De l’Allemagne/Seconde partie/XXI

Librairie Stéréotype (Tome 2p. 132-154).

CHAPITRE XXI.

Goetz de Berlichingen, et le Comte d’Egmont.


La carrière dramatique de Goethe peut être considérée sous deux rapports différents. Dans les pièces qu’il a faites pour être représentées il y a beaucoup de grâce et d’esprit, mais rien de plus. Dans ceux de ses ouvrages dramatiques, au contraire, qu’il est très-difficile de jouer, on trouve un talent extraordinaire. Il paroît que le génie de Goethe ne peut se renfermer dans les limites du théâtre ; quand il veut s’y soumettre, il perd une portion de son originalité, et ne la retrouve toute entière que quand il peut mêler à son gré tous les genres. Un art quel qu’il soit ne sauroit être sans bornes ; la peinture, la sculpture, l’architecture, sont soumises à des lois qui leur sont particulières, et de même l’art dramatique ne produit de l’effet qu’à de certaines conditions : ces conditions restreignent quelquefois le sentiment et la pensée ; mais l’ascendant du spectacle est tel sur les hommes rassemblés, qu’on a tort de ne pas se servir de cette puissance, sous prétexte qu’elle exige des sacrifices que ne feroit pas l’imagination livrée à elle-même. Comme il n’y a pas en Allemagne une capitale où l’on trouve réuni tout ce qu’il faut pour avoir un bon théâtre, les ouvrages dramatiques sont beaucoup plus souvent lus que joués : et de là vient que les auteurs composent leurs ouvrages d’après le point de vue de la lecture, et non pas d’après celui de la scène.

Goethe fait presque toujours de nouveaux essais en littérature. Quand le goût allemand lui paroît pencher vers un excès quelconque, il tente aussitôt de lui donner une direction opposée. On diroit qu’il administre l’esprit de ses contemporains comme son empire, et que ses ouvrages sont des décrets qui tour à tour autorisent ou bannissent les abus qui s’introduisent dans l’art.

Goethe étoit fatigué de l’imitation des pièces françaises en Allemagne, et il avoit raison ; car un Français même le seroit aussi. En conséquence il composa un drame historique à la manière de Shakespear, Goetz de Berlichingen. Cette pièce n’étoit pas destinée au théâtre ; mais on pouvoit cependant la représenter comme toutes celles de Shakespear du même genre. Goethe a choisi la même époque de l’histoire que Schiller dans ses Brigands ; mais, au lieu de montrer un homme qui s’affranchit de tous les liens de la morale et de la société, il a peint un vieux chevalier, sous le règne de Maximilien, défendant encore la vie chevaleresque et l’existence féodale des seigneurs, qui donnoit tant d’ascendant à leur valeur personnelle.

Goetz de Berlichingen fut surnommé la Main-de-Fer, parce qu’ayant perdu sa main droite à la guerre, il s’en fit faire une à ressort, avec laquelle il saisissoit très-bien la lance : c’étoit un chevalier célèbre dans son temps par son courage et sa loyauté. Ce modèle est heureusement choisi pour représenter quelle étoit l’indépendance des nobles avant que l’autorité du gouvernement pesât sur tous. Dans le moyen âge, chaque château étoit une forteresse ; chaque seigneur un souverain. L’établissement des troupes de ligne et l’invention de l’artillerie changèrent tout-à-fait l’ordre social ; il s’introduisit une espèce de force abstraite qu’on nomme état ou nation : mais les individus perdirent graduellement toute leur importance. Un caractère tel que celui de Goetz dut souffrir de ce changement lorsqu’il s’opéra.

L’esprit militaire a toujours été plus rude en Allemagne que partout ailleurs, et c’est là qu’on peut se figurer véritablement ces hommes de fer dont on voit encore les images dans les arsenaux de l’empire. Néanmoins la simplicité des mœurs chevaleresques est peinte dans la pièce de Goethe avec beaucoup de charmes. Ce vieux Goetz, vivant dans les combats, dormant avec son armure , sans cesse à cheval, ne se reposant que quand il est assiégé, employant tout pour la guerre, ne voyant qu’elle ; ce vieux Goetz, dis-je, donne la plus haute idée de l’intérêt et de l’activité que la vie avoit alors. Ses qualités comme ses défauts sont fortement prononcés ; rien n’est plus généreux que son amitié pour Weislingen, autrefois son ami, depuis son adversaire, et souvent même traître envers lui. La sensibilité que montre un intrépide guerrier remue l’âme d’une façon toute nouvelle ; nous avons du temps pour aimer dans notre vie oisive ; mais ces éclairs d’émotion qui font lire au fond du cœur à travers une existence orageuse causent un attendrissement profond. On a si peur de rencontrer l’affectation dans le plus beau don du ciel, dans la sensibilité, que l’on préfère quelquefois la rudesse elle-même comme garant de la franchise.

