De l’Allemagne/Seconde partie/XXIII

Librairie Stéréotype (Tome 2p. 171-214).

CHAPITRE XXIII.

Faust.


Parmi les pièces des marionnettes, il y en a une intitulée Le Docteur Faust, ou La Science malheureuse, qui a fait de tout temps une grande fortune en Allemagne. Lessing s’en est occupé avant Goethe. Cette histoire merveilleuse est une tradition généralement répandue. Plusieurs auteurs anglais ont écrit sur la vie de ce même docteur Faust : et quelques-uns même lui attribuent l’invention de l’imprimerie. Son savoir très-profond ne le préserva pas de l’ennui de la vie ; il essaya pour y échapper de faire un pacte avec le diable, et le diable finit par l’emporter. Voilà le premier mot qui a fourni à Goethe l’étonnant ouvrage dont je vais essayer de donner l’idée.

Certes, il ne faut y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l’art qui choisit et termine ; mais si l’imagination pouvoit se figurer un chaos intellectuel tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le Faust de Goethe devroit avoir été composé à cette époque. On ne sauroit aller au-delà en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. Le diable est le héros de cette pièce ; l’auteur ne l’a point conçu comme un fantôme hideux, tel qu’on a coutume de le représenter aux enfants ; il en a fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, le méchant par excellence, auprès duquel tous les méchants, et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novices, à peine dignes d’être les serviteurs de Méphistophélès. (C’est le nom du démon qui se fait l’ami de Faust.) Goethe a voulu montrer dans ce personnage, réel et fantastique tout à la fois, la plus arrière plaisanterie que le dédain puisse inspirer, et néanmoins une audace de gaieté qui amuse. Il y a dans les discours de Méphistophélès une ironie infernale qui porte sur la création toute entière, et juge l’univers comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur.

Méphistophélès déjoue l’esprit lui-même, comme le plus grand des ridicules, quand il fait prendre un intérêt sérieux à quoi que ce soit au monde, et surtout quand il nous donne de la confiance en nos propres forces. C’est une chose singulière que la méchanceté suprême et la sagesse divine s’accordent en ceci ; qu’elles reconnoissent également l’une et l’autre le vide et la foiblesse de tout ce qui existe sur la terre : mais l’une ne proclame cette vérité que pour dégoûter du bien, et l’autre que pour élever au-dessus du mal.

S’il n’y avoit dans la pièce de Faust que de la plaisanterie piquante et philosophique, on pourroit trouver dans plusieurs écrits de Voltaire un genre d’esprit analogue ; mais on sent dans cette pièce une imagination d’une toute autre nature. Ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une poésie du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée qui font frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez parce qu’il est impitoyable, vous riez parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits, vous pleurez parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse.

Milton a fait Satan plus grand que l’homme ; Michel-Ange et Le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Goethe est un diable civilisé. Il manie avec art cette moquerie légère en apparence qui peut si bien s’accorder avec une grande profondeur de perversité ; il traite de niaiserie ou d’affectation tout ce qui est sensible ; sa figure est méchante, basse et fausse ; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté, quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire : et ce qu’il entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre ; car il ne peut même faire semblant d’aimer. C’est la seule dissimulation qui lui soit impossible.

Le caractère de Méphistophélès suppose une inépuisable connoissance de la société, de la nature et du merveilleux. C’est le cochemar de l’esprit que cette pièce de Faust, mais un cochemar qui double sa force. On y trouve la révélation diabolique de l’incrédulité, de celle qui s’applique à tout ce qu’il peut y avoir de bon dans ce monde ; et peut-être cette révélation seroit-elle dangereuse, si les circonstances amenées par les perfides intentions de Méphistophélès n’inspiroient pas de l’horreur pour son arrogant langage, et ne faisoient pas connoître la scélératesse qu’il renferme.

Faust rassemble dans son caractère toutes les foiblesses de l’humanité : désir de savoir et fatigue du travail ; besoin du succès, satiété du plaisir. C’est un parfait modèle de l’être changeant et mobile dont les sentiments sont plus éphémères encore que la courte vie dont il se plaint. Faust a plus d’ambition que de force ; et cette agitation intérieure le révolte contre la nature, et le fait recourir à tous les sortilèges pour échapper aux conditions dures, mais nécessaires, imposées à l’homme mortel. On le voit, dans la première scène, au milieu de ses livres et d’un nombre infini d’instruments de physique et de fioles de chimie. Son père s’occupoit aussi des sciences, et lui en a transmis le goût et l’habitude. Une seule lampe éclaire cette retraite sombre, et Faust étudie sans relâche la nature, et surtout la magie, dont il possède déjà quelques secrets.

Il veut faire apparaître un des génies créateurs du second ordre ; le génie vient, et lui conseille de ne point s’élever au-dessus de la sphère de l’esprit humain. — « C’est à nous, lui dit-il, c’est à nous de nous plonger dans le tumulte de l’activité, dans ces vagues éternelles de la vie, que la naissance et la mort élèvent et précipitent, repoussent et ramènent : nous sommes faits pour travailler à l’œuvre que Dieu nous commande, et dont le temps accomplit la trame. Mais toi, qui ne peux concevoir que toi-même, toi, qui trembles en approfondissant ta destinée et que mon souffle fait tressaillir, laisse-moi, ne me rappelle plus. » — Quand le génie disparoît, un désespoir profond s’empare de Faust et il veut s’empoisonner.

« Moi, dit-il, l’image de la divinité, je me croyois si près de goûter l’éternelle vérité dans tout l’éclat de sa lumière céleste ! je n’étois déjà plus le fils de la terre ; je me sentois l’égal des chérubins, qui, créateurs à leur tour, peuvent goûter les jouissances de Dieu même. Ah ! combien je dois expier mes pressentiments présomptueux ! Une parole foudroyante les a détruits pour jamais. Esprit divin, j’ai eu la force de t’attirer, mais je n’ai pas eu celle de te retenir. Pendant l’instant heureux où je t’ai vu, je me sentais à la fois sigrand et si petit ! mais tu m’as repoussé violemment dans le sort incertain de l’humanité.

