De l’Allemagne/Troisième partie/XIX

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 232-242).

CHAPITRE XIX.

De l’amour dans le mariage.


C’est dans le mariage que la sensibilité est un devoir : dans toute autre relation la vertu peut suffire ; mais dans celle où les destinées sont entrelacées, où la même impulsion sert pour ainsi dire aux battements de deux cœurs, il semble qu’une affection profonde est presque un lien nécessaire. La légèreté des mœurs a introduit tant de chagrins entre les époux, que les moralistes du dernier siècle s’étoient accoutumés à rapporter toutes les jouissances du cœur à l’amour paternel et maternel, et finissoient presque par ne considérer le mariage que comme la condition requise pour jouir d’avoir des enfants. Cela est faux en morale, et plus faux encore en bonheur.

Il est si aisé d’être bon pour ses enfants, qu’on ne doit pas en faire un grand mérite. Dans leurs premières années, ils ne peuvent avoir de volonté que celle de leurs parents : et dès qu’ils arrivent à la jeunesse, ils existent par eux-mêmes. Justice et bonté composent les principaux devoirs d’une relation que la nature rend si facile. Il n’en est point ainsi des rapports avec cette moitié de nous, qui peut trouver du bonheur ou du malheur dans les moindres de nos actions, de nos regards et de nos pensées. C’est là seulement que la moralité peut s’exercer toute entière : c’est aussi là qu’est la véritable source de la félicité.

Un ami du même âge, auprès duquel vous devez vivre et mourir ; un ami dont tous les intérêts sont les vôtres, dont toutes les perspectives sont en commun avec vous, y compris celle de la tombe : voilà le sentiment qui contient tout le sort. Quelquefois, il est vrai, vos enfants, et plus souvent encore vos parents, deviennent vos compagnons dans la vie ; mais cette rare et sublime jouissance est combattue par les lois de la nature, tandis que l’association du mariage est d’accord avec toute l’existence humaine.

D’où vient donc que cette association si sainte est si souvent profanée ? J’oserai le dire, c’est à l’inégalité singulière que l’opinion de la société met entre les devoirs des deux époux qu’il faut s’en prendre. Le christianisme a tiré les femmes d’un état qui ressembloit à l’esclavage. L’égalité devant Dieu étant la base de cette admirable religion, elle tend à maintenir l’égalité des droits sur la terre ; la justice divine, la seule parfaite, n’admet aucun genre de priviléges, et celui de la force moins qu’aucun autre. Cependant il est resté de l’esclavage des femmes des préjugés qui, se combinant avec la grande liberté que la société leur laisse, ont amené beaucoup de maux.

On a raison d’exclure les femmes des affaires politiques et civiles ; rien n’est plus opposé à leur vocation naturelle que tout ce qui leur donneroit des rapports de rivalité avec les hommes, et la gloire elle-même ne sauroit être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur. Mais si la destinée des femmes doit consister dans un acte continuel de dévouement à l’amour conjugal, la récompense de ce dévouement, c’est la scrupuleuse fidélité de celui qui en est l’objet.

La religion ne fait aucune différence entre les devoirs des deux époux, mais le monde en établit une grande ; et de cette différence nait la ruse dans les femmes, et le ressentiment dans les hommes. Quel est le cœur qui peut se donner tout entier sans vouloir un autre cœur aussi tout entier ? Qui donc accepte de bonne foi l’amitié pour prix de l’amour ? Qui promet sincèrement la constance à qui ne veut pas être fidèle ? Sans doute la religion peut l’exiger, car elle seule a le secret de cette çontrée mystérieuse où les sacrifices sont des jouissances ; mais qu’il est injuste l’échange que l’homme se propose de faire subir à sa compagne !

