Le désir de paroitre aimable conseille de prendre une expression de gaieté, quelle que soit la disposition intérieure de l’âme ; la physionomie influe par degrés sur ce qu’on éprouve, et ce qu’on fait pour plaire aux autres émousse bientôt en soi-même ce qu’on ressent.

« Une femme d’esprit a dit que Paris étoit le lieu du monde où l’on pouvait le mieux se passer de bonheur[9] » : c’est sous ce rapport qu’il convient si bien à la pauvre espèce humaine ; mais rien ne sauroit faire qu’une ville d’Allemagne devint Paris, ni que les Allemands pussent, sans se gâter entièrement, recevoir comme nous le bienfait de la distraction. À force de s’échapper à eux-mêmes ils finiroient par ne plus se retrouver.

Le talent et l’habitude de la société servent beaucoup à faire connoître les hommes : pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité l’impression qu’on produit à chaque instant sur eux, celle qu’ils veulent nous cacher, celle qu’ils cherchent à nous exagérer, la satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres ; on voit passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés qu’on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l’amour-propre y soit engagé. L’on y voit naître aussi l’approbation qu’il faut fortifier, sans cependant exiger d’elle plus qu’elle ne veut donner. Il n’est point d’arène où la vanité se montre sous des formes plus variées que dans la conversation.

J’ai connu un homme que les louanges agitoient au point que, quand on lui en donnoit, il exagéroit ce qu’il venoit de dire et s’efforçoit tellement d’ajouter à son succès, qu’il finissoit toujours par le perdre. Je n’osois pas l’applaudir, de peur de le porter à l’affectation et qu’il ne se rendît ridicule par le bon cœur de son amour-propre. Un autre craignoit tellement d’avoir l’air de désirer de faire effet qu’il laissoit tomber ses paroles négligemment et dédaigneusement. Sa feinte indolence trahissoit seulement une prétention de plus, celle de n’en point avoir. Quand la vanité se montre, elle est bienveillante ; quand elle se cache, la crainte d’être découverte la rend amère, et elle affecte l’indifférence, la satiété, enfin tout ce qui peut persuader aux autres qu’elle n’a pas besoin d’eux. Ces différentes combinaisons sont amusantes pour l’observateur, et l’on s’étonne toujours que l’amour-propre ne prenne pas la route si simple d’avouer naturellement le désir de plaire, et d’employer autant qu’il est possible la grâce et la vérité pour y parvenir.

Le tact qu’exige la société, le besoin qu’elle donne de se mettre à la portée des différents esprits, tout ce travail de la pensée dans ses rapports avec les hommes seroit certainement utile, à beaucoup d’égards, aux Allemands, en leur donnant plus de mesure, de finesse et d’habileté ; mais dans ce talent de causer il y a une sorte d’adresse qui fait perdre toujours quelque chose à l’inflexibilité de la morale : si l’on pouvoit se passer de tout ce qui tient à l’art de ménager les hommes, le caractère en auroit sûrement plus de grandeur et d’énergie.

Les Français sont les plus habiles diplomates de l’Europe, et ces hommes qu’on accuse d’indiscrétion et d’impertinence savent mieux que personne cacher un secret et captiver ceux dont ils ont besoin. Ils ne déplaisent jamais que quand ils le veulent, c’est-à-dire quand leur vanité croit trouver mieux son compte dans le dédain que dans l’obligeance. L’esprit de conversation a singulièrement développé dans les Français l’esprit plus sérieux des négociations politiques. Il n’est point d’ambassadeur étranger qui pût lutter contre eux en ce genre, à moins que, mettant absolument de côté toute prétention à la finesse, il n’allât droit en affaires comme celui qui se battroit sans savoir l’escrime.

Les rapports des différentes classes entre elles étoient aussi très-propres à développer en France la sagacité, la mesure et la convenance de l’esprit de société. Les rangs n’y étoient point marqués d’une manière positive, et les prétentions s’agitoient sans cesse dans l’espace incertain que chacun pouvoit tour à tour ou conquérir ou perdre. Les droits du tiers-état, des parlements, de la noblesse, la puissance même du roi, rien n’étoit déterminé d’une façon invariable ; tout se passoit pour ainsi dire en adresse de conversation : on esquivoit les difficultés les plus graves par les nuances délicates des paroles et des manières, et l’on arrivoit rarement à se heurter ou à se céder, tant on évitoit avec soin l’un et l’autre ! Les grandes familles avoient aussi entre elles des prétentions jamais déclarées et toujours sous-entendues, et ce vague excitoit beaucoup plus la vanité que des rangs marqués n’auroient pu le faire. Il falloit étudier tout ce dont se composoit l’existence d’un homme ou d’une femme, pour savoir le genre d’égards qu’on leur devoit ; l’arbitraire sous toutes les formes a toujours été dans les habitudes, les mœurs et les lois de la France : de là vient que les Français ont eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, une si grande pédanterie de frivolité ; les bases principales n’étant point affermies, on vouloit donner de la consistance aux moindres détails. En Angleterre on permet l’originalité aux individus, tant la masse est bien réglée ! En France il semble que l’esprit d’imitation est comme un lien social, et que tout seroit en désordre si ce lien ne suppléoit pas à l’instabilité des institutions.

En Allemagne chacun est à son rang, à sa place, comme à son poste, et l’on n’a pas besoin de tournures habiles, de parenthèses, de demi-mots, pour exprimer les avantages de naissance ou de titre que l’on se croit sur son voisin. La bonne compagnie, en Allemagne, c’est la cour ; en France c’étoient tous ceux qui pouvoient se mettre sur un pied d’égalité avec elle, et tous pouvoient l’espérer, et tous aussi pouvoient craindre de n’y jamais parvenir. Il en résultoit que chacun vouloit avoir les manières de cette société-la. En Allemagne, un diplôme vous y faisoit entrer ; en France, une faute de goût vous en faisoit sortir ; et l’on étoit encore plus empressé de ressembler aux gens du monde que de se distinguer dans ce monde même par sa valeur personnelle.

Une puissance aristocratique, le bon ton et l'élégance, l’emportoient sur l’énergie, la profondeur, la sensibilité, l’esprit même. Elle disoit à l’énergie : — Vous mettez trop d’intérêt au personnes et aux choses : — à la profondeur : — Vous me prenez trop de temps : — à la sensibilité : — Vous êtes trop exclusive : — à l’esprit enfin : Vous êtes une distinction trop individuelle. — Il falloit des avantages qui tinssent plus aux manières qu’aux idées, et il importoit de reconnaître dans un homme plutôt la classe dont il étoit que le mérite qu’il possédoit. Cette espèce d’égalité dans l’inégalité est très-favorable aux gens médiocres, car elle doit nécessairement détruire toute originalité dans la façon de voir et de s’exprimer. Le modèle choisi est noble, agréable et de bon goût, mais il est le même pour tous. C’est un point de réunion que ce modèle ; chacun en s’y conformant se croit plus en société avec ses semblables. Un Français s’ennuieroit d’être seul de son avis comme d’être seul dans sa chambre.

On auroit tort d’accuser les Français de flatter la puissance par les calculs ordinaires qui inspirent cette flatterie ; ils vont où tout le monde va, disgrâce ou crédit, n’importe : si quelques-uns se font passer pour la foule, ils sont bien sûrs qu’elle y viendra réellement. On a fait la révolution de France en 1789 en envoyant un courrier qui, d’un village à l’autre, crioit : Armez-vous, car le village voisin s’est armé, et tout le monde se trouva levé contre tout le monde, ou plutôt contre personne. Si l’on répandait le bruit que telle manière de voir est universellement reçue, l’on obtiendroit l’unanimité, malgré le sentiment intime de chacun ; l’on se garderoit alors, pour ainsi dire, le secret de la comédie, car chacun avoueroit séparément que tous ont tort. Dans les scrutins secrets on a vu des députés donner leur boule blanche ou noire contre leur opinion, seulement parce qu’ils croyoient la majorité dans un sens différent du leur, et qu’ils ne vouloient pas, disoient-ils, perdre leur voix.

C’est par ce besoin social de penser comme tout le monde qu’on a pu s’expliquer pendant la révolution le contraste du courage à la guerre, et de la pusillanimité dans la carrière civile. Il n’y a qu’une manière de voir sur le courage militaire ; mais l’opinion publique peut être égarée relativement à la conduite qu’on doit suivre dans les affaires politiques. Le blâme de ceux qui vous entourent, la solitude, l’abandon vous menacent si vous ne suivez pas le parti dominant ; tandis qu’il n’y a dans les armées que l’alternative de la mort et du succès, situation charmante pour des Français qui ne craignent point l’une et aiment passionnément l’autre. Mettez la mode, c’est-à-dire les applaudissements du côté du danger, et vous verrez les Français le braver sous toutes ses formes ; l’esprit de sociabilité existe en France depuis le premier rang jusqu’au dernier : il faut s’entendre approuver par ce qui nous environne ; on ne veut s’exposer, à aucun prix, au blâme ou au ridicule ; car dans un pays où causer a tant d’influence, le bruit des paroles couvre souvent la voix de la conscience.

On connoît l’histoire de cet homme qui commença par louer avec transport une actrice qu’il venoit d’entendre ; il aperçut un sourire sur les lèvres des assistants, il modifia son éloge : l’opiniâtre sourire ne cessa point, et la crainte de la moquerie finit par lui faire dire : Ma foi ! la pauvre diablesse a fait ce qu’elle a pu. Les triomphes de la plaisanterie se renouvellent sans cesse en France ; dans un temps il convient d’être religieux, dans un autre de ne l’être pas ; dans un temps d’aimer sa femme, dans l’autre de ne pas paraître avec elle. Il a existé même des moments où l’on eût craint de passer pour niais si l’on avoit montré de l’humanité, et cette terreur du ridicule, qui, dans les premières classes, ne se manifeste d’ordinaire que par la vanité, s’est traduite en férocité dans les dernières. Quel mal cet esprit d’imitation ne feroit-il pas parmi les Allemands ! Leur supériorité consiste dans l’indépendance de l’esprit, dans l’amour de la retraite, dans l’originalité individuelle. Les Français ne sont tout-puissants qu’en masse, et leurs hommes de génie eux-mêmes prennent toujours leur point d’appui dans les opinions reçues quand ils veulent s’élancer au-delà. Enfin l’impatience du caractère français, si piquante en conversation, ôteroit aux Allemands le charme principal de leur imagination naturelle, cette rêverie calme, cette vue profonde qui s’aide du temps et de la persévérance pour tout découvrir.

Ces qualités sont presque incompatibles avec la vivacité d’esprit ; et cette vivacité est cependant surtout ce qui rend aimable en conversation. Lorsqu’une discussion s’appesantit, lorsqu’un conte s’alonge, il vous prend je ne sais quelle impatience semblable à celle qu’on éprouve quand un musicien ralentit trop la mesure d’un air. On peut être fatigant néanmoins à force de vivacité, comme on l’est par trop de lenteur. J’ai connu un homme de beaucoup d’esprit, mais tellement impatient, qu’il donnoit à tous ceux qui causoient avec lui l’inquiétude que doivent éprouver les gens prolixes quand ils s’aperçoivent qu’ils fatiguent. Cet homme sautoit sur sa chaise pendant qu’on lui parloit, achevoit les phrases des autres dans la crainte qu’elles ne se prolongeassent ; il inquiétoit d’abord et finissoit par lasser en étourdissant : car quelque vite qu’on aille en fait de conversation, quand il n’y a plus moyen de retrancher que sur le nécessaire, les pensées et les sentiments oppressent faute d’espace pour les exprimer.

Toutes les manières d’abréger le temps ne l’épargnent pas, et l’on peut mettre des longueurs dans une seule phrase si l’on y laisse du vide ; le talent de rédiger sa pensée brillamment et rapidement est ce qui réussit le plus en société, on n’a pas le temps d’y rien attendre. Nulle réflexion, nulle complaisance ne peut faire qu’on s’y amuse de ce qui n’amuse pas. Il faut exercer là l’esprit de conquête et le despotisme du succès : car le fond et le but étant peu de chose, on ne peut pas se consoler du revers par la pureté des motifs, et la bonne intention n’est de rien en fait d’esprit.

Le talent de conter, l’un des grands charmes de la conversation, est très-rare en Allemagne ; les auditeurs y sont trop complaisants, ils ne s’ennuient pas assez vite, et les conteurs, se fiant à la patience des auditeurs, s’établissent trop à leur aise dans les récits. En France, celui qui parle est un usurpateur qui se sent entouré de rivaux jaloux et veut se maintenir à force de succès ; en Allemagne, c’est un possesseur légitime qui peut user paisiblement de ses droits reconnus.