Qui m’instruira maintenant ? Que dois-je éviter ? que dois-je céder à l’impulsion qui me presse ? nos actions, comme nos souffrances, arrêtent la marche de la pensée. Des penchants grossiers s’opposent à ce que l’esprit conçoit de plus magnifique. Quand nous atteignons un certain bonheur ici-bas, nous traitons d’illusion et de mensonge tout ce qui vaut mieux que ce bonheur ; et les sentiments sublimes que le créateur nous avoit donnés se perdent dans les intérêts de la terre. D’abord l’imagination avec ses ailes hardies aspire à l’éternité ; puis un petit espace suffit bientôt aux débris de toutes nos espérances trompées. L’inquiétude s’empare de notre cœur. Elle y produit des douleurs secrètes ; elle y détruit le repos et le plaisir. Elle se présente à nous sous mille formes ; tantôt la fortune, tantôt une femme, des enfants, le poignard, le poison, le feu, la mer nous agitent. L’homme tremble devant tout ce qui n’arrivera pas, et pleure sans cesse ce qu’il n’a point perdu.

Non, je ne me suis point comparé à la divinité ; non, je sens ma misère : c’est à l’insecte que je ressemble. Il s’agite dans la poussière, il se nourrit d’elle, et le voyageur en passant l’écrase et le détruit.

N’est-ce pas de la poussière en effet que ces livres dont je suis environné ? Ne suis-je pas enfermé dans le cachot de la science ? Ces murs, ces vitraux qui m’entourent, laissent-ils pénétrer seulement jusqu’à moi la lumière du jour sans l’altérer ? Que dois-je faire de ces inombrables volumes, de ces niaiseries sans fin qui remplissent ma tête ? Y trouverai-je ce qui me manque ? Si je parcours ces pages, qu’y lirai-je ? Que partout les hommes se sont tourrnentés sur leur sort ; que de temps en temps un heureux a paru, et qu’il a fait le désespoir du reste de la terre. » (Une tête de mort est sur la table.) « Et toi, qui sembles m’adresser un ricanement si terrible, l’esprit qui habitoit jadis ton cerveau n’a-t-il pas erré comme le mien, n’a-t-il pas cherché la lumière, et succombé sous le poids des ténèbres ? ces machines de tout genre que mon père avoient rassemblées pour servir à ses vains travaux ; ces roues, ces cylindres, ces leviers, me révéleront-ils le secret de la nature ? Non, elle est mystérieuse, bien qu’elle semble se montrer au jour ; et ce qu’elle veut cacher, tous les efforts de la science ne l’arracheront jamais de son sein.

C’est donc vers toi que mes regards sont attirés, liqueur empoisonnée ! Toi qui donnes la mort, je te salue comme une pâle lueur dans la forêt sombre. En toi j’honore la science et l’esprit de l’homme. Tu es la plus douce essence des sucs qui procurent le sommeil. Tu contiens toutes les forces qui tuent. Viens à mon secours. Je sens déjà l’agitation de mon esprit qui se calme ; je vais m’élancer dans la haute mer. Les flots limpides brillent comme un miroir à mes pieds. Un nouveau jour m’appelle vers l’autre bord. Un char de feu plane déjà sur ma tête ; j’y vais monter ; je saurai parcourir les sphères éthérées, et goûter les délices des cieux.

Mais dans mon abaissement comment les mériter ? Oui, je le puis, si je l’ose, si j’enfonce avec courage ces portes de la mort devant lesquelles chacun passe en frémissant. Il est temps de montrer la dignité de l’homme. Il ne faut plus qu’il tremble au bord de cet abîme, où son imagination se condamne elle-même à ses propres tourments, et dont les flammes de l’enfer semblent défendre l’approche. C’est dans cette coupe d’un pur cristal que je vais verser le poison mortel. Hélas ! jadis elle servoit pour un autre usage : on la passoit de main en main dans les festins joyeux de nos pères, et le convive en la prenant célébroit en vers sa beauté. Coupe dorée ! tu me rappelles les nuits bruyantes de ma jeunesse. Je ne t’offrirai plus à mon voisin ; je ne vanterai plus l’artiste qui sut t’embellir. Une liqueur sombre te remplit, je l’ai préparée, je la choisis. Ah ! qu’elle soit pour moi la libation solennelle que je consacre au matin d’une nouvelle vie ! »

Au moment où Faust va prendre le poison, il entend les cloches qui annoncent dans la ville le jour de Pâques, et les chœurs qui, dans l’église voisine, célèbrent cette sainte fête.

LE CHOEUR.

« Le Christ est ressuscité. Que les mortels dégénérés, foibles et tremblants, s’en réjouissent.

FAUST.

Comme le bruit imposant de l’airain m’ébranle jusqu’au fond de l’âme ! Quelles voix pures font tomber la coupe empoisonnée de ma main ? Annoncez-vous, cloches retentissantes, la première heure du jour de Pâques ? Vous, chœur, célébrez-vous déjà les chants consolateurs, ces chants que, dans la nuit du tombeau, les anges firent entendre quand ils descendirent du ciel pour commencer la nouvelle alliance ? »

Le chœur répète une seconde fois : Le Christ, etc.

FAUST.

« Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière ? faites-vous entendre aux humains que vous pouvez consoler. J’écoute le message que vous m’apportez, mais la foi me manque pour y croire. Le miracle est l’enfant chéri de la foi. Je ne puis m’élancer dans la sphère d’où votre auguste nouvelle est descendue ; et cependant accoutumé dès l’enfance à ces chants, ils me rappellent à la vie. Autrefois un rayon de l’amour divin descendoit sur moi pendant la solennité tranquille du dimanche. Le bourdonnement sourd de la cloche remplissoit mon âme du pressentiment de l’avenir, et ma prière étoit une jouissance ardente. Cette même cloche annonçoit aussi les jeux de la jeunesse, et la fête du printemps. Le souvenir ranime en moi les sentiments enfantins qui nous détournent de la mort. Oh ! faites-vous entendre encore, chants célestes ! la terre m’a reconquis. »

Ce moment d’exaltation ne dure pas ; Faust est un caractère inconstant, les passions du monde le reprennent. Il cherche à les satisfaire, il souhaite de s’y livrer ; et le diable, sous le nom de Méphistophélès, vient et lui promet de le mettre en possession de toutes les jouissances de la terre, mais en même temps il sait le dégoûter de toutes ; car la vraie méchanceté dessèche tellement l’âme, qu’elle finit par inspirer une indifférence profonde pour les plaisirs aussi-bien que pour les vertus.

