De l’Allemagne/Troisième partie/XVI

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 214-221).

CHAPITRE XVI.

Jacobi.


Il est difficile de rencontrer, dans aucun pays, un homme de lettres d’une nature plus distinguée que celle de Jacobi ; avec tous les avantages de la figure et de la fortune, il s’est voué depuis sa jeunesse, depuis quarante années, à la méditation. La philosophie est d’ordinaire une consolation ou un asile, mais celui qui la choisit, quand toutes les circonstances lui promettent de grands succès dans le monde, n’en est que plus digne de respect. Entraîné par son caractère à reconnoître la puissance du sentiment, Jacobi s’est occupé des idées abstraites, surtout pour montrer leur insuffisance. Ses écrits sur la métaphysique sont très-estimés en Allemagne ; cependant c’est surtout comme grand moraliste que sa réputation est universelle. Il a combattu le premier la morale fondée sur l’intérêt, et donnant pour principe à la sienne le sentiment religieux considéré philosophiquement, il s’est fait une doctrine distincte de celle de Kant, qui rapporte tout à l’inflexible loi du devoir, et de celle des nouveaux métaphysiciens, qui cherchent, comme je viens de le dire, le moyen d’appliquer la rigueur scientifique à la théorie de la vertu.

Schiller, dans une épigramme contre le système de Kant en morale, dit : « Je trouve du plaisir à servir mes amis ; il m’est agréable d’accomplir mes devoirs ; cela m’inquiète, car alors je ne suis pas vertueux. » Cette plaisanterie porte avec elle un sens profond, car, quoique le bonheur ne doive jamais être le but de l’accomplissement du devoir, néanmoins la satisfaction intérieure qu’il nous cause est précisément ce qu’on peut appeler la béatitude de la vertu : ce mot de béatitude a perdu quelque chose de sa dignité ; mais il faut pourtant revenir à s’en servir, car on a besoin d’exprimer le genre d’impressions qui fait sacrifier le bonheur, ou du moins le plaisir, à un état de l’âme plus doux et plus pur.

En effet, si le sentiment ne seconde pas la morale, comment se feroit-elle obéir ? Comment unir ensemble, si ce n’est par le sentiment, la raison et la volonté, lorsque cette volonté doit faire plier nos passions ? Un penseur allemand a dit qu’il n’y avoit d’autre philosophie que la religion chrétienne, et ce n’est certainement pas pour exclure la philosophie qu’il s’est exprimé ainsi, c’est parce qu’il étoit convaincu que les idées les plus hautes et les plus profondes conduisoient à découvrir l’accord singulier de cette religion avec la nature de l’homme. Entre ces deux classes de moralistes, celle qui, comme Kant et d’autres plus abstraits encore, veut rapporter toutes les actions de la morale à des préceptes immuables, et celle qui, comme Jacobi, proclame qu’il faut tout abandonner à la décision du sentiment, le christianisme semble indiquer le point merveilleux où la loi positive n’exclut pas l’inspiration du cœur, ni cette inspiration la loi positive. Jacobi, qui a tant de raisons de se confier dans la pureté de sa conscience, a eu tort de poser en principe qu’on doit s’en remettre entièrement à ce que le mouvement de l’âme peut nous conseiller ; la sécheresse de quelques écrivains intolérants, qui n’admettent ni modification ni indulgence dans l’application de quelques préceptes, a jeté Jacobi dans l’excès contraire.

Quand les moralistes français sont sévères, ils le sont à un degré qui tue le caractère individuel dans l’homme ; il est dans l’esprit de la nation d’aimer en tout l’autorité. Les philosophes allemands, et Jacobi principalement, respectent ce qui constitue l’existence particulière de chaqne être, et jugent les actions à leur source, c’est-à-dire d’après l’impulsion bonne ou mauvaise qui les a causées. Il y a mille moyens d’être un très-mauvais homme sans blesser aucune loi reçue, comme on peut faire une détestable tragédie en observant toutes les règles et toutes les convenances théâtrales. Quand l’âme n’a pas d’élan naturel, elle voudroit savoir ce qu’on doit dire et ce qu’on doit faire dans chaque circonstance, afin d’être quitte envers elle-même et envers les autres, en se soumettant à ce qui est ordonné. La loi cependant ne peut apprendre en morale, comme en poésie, que ce qu’il ne faut pas faire mais en toutes choses, ce qui est bon et sublime ne nous est révélé que par la divinité de notre cœur.