Les Allemands réussissent mieux dans les contes poétiques que dans les contes épigrammatiques : quand il faut parler à l’imagination, les détails peuvent plaire, ils rendent le tableau plus vrai : mais quand il s’agit de rapporter un bon mot, on ne sauroit trop abréger les préambules. La plaisanterie allège pour un moment le poids de la vie : vous aimez à voir un homme, votre semblable, se jouer ainsi du fardeau qui vous accable, et bientôt, animé par lui, vous le soulevez à votre tour ; mais quand vous sentez de l’effort ou de la langueur dans ce qui devroit être un amusement, vous en êtes plus fatigué que du sérieux même, dont les résultats au moins vous intéressent.

La bonne foi du caractère allemand est aussi peut-être un obstacle à l’art de conter ; les Allemands ont plutôt la gaieté du caractère que celle de l’esprit ; ils sont gais comme ils sont honnêtes pour la satisfaction de leur propre conscience, et rient de ce qu’ils disent long-temps avant même d’avoir songé à en faire rire les autres.

Rien ne sauroit égaler au contraire le charme d’un récit fait par un Français spirituel et de bon goût. Il prévoit tout, il ménage tout, et cependant il ne sacrifie point ce qui pourroit exciter l’intérêt. Sa physionomie, moins prononcée que celle des Italiens, indique la gaieté, sans rien faire perdre à la dignité du maintien et des manières ; il s’arrête quand il le faut, et jamais il n’épuise même l’amusement ; il s’anime, et néanmoins il tient toujours en main les rênes de son esprit pour le conduire sûrement et rapidement ; bientôt aussi les auditeurs se mêlent de l’entretien, il fait valoir alors à son tour ceux qui viennent de l’applaudir ; il ne laisse point passer une expression heureuse sans la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et pour un moment du moins l’on se plaît et l’on jouit les uns des autres comme si tout étoit concorde, union et sympathie dans le monde.

Les Allemands feroient bien de profiter, sous des rapports essentiels, de quelques-uns des avantages de l’esprit social en France : ils devroient apprendre des Français à se montrer moins irritables dans les petites circonstances, afin de réserver toute leur force pour les grandes ; ils devroient apprendre des Français à ne pas confondre l’opiniâtreté avec l’énergie, la rudesse avec la fermeté ; ils devroient aussi, lorsqu’ils sont capables du dévouement entier de leur vie, ne pas la rattraper en détail par une sorte de personnalité minutieuse que ne se permettroit pas le véritable égoïsme ; enfin ils devroient puiser dans l’art même de la conversation l’habitude de répandre dans leurs livres cette clarté qui les mettroit à la portée du plus grand nombre, ce talent d’abréger, inventé par les peuples qui s’amusent, bien plutôt que par ceux qui s’occupent, et ce respect pour de certaines convenances qui ne porte pas à sacrifier la nature, mais à ménager l’imagination. Ils perfectionneroient leur manière d’écrire par quelques-unes des observations que le talent de parler fait naître : mais ils auraient tort de prétendre à ce talent tel que les Français le possèdent.

Une grande ville qui serviroit de point de ralliement seroit utile à l’Allemagne pour rassembler les moyens d’étude, augmenter les ressources des arts, exciter l’émulation ; mais si cette capitale développoit chez les Allemands le goût des plaisirs de la société dans toute leur élégance, ils y perdroient la bonne foi scrupuleuse, le travail solitaire, l’indépendance audacieuse qui les distingue dans la carrière littéraire et philosophique ; enfin ils changeroient leurs habitudes de recueillement contre un mouvement extérieur dont ils n’acquerroient jamais la grâce et la dextérité.



CHAPITRE XII.

De la langue allemande dans ses rapports avec
l’esprit de conversation
.


En étudiant l’esprit et le caractère d’une langue, on apprend l’histoire philosophique des opinions, des mœurs et des habitudes nationales, et les modifications que subit le langage doivent jeter de grandes lumières sur la marche de la pensée ; mais une telle analyse seroit nécessairement très-métaphysique, et demanderoit une foule de connoissances qui nous manquent presque toujours dans les langues étrangères, et souvent même dans la nôtre. Il faut donc s’en tenir à l’impression, générale que produit l’idiome d’une nation dans son état actuel. Le français, ayant été parlé plus qu’aucun autre dialecte européen, est à la fois poli par l’usage et acéré pour le but. Aucune langue n’est plus claire et plus rapide, n’indique plus légèrement et n’explique plus nettement ce qu’on veut dire. L’allemand se prête beaucoup moins à la précision et à la rapidité de la conversation. Par la nature même de sa construction grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la phrase. Ainsi le plaisir d’interrompre, qui rend la discussion si animée en France, et force à dire si vite ce qu’il importe de faire entendre, ce plaisir ne peut exister en Allemagne, car les commencements de phrases ne signifient rien sans la fin, il faut laisser à chacun tout l’espace qu’il lui convient de prendre ; cela vaut mieux pour le fond des choses, c’est aussi plus civil, mais moins piquant.

La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancée que la politesse française ; il y a plus d’égards pour le rang et de précautions en tout. En France, on flatte plus qu’on ne ménage, et, comme on a l’art de tout indiquer, on approche beaucoup plus volontiers des sujets les plus délicats. L’allemand est une langue très-brillante en poésie, très-abondante en métaphysique, mais très-positive en conversation. La langue française, au contraire, n’est vraiment riche que dans les tournures qui expriment les rapports les plus déliés de la société. Elle est pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient à l’imagination et à la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire de la peine qu’ils n’ont envie de plaire. De là vient qu’ils ont soumis autant qu’ils ont pu la politesse à des règles, et leur langue, si hardie dans les livres, est singulièrement asservie en conversation par toutes les formules dont elle est surchargée.

Je me rappelle d’avoir assisté, en Saxe, à une leçon de métaphysique d’un philosophe célèbre qui citoit toujours le baron de Leibnitz, et jamais l’entraînement du discours ne pouvoit l’engager à supprimer ce titre de baron, qui n’alloit guère avec le nom d’un grand homme mort depuis près d’un siècle.

L’allemand convient mieux à la poésie qu’à la prose, et à la prose écrite qu’à la prose parlée ; c’est un instrument qui sert très-bien quand on veut tout peindre ou tout dire : mais on ne peut pas glisser avec l’allemand comme avec le français sur les divers sujets qui se présentent. Si l’on vouloit faire aller les mots allemands du train de la conversation française, on leur ôteroit toute grâce et toute dignité. Le mérite des Allemands, c’est de bien remplir le temps ; le talent des Français, c’est de le faire oublier.

Quoique le sens des périodes allemandes ne s’explique souvent qu’à la fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par l’expression la plus piquante ; et c’est cependant un des grands moyens de faire effet en conversation. L’on entend rarement parmi les Allemands ce qu’on appelle des bons mots : ce sont les pensées mêmes et non l’éclat qu’on leur donne qu’il faut admirer.

Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l’expression brillante, et prennent plutôt l’expression abstraite, parce qu’elle est plus scrupuleuse et s’approche davantage de l’essence même du vrai ; mais la conversation ne doit donner aucune peine ni pour comprendre ni pour parler. Dès que l’entretien ne porte pas sur les intérêts communs de la vie, et qu’on entre dans la sphère des idées, la conversation en Allemagne devient trop métaphysique ; il n’y a pas assez d’intermédiaire entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime ; et c’est cependant dans cet intermédiaire que s’exerce l’art de causer.

La langue allemande a une gaieté qui lui est propre, la société ne l’a point rendue timide, et les bonnes mœurs l’ont laissée pure ; mais c’est une gaieté nationale à la portée de toutes les classes. Les sons bizarres des mots, leur antique naïveté, donnent à la plaisanterie quelque chose de pittoresque dont le peuple peut s’amuser aussi-bien que les gens du monde. Les Allemands sont moins gênés que nous dans le choix des expressions, parce que leur langue n’ayant pas été aussi fréquemment employée dans la conversation du grand monde, elle ne se compose pas comme la nôtre de mots qu’un hasard, une application, une allusion rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes les aventures de la société, sont proscrits injustement peut-être, mais ne sauroient plus être admis. La colère s’est souvent exprimée en allemand, mais on n’en a pas fait l’arme du persiflage, et les paroles dont on se sert sont encore dans toute leur vérité et dans toute leur force ; c’est une facilité de plus : mais aussi l’on peut exprimer avec le français mille observations fines, et se permettre mille tours d’adresse dont la langue allemande est jusqu’à présent incapable.

Il faut se mesurer avec les idées en allemand, avec les personnes en français ; il faut creuser à l’aide de l’allemand, il faut arriver au but en parlant français ; l’un doit peindre la nature, et l’autre la société. Goethe fait dire dans son roman de Wilhelm Meister, à une femme allemande, qu’elle s’aperçut que son amant vouloit la quitter parce qu’il lui écrivoit en français. Il y a bien des phrases en effet dans notre langue pour dire en même temps et ne pas dire, pour faire espérer sans promettre, pour promettre même sans se lier. L’allemand est moins flexible, et il fait bien de rester tel ; car rien n’inspire plus de dégoût que cette langue tudesque quand elle est employée aux mensonges, de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses consonnes multipliées, sa grammaire savante ne lui permettent aucune grâce dans la souplesse ; et l’on diroit qu’elle se roidit d’elle-même contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir à trahir la vérité.



CHAPITRE XIII.

De l’Allemagne du nord.


Les premières impressions qu’on reçoit en arrivant dans le nord l’Allemagne, surtout au milieu de l’hiver, sont extrêmement tristes ; et je ne suis pas étonnée que ces impressions aient empêché la plupart des Français que l’exil a conduits dans ce pays de l’observer sans prévention. Cette frontière du Rhin est solennelle ; on craint, en la passant, de s’entendre prononcer ce mot terrible : Vous êtes hors de France. C’est en vain que l’esprit juge avec impartialité le pays qui nous a vus naître, nos affections ne s’en détachent jamais ; et quand on est contraint à le quitter, l’existence semble déracinée, on se devient comme étranger à soi-même. Les plus simples usages, comme les relations les plus intimes ; les intérêts les plus graves, comme les moindres plaisirs, tout étoit de la patrie ; tout n’en est plus. On ne rencontre personne qui puisse vous parler d’autrefois, personne qui vous atteste l’identité des jours passés avec les jours actuels ; la destinée recommence, sans que la confiance des premières années se renouvelle ; l’on change de monde, sans avoir changé de cœur. Ainsi l’exil condamne à se survivre ; les adieux, les séparations, tout est comme à l’instant de la mort, et l’on y assiste cependant avec les forces entières de la vie.

J’étois, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la barque qui devoit me conduire à l’autre rive ; le temps étoit froid, le ciel obscur, et tout me sembloit un présage funeste. Quand la douleur agite violemment notre âme, on ne peut se persuader que la nature y soit indifférente ; il est permis à l’homme d’attribuer quelque puissance à ses peines ; ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la confiance dans la céleste pitié. Je m’inquiétois pour mes enfants, quoiqu’ils ne fussent pas encore dans l’âge de sentir ces émotions de l’âme qui répandent l’effroi sur tous les objets extérieurs. Mes domestiques français s’impatientoient de la lenteur allemande, et s’étonnoient de n’être pas compris quand ils parloient la seule langue qu’ils crussent admise dans les pays civilisés. Il y avoit dans notre bac une vieille femme allemande, assise sur une charrette ; elle ne vouloit pas même en descendre pour traverser le fleuve. — Vous êtes bien tranquille ! lui dis-je. — Oui, me répondit-elle, pourquoi faire du bruit ? — Ces simples mots me frappèrent ; en éffet, pourquoi faire du bruit ? Mais quand des générations entières traverseroient la vie en silence, le malheur et la mort ne les observeroient pas moins, et sauroient de même les atteindre.

En arrivant sur le rivage opposé, j’entendis le cor des postillons dont les sons aigus et faux sembloient annoncer un triste départ vers un triste séjour. La terre étoit couverte de neige ; les maisons, percées de petites fenêtres d’où sortoient les têtes de quelques habitants que le bruit d’une voiture arrachoit à leurs monotones occupations ; une espèce de bascule, qui fait mouvoir la poutre avec laquelle on ferme la barrière, dispense celui qui demande le péage aux voyageurs de sortir de sa maison pour recevoir l’argent qu’on doit lui payer. Tout est calculé pour être immobile, et l’homme qui pense, comme celui dont l’existence n’est que matérielle, dédaignent tous les deux également la distraction du dehors.