Méphistophélès conduit Faust chez une sorcière qui tient à ses ordres des animaux moitié singes et moitié chats. (Meer-katzen.) On peut considérer cette scène, à quelques égards, comme la parodie des Sorcières de Macbeth. Les Sorcières de Macbeth chantent des paroles mystérieuses, dont les sons extraordinaires font déjà l’effet d’un sortilège ; les Sorcières de Goethe prononcent aussi des mots bizarres, dont les consonnances sont artistement multipliées ; ces mots excitent l’imagination à la gaieté, par la singularité même de leur structure, et le dialogue de cette scène, qui ne seroit que burlesque en prose, prend un caractère plus relevé par le charme de la poésie.

On croit découvrir, en écoutant le langage comique de ces chats-singes, quelles seroient les idées des animaux s’ils pouvoient les exprimer, quelle image grossière et ridicule ils se feroient de la nature et de l’homme.

Il n’y a guère d’exemples dans les pièces françaises de ces plaisanteries fondées sur le merveilleux, les prodiges, les sorcières, les métamorphoses, etc. : c’est jouer avec la nature, comme dans la comédie de mœurs on joue avec les hommes. Mais il faut, pour se plaire à ce comique, n’y point appliquer le raisonnement, et regarder les plaisirs de l’imagination comme un jeu libre et sans but. Néanmoins ce jeu n’en est pas pour cela plus facile, car les barrières sont souvent des appuis ; et quand on se livre en littérature à des inventions sans bornes, il n’y a que l’excès et l’emportement même du talent qui puisse leur donner quelque mérite ; l’union du bizarre et du médiocre ne seroit pas tolérable.

Méphistophélès conduit Faust dans les sociétés des jeunes gens de toutes les classes, et subjugue, de différentes manières, les divers esprits qu’il rencontre. Il ne les subjugue jamais par l’admiration, mais par l’étonnernent. Il captive toujours par quelque chose d’inattendu et de dédaigneux dans ses paroles et dans ses actions ; car la plupart des hommes vulgaires font d’autant plus de cas d’un esprit supérieur, qu’il ne se soucie pas d’eux. Un instinct secret leur dit que celui qui les méprise voit juste.

Un écolier de Leipsick, sortant de la maison maternelle, et niais comme on peut l’être à cet âge dans les bons pays de l’Allemagne, vient consulter Faust sur ses études ; Faust prie Méphistophélès de se charger de lui répondre. Il revèt la robe de docteur, et pendant qu’il attend l’écolier, il exprime seul son dédain pour Faust. « Cet homme, dit-il, ne sera jamais qu’à demi pervers, et c’est en vain qu’il se flatte de parvenir à l’être entièrement. » En effet, une maladresse causée par des regrets invincibles entrave les honnêtes gens quand ils se détournent de leur route naturelle, et les hommes radicalement mauvais se moquent de ces candidats du vice qui ont bonne intention de faire le mal, mais qui sont sans talent pour l’accomplir.

Enfin l’écolier se présente, et rien n’est plus naïf que l’empressement gauche et confiant de ce jeune Allemand, qui arrive pour la première fois dans une grande ville, disposé à tout, et ne connoissant rien, ayant peur et envie de chaque chose qu’il voit ; désirant de s’instruire, souhaitant fort de s’amuser, et s’approchant avec un sourire gracieux de Méphistophélès, qui le reçoit d’un air froid et moqueur ; le contraste entre la bonhomie toute en dehors de l’un et l’insolence contenue de l’autre est admirablement spirituel.

Il n’y a pas une connoissance que l’écolier ne voulût acquérir, et ce qu’il lui convient d’apprendre, dit-il, c’est la science et la nature. Méphistophélès le félicite de la précision de son plan d’étude. Il s’amuse à décrire les quatre facultés : la jurisprudence, la médecine, la philosophie et la théologie, de manière à embrouiller la tête de l’écolier pour toujours. Méphistophélès lui fait mille arguments divers que l’écolier approuve tous les uns après les autres, mais dont la conclusion l’étonne, parce qu’il s’attend au sérieux, et que le diable plaisante toujours. L’écolier de bonne volonté se prépare à l’admiration, et le résultat de tout ce qu’il entend n’est qu’un dédain universel. Méphistophélès convient lui-même que le doute vient de l’enfer, et que les démons ce sont ceux qui nient ; mais il exprime le doute avec un ton décidé, qui, mêlant l’arrogance du caractère à l’incertitude de la raison, ne laisse de consistance qu’aux mauvais penchants. Aucune croyance, aucune opinion ne reste fixe et l’on s’examine soi-même pour savoir s’il y a quelque chose de vrai dans ce monde, ou si l’on ne pense que pour se moquer de tous ceux qui croient penser.

« Ne doit-il pas toujours y avoir une idée dans un mot, dit l’écolier ? — Oui, si cela se peut, répond Méphistophélès, mais il ne faut pourtant pas trop se tourmenter là-dessus ; car là où les idées manquent, les mots viennent à propos pour y suppléer. »

L’écolier quelquefois ne comprend pas Méphistophélès, mais n’en a que plus de respect pour son génie. Avant de le quitter, il le prie d’écrire quelques lignes sur son Album, c’est le livre dans lequel, selon les bienveillants usages de l’Allemagne, chacun se fait donner une marque de souvenir par ses amis. Méphistophélès écrit ce que Satan a dit à Ève pour l’engager à manger le fruit de l’arbre de vie : Vous serez comme Dieu, connoissant le bien et le mal. « Je peux bien, se dit-il à lui-même, emprunter cette ancienne sentence à mon cousin le serpent, il y a long-temps qu’on s’en sert dans ma famille. » L’écolier reprend son livre et s’en va parfaitement satisfait.