La femme de Goetz s’offre à l’imagination telle qu’un ancien portrait de l’école flamande, où le vêtement, le regard, ta tranquillité même de l’attitude annoncent une femme soumise à son époux, ne connoissant que lui, n’admirant que lui, et se croyant destinée à le servir, comme il l’est à la défendre. On voit en contraste avec cette femme par excellence une créature tout-à-fait perverse, Adélaïde, qui séduit Weislingen, et le fait manquer à ce qu’il avoit promis à son ami ; elle l’épouse, et bientôt lui devient infidèle. Elle se fait aimer avec passion de son page, et trouble ce malheureux jeune homme au point de l’entraîner à donner à son maître une coupe empoisonnée. Ces traits sont forts, mais peut-être est-il vrai que, quand les mœurs sont très-pures en général, celle qui s’en écarte est bientôt entièrement corrompue ; le désir de plaire n’est de nos jours qu’un lien d’affection et de bienveillance ; mais dans la vie sévère et domestique d’autrefois, c’étoit un égarement qui pouvoit entraîner à tous les autres. Cette criminelle Adélaïde donne lieu à l’une des plus belles scènes de la pièce, la séance du tribunal secret.

Des juges mystérieux inconnus l’un à l’autre, toujours masqués, et se rassemblant pendant la nuit, punissoient dans le silence, et gravoient seulement sur le poignard qu’ils enfonçaient dans le sein du coupable ce mot terrible : TRIBUNAL SECRET. Ils prévenoient le condamné, en faisant crier trois fois sous les fenêtres de sa maison : Malheur, malheur, malheur ! Alors l’infortuné savoit que partout, dans l’étranger, dans son concitoyen, dans son parent même, il pouvoit trouver son meurtrier. La solitude, la foule, les villes, les campagnes, tout étoit rempli par la présence invisible de cette conscience armée qui poursuivoit les criminels. On concoit comment cette terrible institution pouvoit être nécessaire, dans un temps où chaque homme étoit fort contre tous, au lieu que tous doivent être forts contre chacun. Il falloit que la justice surprît le criminel avant qu’il pût s’en défendre : mais cette punition qui planoit dans les airs comme une ombre vengeresse, cette sentence mortelle, que pouvoit receler le sein même d’un ami, frappait d’une invincible terreur.

C’est encore un beau moment que celui où Goetz, voulant se défendre dans son château, ordonne qu’on arrache le plomb de ses fenêtres pour en faire des balles. Il y a dans cet homme un mépris de l’avenir et une intensité de force dans le présent tout-à-fait admirable. Enfin Goetz voit périr tous ses compagnons d’armes ; il reste blessé, captif, et n’ayant auprès de lui que son épouse et sa sœur. Il n’est plus entouré que de femmes, lui qui vouloit vivre au milieu d’hommes, et d’hommes indomptables, pour exercer avec eux la puissance de son caractère et de son bras. Il songe au nom qu’il doit laisser après lui ; il réfléchit, puisqu’il va mourir. Il demande à voir encore une fois le soleil, pense à Dieu dont il ne s’est point occupé, mais dont il n’a jamais douté, et meurt courageux et sombre, regrettant la guerre plus que la vie.

On aime beaucoup cette pièce en Allemagne ; les mœurs et les costumes nationaux de l’ancien temps y sont fidèlement représentés, et tout ce qui tient à la chevalerie ancienne remue le cœur des Allemands. Goethe, le plus insouciant de tous les hommes, parce qu’il est sûr de gouverner son public, ne s’est pas donné la peine de mettre sa pièce en vers ; c’est le dessein d’un grand tableau, mais un dessein à peine achevé. On sent dans l’écrivain une telle impatience de tout ce qui pourroit ressembler à l’affectation, qu’il dédaigne même l’art nécessaire pour donner une forme durable à ce qu’il compose. Il y a des traits de génie çà et là dans son drame, comme des coups de pinceaux de Michel-Ange ; mais c’est un ouvrage qui laisse, ou plutôt qui fait désirer beaucoup de choses. Le règne de Maximilien, pendant lequel l’événement principal se passe, n’y est pas assez caractérisé. Enfin on oseroit reprocher à Goethe de n’avoir pas mis assez d’imagination dans la forme et le langage de cette pièce. C’est volontairement et par système qu’il s’y est refusé ; il a voulu que ce drame fût la chose même, et il faut que le charme de l’idéal préside à tout dans les ouvrages dramatiques. Les personnages des tragédies sont toujours en danger d’être vulgaires ou factices, et le génie doit les préserver également de l’un et de l’autre inconvénient. Shakespear ne cesse pas d’être poëte dans ses pièces historiques, ni Racine d’observer exactement les mœurs des Hébreux dans sa tragédie lyrique d’Athalie. Le talent dramatique ne sauroit se passer ni de la nature, ni de l’art ; l’art ne tient en rien à l’artifice, c’est une inspiration parfaitement vraie et spontanée, qui répand sur les circonstances particulières l’harmonie universelle, et sur les moments passagers la dignité des souvenirs durables.