Les campagnes désertes, les maisons noircies par la fumée, les églises gothiques semblent préparées pour les contes de sorcières ou de revenants. Les villes de commerce, en Allemagne, sont grandes et bien bâties mais elles ne donnent aucune idée de ce qui fait la gloire et l’intérêt de ce pays, l’esprit littéraire et philosophique. Les intérêts mercantiles suffisent pour développer l’intelligence des Français, et l’on peut trouver encore quelque amusement de société, en France, dans une ville purement commerçante ; mais les Allemands, éminemment capables des études abstraites, traitent les affaires, quand ils s’en occupent, avec tant de méthode et de pesanteur, qu’ils n’en tirent presque jamais aucune idée générale. Ils portent dans le commerce la loyauté qui les distingue ; mais ils se donnent tellement tout entiers à ce qu’ils font, qu’ils ne cherchent plus alors dans la société qu’un loisir jovial, et disent de temps en temps quelques grosses plaisanteries, seulement pour se divertir eux-mêmes. De telles plaisanteries accablent les Français de tristesse ; car on se résigne bien plutôt à l’ennui sous des formes graves et monotones, qu’à cet ennui badin qui vient poser lourdement et familièrement la patte sur l’épaule.

Les Allemands ont beaucoup d’universalité dans l’esprit en littérature et en philosophie, mais nullement dans les affaires. Ils les considèrent toujours partiellement, et s’en occupent d’une façon presque mécanique. C’est le contraire en France : l’esprit des affaires y a beaucoup d’étendue, et l’on n’y permet pas l’universalité en littérature ni en philosophie. Si un savant étoit poëte, si un poëte étoit savant, il deviendroit suspect chez nous aux savants et aux poètes ; mais il n’est pas rare de rencontrer dans le plus simple négociant des aperçus lumineux sur les intérêts politiques et militaires de son pays. De là vient qu’en France il y a un plus grand nombre de gens d’esprit, et un moins grand nombre de penseurs. En France, on étudie les hommes ; en Allemagne, les livres. Des facultés ordinaires suffisent pour intéresser en parlant des hommes ; il faut presque du génie pour faire retrouver l’âme et le mouvement dans les livres. L’Allemagne ne peut attacher que ceux qui s’occupent des faits passés et des idées abstraites. Le présent et le réel appartiennent à la France ; et, jusqu’à nouvel ordre, elle ne paroît pas disposée à y renoncer.

Je ne cherche pas, ce me semble, à dissimuler les inconvénients de l’Allemagne. Ces petites villes du nord elles-mêmes, où l’on trouve des hommes d’une si haute conception, n’offrent souvent aucun genre d’amusement ; point de spectacle, peu de société ; le temps y tombe goutte à goutte, et n’interrompt par aucun bruit la réflexion solitaire. Les plus petites villes d’Angleterre tiennent à un état libre, envoient des députés pour traiter les intérêts de la nation. Les plus petites villes de France sont en relation avec la capitale où tant de merveilles sont réunies. Les plus petites villes d’Italie jouissent du ciel et des beaux-arts dont les rayons se répandent sur toute la contrée. Dans le nord de l’Allemagne il n’y a point de gouvernement représentatif, point de grande capitale ; et la sévérité du climat, la médiocrité de la fortune, le sérieux du caractère, rendroient l’existence très-pesante, si la force de la pensée ne s’étoit pas affranchie de toutes ces circonstances insipides et bornées. Les Allemands ont su se créer une république des lettres animée et indépendante. Ils ont suppléé à l’intérêt des événements par l’intérêt des idées. Ils se passent de centre, parce que tous tendent vers un même but, et leur imagination multiplie le petit nombre de beautés que les arts et la nature peuvent leur offrir.

Les citoyens de cette république idéale, dégagés pour la plupart de toute espèce de rapports avec les affaires publiques et particulières, travaillent dans l’obscurité comme les mineurs, et placés comme eux au milieu des trésors ensevelis, ils exploitent en silence les richesses intellectuelles du genre humain.



CHAPITRE XIV.

La Saxe.


Depuis la réformation, les princes de la maison de Saxe ont toujours accordé aux lettres la plus noble des protections, l’indépendance. On peut dire hardiment que dans aucun pays de la terre il n’existe autant d’instruction qu’en Saxe et dans le nord de l’Allemagne. C’est là qu’est né le protestantisme, et l’esprit d’examen s’y est soutenu depuis ce temps avec vigueur.

Pendant le dernier siècle, les électeurs de Saxe ont été catholiques ; et, quoiqu’ils soient restés fidèles au serment qui les obligeoit à respecter le culte de leurs sujets, cette différence de religion entre le peuple et ses maîtres a donné moins d’unité politique à l’Etat. Les électeurs rois de Pologne ont aimé les arts plus que la littérature, qu’ils ne gênoient pas, mais qui leur étoit étrangère. La musique est cultivée généralement en Saxe, la galerie de Dresde rassemble des chefs-d’œuvre qui doivent animer les artistes. La nature, aux environs de la capitale, est très-pittoresque, mais la société n’y offre pas de vifs plaisirs ; l’élégance d’une cour n’y prend point, l'étiquette seule peut aisément s’y établir.

On peut juger, par la quantité d’ouvrages qui se vendent à Leipsick, combien les livres allemands ont de lecteurs ; les ouvriers de toutes les classes, les tailleurs de pierre même, se reposent de leurs travaux un livre à la main. On ne sauroit s’imaginer en France à quel point les lumières sont répandues en Allemagne. J’ai vu des aubergistes, des commis de barrières qui connoissoient la littérature française. On trouve jusque dans les villages des professeurs de grec et de latin. Il n’y a pas de petite ville qui ne renferme une assez bonne bibliothèque, et presque partout on peut citer quelques hommes recommandables par leurs talents et par leurs connoissances. Si l’on se mettoit à comparer, sous ce rapport, les provinces de France avec l’Allemagne, on croiroit que les deux pays sont à trois siècles de distance l’un de l’autre. Paris, réunissant dans son sein l’élite de l’Empire, ôte tout intérêt à tout le reste. Picard et Kotzebue ont composé deux pièces très-jolies, intitulées toutes deux la petite Ville. Picard représente les habitants de la province cherchant sans cesse à imiter Paris, et Kotzebue les bourgeois d’une petite ville, enchantés et fiers du lieu qu’ils habitent, et qu’ils croient incomparable. La différence des ridicules donne toujours l’idée de la différence des mœurs. En Allemagne chaque séjour est un empire pour celui qui y réside ; son imagination, ses études, ou seulement sa bonhomie l’agrandissent à ses yeux, chacun sait y tirer de soi-même le meilleur parti possible. L’importance qu’on met à tout prête à la plaisanterie ; mais cette importance même donne du prix aux petites ressources. En France on ne s’intéresse qu’à Paris, et l’on a raison, car c’est toute la France ; et qui n’auroit vécu qu’en province n’auroit point la moindre idée de ce qui caractérise cet illustre pays.

Les hommes distingués de l’Allemagne, n’étant point rassemblés dans une même ville, ne se voient presque pas, et ne communiquent entre eux que par leurs écrits ; chacun se fait sa route à soi-même, et découvre sans cesse des contrées nouvelles dans la vaste région de l’antiquité, de la métaphysique et de la science. Ce qu’on appelle étudier en Allemagne est vraiment une chose admirable : quinze heures par jour de solitude et de travail, pendant des années entières, paroissent une manière d’exister toute naturelle ; l’ennui même de la société fait aimer la vie retirée.

La liberté de la presse la plus illimitée existoit en Saxe ; mais elle n’avoit aucun danger pour le gouvernement, parce que l’esprit des hommes de lettres ne se tournoit pas vers l’examen des institutions politiques : la solitude porte à se livrer aux spéculations abstraites ou à la poésie ; il faut vivre dans le foyer des passions humaines pour sentir le besoin de s’en servir et de les diriger. Les écrivains allemands ne s’occupoient que de théories, d’érudition, de recherches littéraires et philosophiques ; et les puissants de ce monde n’ont rien à craindre de tout cela. D’ailleurs, quoique le gouvernement de la Saxe ne fût pas libre de droit, c’est-à-dire représentatif, il l’étoit de fait par les habitudes du pays et la modération des princes.

La bonne foi des habitants étoit telle, qu’à Leipsick un propriétaire ayant mis sur un pommier qu’il avoit planté au bord de la promenade publique un écriteau pour demander qu’on ne lui en prit pas les fruits, on ne lui en vola pas un seul pendant dix ans. J’ai vu ce pommier avec un sentiment de respect ; il eût été l’arbre des Hespérides, qu’on n’eût pas plus touché à son or qu’à ses fleurs.

La Saxe étoit d’une tranquillité profonde ; on y faisoit quelquefois du bruit pour quelques idées, mais sans songer à leur application. On eût dit que penser et agir ne devoient avoir aucun rapport ensemble, et que la vérité ressembloit, chez les Allemands, à la statue de Mercure nommé Hermès, qui n’a ni mains pour saisir, ni pieds pour avancer. Il n’est rien pourtant de si respectable que ces conquêtes paisibles de la réflexion, qui occupoient sans cesse des hommes isolés, sans fortune, sans pouvoir, et liés entre eux seulement par le culte de la pensée.

En France on ne s’est presque jamais occupé des vérités abstraites que dans leur rapport avec la pratique. Perfectionner l’administration, encourager la population par une sage économie politique, tel étoit l’objet des travaux des philosophes, principalement dans le dernier siècle. Cette manière d’employer son temps est aussi fort respectable ; mais, dans l’échelle des pensées, la dignité de l’espèce humaine importe plus que son bonheur, et surtout que son accroissement : multiplier les naissances sans ennoblir la destinée, c’est préparer seulement une fête plus somptueuse à la mort.

Les villes littéraires de Saxe sont celles où l’on voit régner le plus de bienveillance et de simplicité. On a considéré partout ailleurs les lettres comme un apanage du luxe ; en Allemagne elles semblent l’exclure. Les goûts qu’elles inspirent donnent une sorte de candeur et de timidité qui fait aimer la vie domestique : ce n’est pas que la vanité d’auteur n’ait un caractère très-prononcé chez les Allemands, mais elle ne s’attache point aux succès de société. Le plus petit écrivain eu veut à la postérité ; et, se déployant à son aise dans l’espace des méditations sans bornes, il est moins froissé par les hommes, et s’aigrit moins contre eux. Toutefois les hommes de lettres et les hommes d’affaires sont trop séparés en Saxe, pour qu’il s’y manifeste un véritable esprit public. Il résulte de cette séparation que les uns ont une trop grande ignorance des choses pour exercer aucun ascendant sur le pays, et que les autres se font gloire d’un certain machiavélisme docile qui sourit aux sentiments généreux, comme à l’enfance, et semble leur indiquer qu’ils ne sont pas de ce monde.



CHAPITRE XV.

Weimar.


De toutes les principautés de l’Allemagne, il n’en est point qui fasse mieux sentir que Weimar les avantages d’un petit pays quand son chef est un homme de beaucoup d’esprit, et qu’au milieu de ses sujets il peut chercher à plaire sans cesser d’être obéi. C’est une société particulière qu’un tel État, et l’on y tient tous les uns aux autres par des rapports intimes. La duchesse Louise de Saxe-Weimar est le véritable modèle d’une femme destinée par la nature au rang le plus illustre : sans prétention, comme sans foiblesse, elle inspire au même degré la confiance et le respect ; et l’héroïsme des temps chevaleresques est entré dans son âme, sans lui rien ôter de la douceur de son sexe. Les talents militaires du duc sont universellement estimés, et sa conservation piquante et réfléchie rappelle sans cesse qu’il a été formé par le grand Frédéric ; c’est son esprit et celui de sa mère qui ont attiré les hommes de lettres les plus distinguas à Weimar. L’Allemagne, pour la première fois, eut une capitale littéraire ; mais comme cette capitale étoit en même temps une très-petite ville, elle n’avoit d’ascendant que par ses lumières ; car la mode, qui amène toujours l’uniformité dans tout, ne pouvoit partir d’un cercle aussi étroit.

Herder venoit de mourir quand je suis arrivée à Weimar ; mais Wieland, Goethe et Schiller y étoient encore. Je peindrai chacun de ces hommes séparément dans la section suivante ; je les peindrai surtout par leurs ouvrages, car leurs livres ressemblent parfaitement à leur caractère et à leur entretien. Cet accord très-rare est une preuve de sincérité : quand on a pour premier but en écrivant de faire effet sur les autres, on ne se montre jamais à eux tel qu’on est réellement ; mais quand on écrit pour satisfaire à l’inspiration intérieure dont l’âme est saisie, on fait connoître par ses écrits, même sans le vouloir, jusqu’aux moindres nuances de sa manière d’être et de penser.