Faust s’ennuie, et Méphistophélès lui conseille de devenir amoureux. Il le devient en effet d’une jeune fille du peuple, tout-à-fait innocente et naïve, qui vit dans la pauvreté avec sa vieille mère. Méphistophélès, pour introduire Faust auprès d’elle, imagine de faire connoissance avec une de ses voisines Marthe, chez laquelle la jeune Marguerite va quelquefois. Cette femme a son mari dans les pays étrangers, et se désole de n’en point recevoir de nouvelles ; elle seroit bien triste de sa mort, mais au moins voudroit-elle en avoir la certitude, et Méphistophélès adoucit singulièrement sa douleur, en lui promettant un extrait mortuaire de son époux, bien en règle, qu’elle pourra, suivant la coutume, faire publier dans la gazette.

La pauvre Marguerite est livrée à la puissance du mal, l’esprit infernal s’acharne sur elle et la rend coupable sans lui ôter cette droiture de cœur qui ne peut trouver de repos que dans la vertu. Un méchant habile se garde bien de pervertir en entier les honnêtes gens qu’il veut gouverner : car son ascendant sur eux se compose des fautes et des remords qui les troublent tour à tour. Faust, aidé par Méphistophélès, séduit cette jeune fille, singulièrement simple d’esprit et d’âme. Elle est pieuse, bien qu’elle soit coupable, et, seule avec Faust, elle lui demande s’il a de la religion. — « Mon enfant, lui dit-il, tu le sais, je t’aime. Je donnerois pour toi mon sang et ma vie ; je ne voudrois troubler la foi de personne. N’est-ce pas là tout ce que tu peux désirer ?

MARGUERITE.

Non, il faut croire.

FAUST.

Le faut-il ?

MARGUERITE.

Ah ! si je pouvois quelque chose sur toi ! tu ne respectes pas assez les saints sacrements.

FAUST.

Je les respecte.

MARGUERITE.

Mais sans en approcher ; depuis long-temps tu ne t’es point confessé ; tu n’as point été à la messe ; crois-tu en Dieu ?

FAUST.

Ma chère amie, qui ose dire : Je crois en Dieu ? — Si tu fais cette question aux prêtres et aux sages, ils répondront comme s’ils vouloient se moquer de celui qui les interroge.

MARGUERITE.

Ainsi donc, tu ne crois rien.

FAUST.

N’interprète pas mal ce que je dis, charmante créature : qui peut nommer la divinité et dire je la conçois ? qui peut être sensible et ne pas y croire ? Le soutien de cet " univers n’embrasse-t-il pas toi, moi, la nature entière ? Le ciel ne s’abaisse-t-il pas en pavillon sur nos têtes ? La terre n’est-elle pas inébranlable sous nos pieds, et les étoiles éternelles du haut de leur sphère ne nous regardent-elles pas avec amour ? Tes yeux ne se réfléchissent-ils pas dans mes yeux attendris ? Un mystère éternel, invisible et visible n’attire-t-il pas mon cœur vers le tien ? Remplis ton âme de ce mystère, et quand tu éprouves la félicité suprême du sentiment, appelle-la cette félicité, cœur, amour, Dieu, n’importe. Le sentiment est tout, les noms ne sont qu’un vain bruit, une vaine fumée qui obscurcit la clarté des cieux. » —

Ce morceau, d’une éloquence inspirée, ne conviendroit pas à la disposition de Faust, si dans ce moment il n’étoit pas meilleur, parce qu’il aime, et si l’intention de l’auteur n’avoit pas été, sans doute, de montrer combien une croyance ferme et positive est nécessaire, puisque ceux même que la nature a faits sensibles et bons n’en sont pas moins capables des plus funestes égarements quand ce secours leur manque. Faust se lasse de l’amour de Marguerite comme de toutes les jouissances de la vie ; rien n’est plus beau, en allemand, que les vers dans lesquels il exprime tout à la fois l’enthousiasme de la science et la satiété du bonheur.




FAUST, seul.

« Esprit sublime ! Tu m’as accordé tout ce que je t’ai demandé. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage entouré de flammes ; tu m’as donné la magique nature pour empire, tu m’as donné la force de la sentir et d’en jouir. Ce n’est pas une froide admiration que tu m’as permise, mais une intime connoissance, et tu m’as fait pénétrer dans le sein de l’univers, comme dans celui d’un ami ; tu as conduit devant moi la troupe variée des vivants, et tu m’as appris à connoître mes frères dans les habitants des bois, des airs et des eaux. Quand l’orage gronde dans la forêt, quand il déracine et renverse les pins gigantesques dont la chute fait retentir la montagne, tu me guides dans un sûr asile, et tu me révèles les secrètes merveilles de mon propre cœur. Lorsque la lune tranquille monte lentement vers les cieux, les ombres argentées des temps antiques planent à mes yeux sur les rochers, dans les bois, et semblent m’adoucir le sévère plaisir de la méditation.