« Je vous aimerai, dit-il, avec passion deux ou trois ans, et puis au bout de ce temps je vous parlerai raison. » Et ce qu’ils appellent raison, c’est le désenchantement de la vie. « Je montrerai dans ma maison de la froideur et de l’ennui ; je tâcherai de plaire ailleurs : mais vous qui avez d’ordinaire plus d’imagination et de sensibilité que moi, vous qui n’avez ni carrière ni distraction, tandis que le monde m’en offre de toute espèce, vous qui n’existez que pour moi, tandis que j’ai mille autres pensées, vous serez satisfaite de l’affection subordonnée, glacée, partagée, qu’il me convient de vous accorder, et vous dédaignerez tous les hommages qui exprimeroient des sentiments plus exaltés et plus tendres. »

Quel injuste traité ! tous les sentiments humains s y refusent. Il existe un contraste singulier entre les formes de respect envers les femmes, que l’esprit chevaleresque a introduites en Europe, et la tyrannique liberté que les hommes se sont adjugée. Ce contraste produit tous les malheurs du sentiment, les attachements illégitimes, la perfidie, l’abandon et le désespoir. Les nations germaniques ont été moins atteintes que les autres par ces funestes effets ; mais elles doivent craindre à cet égard l’influence qu’exerce à la longue la civilisation moderne. Il vaut mieux renfermer les femmes comme des esclaves, ne point exciter leur esprit ni leur imagination, que de les lancer au milieu du monde, et de développer toutes leurs facultés, pour leur refuser ensuite le bonheur que ces facultés leur rendent nécessaire.

Il y a dans un mariage malheureux une force de douleur qui dépasse toutes les autres peines de ce monde. L’âme entière d’une femme repose sur l’attachement conjugal : lutter seule contre le sort, s’avancer vers le cercueil sans qu’un ami vous soutienne, sans qu’un ami vous regrette, c’est un isolement dont les déserts de l’Arabie ne donnent qu’une foible idée ; et quand tout le trésor de vos jeunes années a été donné en vain, quand vous n’espérez plus pour la fin de la vie le reflet de ces premiers rayons, quand le crépuscule n’a plus rien qui rappelle l’aurore, et qu’il est pâle et décoloré comme un spectre livide, avant-coureur de la nuit, votre cœur se révolte, il vous semble qu’on vous a privé des dons de Dieu sur la terre ; et si vous aimez encore celui qui vous traite en esclave, puisqu’il ne vous appartient pas et qu’il dispose de vous, le désespoir s’empare de toutes les facultés, et la conscience elle-même se trouble à force de malheurs.

Les femmes pourroient adresser à l’époux qui traite légèrement leur destinée ces deux vers d’une fable :

Oui, c’est un jeu pour vous,
Mais c’est la mort pour nous.


Et tant qu’il ne se fera pas dans les idées une révolution quelconque qui change l’opinion des hommes sur la constance que leur impose le lien du mariage, il y aura toujours guerre entre les deux sexes, guerre secrète, éternelle, rusée, perfide, et dont la moralité de tous les deux souffrira.

En Allemagne, il n’y a guère dans le mariage d’inégalité entre les deux sexes ; mais c’est parce que les femmes brisent aussi souvent que les hommes les nœuds les plus saints. La facilité du divorce introduit dans les rapports de famille une sorte d’anarchie qui ne laisse rien subsister dans sa vérité ni dans sa force. Il vaut encore mieux, pour maintenir quelque chose de sacré sur la terre, qu’il y ait dans le mariage une esclave que deux esprits forts.

La pureté de l’âme et de la conduite est la première gloire de la femme. Quel être dégradé ne seroit-elle pas sans l’une et sans l’autre ! Mais le bonheur général et la dignité de l’espèce humaine ne gagneroient pas moins peut-être à la fidélité de l’homme dans le mariage. En effet, qu’y a-t-il de plus beau dans l’ordre moral qu’un jeune homme qui respecte cet auguste lien ? L’opinion ne l’exige pas de lui, la société le laisse libre ; une sorte de plaisanterie barbare s’attacheroit à déjouer jusqu’aux plaintes du cœur qu’il auroit brisé, car le blâme se tourne facilement contre les victimes. Il est donc le maître, mais il s’impose des devoirs ; nul inconvénient ne peut résulter pour lui de ses fautes ; mais il craint le mal qu’il peut faire à celle qui s’est confiée à son cœur, et la générosité l’enchaine d’autant plus que la société le dégage.