Le séjour des petites villes m’a toujours paru très-ennuyeux. L’esprit des hommes s’y rétrécit, le cœur des femmes s’y glace ; on y vit tellement en présence les uns des autres, qu’on est oppressé par ses semblables ; ce n’est plus cette opinion à distance qui vous anime et retentit de loin comme le bruit de la gloire ; c’est un examen minutieux de toutes les actions de votre vie, une observation de chaque détail, qui rend incapable de comprendre l’ensemble de votre caractère ; et plus on a d’indépendance et d’élévation, moins on peut respirer à travers tous ces petits barreaux. Cette pénible gêne n’existoit point à Weimar, ce n’étoit point une petite ville, mais un grand château ; un cercle choisi s’entretenoit avec intérêt de chaque production nouvelle des arts. Des femmes, disciples aimables de quelques hommes supérieurs, s’occupoient sans cesse des ouvrages littéraires, comme des événements publics les plus importants. On appeloit l’univers à soi par la lecture et l’étude ; on échappoit par l’étendue de la pensée aux bornes des circonstances ; en réfléchissant souvent ensemble sur les grandes questions que fait naître la destinée commune à tous, on oublioit les anecdotes particulières de chacun. On ne rencontroit aucun de ces merveilleux de province, qui prennent si facilement le dédain pour de la grâce, et l’affectation pour de l’élégance.

Dans la même principauté, à côté de la première réunion littéraire de l’Allemagne, se trouvoit Iena, l’un des foyers de science les plus remarquables. Un espace bien resserré rassembloit ainsi d’étonnantes lumières en tout genre. L’imagination, constamment excitée à Weimar par l’entretien des poètes, éprouvoit moins le besoin des distractions extérieures ; ces distractions soulagent du fardeau de l’existence, mais elles en dissipent souvent les forces. On menoit dans cette campagne, appelée ville, une vie régulière, occupée et sérieuse ; on pouvoit s’en fatiguer quelquefois, mais on n’y dégradoit pas son esprit par des intérêts futiles et vulgaires ; et si l’on manquoit de plaisirs, on ne sentoit pas du moins déchoir ses facultés.

Le seul luxe du prince, c’est un jardin ravissant, et on lui sait gré de cette jouissance populaire qu’il partage avec tous les habitants de la ville. Le théâtre, dont je parlerai dans la seconde partie de cet ouvrage, est dirigé par le plus grand poète de l’Allemagne, Goethe ; et ce spectacle intéresse assez tout le monde pour préserver de ces assemblées qui mettent en évidence les ennuis cachés. On appeloit Weimar l’Athènes de l’Allemagne, et c’étoit en effet le seul lieu dans lequel l’intérêt des beaux-arts fût pour ainsi dire national, et servît de lien fraternel entre les rangs divers. Une cour libérale recherchoit habituellement la société des hommes de lettres et la littérature gagnoit singulièrement à l’influence du bon goût qui régnoit dans cette cour. L’on pouvoit juger, par ce petit cercle, du bon effet que produiroit en Allemagne un tel mélange, s’il étoit généralement adopté.



CHAPITRE XVI.

La Prusse.


Il faut étudier le caractère de Frédéric II quand on veut connoître la Prusse. Un homme a créé cet empire que la nature n’avoit point favorisé, et qui n’est devenu une puissance que parce qu’un guerrier en a été le maître. Il y a deux hommes très-distincts dans Frédéric II : un Allemand par la nature, et un Français par l’éducation. Tout ce que l’Allemand a fait dans un royaume allemand y a laissé des traces durables ; tout ce que le Français a tenté n’a point germé d’une manière féconde.

Frédéric II étoit formé par la philosophie française du dix-huitième siècle : cette philosophie fait du mal aux nations, lorsqu’elle tarit en elles la source de l’enthousiasme ; mais quand il existe telle chose qu’un monarque absolu, il est à souhaiter que des principes libéraux tempèrent en lui l’action du despotisme. Frédéric introduisit la liberté de penser dans le nord de l’Allemagne ; la réformation y avoit amené l’examen, mais non pas la tolérance ; et, par un contraste singulier, on ne permettoit d’examiner qu’en prescrivant impérieusement d’avance le résultat de cet examen. Frédéric mit en honneur la liberté de parler et d’écrire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui ont tant de pouvoir sur les hommes quand elles viennent d’un roi, soit par son exemple, plus puissant encore ; car il ne punit jamais ceux qui disoient ou imprimoient du mal de lui, et il montra dans presque toutes ses actions la philosophie dont il professoit les principes.

Il établit dans l’administration un ordre et une économie qui a fait la force intérieure de la Prusse, malgré tous ses désavantages naturels. Il n’est point de roi qui se soit montré aussi simple que lui dans sa vie privée, et même dans sa cour : il se croyoit chargé de ménager autant qu’il étoit possible l’argent de ses sujets. Il avoit en toutes choses un sentiment de justice que les malheurs de sa jeunesse et la dureté de son père avoient gravé dans son cœur. Ce sentiment est peut-être le plus rare de tous dans les conquérants, car ils aiment mieux être généreux que justes ; parce que la justice suppose un rapport quelconque d’égalité avec les autres.

Frédéric avoit rendu les tribunaux si indépendants, que, pendant sa vie, et sous le règne de ses successeurs, on les a vus souvent décider en faveur des sujets contre le roi dans des procès qui tenoient à des intérêts politiques. Il est vrai qu’il seroit presque impossible, en Allemagne, d’introduire l’injustice dans les tribunaux. Les Allemands sont assez disposés à se faire des systèmes pour abandonner la politique à l’arbitraire ; mais quand il s’agit de jurisprudence ou d’administration, on ne peut faire entrer dans leur tête d’autres principes que ceux de la justice. Leur esprit de méthode, même sans parler de la droiture de leur cœur, réclame l’équité comme mettant de l’ordre dans tout. Néanmoins, il faut louer Frédéric de sa probité dans le gouvernement intérieur de son pays : c’est un de ses premiers titres à l’admiration de la postérité.

Frédéric n’étoit point sensible, mais il avoit de la bonté ; or les qualités universelles sont celles qui conviennent le mieux aux souverains. Néanmoins cette bonté de Frédéric étoit inquiétante comme celle du lion, et l’on sentoit la griffe du pouvoir même au milieu de la grâce et de la coquetterie de l’esprit le plus aimable. Les hommes d’un caractère indépendant ont eu de la peine à se soumettre à la liberté que ce maître croyoit donner, à la familiarité qu’il croyoit permettre ; et, tout en l’admirant, ils sentoient qu’ils respiroient mieux loin de lui.

Le grand malheur de Frédéric fut de n’avoir point assez de respect pour la religion ni pour les mœurs. Ses goûts étoient cyniques. Bien que l’amour de la gloire ait donné de l’élévation à ses pensées, sa manière licencieuse de s’exprimer sur les objets les plus sacrés étoit cause que ses vertus mêmes n’inspiroient pas de confiance : on en jouissoit, on les approuvoit, mais on les croyoit un calcul. Tout sembloit devoir être de la politique dans Frédéric ; ainsi donc, ce qu’il faisoit de bien rendoit l’état du pays meilleur, mais ne perfectionnoit pas la moralité de la nation. Il affichoit l’incrédulité et se moquoit de la vertu des femmes : et rien ne s’accordoit moins avec le caractère allemand que cette manière de penser. Frédéric, en affranchissant ses sujets de ce qu’il appeloit les préjugés, éteignoit en eux le patriotisme : car, pour s’attacher aux pays naturellement sombres et stériles, il faut qu’il y règne des opinions, et des principes d’une grande sévérité. Dans ces contrées sablonneuses où la terre ne produit que des sapins et des bruyères, la force de l’homme consiste dans son âme ; et si vous lui ôtez ce qui fait la vie de cette âme, les sentiments religieux, il n’aura plus que du dégoût pour sa triste patrie.

Le penchant de Frédéric pour la guerre peut être excusé par de grands motifs politiques. Son royaume, tel qu’il le reçut de son père, ne pouvoit subsister ; et c’est presque pour le conserver qu’il l’agrandit. Il avoit deux millions et demi de sujets en arrivant au trône, il en laissa six à sa mort. Le besoin qu’il avoit de l’armée l’empêcha d’encourager dans la nation un esprit public dont l’énergie et l’unité fussent imposantes. Le gouvernement de Frédéric étoit fondé sur la force militaire et la justice civile : il les concilioit l’une et l’autre par sa sagesse ; mais il étoit difficile de mêler ensemble deux esprits d’une nature si opposée. Frédéric vouloit que ses soldats fussent des machines militaires, aveuglément soumises, et que ses sujets fussent des citoyens éclairés capables de patriotisme. Il n’établit point dans les villes de Prusse des autorités secondaires, des municipalités telles qu’il en existoit dans le reste de l’Allemagne, de peur que l’action immédiate du service militaire ne pût être arrêtée par elles ; et cependant il souhaitoit qu’il y eût assez d’esprit de liberté dans son empire pour que l’obéissance y parût volontaire. Il vouloit que l’état militaire fût le premier de tous, puisque c’étoit celui qui lui étoit le plus nécessaire ; mais il auroit désiré que l’état civil se maintînt indépendant à côté de la force. Frédéric enfin vouloit rencontrer partout des appuis, mais nulle part des obstacles. L’amalgame merveilleux de toutes les classes de la société ne s’obtient guère que par l’empire de la loi, la même pour tous. Un homme peut faire marcher ensemble des éléments opposés, mais « à sa mort ils se séparent[10]. » L’ascendant de Frédéric, entretenu par la sagesse de ses successeurs, s’est manifesté quelque temps encore ; cependant on sentoit toujours en Prusse les deux nations qui en composoient mal une seule : l’armée, et l’état civil. Les préjugés nobiliaires subsistoient à côté des principes libéraux les plus prononcés. Enfin l’image de la Prusse offroit un double aspect, comme celle de Janus ; l’un militaire, et l’autre philosophe.

Un des plus grands torts de Frédéric fut de se prêter au partage de la Pologne. La Silésie avoit été acquise par les armes, la Pologne fut une conquête machiavélique, « et l’on ne pouvoit jamais espérer que des sujets ainsi dérobés fussent fidèles à l’escamoteur qui se disoit leur souverain[11]. » D’ailleurs les Allemands et les Esclavons ne sauroient s’unir entre eux par des liens indissolubles ; et quand une nation admet dans son sein pour sujets des étrangers ennemis, elle se fait presque autant de mal que quand elle les reçoit pour maîtres ; car il n’y a plus dans le corps politique cet ensemble qui personnifie l’État et constitue le patriotisme.

Ces observations sur la Prusse portent toutes sur les moyens qu’elle avoit de se maintenir et de se défendre ; car rien dans le gouvernement intérieur n’y nuisoit à l’indépendance et à la sécurité ; c’étoit l’un des pays de l’Europe où l’on honoroit le plus les lumières ; où la liberté de fait, si ce n’est de droit, étoit le plus scrupuleusement respectée. Je n’ai pas rencontré dans toute la Prusse un seul individu qui se plaignît d’actes arbitraires dans le gouvernement, et cependant il n’y auroit pas eu le moindre danger à s’en plaindre ; mais quand dans un état social le bonheur lui-même n’est pour ainsi dire qu’un accident heureux, et qu’il n’est pas fondé sur des institutions durables qui garantissent à l’espèce humaine sa force et sa dignité, le patriotisme a peu de persévérance, et l’on abandonne facilement au hasard les avantages qu’on croit ne devoir qu’à lui. Frédéric II, l’un des plus beaux dons de ce hasard qui sembloit veiller sur la Prusse, avoit su se faire aimer sincèrement dans son pays, et depuis qu’il n’est plus on le chérit autant que pendant sa vie. Toutefois le sort de la Prusse n’a que trop appris ce que c’est que l’influence même d’un grand homme, alors que durant son règne il ne travaille point généreusement à se rendre inutile : la nation toute entière s’en reposoit sur son roi de son principe d’existence, et sembloit devoir finir avec lui.

Frédéric II auroit voulu que la littérature française fût la seule de ses états. Il ne faisoit aucun cas de la littérature allemande. Sans doute elle n’étoit pas de son temps à beaucoup près aussi remarquable qu’à présent ; mais il faut qu’un prince allemand encourage tout ce qui est allemand. Frédéric avoit le projet de rendre Berlin un peu semblable à Paris, et se flattoit de trouver dans les réfugiés français quelques écrivains assez distingués pour avoir une littérature française. Une telle espérance devoit nécessairement être trompée ; les cultures factices ne prospèrent jamais ; quelques individus peuvent lutter contre les difficultés que présentent les choses ; mais les grandes masses suivent toujours la pente naturelle. Frédéric a fait un mal véritable à son pays, en professant du mépris pour le génie des Allemands. Il en est résulté que le corps germanique a souvent conçu d’injustes soupçons contre la Prusse.