Mais je le sens, hélas ! l’homme ne peut atteindre à rien de parfait ; à côté de ces délices qui me rapprochent des Dieux, il faut que je supporte ce compagnon froid, indifférent, hautain, qui m’humilie à mes propres yeux, et d’un mot réduit au néant tous les dons que tu m’as faits. Il allume dans mon sein un feu désordonné qui m’attire vers la beauté ; je passe a avec ivresse du désir au bonheur ; mais au sein du bonheur même, bientôt un vague ennui me fait regretter le désir. »


L’histoire de Marguerite serre douloureusement le cœur. Son état vulgaire, son esprit borné, tout ce qui la soumet au malheur, sans qu’elle puisse y résister, inspire encore plus de pitié pour elle. Goethe, dans ses romans et dans ses pièces, n’a presque jamais donné des qualités supérieures aux femmes, mais il peint à merveille le caractère de foiblesse qui leur rend la protection si nécessaire. Marguerite veut recevoir chez elle Faust à l’insçu de sa mère, et donne à cette pauvre femme, d’après le conseil de Méphistophélès, une potion assoupissante qu’elle ne peut supporter, et qui la fait mourir. La coupable Marguerite devient grosse, sa honte est publique, tout le quartier qu’elle habite la montre au doigt. Le déshonneur semble avoir plus de prise sur les personnes d’un rang élevé, et peut-être cependant est-il encore plus redoutable dans la classe du peuple. Tout est si tranché, si positif, si irréparable parmi les hommes qui n’ont pour rien des paroles nuancées. Goethe saisit admirablement ces mœurs, tout à la fois si près et si loin de nous, il possède au suprême degré l’art d’être parfaitement naturel dans mille natures différentes.

Valentin, soldat, frère de Marguerite, arrive de la guerre pour la revoir ; et quand il apprend sa honte, la souffrance qu’il éprouve, et dont il rougit, se trahit par un langage âpre et touchant tout à la fois. L’homme dur en apparence, et sensible au fond de l’âme, cause une émotion inattendue et poignante. Goethe a peint avec une admirable vérité le courage qu’un soldat peut employer contre la douleur morale, contre cet ennemi nouveau qu’il sent en lui-même, et que ses armes ne sauroient combattre. Enfin le besoin de la vengeance le saisit, et porte vers l’action tous les sentiments qui le dévoroient intérieurement. Il rencontre Mephistophélès et Faust au moment où ils vont donner un concert sous les fenêtres de sa sœur. Valentin provoque Faust, se bat avec lui, et reçoit une blessure mortelle. Ses adversaires disparoissent pour éviter la fureur du peuple.

Marguerite arrive, demande qui est là tout sanglant sur la terre. Le peuple lui répond : Le fils de ta mère. Et son frère en mourant lui adresse des reproches plus terribles et plus déchirants que jamais la langue policée n’en pourroit exprimer. La dignité de la tragédie ne sauroit permettre d’enfoncer si avant les traits de la nature dans le cœur.

Méphistophélès oblige Faust à quitter la ville, et le désespoir que lui fait éprouver le sort de Marguerite intéresse à lui de nouveau.

« Hélas ! s’écrie Faust, elle eût été si facilement heureuse, une simple cabane dans une vallée des Alpes, quelques occupations domestiques, auroient suffi pour satisfaire ses désirs bornés, et remplir sa douce vie ; mais moi l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de repos que je n’aie brisé son cœur, que je n’aie fait tomber en ruines sa pauvre destinée. Ainsi donc la paix doit lui être ravie pour toujours. Il faut qu’elle soit la victime de l’enfer. Hé bien ! démon, abrège mon angoisse, fais arriver ce qui doit arriver. Que le sort de cette infortunée s’accomplisse, et précipite-moi du moins avec elle dans l’abîme. »

L’amertume et le sang-froid de la réponse de Méphistophélès sont vraiment diaboliques.

« Comme tu t’enflammes, lui dit-il, comme tu bouillonnes ! Je ne sais comment te consoler, et sur mon honneur je me donnerois au diable, si je ne l’étois pas moi-même : mais penses-tu donc, insensé, que parce que ta pauvre tête ne voit plus d’issue, il n’y en ait plus véritablement ? Vive celui qui sait tout supporter avec courage ! Je t’ai déjà rendu pas mal semblable à moi, et songe, je t’en prie, qu’il n’y a rien de plus fastidieux dans ce monde qu’un diable qui se désespère. »

Marguerite va seule à l’église, l’unique refuge qui lui reste : une foule immense remplit le temple, et le service des morts est célébré dans ce lieu solennel. Marguerite est couverte d’un voile ; elle prie avec ardeur ; et lorsqu’elle commence à se flatter de la miséricorde divine, le mauvais esprit lui parle d’une voix basse, et lui dit : —

« Te souviens-tu, Marguerite, de ce temps où tu venois ici te prosterner devant l’autel ? tu étois alors pleine d’innocence, tu balbutiois timidement les psaumes, et Dieu régnoit dans ton cœur. Marguerite, qu’as-tu fait ? Que de crimes tu as commis ! Viens-tu prier pour l’âme de ta mère, dont la mort pèse sur ta tête ? Sur le seuil de ta porte vois-tu quel est ce sang ? c’est celui de ton frère ; et ne sens-tu pas s’agiter dans ton sein une créature infortunée qui te présage déjà de nouvelles douleurs ?

MARGUERITE.

Malheur ! malheur ! comment échapper aux pensées qui naissent dans mon âme et se soulèvent contre moi ?

LE CHOEUR (chante dans l’église).

Dies iræe, dies illa,
Solvet sæcclum in favilla[1].


LE MAUVAIS ESPRIT.

Le courroux céleste te menace, Marguerite, les trompettes de la résurrection retentissent ; les tombeaux s’ébranlent, et ton cœur va se réveiller pour sentir les flammes éternelles.

MARGUERITE.

Ah ! si je pouvois m’éloigner d’ici ! les sons de cet orgue m’empêchent de respirer, et les chants des prêtres font pénétrer dans mon âme une émotion qui la déchire.

LE CHOEUR.

Judex ergo cùm sedebit,
Quidquid latet apparebit ;
Nil inultum remanebit[2]

MARGUERITE.

On diroit que ces murs se rapprochent pour m’étouffer ; la voûte du temple m’oppresse : de l’air ! de l’air !

LE MAUVAIS ESPRIT.

Cache-toi ; le crime et la honte te poursuivent. Tu demandes de l’air et de la lumière, misérable ! qu’en espères-tu ?

LE CHOEUR.

Quid sum miser tunc dicturus ?
Quem patronum rogaturus !
Cum vix justus sit securus[3] ?


LE MAUVAIS ESPRIT.