La fidélité est commandée aux femmes par mille considérations diverses ; elles peuvent redouter les périls et les humiliations, suites inévitables d’une erreur ; la voix de la conscience est la seule qui se fasse entendre à l’homme ; il sait qu’il fait souffrir, il sait qu’il flétrit par l’inconstance un sentiment qui doit se prolonger jusqu’à la mort et se renouveler dans le ciel : seul avec lui-même, seul au milieu des séductions de tous les genres, il reste pur comme un ange ; car, si les anges n’ont pas été représentés sous des traits de femme, c’est parce que l’union de la force avec la pureté est plus belle et plus céleste encore que la modestie même la plus parfaite dans un être foible.

L’imagination, quand elle n’a pas le souvenir pour frein, détache de ce qu’on possède, embellit ce qu’on craint de ne pas obtenir, et fait du sentiment une difficulté vaincue. Mais de même que dans les arts les difficultés vaincues n’exigent point de vrai génie, dans le sentiment il faut de la sécurité pour éprouver ces affections, gages de l’éternité, puisqu’elles nous donnent seules l’idée de ce qui ne sauroit finir.

Le jeune homme fidèle semble chaque jour préférer de nouveau celle qu’il aime ; la nature lui a donné une indépendancesSans bornes, et de long-temps du moins il ne sauroit prévoir les jours mauvais de la vie : son cheval peut le porter au bout du monde ; la guerre, dont il est épris, l’affranchit au moins momentanément des relations domestiques, et semble réduire tout l’intérêt de l’existence à la victoire ou à la mort. La terre lui appartient, tous les plaisirs lui sont offerts, nulle fatigue ne l’effraie, nulle association intime ne lui est nécessaire ; il serre la main d’un compagnon d’armes, et le lien qu’il lui faut est formé. Un temps viendra sans doute où la destinée lui révèlera ses terribles secrets ; mais il ne peut encore s’en douter. Chaque fois qu’une nouvelle génération entre en possession de son domaine, ne croit-elle pas que tous les malheurs de ses devanciers sont venus de leur foiblesse ? ne se persuade-t-elle pas qu’ils sont nés tremblants et débiles, comme on les voit maintenant ? Eh bien ! du sein même de tant d’illusions, qu’il est vertueux et sensible celui qui veut se vouer au long amour, lien de cette vie avec l’autre ! ah ! qu’un regard fier et mâle est beau, lorsqu’en même temps il est modeste et pur ! on y voit passer un rayon de cette pudeur, qui peut se détacher de la couronne des vierges saintes pour parer même un front guerrier.

Si le jeune homme veut partager avec un seul objet les jours brillants de sa jeunesse, il trouvera sans doute parmi ses contemporains des railleurs qui prononceront sur lui ce grand mot de duperie, la terreur des enfants du siècle. Mais est-il dupe le seul qui sera vraiment aimé ? car les angoisses ou les jouissances de l’amour-propre forment tout le tissu des affections frivoles et mensongères. Est-il dupe celui qui ne s’amuse pas à tromper pour être à son tour plus trompé, plus déchiré peut-être que sa victime ? Est-il dupe enfin celui qui n’a pas cherché le bonheur dans les misérables combinaisons de la vanité, mais dans les éternelles beautés de la nature, qui parlent toutes de constance, de durée, et de profondeur ?

Non, Dieu a créé l’homme le premier comme la plus noble des créatures, et la plus noble est celle qui a le plus de devoirs. C’est un abus singulier de la prérogative d’une supériorité naturelle, que de la faire servir à s’affranchir des liens les plus sacrés, tandis que la vraie supériorité consiste dans la force de l’âme ; et la force de l’âme, c’est la vertu.