Plusieurs écrivains allemands, justement célèbres, se firent connoître vers la fin du règne de Frédéric ; mais l’opinion défavorable que ce grand monarque avoit conçue dans sa jeunesse contre la littérature de son pays ne s’effaça point, et il composa, peu d’années avant sa mort, un petit écrit, dans lequel il propose entre autres changements d’ajouter une voyelle à la fin de chaque verbe pour adoucir la langue tudesque. Cet allemand masqué en italien produiroit le plus comique effet du monde ; mais nul monarque, même en Orient, n’auroit assez de puissance pour influer ainsi, non sur le sens, mais sur le son de chaque mot qui se prononceroit dans son empire.

Klopstock a noblement reproché à Frédéric de négliger les muses allemandes, qui, à son insçu, s’essayoient à proclamer sa gloire. Frédéric n’a pas du tout deviné ce que sont les Allemands en littérature et en philosophie ; il ne les croyois pas inventeurs. Il vouloit discipliner les hommes de lettres comme ses armées, « Il faut, écrivait-il en mauvais allemand, dans ses instructions à l’académie, se conformer à la méthode de Boerhaave dans la médecine, à celle de Locke dans la métaphysique, et à celle de Thomasius pour l’histoire naturelle. » Ses conseils n’ont pas été suivis. Il ne se doutoit guère que de tous les hommes les Allemands étoient ceux qu’on pouvoit le moins assujettir à la routine littéraire et philosophique : rien n’annonçoit en eux l’audace qu’ils ont montrée depuis dans le champ de l’abstraction.

Frédéric considéroit ses sujets comme des étrangers, et les hommes d’esprit français comme ses patriotes. Rien n’étoit plus naturel, il faut en convenir, que de se laisser séduire par tout ce qu’il y avoit de brillant et de solide dans les écrivains français à cette époque ; néanmoins Frédéric auroit contribué plus efficacement encore à la gloire de son pays, s’il avoit compris et développé les facultés particulières à la nation qu’il gouvernoit. Mais comment résister à l’influence de son temps, et quel est l’homme dont le génie même n’est pas à beaucoup d’égards l’ouvrage de son siècle ?



CHAPITRE XVII.

Berlin.


Berlin est une grande ville dont les rues sont très-larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l’ensemble régulier : mais comme il n’y a pas long-temps qu’elle est rebâtie, on n’y voit rien qui retrace les temps antérieurs. Aucun monument gothique ne subsiste au milieu des habitations modernes ; et ce pays nouvellement formé n’est gêné par l’ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux, dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de n’être pas embarrassé par des ruines ? Je sens que j’aimerois en Amérique les nouvelles villes et les nouvelles lois : la nature et la liberté y parlent assez à l’âme pour qu’on n’y ait pas besoin de souvenirs ; mais sur notre vieille terre il faut du passé. Berlin cette ville toute moderne, quelque belle qu’elle soit, ne fait pas une impression assez sérieuse ; on n’y aperçoit point l’empreinte de l’histoire du pays, ni du caractère des habitants, et ces magnifiques demeures nouvellement construites ne semblent destinées qu’aux rassemblements commodes des plaisirs et de l’industrie. Les plus beaux palais de Berlin sont bâtis en briques ; on trouveroit à peine une pierre de taille dans les arcs de triomphe. La capitale de la Prusse ressemble à la Prusse elle-même ; les édifices et les institutions y ont âge d’homme, et rien de plus, parce qu’un homme seul en est l’auteur.

La cour, présidée par une reine belle et vertueuse, étoit imposante et simple tout à la fois ; la famille royale, qui se répandoit volontiers dans la société, savoit se mêler noblement à la nation, et s’identifioit dans tous les cœurs avec la patrie. Le roi avoit su fixer à Berlin J. de Müller, Ancillon, Fichte, Humboldt, Hufeland, une foule d’hommes distingués dans des genres différents ; enfin tous les éléments d’une société charmante et d’une nation forte étoient là : mais ces éléments n’étoient point encore combinés ni réunis. L’esprit réussissoit cependant d’une façon plus générale à Berlin qu’à Vienne ; le héros du pays, Frédéric, ayant été un homme prodigieusement spirituel, le reflet de son nom faisoit encore aimer tout ce qui pouvoit lui ressembler. Marie-Thérèse n’a point donné une impulsion semblable aux Viennois, et ce qui dans Joseph ressembloit à de l’esprit les en a dégoûtés.

Aucun spectacle en Allemagne n’égaloit celui de Berlin. Cette ville, étant au centre du nord de l’Allemagne, peut être considérée comme le foyer de ses lumières. On y cultive les sciences et les lettres, et dans les dîners d’hommes, chez les ministres et ailleurs, on ne s’astreint point à la séparation de rang si nuisible à l’Allemagne, et I on sait rassembler les gens de talent de toutes les classes. Cet heureux mélange ne s’étend pas encore néanmoins jusqu’à la société des femmes : il en est quelques-unes dont les qualités et les agréments attirent autour d’elles tout ce qui se distingue ; mais en général, à Berlin comme dans le reste de l’Allemagne, la société des femmes n’est pas bien amalgamée avec celle des hommes. Le grand charme de la vie sociale, en France, consiste dans l’art de concilier parfaitement ensemble les avantages que l’esprit des femmes et celui des hommes réunis peuvent apporter dans la conversation. À Berlin, les hommes ne causent guère qu’entre eux ; l’état militaire leur donne une certaine rudesse qui leur inspire le besoin de ne pas se gêner pour les femmes.

Quand il y a, comme en Angleterre, de grands intérêts politiques à discuter, les sociétés d’hommes sont toujours animées par un noble intérêt commun ; mais dans les pays où il n’y a pas de gouvernement représentatif, la présence des femmes est nécessaire pour maintenir tous les sentiments de délicatesse et de pureté, sans lesquels l’amour du beau doit se perdre. L’influence des femmes est plus salutaire aux guerriers qu’aux citoyens ; le règne de la loi se passe mieux d’elles que celui de l’honneur ; car ce sont elles seules qui conservent l’esprit chevaleresque dans une monarchie purement militaire. L’ancienne France a dû tout son éclat à cette puissance de l’opinion publique, dont l’ascendant des femmes étoit la cause.

Il n’y avoit qu’un très-petit nombre d’hommes dans la société à Berlin, ce qui gâte presque toujours ceux qui s’y trouvent, en leur ôtant l’inquiétude et le besoin de plaire. Les officiers qui obtenoient un congé pour venir passer quelques mois à la ville n’y cherchoient que la danse ou le jeu. Le mélange des deux langues nuisoit à la conversation, et les grandes assemblées n’offroient pas plus d’intérêt à Berlin qu’à Vienne : on doit trouver même dans tout ce qui tient aux manières plus d’usage du monde à Vienne qu’à Berlin. Néanmoins la liberté de la presse, la réunion des hommes d’esprit, la connoissance de la littérature et de la langue allemande, qui s’étoit généralement répandue dans les derniers temps, faisoient de Berlin la vraie capitale de l’Allemagne nouvelle, de l’Allemagne éclairée. Les réfugiés français affoiblissoient un peu l’impulsion toute allemande dont Berlin est susceptible ; ils conservoient encore un respect superstitieux pour le siècle de Louis XIV ; leurs idées sur la littérature se flétrissoient et se pétrifioient à distance du pays d’où elles étoient tirées ; mais en général Berlin auroit pris un grand ascendant sur l’esprit public en Allemagne, si l’on n’avoit pas conservé, je le répète, du ressentiment contre le dédain que Frédéric avoit montré pour la nation germanique.

Les écrivains philosophes ont eu souvent d’injustes préjugés contre la Prusse ; ils ne voyoient en elle qu’une vaste caserne, et c’étoit sous ce rapport qu’elle valoit le moins : ce qui doit intéresser à ce pays, ce sont les lumières, l’esprit de justice et les sentiments d’indépendance qu’on rencontre dans une foule d’individus de toutes les classes mais le lien de ces belles qualités n’étoit pas encore formé. L’état nouvellement constitué ne reposoit ni sur le temps ni sur le peuple.

Les punitions humiliantes généralement admises parmi les troupes allemandes froissoient l’honneur dans l’âme des soldats. Les habitudes militaires ont plutôt nui que servi à l’esprit guerrier des Prussiens ; ces habitudes étoient fondées de vieilles méthodes qui séparoient l’armée de la nation, tandis que, de nos jours, il n’y a de véritable force que dans le caractère national. Ce caractère en Prusse est plus noble et plus exalté que les derniers événements ne pourroient le faire supposer ; — « et l’ardent héroïsme du malheureux prince Louis doit jeter encore quelque gloire sur ses compagnons d’armes[12]. »



CHAPITRE XVIII.

Des universités allemandes.


Tout le nord de l’Allemagne est rempli d’universités les plus savantes de l’Europe. Dans aucun pays, pas même en Angleterre, il n’y a autant de moyens de s’instruire et de perfectionner ses facultés. À quoi tient donc que la nation manque d’énergie, et qu’elle paroisse en général lourde et bornée, quoiqu’elle renferme un petit nombre d’hommes peut-être les plus spirituels de l’Europe ? C’est à la nature des gouvernements, et non à l’éducation, qu’il faut attribuer ce singulier contraste. L’éducation intellectuelle est parfaite en Allemagne, mais tout s’y passe en théorie : l’éducation pratique dépend uniquement des affaires ; c’est par l’action seule que le caractère acquiert la fermeté nécessaire pour se guider dans la conduite de la vie. Le caractère est un instinct, il tient de plus près à la nature que l’esprit, et néanmoins les circonstances-donnent seules aux hommes l’occasion de le développer. Les gouvernements sont les vrais instituteurs des peuples ; et l’éducation publique elle-même, quelque bonne qu’elle soit, peut former des hommes de lettres, mais non des citoyens, des guerriers, ni des hommes d’état.

En Allemagne, le génie philosophique va plus loin que partout ailleurs, rien ne l’arrête, et l’absence même de carrière politique, si funeste à la masse, donne encore plus de liberté aux penseurs. Mais une distance immense sépare les esprits du premier et du second ordre, parce qu’il n’y a point d’intérêt, ni d’objet d’activité, pour les hommes qui ne s’élèvent pas à la hauteur des conceptions les plus vastes. Celui qui ne s’occupe pas de l’univers, en Allemagne, n’a vraiment rien à faire.

Les universités allemandes ont une ancienne réputation qui date de plusieurs siècles avant la réformation. Depuis cette époque, les universités protestantes sont incontestablement supérieures aux universités catholiques, et toute la gloire littéraire de l’Allemagne tient à ces institutions[13]. Les universités anglaises ont singulièrement contribué à répandre parmi les Anglais cette connoissance des langues et de la littérature ancienne, qui donne aux orateurs et aux hommes d’état en Angleterre une instruction si libérale et si brillante. Il est de bon goût de savoir autre chose que les affaires, quand on les sait bien : et d’ailleurs l’éloquence des nations libres se rattache à l’histoire des Grecs et des Romains, comme à celle d’anciens compatriotes. Mais les universités allemandes, quoique fondées sur des principes analogues à ceux d’Angleterre, en différent à beaucoup d’égards : la foule des étudiants qui se réunissoient à Gœttingue, Halle, Iena, etc. formoient presque un corps libre dans l’état : les écoliers riches et pauvres ne se distinguoient entre eux que par leur mérite personnel, et les étrangers qui venoient de tous les coins du monde se soumettoient avec plaisir à cette égalité que la supériorité naturelle pouvoit seule altérer.

Il y avoit de l’indépendance et même de l’esprit militaire parmi les étudiants ; et si, en sortant de l’université, ils avoient pu se vouer aux intérèts publics, leur éducation eût été très-favorable à l’énergie du caractère : mais ils rentroient dans les habitudes monotones et casanières qui dominent en Allemagne, et perdoient par degré l’élan et la résolution que la vie de l’université leur avoit inspirés ; il ne leur en restoit qu’une instruction très-étendue.

Dans chaque université allemande, plusieurs professeurs étoient en concurrence pour chaque branche d’enseignement ; ainsi les maîtres avoient eux-mêmes de l’émulation, intéressés qu’ils étoient à l’emporter les uns sur les autres en attirant un plus grand nombre d’écoliers. Ceux qui se destinoient à telle ou telle carrière en particulier, la médecine, le droit, etc., se trouvoient naturellement appelés à s’instruire sur d’autres sujets ; et de là vient l’universalité de connoissances que l’on rémarque dans presque tous les hommes instruits de l’Allemagne. Les universités possédoient des biens en propre, comme le clergé ; elles avoient une juridiction à elles ; et c’est une belle idée de nos pères que d’avoir rendu les établissements d’éducation tout-à-fait libres, L’âge mûr peut se soumettre aux circonstances ; mais à l’entrée de la vie, au moins, le jeune homme doit puiser ses idées dans une source non altérée.