L’utilité publique, telle que je l’ai développée dans les chapitres précédents, pourroit conduire à être immoral par moralité. Dans les rapports privés au contraire, il peut arriver quelquefois qu’une conduite parfaite selon le monde vienne d’un mauvais principe, c’est-à-dire qu’elle tienne à quelque chose d’aride, de haineux et d’impitoyable. Les passions naturelles et les talents supérieurs déplaisent à ces personnes qu’on honore trop facilement du nom de sévères : elles se saisissent de leur moralité, qu’elles disent venir de Dieu, comme un ennemi prendroit l’épée du père pour en frapper les enfants.

Cependant l’aversion de Jacobi contre l’inflexible rigueur de la loi le fait aller trop loin pour s’en affranchir. « Oui, dit-il, je mentirois comme Desdemona mourante[1] ; je tromperois comme Oreste quand il vouloit mourir à la place de Pylade ; j’assassinerois comme Timoléon ; je serois parjure comme Épaminondas et comme Jean de Witt ; je me déterminerois au suicide comme Caton ; je serois sacrilége comme David ; car j’ai la certitude en moi-même qu’en pardonnant à ces fautes selon la lettre, l’homme exerce le droit souverain que la majesté de son être lui confère ; il appose le sceau de sa dignité, le sceau de sa divine nature sur la grâce qu’il accorde.

Si vous voulez établir un système universel et rigoureusement scientifique, il faut que vous soumettiez la conscience à ce système qui a pétrifié la vie : cette conscience doit devenir sourde, muette et insensible ; il faut arracher jusqu’aux moindres restes de sa racine, c’est-à-dire du cœur de l’homme. Oui, aussi vrai que vos formules métaphysiques vous tiennent lieu d’Apollon et des Muses, ce n’est qu’en faisant taire votre cœur que vous pourrez vous conformer implicitement aux lois sans exception, et que vous adopterez l’obéissance roide et servile qu’elles demandent : alors la conscience ne servira qu’à vous enseigner, comme un professeur dans la chaire, ce qui est vrai au dehors de vous ; et ce fanal intérieur ne sera bientôt plus qu’une main de bois qui, sur les grands chemins, indique la route aux voyageurs. »

Jacobi est si bien guidé par ses propres sentiments, qu’il n’a peut-être pas assez réfléchi aux conséquences de cette morale pour le commun des hommes. Car, que répondre à ceux qui prétendroient, en s’écartant du devoir, qu’ils obéissent aux mouvements de leur conscience ? Sans doute on pourra découvrir qu’ils sont hypocrites en parlant ainsi : mais on leur a fourni l’argument qui peut servir à les justifier, quoi qu’ils fassent ; et c’est beaucoup pour les hommes d avoir des phrases à dire en faveur de leur conduite : ils s’en servent d’abord pour tromper les autres, et finissent par se tromper eux-mêmes.

Dira-t-on que cette doctrine indépendante ne peut convenir qu’aux caractères vraiment vertueux ? Il ne doit point y avoir de priviléges même pour la vertu ; car du moment qu’elle en désire, il est probable qu’elle n’en mérite plus. Une égalité sublime règne dans l’empire du devoir, et il se passe quelque chose au fond du cœur humain qui donne à chaque homme, quand il le veut sincèrement, les moyens d’accomplir tout ce que l’enthousiasme inspire, sans sortir des bornes de la loi chrétienne qui est aussi l’œuvre d’un saint enthousiasme.

La doctrine de Kant peut être en effet considérée comme trop sèche, parce qu’il n’y donne pas assez d’influence à la religion ; mais il ne faut pas s’étonner qu’il ait été porté à ne pas faire du sentiment la base de sa morale, dans un temps où il s’étoit répandu, en Allemagne surtout, une affectation de sensibilité qui affoiblissoit nécessairement le ressort des esprits et des caractères. Un génie tel que celui de Kant devoit avoir pour but de retremper les âmes.

Les moralistes allemands de la nouvelle école, si purs dans leurs sentiments, à quelques systèmes abstraits qu’ils s’abandonnent, peuvent être divisés en trois classes : ceux qui, comme Kant et Fichte, ont voulu donner à la loi du devoir une théorie scientifique et une application inflexible ; ceux à la tête desquels Jacobi doit être placé, qui prennent le sentiment religieux et la conscience naturelle pour guides, et ceux qui, faisant de la révélation la base de leur croyance, veulent réunir le sentiment et le devoir, et cherchent à les lier ensemble par une interprétation philosophique. Ces trois classes de moralistes attaquent tous également la morale fondée sur l’intérêt personnel. Elle n’a presque plus de partisans en Allemagne : on peut y faire le mal, mais du moins on y laisse intacte la théorie du bien.


  1. Desdemona, afin de sauver à son époux la honte et le danger du forfait qu’il vient de commettre, déclare en mourant que c’est elle qui s’est tuée.