Les Saints détournent leur visage de ta présence ; ils rougiroient de tendre leurs mains pures vers toi.

LE CHOEUR.

Quid sum miser tune dicturus[4] ? »

Marguerite crie au secours et s’évanouit.


Quelle scène ! Cette infortunée qui, dans l’asile de la consolation, trouve le désespoir : cette foule rassemblée priant Dieu avec confiance, tandis qu’une malheureuse femme, dans le temple même du Seigneur, rencontre l’esprit de l’enfer. Les paroles sévères de l’hyrnne sainte sont interprétées par l’inflexible méchanceté du mauvais génie. Quel désordre dans le cœur ! que de maux entassés sur une foible et pauvre tête ! et quel talent que celui qui sait ainsi représenter à l’imagination ces moments où la vie s’allume en nous comme un feu sombre, et jette sur nos jours passagers la terrible lueur de l’éternité des peines !

Méphistophélès imagine de transporter Faust dans le sabbat des sorcières pour le distraire de ses peines ; et il y a là une scène dont il est impossible de donner l’idée, quoiqu’il s’y trouve un grand nombre de pensées à retenir : ce sont vraiment les Saturnales de l’esprit que cette fête du sabbat. La marche de la pièce est suspendue par cet intermède, et plus on trouve la situation forte, plus il est impossible de se soumettre même aux inventions du génie, lorsqu’elles interrompent ainsi l’intérêt. Au milieu du tourbillon de tout ce qu’on peut imaginer et dire, quand les images et les idées se précipitent, se confondent, et semblent retomber dans les abîmes dont la raison les a fait sortir, il vient une scène qui se rattache à la situation d’une manière terrible. Les conjurations de la magie font apparoître divers tableaux, et tout à coup Faust s’approche de Méphistophélès, et lui dit : « Ne vois-tu pas là-bas une jeune fille belle et pâle, qui se tient seule dans l’éloignement ? Elle s’avance lentement, ses pieds semblent attachés l’un à l’autre ; ne trouves-tu pas qu’elle ressemble à Marguerite ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est un effet de la magie, rien qu’une illusion. Il n’est pas bon d’y arrêter tes regards Ces yeux fixes glacent le sang des hommes. C’est ainsi que la tête de Méduse changeait jadis en pierre ceux qui la considéroient.

FAUST.

Il est vrai que cette image a les yeux ouverts comme un mort à qui la main d’un ami ne les auroit pas fermés. Voilà le sein sur lequel j’ai reposé ma tête ; voilà les charmes que mon cœur a possédés.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Insensé ! Tout cela n’est que de la sorcellerie ; chacun dans ce fantôme croit voir sa bien-aimée.

FAUST.

Quel délire ! quelle souffrance ! Je ne peux m’éloigner de ce regard ; mais autour de ce beau cou, que signifie ce collier rouge, large comme le tranchant d’un couteau ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est vrai : mais qu’y veux-tu faire ? Ne t’abîme pas dans tes rêveries ; viens sur cette montagne, on t’y prépare une fête. Viens. »


Faust apprend que Marguerite a tué l’enfant qu’elle a mis au jour, espérant ainsi se dérober à la honte. Son crime a été découvert ; on l’a mise en prison, et le lendemain elle doit périr sur l’échafaud. Faust maudit Méphistophélès avec fureur ; Méphistophélès accuse Faust avec sang froid, et lui prouve que c’est lui qui a désiré le mal, et qu’il ne l’a aidé que parce qu’il l’avoit appelé. Une sentence de mort est portée contre Faust parce qu’il a tué le frère de Marguerite. Néanmoins il s’introduit en secret dans la ville, obtient de Méphistophélès les moyens de délivrer Marguerite, et pénètre de nuit dans son cachot, dont il a dérobé les clefs.

Il l’entend de loin murmurer une chanson qui prouve l’égarement de son esprit ; les paroles de cette chanson sont très-vulgaires, et Marguerite étoit naturellement pure et délicate. On peint d’ordinaire les folles comme si la folie s’arrangeoit avec les convenances et donnait seulement le droit de ne pas finir les phrases commencées, et de briser à propos le fil des idées ; mais cela n’est pas ainsi : le véritable désordre de l’esprit se montre presque toujours sous des formes étrangères à la cause même de la folie, et la gaieté des malheureux est bien plus déchirante que leur douleur.

Faust entre dans la prison : Marguerite croit qu’on vient la chercher pour la conduire à la mort.

MARGUERITE, se soulevant de son lit de paille,
s’écrie
 :

Ils viennent ! ils viennent ! Oh ! que la mort est amère !

FAUST, bas.

Doucement, doucement, je vais te délivrer.

(Il s’approche d’elle pour briser ses fers.)

MARGUERITE.

Si tu es un homme, mon désespoir te touchera.


FAUST.

Plus bas, plus bas ; tu éveilleras la garde par tes cris.

MARGUERITE se jette à genoux.

Qui t’a donné, barbare, cette puissance sur moi ? Il n’est que minuit : pourquoi viens-tu déjà me chercher ? Aie pitié de mes larmes, laisse-moi vivre encore : demain matin, n’est-ce pas assez tôt ? (Marguerite se relève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune ; et dois-je déjà mourir ? J’étois belle aussi : c’est ce qui a fait ma perte. Mon ami étoit alors près de moi : il est maintenant bien loin. Les fleurs de ma guirlande sont dispersées. Ne me prends pas la main avec tant de violence. Ménage-moi. Ne me laisse pas pleurer en vain. Jamais, jusqu’à ce jour, je ne t’ai vu.

FAUST.

Comment supporter sa douleur !

MARGUERITE.

Je suis tout-à-fait en ton pouvoir. Seulement laisse-moi allaiter mon enfant ; je l’ai pressé sur mon cœur toute la nuit. Ils me l’ont ôté pour m’affliger. N’ont-ils pas prétendu que je l’avois tué ? Jamais je ne redeviendrai ce que j’étois. N’ont-ils pas chanté des chansons contre moi, ces méchants ! que vouloient-ils donc dire ?