L’étude des langues, qui fait la base de l’instruction en Allemagne, est beaucoup plus favorable aux progrès des facultés dans l’enfance, que celle des mathématiques ou des sciences physiques. Pascal, ce grand géomètre, dont la pensée profonde planoit sur la science dont il s’occupoit spécialement, comme sur toutes les autres, a reconnu lui-même les défauts inséparables des esprits formés d’abord par les mathématiques : cette étude, dans le premier âge, n’exerce que le mécanisme de l’intelligence ; les enfants que l’on occupe de si bonne heure à calculer perdent toute cette sève de l’imagination, alors si belle et si féconde, et n’acquièrent point à la place une justesse d’esprit transcendante : car l’arithmétique et l’algèbre se bornent à nous apprendre de mille manières des propositions toujours identiques. Les problèmes de la vie sont plus compliqués ; aucun n’est positif, aucun n’est absolu : il faut deviner, il faut choisir, à l’aide d’aperçus et de suppositions qui n’ont aucun rapport avec la marche infaillible du calcul.

Les vérités démontrées ne conduisent point aux vérités probables, les seules qui servent de guide dans les affaires, comme dans les arts, comme dans la société. Il y a sans doute un point où les mathématiques elles-mêmes exigent cette puissance lumineuse de l’invention sans laquelle on ne peut pénétrer dans les secrets de la nature : au sommet de la pensée l’imagination d’Homère et celle de Newton semblent se réunir, mais combien d’enfants sans génie pour les mathématiques ne consacrent-ils pas tout leur temps à cette science ! On n’exerce chez eux qu’une seule faculté, tandis qu’il faut développer tout l’être moral dans une époque où l’on peut si facilement déranger l’âme comme le corps, en ne fortifiant qu’une partie.

Rien n’est moins applicable à la vie qu’un raisonnement mathématique. Une proposition en fait de chiffres est décidément fausse ou vraie ; sous tous les autres rapports le vrai se mêle avec le faux d’une telle manière, que souvent l’instinct peut seul nous décider entre les motifs divers, quelquefois aussi puissants d’un côté que de l’autre. L’étude des mathématiques, habituant à la certitude, irrite contre toutes les opinions opposées à la nôtre ; tandis que ce qu’il y a de plus important pour la conduite de ce monde, c’est d’apprendre les autres, c’est-à-dire de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que nous. Les mathématiques induisent à ne tenir compte que de ce qui est prouvé ; tandis que les vérités primitives, celles que le sentiment et le génie saisissent, ne sont pas susceptibles de démonstration.

Enfin les mathématiques, soumettant tout au calcul, inspirent trop de respect pour la force ; et cette énergie sublime, qui ne compte pour rien les obstacles et se plaît dans les sacrifices, s’accorde difficilement avec le genre de raison que développent les combinaisons algébriques. Il me semble donc que, pour l’avantage de la morale, aussi-bien que pour celui de l’esprit, il vaut mieux placer l’étude des mathématiques dans son temps, et comme une portion de l’instruction totale, mais non en faire la base de l’éducation, et par conséquent le principe déterminant du caractère et de l’âme.

Parmi les systèmes d’éducation, il en est aussi qui conseillent de commencer l’enseignement par les sciences naturelles ; elles ne sont dans l’enfance qu’un simple divertissement ; ce sont des hochets savants qui accoutument à s’amuser avec méthode et à étudier superficiellement. On s’est imaginé qu’il falloit, autant qu’on le pouvoit, éviter de la peine aux enfants, changer en délassement toutes leurs études, leur donner de bonne heure des collections d’histoire naturelle pour jouets, des expériences de physique pour spectacle. Il me semble que cela aussi est un système erroné. S’il étoit possible qu’un enfant apprît bien quelque chose en s’amusant, je regretterois encore pour lui le développement d’une faculté, l’attention, faculté qui est beaucoup plus essentielle qu’une connoissance de plus. Je sais qu’on me dira que les mathématiques rendent particulièrement appliqué ; mais elles n’habituent pas à rassembler, apprécier, concentrer : l’attention qu’elles exigent est pour ainsi dire en ligne droite : l’esprit humain agit en mathématiques comme un ressort qui suit une direction toujours la même.

L’éducation faite en s’amusant disperse la pensée ; la peine en tout genre est un des grands secrets de la nature : l’esprit de l’enfant doit s’accoutumer aux efforts de l’étude, comme notre âme à la souffrance. Le perfectionnement du premier âge tient au travail, comme le perfectionnement du second à la douleur : il est à souhaiter sans doute que les parents et la destinée n’abusent pas trop de ce double secret ; mais il n’y a d’important à toutes les époques de la vie que ce qui agit sur le centre même de l’existence, et l’on considère trop souvent l’être moral en détail. Vous enseignerez avec des tableaux, avec des cartes une quantité de choses à votre enfant, mais vous ne lui apprendrez pas à apprendre ; et l’habitude de s’amuser, que vous dirigez sur les sciences, suivra bientôt un autre cours quand l’enfant ne sera plus dans votre dépendance.

Ce n’est donc pas sans raison que l’étude des langues anciennes et modernes a été la base de tous les établissements d’éducation qui ont formé les hommes les plus capables en Europe : le sens d’une phrase dans une langue étrangère est à la fois un problème grammatical et intellectuel ; ce problème est tout-à-fait proportionné à l’intelligence de l’enfant : d’abord il n’entend que les mots, puis il s’élève jusqu’à la conception de la phrase, et bientôt après le charme de l’expression, sa force, son harmonie, tout ce qui se trouve dans le langage de l’homme, se fait sentir par degrés à l’enfant qui traduit. Il s’essaie tout seul avec les difficultés que lui présentent deux langues à la fois, il s’introduit dans les idées successivement, compare et combine divers genres d’analogies et de vraisemblances ; et l’activité spontanée de l’esprit, la seule qui développe vraiment la faculté de penser, est vivement excitée par cette étude. Le nombre des facultés qu’elle fait mouvoir à la fois lui donne l’avantage sur tout autre travail, et l’on est trop heureux d’employer la mémoire flexible de l’enfant à retenir un genre de connoissances, sans lequel il seroit borné toute sa vie au cercle de sa propre nation, cercle étroit comme tout ce qui est exclusif.

L’étude de la grammaire exige la même suite et la même force d’attention que les mathématiques, mais elle tient de beaucoup plus près à la pensée. La grammaire lie les idées l’une à l’autre, comme le calcul enchaîne les chiffres ; la logique grammaticale est aussi précise que celle de l’algèbre, et cependant elle s’applique à tout ce qu’il y a de vivant dans notre esprit : les mots sont en même temps des chiffres et des images ; ils sont esclaves et libres, soumis à la discipline de la syntaxe, et tout-puissants par leur signification naturelle ; ainsi l’on trouve dans la métaphysique de la grammaire l’exactitude du raisonnement et l’indépendance de la pensée réunies ensemble ; tout a passé par les mots et tout s’y retrouve quand on sait les examiner : les langues sont inépuisables pour l’enfant comme pour l’homme, et chacun en peut tirer tout ce dont il a besoin.

L’impartialité naturelle à l’esprit des Allemands les porte à s’occuper des littératures étrangères, et l’on ne trouve guère d’hommes un peu au-dessus de la classe commune en Allemagne à qui la lecture de plusieurs langues ne soit familière. En sortant des écoles on sait déjà d’ordinaire très-bien le latin et même le grec. L’éducation des universités allemandes, dit un écrivain français, commence ou finit celle de plusieurs nations de l’Europe. Non-seulement les professeurs sont des hommes d’une instruction étonnante ; mais ce qui les distingue surtout, c’est un enseignement très-scrupuleux. En Allemagne on met de la conscience dans tout, et rien en effet ne peut s’en passer. Si l’on examine le cours de la destinée humaine, on verra que la légèreté peut conduire à tout ce qu’il y a de mauvais dans ce monde Il n’y a que l’enfance dans qui la légèreté soit un charme ; il semble que le créateur tienne encore l’enfant par la main, et l’aide à marcher doucement sur les nuages de la vie. Mais quand le temps livre l’homme à lui-même, ce n’est que dans le sérieux de son âme qu’il trouve des pensées, des sentiments et des vertus.



CHAPITRE XIX.

Des institutions particulières d’éducation et de
bienfaisance
.


Il paroîtra d’abord inconséquent de louer l’ancienne méthode qui faisoit de l’étude des langues la base de l’éducation, et de considérer l’école de Pestalozzi comme l’une des meilleures institutions de notre siècle ; je crois cependant que ces deux manières de voir peuvent se concilier. De toutes les études celles qui donnent chez Pestalozzi les résultats les plus brillants, ce sont les mathématiques. Mais il me paroit que sa méthode pourroit s’appliquer à plusieurs autres parties de l’instruction, et qu’elle y feroit faire des progrès sûrs et rapides. Rousseau a senti que les enfants, avant l’âge de douze à treize ans, n’avoient point l’intelligence nécessaire pour les études qu’on exigeoit d’eux, ou plutôt pour la méthode d’enseignement à laquelle on les soumettoit. Ils répétoient sans comprendre, ils travailloient sans s’instruire, et ne recueilloient souvent de l’éducation que l’habitude de faire leur tâche sans la concevoir, et d’esquiver le pouvoir du maître par la ruse de l’écolier. Tout ce que Rousseau a dit contre cette éducation routinière est parfaitement vrai ; mais, comme il arrive souvent, ce qu’il propose comme remède est encore plus mauvais que le mal.

Un enfant qui, d’après le système de Rousseau, n’auroit rien appris jusqu’à l’âge de douze ans, auroit perdu six années précieuses de sa vie ; ses organes intellectuels n’acquerroient jamais la flexibilité que l’exercice dès la première enfance pouvoit seul leur donner. Les habitudes d’oisiveté seroient tellement enracinées en lui, qu’on le rendroit bien plus malheureux en lui parlant de travail, pour la première fois, à l’âge de douze ans, qu’en l’accoutumant depuis qu’il existe à le regarder comme une condition nécessaire de la vie. D’ailleurs l’espèce de soin que Rousseau exige de l’instituteur pour suppléer à l’instruction, et pour la faire arriver par la nécessité, obligeroit chaque homme à consacrer sa vie entière à l’éducation d’un autre, et les grands-pères seuls se trouveroient libres de commencer une carrière. personnelle. De tels projets sont chimériques, tandis que la méthode de Pestalozzi est réelle, applicable, et peut avoir une grande influence sur la marche future de l’esprit humain.

Rousseau dit avec raison que les enfants ne comprennent pas ce qu’ils apprennent, et il en conclut qu’ils ne doivent rien apprendre. Pestalozzi a profondément étudié ce qui fait que les enfants ne comprennent pas, et sa méthode simplifie et gradue les idées de telle manière qu’elles sont mises à la portée de l’enfance, et que l’esprit de cet âge arrive sans se fatiguer aux résultats les plus profonds. En passant avec exactitude par tous les degrés de raisonnement, Pestalozzi met l’enfant en état de découvrir lui-même ce qu’on veut lui enseigner.

Il n’y a point d’à-peu-près dans la méthode de Pestalozzi : on entend bien, ou l’on n’entend pas ; car toutes les propositions se touchent de si près, que le second raisonnement est toujours la conséquence immédiate du premier. Rousseau a dit que l’on fatiguoit la tête des enfants par les études que l’on exigeoit d’eux. Pestalozzi les conduit toujours par une route si facile et si positive, qu’il ne leur en coûte pas plus de s’initier dans les sciences les plus abstraites que dans les occupations les plus simples : chaque pas dans ces siences est aussi aisé, par rapport à l’antécédent, que la conséquence la plus naturelle tirée des circonstances les plus ordinaires. Ce qui lasse les enfants, c’est de leur faire sauter les intermédiaires, de les faire avancer sans qu’ils sachent ce qu’ils croient avoir appris. Il y a dans leur tête alors une sorte de confusion qui leur rend tout examen redoutable et leur inspire un invincible dégoût pour le travail. Il n’existe pas de trace de ces inconvénients chez Pestalozzi : les enfants s’amusent de leurs études, non pas qu’on leur en fasse un jeu, ce qui, comme je l’ai déjà dit, met l’ennui dans le plaisir et la frivolité dans l’étude, mais parce qu’ils goûtent dès l’enfance le plaisir des hommes faits, savoir, comprendre et terminer ce dont ils sont chargés.

La méthode de Pestalozzi, comme tout ce qui est vraiment bon, n’est pas une découverte entièrement nouvelle, mais une application éclairée et persévérante de vérités déjà connues. La patience, l’observation et l’étude philosophique des procédés de l’esprit humain, lui ont fait connoître ce qu’il y a d’élémentaire dans les pensées et de successif dans leur développement ; et il a poussé plus loin qu’un autre la théorie et la pratique de la gradation dans l’enseignement. On a appliqué avec succès sa méthode à la grammaire, à la géographie, la musique ; mais il seroit fort à désirer que les professeurs distingués qui ont adopté ses principes les fissent servir à tous les genres de connoissances. Celle de l’histoire en particulier n’est pas encore bien conçue. On n’a point observé la dégradation des impressions dans la littérature comme celle des problèmes dans les sciences. Enfin il reste beaucoup de choses à faire pour porter au plus haut point l’éducation, c’est-à-dire l’art de se placer en arrière de ce qu’on sait pour le faire comprendre aux autres.

Pestalozzi se sert de la géométrie pour apprendre aux enfants le calcul arithmétique ; c’étoit aussi la méthode des anciens. La géométrie parle plus à l’imagination que les mathématiques abstraites. C’est bien fait de réunir autant qu’il est possible la précision de l’enseignement à la vivacité des impressions, si l’on veut se rendre maître de l’esprit humain tout entier ; car ce n’est pas la profondeur même de la science, mais l’obscurité dans la manière de la présenter qui seule peut empêcher les enfants de la saisir : ils comprennent tout de degrés en degrés : l’essentiel est de mesurer les progrès sur la marche de la raison dans l’enfance. Cette marche lente, mais sûre, conduit aussi loin qu’il est possible, dès qu’on s’astreint à ne la jamais hâter.

C’est chez Pestalozzi un spectacle attachant et singulier que ces visages d’enfants dont les traits arrondis, vagues et délicats, prennent naturellement une expression réfléchie : ils sont attentifs par eux-mêmes, et considèrent leurs études comme un homme d’un âge mûr s’occuperoit de ses propres affaires. Une chose remarquable, c’est que la punition ni la récompense ne sont point nécessaires pour les exciter dans leurs travaux. C’est peut-être la première fois qu’une école de cent cinquante enfants va sans le ressort de l’émulation et de la crainte. Combien de mauvais sentiments sont épargnés à l’homme, quand on éloigne de son cœur la jalousie et l’humiliation, quand il ne voit point dans ses camarades des rivaux, dans ses maîtres des juges ! Rousseau vouloit soumettre l’enfant à la loi de la destinée ; Pestalozzi crée lui-même cette destinée pendant le cours de l’éducation de l’enfant, et dirige ses décrets pour son bonheur et son perfectionnement. L’enfant se sent libre parce qu’il se plaît dans l’ordre général qui l’entoure, et dont l’égalité parfaite n’est point dérangée même par les talents plus ou moins distingués de quelques-uns. Il ne s’agit pas là de succès, mais de progrès vers un but auquel tous tendent avec une même bonne foi. Les écoliers deviennent maîtres quand ils en savent plus que leurs camarades ; les maîtres redeviennent écoliers quand ils trouvent quelques imperfections dans leur méthode, et recommencent leur propre éducation pour mieux juger des difficultés de l’enseignement.

On craint assez généralement que la méthode de Pestalozzi n’étouffe l’imagination et ne s’oppose à l’originalité de l’esprit ; il est difficile qu’il y ait une éducation pour le génie, et ce n’est guère que la nature et le gouvernement qui l’inspirent ou l’excitent. Mais ce ne peut être un obstacle au génie, que des connoissances primitives parfaitement claires et sûres ; elles donnent à l’esprit un genre de fermeté qui lui rend ensuite faciles toutes les études les plus hautes. Il faut considérer l’école de Pestalozzi comme bornée jusqu’à présent à l’enfance. L’éducation qu’il donne n’est définitive que pour les gens du peuple ; mais c’est par cela même qu’elle peut exercer une influence très-salutaire sur l’esprit national. L’éducation pour les hommes riches doit être partagée en deux époques : dans la première, les enfants sont guidés par leurs maîtres ; dans la seconde, ils s instruisent volontairement, et cette éducation de choix c’est dans les grandes universités qu’il faut la recevoir. L’instruction qu’on acquiert chez Pestalozzi donne à chaque homme, de quelque classe qu’il soit, une base sur laquelle il peut bâtir à son gré la chaumière du pauvre ou les palais des rois.

On auroit tort si l’on croyoit en France qu’il n’y a rien de bon à prendre dans l’école de Pestalozzi que sa méthode rapide pour apprendre à calculer. Pestalozzi lui-même n’est pas mathématicien ; il sait mal les langues ; il n’a que le génie et l’instinct du développement intérieur de l’intelligence des enfants ; il voit quel chemin leur pensée suit pour arriver au but. Cette loyauté de caractère, qui répand un si noble calme sur les affections du cœur, Pestalozzi l’a jugée nécessaire aussi dans les opérations de l’esprit. Il pense qu’il y a un plaisir de moralité dans des études complètes. En effet, nous voyons sans cesse que les connoissances superficielles inspirent une sorte d’arrogance dédaigneuse qui fait repousser comme inutile, ou dangereux, ou ridicule, tout ce qu’on ne sait pas. Nous voyons aussi que ces connoissances superficielles obligent à cacher habilement ce qu’on ignore. La candeur souffre de tous ces défauts d’instruction dont on ne peut s’empêcher d’être heureux. Savoir parfaitement ce qu’on sait, donne un repos à l’esprit qui ressemble à la satisfaction de la conscience. La bonne foi de Pestalozzi, cette bonne foi portée dans la sphère de l’intelligence, et qui traite avec les idées aussi scrupuleusement qu’avec les hommes, est le principal mérite de son école ; c’est par-là qu’il rassemble autour de lui des hommes consacrés au bien-être des enfants d’une façon tout-à-fait désintéressée. Quand dans un établissement public aucun des calculs personnels des chefs n’est satisfait, il faut chercher le mobile de cet établissement dans leur amour de la vertu : les jouissances qu’elle donne peuvent seules se passer de trésors et de pouvoir.

On n’imiteroit point l’institut de Pestalozzi en transportant ailleurs sa méthode d’enseignement ; il faut établir avec elle la persévérance dans les maîtres, la simplicité dans les écoliers, la régularité dans le genre de vie, enfin surtout les sentiments religieux qui animent cette école. Les pratiques du culte n’y sont pas suivies avec plus d’exactitude qu’ailleurs ; mais tout s’y passe au nom de la divinité, au nom de ce sentiment élevé, noble et pur, qui est la religion habituelle du cœur. La vérité, la bonté, la confiance, l’affection entourent les enfants ; c’est dans cette atmosphère qu’ils vivent, et pour quelque temps du moins ils restent étrangers à toutes les passions haineuses, à tous les préjugés orgueilleux du monde. Un éloquent philosophe, Fichte, a dit qu’il attendoit la régénération de la nation allemande de l’institut de Pestalozzi : il faut convenir au moins qu’une révolution fondée sur de pareils moyens ne seroit ni violente ni rapide, car l’éducation, quelque bonne qu’elle puisse être, n’est rien en comparaison de l’influence des événements publics : l’instruction perce goutte à goutte le rocher, mais le torrent l’enlève un jour.

Il faut rendre surtout hommage à Pestalozzi pour le soin qu’il a pris de mettre son institut à la portée des personnes sans fortune, en réduisant le prix de sa pension autant qu’il étoit possible. Il s’est constamment occupé de la classe des pauvres, et veut lui assurer le bienfait des lumières pures et de l’instruction solide. Les ouvrages de Pestalozzi sont sous ce rapport une lecture très-curieuse : il a fait des romans dans lesquels les situations de la vie des gens du peuple sont peintes avec un intérêt, une vérité et une moralité parfaites. Les sentiments qu’il exprime dans ces écrits sont pour ainsi dire aussi élémentaires que les principes de sa méthode. On est étonné de pleurer pour un mot, pour un détail si simple, si vulgaire même, que la profondeur seule des émotions le relève. Les gens du peuple sont un état intermédiaire entre les sauvages et les hommes civilisés ; quand ils sont vertueux, ils ont un genre d’innocence et de bonté qui ne peut se rencontrer dans le monde. La société pèse sur eux, ils luttent avec la nature, et leur confiance en Dieu est plus animée, plus constante que celle des riches. Sans cesse menacés par le malheur, recourant sans cesse à la prière, inquiets chaque jour, sauvés chaque soir, les pauvres se sentent sous la main immédiate de celui qui protége ce que les hommes ont délaissé, et leur probité, quand ils en ont, est singulièrement scrupuleuse.

Je me rappelle, dans un roman de Pestalozzi, la restitution de quelques pommes de terre par un enfant qui les avoit volées : sa grand’mère mourante lui ordonne de les reporter au propriétaire du jardin où il les a prises, et cette scène attendrit jusqu’au fond du cœur. Ce pauvre crime, si l’on peut s’exprimer ainsi, causant de tels remords ; la solennité de la mort à travers les misères de la vie, la vieillesse et l’enfance rapprochées par la voix de Dieu, qui parle également à l’une et à l’autre, tout cela fait mal, et bien mal : car dans nos fictions poétiques les pompes de la destinée soulagent un peu de la pitié que causent les revers ; mais l’on croit voir dans ces romans populaires une foible lampe éclairer une petite cabane, et la bonté de l’âme ressort au milieu de toutes les douleurs qui la mettent à l’épreuve.

L’art du dessin pouvant être considéré sous des rapports d’utilité, l’on peut dire que, parmi les arts d’agrément, le seul introduit dans l’école de Pestalozzi, c’est la musique, et il faut le louer encore de ce choix. Il y a tout un ordre de sentiments, je dirois même tout un ordre de vertus, qui appartiennent à la connoissance, ou du moins au goût de la musique ; et c’est une grande barbarie que de priver de telles impressions une portion nombreuse de la race humaine. Les anciens prétendoient que les nations avoient été civilisées par la musique, et cette allégorie a un sens très-profond ; car il faut toujours supposer que le lien de la société s’est formé par la sympathie ou par l’intérêt, et certes la première origine est plus noble que l’autre.

Pestalozzi n’est pas le seul dans la Suisse allemande qui s’occupe avec zèle de cultiver l’âme du peuple : c’est sous ce rapport que l’établissement de M. de Fellenberg m’a frappé. Beaucoup de gens y sont venus chercher de nouvelles lumières sur l’agriculture, et l’on dit qu’à cet égard ils ont été satisfaits ; mais ce qui mérite principalement l estime des amis de l’humanité, c’est le soin que prend M. de Fellenberg de l’éducation des gens du peuple ; il fait instruire, selon la méthode de Pestalozzi, les maîtres d’école des villages, afin qu’ils enseignent à leur tour les enfants ; les ouvriers qui labourent ses terres apprennent la musique des psaumes, et bientôt on entendra dans la campagne les louanges divines chantées avec des voix simples, mais harmonieuses, qui célébreront à la fois la nature et son auteur. Enfin M. de Fellenberg cherche par tous les moyens possibles à former entre la classe inférieure et la nôtre un lien libéral, un lien qui ne soit pas uniquement fondé sur les intérêts pécuniaires des riches et des pauvres.

L’exemple de l’Angleterre et de L’Amérique nous apprend qu’il suffit des institutions libres pour développer l’intelligence et la sagesse du peuple ; mais c’est un pas de plus que de lui donner par-delà le nécessaire en fait d’instruction. Le nécessaire en tout genre a quelque chose de révoltant quand ce sont les possesseurs du superflu qui le mesurent. Ce n’est pas assez de s’occuper des gens du peuple sous un point de vue d’utilité, il faut aussi qu’ils participent aux jouissances de l’imagination et du cœur. C’est, dans le même esprit que des philanthropes très-éclairés se sont occupés de la mendicité à Hambourg. Ils n’ont mis dans leurs établissements de charité, ni despotisme, ni spéculation économique ; ils ont voulu que les hommes malheureux souhaitassent eux-mêmes le travail qu’on leur demande autant que les bienfaits qu’on leur accorde. Comme ils ne faisoient point des pauvres un moyen, mais un but, ils ne leur ont pas ordonné l’occupation, mais ils la leur ont fait désirer. Sans cesse on voit, dans les différents comptes rendus de ces établissements de charité, qu’il importoit bien plus à leurs fondateurs de rendre les hommes meilleurs que de les rendre plus utiles ; et c’est ce haut point de vue philosophique qui caractérise l’esprit de sagesse et de liberté de cette ancienne ville anséatique.