FAUST se jette a ses pieds.

Ton amant est à tes pieds ; il vient ouvrir les portes de cette horrible prison.

MARGUERITE.

Oui, mettons-nous à genoux ; appelons les saints à notre secours. Les cris de l’enfer se font entendre, et les mauvais génies nous attendent sur le seuil de mon cachot.

FAUST.

Marguerite ! Marguerite !

MARGUERITE, attentive.

C’étoit la voix de mon ami. (Elle se précipite vers Faust, et ses fers tombent.) Où est-il ? Je l’ai entendu m’appeler. Je suis libre. Personne ne pourra plus me retenir en prison. Je m’appuierai sur son bras, je me reposerai sur son sein. Il appelle Marguerite : il est là, devant la porte. Au milieu des hurlements de l’impitoyable mort j’entends la douce et touchante harmonie de sa voix !

FAUST.
Oui, c’est moi, Marguerite !
MARGUERITE.

C’est toi : dis-le encore une fois. ( Elle le serre contre son cœur.) C’est lui ! c’est lui ! Qu’est devenue l’angoisse des fers et de l’échafaud ? C’est toi ! Je suis sauvée ! J’aperçois devant moi la route où je te vis pour la première fois, le jardin si riant où Marthe et moi nous t’attendions.

FAUST.

Viens, viens.

MARGUERITE.

Il m’est si doux de rester quand tu demeures ! Ah ! ne t’éloigne pas

FAUST.

Hâte-toi, nous paierions bien cher le moindre retard.

MARGUERITE.

Quoi ! tu ne réponds point à mes embrassements ? Mon ami, il y a si peu de temps que nous nous sommes quittés ! as-tu donc déjà désappris à me serrer contre ton cœur ? Jadis tes paroles, tes regards appeloient sur moi tout le ciel ! Embrasse-moi, de grâce, embrasse-moi ! Ton cœur est donc froid et muet ? Qu’as-tu fait de ton amour ? qui me l’a ravi ?

FAUST.

Viens, suis-moi, chère amie : prends courage : je t’aime avec transport ; mais suis-moi, c’est ma seule prière.

MARGUERITE.

Es-tu bien Faust ? es-tu bien toi ?

FAUST.

Oui, sans doute ; oui, viens.

MARGUERITE.

Tu me délivres de mes chaînes, tu me reprends de nouveau dans tes bras. D’où vient que tu n’as pas horreur de Marguerite ? Sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres ?

FAUST.

Viens, viens ; déjà la nuit est moins profonde.

MARGUERITE.

Ma mère ! c’est moi qui l’ai tuée ! Mon enfant ! c’est moi qui l’ai noyé ! N’appartenoit-il pas à toi comme à moi ? Est-il donc vrai, Faust, que je te vois ? N’est-ce pas un rêve ? Donne-moi ta main, ta main chérie. Oh ! ciel ! elle est humide. Essuie-la. Je crois qu’il y a du sang ! Cache-moi ton épée ; où est mon frère ? je t’en prie, cache-la-moi !

FAUST.

Laisse donc dans l’oubli l’irréparable passé ; tu me fais mourir.

MARGUERITE.

Non, il faut que tu restes. Je veux te décrire les tombeaux que tu feras préparer dès demain. Il faut donner la meilleure place à ma mère ; mon frère doit être près d’elle. Moi, tu me mettras un peu plus loin ; mais cependant pas trop loin, et mon enfant à droite sur mon sein : mais personne ne doit reposer à mes côtés. J’aurois voulu que tu fusses près de moi ; mais c’étoit un bonheur doux et pur, il ne m’appartient plus. Je me sens entraînée vers toi, et il me semble que tu me repousses avec violence ; cependant tes regards sont pleins de tendresse et de bonté.

FAUST.

Ah ! si tu me reconnois, viens.

MARGUERITE.

Où donc irois-je ?

FAUST.

Tu seras libre.

MARGUERITE.

La tombe est là dehors. La mort épie mes pas. Viens ; mais conduis-moi dans la demeure éternelle : je ne puis aller que là. Tu veux partir ? Oh ! mon ami, si je pouvois……

FAUST.

Tu le peux, si tu le veux ; les portes sont ouvertes.

MARGUERITE.

Je n’ose pas sortir ; il n’est plus pour moi d’espérance. Que me sert-il de fuir ? Mes persécuteurs m’attendent. Mendier est si misérable ; et surtout avec une mauvaise conscience ! Il est triste aussi d’errer dans l’étranger ; et d’ailleurs partout ils me saisiront.

FAUST.

Je resterai près de toi.

MARGUERITE.

Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars, suis le chemin qui borde le ruisseau ; traverse le sentier qui conduit à la forêt ; à gauche, près de l’écluse, dans l’étang, saisis-le tout de suite : il tendra ses mains vers le ciel ; des convulsions les agitent. Sauve-le ! sauve-le !

FAUST.

Reprends tes sens ; encore un pas, et tu n’as, plus rien à craindre.

MARGUERITE.

Si seulement nous avions déjà passé la montagne…… L’air est si froid près de la fontaine. Là, ma mère est assise sur un rocher, et sa vieille tête est branlante. Elle ne m’appelle pas ; elle ne me fait pas signe de venir : seulement ses yeux sont appesantis ; elle ne s’éveillera plus. Autrefois nous nous réjouissions quand elle dormoit…… Ah ! quel souvenir !

FAUST.

Puisque tu n’écoutes pas mes prières, je veux t’entraîner malgré toi.

MARGUERITE.

Laisse-moi. Non, je ne souffrirai point la violence ; ne me saisis pas ainsi avec ta force meurtrière. Ah ! je n’ai que trop fait ce que tu as voulu.

FAUST.

Le jour paroît, chère amie ! chère amie !

MARGUERITE.