Il y a beaucoup de bienfaisance dans le monde, et celui qui n’est pas capable de servir ses semblables par le sacrifice de son temps et de ses penchants leur fait volontiers du bien avec de l’argent : c’est toujours quelque chose, et nulle vertu n’est à dédaigner. Mais la masse considérable des aumônes particulières n’est point sagement dirigée dans la plupart des pays, et l’un des services les plus éminents que le baron de Voght et ses excellents compatriotes aient rendus à l’humanité, c’est de montrer que, sans nouveaux sacrifices, sans que l’état intervînt, la bienfaisance particulière suffisoit au soulagement du malheur. Ce qui s’opère par les individus convient singulièrement à l’Allemagne, où chaque chose, prise séparément, vaut mieux que l’ensemble.

Les entreprises charitables doivent prospérer dans la ville de Hambourg ; il y a tant de moralité parmi ses habitants, que pendant long-temps on y a payé les impôts dans une espèce de tronc, sans que jamais personne surveillât ce qu’on y portoit : ces impôts devoient être proportionnés à la fortune de chacun, et, calcul fait, ils ont toujours été scrupuleusement acquittés Ne croit-on pas raconter un trait de l’âge d’or, si toutefois dans l’âge d’or il y avoit des richesses privées et des impôts publics ? On ne sauroit assez admirer combien, sous le rapport de l’enseignement comme sous celui de l’administration, la bonne foi rend tout facile. On devroit bien lui accorder tous les honneurs qu’obtient l’habileté ; car en résultat elle s’entend mieux même aux affaires de ce monde.



CHAPITRE XX.

La fête d’Interlaken.


Il faut attribuer au caractère germanique une grande partie des vertus de la Suisse allemande. Néanmoins il y a plus d’esprit public en Suisse qu’en Allemagne, plus de patriotisme, plus d’énergie, plus d’accord dans les opinions et les sentiments ; mais aussi la petitesse des États et la pauvreté du pays n’y excitent en aucune manière le génie ; on y trouve bien moins de savants et de penseurs que dans le nord de l’Allemagne, où le relâchement même des liens politiques donne l’essor à toutes les nobles rêveries, à tous les systèmes hardis qui ne sont point soumis à la nature des choses. Les Suisses ne sont pas une nation poétique, et l’on s’étonne avec raison que l’admirable aspect de leur contrée n’ait pas enflammé davantage leur imagination. Toutefois un peuple religieux et libre est toujours susceptible d’un genre d’enthousiasme, et les occupations matérielles de la vie ne sauroient l’étouffer entièrement. Si l’on en avoit pu douter, on s’en seroit convaincu par la fête des bergers, qui a été célébrée l’année dernière, au milieu des lacs, en mémoire du fondateur de Berne.

Cette ville de Berne mérite plus que jamais le respect et l’intérêt des voyageurs : il semble que depuis ses derniers malheurs elle ait repris toutes ses vertus avec une ardeur nouvelle, et qu’en perdant ses trésors elle ait redoublé de largesses envers les infortunés. Ses établissements de charité sont peut-être les mieux soignés de l’Europe : l’hôpital est l’édifice le plus beau, le seul magnifique de la ville. Sur la porte est écrite cette inscription : Christo in Pauperibus, au Christ dans les pauvres. Il n’en est point de plus admirable. La religion chrétienne ne nous a-t-elle pas dit que c’étoit pour ceux qui souffrent que le Christ étoit descendu sur la terre ? et qui de nous, dans quelque époque de sa vie, n’est pas un de ces pauvres en bonheur, en espérances, un de ces infortunés enfin qu’on doit soulager au nom de Dieu ?

Tout dans la ville et le canton de Berne porte l’empreinte d’un ordre sérieux et calme, d’un gouvernement digne et paternel. Un air de probité se fait sentir dans chaque objet que l’on aperçoit ; on se croit en famille au milieu de deux cent mille hommes, que l’on appelle nobles, bourgeois ou paysans, mais qui sont tous également dévoués à la patrie.

Pour aller à la fête, il falloit s’embarquer sur l’un de ces lacs dans lesquels les beautés de la nature se réfléchissent, et qui semblent placés au pied des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes, mais, confondues avec les nuages, elles n’en étoient que plus redoutables. La tempête grossissoit, et bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimois cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun, qui est entourée de rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut braver les abîmes et s’attacher à des écueils pour échapper à ses tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de Vierge (Jung frau), parce qu’aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet : elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible.

Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar, qui tombe en cascades autour de cette petite ville, disposoit l’âme à des impressions rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étoient logés dans des maisons de paysans fort propres, mais rustiques. Il étoit assez piquant de voir se promener dans la rue d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup transportés dans les vallées de la Suisse ; ils n’entendoient plus que le bruit des torrents ; ils ne voyaient plus que des montagnes, et cherchoient si dans ces lieux solitaires ils pourroient s’ennuyer assez pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde.

On a beaucoup parlé d’un air joué par les cors des Alpes, et dont les Suisses recevoient une impression si vive qu’ils quittoient leurs régiments, quand ils l’entendoient, pour retourner dans leur patrie. On conçoit l’effet que peut produire cet air quand l’écho des montagnes le répète ; mais il est fait pour retentir dans l’éloignement ; de près il ne cause pas une sensation très-agréable. S’il étoit chanté par des voix italiennes, l’imagination en seroit tout-à-fait enivrée ; mais peut-être que ce plaisir feroit naître des idées étrangères à la simplicité du pays. On y souhaiteroit les arts, la poésie, l’amour, tandis qu’il faut pouvoir s’y contenter du repos et de la vie champêtre.

Le soir qui précéda la fête on alluma des feux sur les montagnes ; c’est ainsi que jadis lies libérateurs de la Suisse se donnèrent le signal de leur sainte conspiration. Ces feux placés sur les sommets ressembloient à la lune lorsqu’elle se lève derrière les montagnes, et qu’elle se montre à la fois ardente et paisible. On eût dit que des astres nouveaux venoient assister au plus touchant spectacle que notre monde puisse encore offrir. L’un de ces signaux enflammés sembloit placé dans le ciel, d’où il éclairoit les ruines du château d’Unspunnen, autrefois possédé par Berthold, le fondateur de Berne, en mémoire de qui se donnoit la fête. Des ténèbres profondes environnaient ce point lumineux, et les montagnes, qui pendant la nuit ressemblent à de grands fantômes, apparoissoient comme l’ombre gigantesque des morts qu’on vouloit célébrer.

Le jour de la fête le temps étoit doux, mais nébuleux ; il falloit que la nature répondit à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres, et des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines. Tous les spectateurs, au nombre de près de six mille, s’assirent sur les hauteurs en pente, et les couleurs variées des habillements ressembloient dans l’éloignement à des fleurs répandues sur la prairie. Jamais un aspect plus riant ne put annoncer une fête ; mais quand les regards s’élevoient, des rochers suspendus sembloient, comme la destinée, menacer les humains au milieu de leurs plaisirs. Cependant s’il est une joie de l’âme assez pure pour ne pas provoquer le sort, c’étoit celle-là.

Lorsque la foule des spectateurs fut réunie, on entendit venir de loin la procession de la fête, procession solennelle en effet, puisqu’elle étoit consacrée au culte du passé. Une musique agréable l’accompagnoit ; les magistrats paroissoient à la tête des paysans, les jeunes paysannes étoient vêtues selon le costume ancien et pittoresque de chaque canton ; les hallebardes et les bannières de chaque vallée étoient portées en avant de la marche par des hommes à cheveux blancs, habillés précisément comme on l’étoit il y a cinq siècles, lors de la conjuration de Rutli. Une émotion profonde s’emparoit de l’âme en voyant ces drapeaux si pacifiques qui avoient pour gardiens des vieillards. Le vieux temps étoit représenté par ces hommes âgés pour nous, mais si jeunes en présence des siècles ! Je ne sais quel air de confiance dans tous ces êtres foibles touchoit profondément, parce que cette confiance ne leur étoit inspirée que par la loyauté de leur âme. Les yeux se remplissoient de larmes au milieu de la fête, comme dans ces jours heureux et mélancoliques où l’on célèbre la convalescence de ce qu’on aime.

Enfin les jeux commencèrent, et les hommes de la vallée et les hommes de la montagne montrèrent, en soulevant d’énormes poids, en luttant les uns contre les autres, une agilité et une force de corps très-remarquables. Cette force rendoit autrefois les nations plus militaires ; aujourd’hui que la tactique et l’artillerie disposent du sort des armées, on ne voit dans ces exercices que des jeux agricoles. La terre est mieux cultivée par des hommes aussi robustes ; mais la guerre ne se fait qu’à l’aide de la discipline et du nombre, et les mouvements même de l’âme ont moins d’empire sur la destinée humaine depuis que les individus ont disparu dans les masses, et que le genre humain semble dirigé comme la nature inanimée par des lois mécaniques.

Après que les jeux furent terminés et que le bon bailli du lieu eut distribué les prix aux vainqueurs, on dîna sous des tentes, et l’on chanta des vers en l’honneur de la tranquille félicité des Suisses. On faisoit passer à la ronde pendant le repas des coupes en bois, sur lesquelles étoient sculptés Guillaume Tell et les trois fondateurs de la liberté helvétique. On buvoit avec transport au repos, à l’ordre, à l’indépendance ; et le patriotisme du bonheur s’exprimoit avec une cordialité qui pénétroit toutes les âmes.

« Les prairies sont aussi fleuries que jadis, les montagnes aussi verdoyantes : quand toute la nature sourit, le cœur seul de l’homme pourroit-il n’être qu’un désert[14]. »

Non sans doute il ne l’étoit pas, il s’épanouissoit avec confiance au milieu de cette belle contrée, en présence de ces hommes respectables, animés tous par les sentiments les plus purs. Un paysan pauvre, d’une étendue très-bornée, sans luxe, sans éclat, sans puissance, est chéri par ses habitants comme un ami qui cache ses vertus dans l’ombre et les consacre toutes au bonheur de ceux qui l’aiment. Depuis cinq siècles que dure la prospérité de la Suisse, on compte plutôt de sages générations que de grands hommes. Il n’y a point de place pour l’exception quand l’ensemble est aussi heureux. On diroit que les ancêtres de cette nation règnent encore au milieu d’elle : toujours elle les respecte, les imite, et les recommence. La simplicité des mœurs et l’attachement aux anciennes coutumes, la sagesse et l’uniformité dans la manière de vivre, rapprochent de nous le passé et nous rendent l’avenir présent. Une histoire, toujours la même, ne semble qu’un seul moment dont la durée est de plusieurs siècles.

La vie coule dans ces vallées comme les rivières qui les traversent ; ce sont des ondes nouvelles, mais qui suivent le même cours : puisse-t-il n’être point interrompu ! puisse la même fête être souvent célébrée au pied de ces mêmes montagnes ! L’étranger les admire comme une merveille, l’Helvétien les chérit comme un asile où les magistrats et les pères soignent ensemble les citoyens et les enfants.


  1. Phrase supprimée par les censeurs.
  2. Je n’ai pas besoin de dire que c’étoit l’Angleterre que je voulois désigner par ces paroles mais quand les noms propres ne sont pas articulés, la plupart des censeurs, hommes éclairés, se font un plaisir de ne pas comprendre. Il n’en est pas de même de la police ; elle a une sorte d’instinct vraiment remarquable contre les idées libérales, sous quelque forme qu’elleg se présentent, et dans ce genre elle dépiste comme un habile chien de chasse tout ce qui pourroit réveiller dans l’esprit des Français leur ancien amour pour les lumières et la liberté.
  3. M. de La Cretelle.
  4. Ce chapitre sur l’Autriche a été écrit dans l’année 1808
  5. Supprimé par la censure
  6. Supprimé par la censure.
  7. Supprimé par la censure.
  8. Supprimé par la censure.
  9. Supprimé par la censure sous prétexte qu’il y avoit, tant de bonheur à Paris maintenant qu’on n’avoit pas besoin de s’en passer.
  10. Supprimé par la censure.
  11. Supprimé par la censure.
  12. Supprimé par la censure. Je luttai pendant plusieurs jours pour obtenir la liberté de rendre cet hommage au prince Louis, et je représentai que c’étoit relever la gloire des Français que de louer la bravoure de ceux qu’ils avoient vaincus ; mais il parut plus simple aux censeurs de ne rien permettre en ce genre.
  13. On peut en voir une esquisse dans l’ouvrage que M. de Villers vient de publier sur ce sujet. On trouve toujours M. de Villers à la tête de toutes les opinions nobles et généreuses ; et il me semble appelé, par la grâce de son esprit et la profondeur de ses études, à représenter la France en Allemagne, et l’Allemagne en France.
  14. Ces paroles étoient le refrain d’un chant plein de grâce et de talent, composé pour cette fête. L’auteur de ce chant c’est madame Harmès, très-connue par ses écrits sous le nom de madame de Berlepsch en Allemagne.