Oui, bientôt il fera jour ; mon dernier jour pénètre dans ce cachot ; il vient pour célébrer mes noces éternelles : ne dis à personne que tu as vu Marguerite cette nuit. Malheur à ma couronne, elle est flétrie : nous nous reverrons, mais non pas dans les fêtes. La foule va se presser, le bruit seta confus ; la place, les rues suffiront à peine à la multitude. La cloche sonne, le signal est donné. Ils vont lier mes mains, bander mes yeux ; je monterai sur l’échafaud sanglant, et le tranchant du fer tombera sur ma tête…… Ah ! le monde est déjà silencieux comme le tombeau.

FAUST.

Ciel ! pourquoi donc suis-je né ?

MÉPHISTOPHÉLÈS (paroît a la porte).

Hâtez-vous, ou vous êtes perdus : vos délais, vos incertitudes sont funestes ; mes chevaux frissonnent : le froid du matin se fait sentir.

MARGUERITE.

Qui sort ainsi de la terre ? C’est lui, c’est lui ; renvoyez-le. Que feroit-il dans le saint lieu ? C’est moi qu’il veut enlever.

FAUST.

Il faut que tu vives.

MARGUERITE.

Tribunal de Dieu, je m’abandonne à toi.

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust).

Viens, viens, ou je te livre à la mort avec elle.

MARGUERITE.

Père céleste, je suis à toi ; et vous, anges, sauvez moi ; troupes sacrées, entourez-moi, défendez-moi. Faust, c’est ton sort qui m’afflige

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Elle est jugée.

(Des voix du ciel s’écrient :)

Elle est sauvée.

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust).

Suis-moi.

(Méphistophélès disparoît avec Faust ; on entend encore dans le fond du cachot la voix de Marguerite qui rappelle vainement son ami :)

Faust ! Faust ! »


La pièce est interrompue après ces mots. L’intention de l’auteur est sans doute que Marguerite périsse, et que Dieu lui pardonne ; que la vie de Faust soit sauvée, mais que son âme soit perdue.

Il faut suppléer par l’imagination au charme qu’une très-belle poésie doit ajouter aux scènes que j’ai essayé de traduire ; il y a toujours dans l’art de la versification un genre de mérite reconnu de tout le monde, et qui est indépendant du sujet auquel il est appliqué. Dans la pièce de Faust le rhythme change suivant la situation, et la variété brillante qui en résulte est admirable. La langue allemande présente un plus grand nombre de combinaisons que la nôtre, et Goethe semble les avoir toutes employées pour exprimer, avec les sons comme avec les images, la singulière exaltation d’ironie et d’enthousiasme, de tristesse et de gaieté qui l’a porté à composer cet ouvrage. Il seroit véritablement trop naïf de supposer qu’un tel homme ne sache pas toutes les fautes de goût qu’on peut reprocher à sa pièce ; mais il est curieux de connoître les motifs qui l’ont déterminé à les y laisser ou plutôt à les y mettre.

Goethe ne s’est astreint dans cet ouvrage à aucun genre ; ce n’est ni une tragédie, ni un roman. L’auteur a voulu abjurer dans cette composition toute manière sobre de penser et d’écrire : on y trouverait quelques rapports avec Aristophane, si des traits du pathétique de Shakespear n’y mêloient des beautés d’un tout autre genre. Faust étonne, émeut, attendrit ; mais il ne laisse pas une douce impression dans l’âme. Quoique la présomption et le vice y soient cruellement punis, on ne sent pas dans cette punition une main bienfaisante ; on diroit que le mauvais principe dirige lui-même la vengeance contre le crime qu’il fait commettre ; et le remords, tel qu’il est peint dans cette pièce, semble venir de l’enfer aussi-bien que la faute.

La croyance aux mauvais esprits se retrouve dans un grand nombre de poésies allemandes ; la nature du Nord s’accorde assez bien avec cette terreur ; il est donc beaucoup moins ridicule en Allemagne, que cela ne le seroit en France, de se servir du diable dans les fictions. À ne considérer toutes ces idées que sous le rapport littéraire, il est certain que notre imagination se figure quelque chose qui répond à l’idée d’un mauvais génie, soit dans le cœur humain, soit dans la nature : l’homme fait quelquefois du mal d’une manière pour ainsi dire désintéressée, sans but et même contre son hut, et seulement pour satisfaire une certaine âpreté intérieure qui donne le besoin de nuire. Il y avoit à côté des divinités du paganisme d’autres divinités de la race des Titans, qui représentoient les forces révoltées de la nature ; et dans le christianisme on diroit que les mauvais penchants de l’âme sont personnifiés sous la forme des démons.

Il est impossible de lire Faust sans qu’il excite la pensée de mille manières différentes : on se querelle avec l’auteur, on l’accuse, on le justifie ; mais il fait réfléchir sur tout, et, pour emprunter le langage d’un savant naïf du moyen âge, sur quelque chose de plus que tout[5]. Les critiques dont un tel ouvrage doit être l’objet sont faciles à prévoir d’avance, ou plutôt c’est le genre même de cet ouvrage qui peut encourir la censure plus encore que la manière dont il est traité ; car une telle composition doit être jugée comme un rêve ; et si le bon goût veilloit toujours à la porte d’ivoire des songes pour les obliger à prendre la forme convenue., rarement ils frapperoient l’imagination.

La pièce de Faust cependant n’est certes pas un bon modèle. Soit qu’elle puisse être considérée comme l’œuvre du délire de l’esprit ou de la satiété de la raison, il est à désirer que de telles productions ne se renouvellent pas ; mais quand un génie tel que celui de Goethe s’affranchit de toutes les entraves, la foule de ses pensées est si grande, que de toutes parts elles dépassent et renversent les bornes de l’art.



  1. Il viendra le jour de la colère, et le siècle sera
    réduit en cendre.

  2. Quand le Juge suprême paroîtra, il découvrira tout
    ce qui est caché, et rien ne pourra demeurer impuni.

  3. Malheureux ! que dirai-je alors ? À quel protecteur
    m’adresserai-je, lorsqu’à peine le juste peut se croire
    sauvé ?

  4. Malheureux ! que dirai-je alors ?
  5. De omnibus rébus et quibusdam aliis.