Le Comte d’Egmont me paroît la plus belle des tragédies de Goethe ; il l’a écrite, sans doute, lorsqu’il composoit Werther : la même chaleur d’âme se retrouve dans ces deux ouvrages. La pièce commence au moment où Philippe II, fatigué de la douceur du gouvernement de Marguerite de Parme, dans les Pays-Bas, envoie le duc d’Albe pour la remplacer. Le roi est inquiet de la popularité qu’ont acquise le prince d’Orange et le comte d’Egmont ; il les soupçonne de favoriser en secret les partisans de la réformation. Tout est réuni pour donner l’idée la plus séduisante du comte d’Egmont ; on le voit adoré de ses soldats, à la tête desquels il a remporté tant de victoires. La princesse espagnole se fie à sa fidélité, bien qu’elle sache par lui-même combien il blâme la sévérité dont on use envers les protestants. Les citoyens de la ville de Bruxelles le considèrent comme le défenseur de leurs libertés auprès du trône ; enfin le prince d’Orange, dont la politique profonde et la prudence silencieuse sont si connues dans l’histoire, relève encore la généreuse imprudence du comte d’Egmont, en le suppliant vainement de partir avec lui avant l’arrivée du duc d’Albe. Le prince d’Orange est un caractère noble et sage ; un dévouement héroïque mais inconsidéré peut seul résister à ses conseils. Le comte d’Egmont ne veut pas abandonner les habitants de Bruxelles ; il se confie à son sort, parce que ses victoires lui ont appris à compter sur les faveurs de la fortune, et que toujours il conserve dans les affaires publiques les qualités qui ont rendu sa vie militaire si brillante. Ces belles, et dangereuses qualités intéressent à sa destinée ; on ressent pour lui des craintes que son âme intrépide ne sauroit jamais éprouver ; tout l’ensemble de son caractère est peint avec beaucoup d’art par l’impression même qu’il produit sur les diverses personnes dont il est entouré. Il est aisé de tracer un portrait spirituel du héros d’une pièce ; il faut plus de talent pour le faire agir et parler conformément à ce portrait ; il en faut plus encore pour le faire connoitre par l’admiration qu’il inspire aux soldats, au peuple, aux grands seigneurs, à tous ceux enfin qui se trouvent en relation avec lui.

Le comte d’Egmont aime une jeune fille, Clara, née dans la classe des bourgeois de Bruxelles ; il va la voir dans son obscure retraite. Cet amour tient plus de place dans le cœur de la jeune fille que dans le sien ; l’imagination de Clara est toute entière subjuguée par l’éclat du comte d’Egmont, par le prestige éblouissant de son héroïque valeur et de sa brillante renommée. Egmont a dans son amour de la bonté et de la douceur, il se repose auprès de cette jeune personne des inquiétudes et des affaires. — « On te parle, lui dit-il, de cet Egmont, silencieux, sévère, imposant ; c’est lui qui doit lutter avec les événements et les hommes ; mais celui qui est simple, aimant, confiant, heureux, cet Egmont-là, Clara, c’est le tien. » L’amour d’Egmont pour Clara ne suffiroit pas à l’intérêt de la pièce ; mais quand le malheur vient s’y mêler, ce sentiment qui ne paroissoit que dans le lointain acquiert une admirable force.

On apprend l’arrivée des Espagnols ayant le duc d’Albe à leur tête ; la terreur que répand ce peuple sévère, au milieu de la nation joyeuse de Bruxelles, est supérieurement décrite. À l’approche d’un grand orage les hommes rentrent dans leur maison, les animaux tremblent, les oiseaux volent près de la terre, et semblent y chercher un asile ; la nature entière se prépare au fléau qui la menace : ainsi l’effroi s’empare des malheureux habitants de la Flandre. Le duc d’Albe ne veut point faire arrêter le comte d’Egmont au milieu de Bruxelles ; il craint le soulèvement du peuple, et voudroit attirer sa victime dans son propre palais, qui domine la ville et touche à la citadelle. Il se sert de son jeune fils Ferdinand, pour décider celui qu’il veut perdre à venir chez lui. Ferdinand est plein d’admiration pour le héros de la Flandre ; il ne soupçonne point les terribles desseins de son père, et montre au comte d’Egmont un enthousiasme qui persuade à ce franc chevalier que le père d’un tel fils n’est pas son ennemi. Egmont consent à se rendre chez le duc d’Albe ; le perfide et fidèle représentant de Philippe II l’attend avec une impatience qui fait frémir ; il se met à la fenêtre et l’aperçoit de loin, monté sur un superbe cheval qu’il a conquis dans l’une des batailles dont il est sorti vainqueur. Le duc d’Albe est rempli d’une cruelle joie à chaque pas que fait Egmont vers son palais, il se trouble quand le cheval s’arrête ; son misérable cœur bat pour le crime ; et quand Egmont entre dans la cour, il s’écrie : — Un pied dans la tombe, deux ; la grille se referme, il est à moi. —

Le comte d’Egmont paroît, le duc d’Albe s’entretient assez long-temps avec lui sur le gouvernement des Pays-Bas, et la nécessité d’employer la rigueur pour contenir les opinions nouvelles. Il n’a plus d’intérêt à tromper Egmont, et cependant il se plaît dans sa ruse, et veut la savourer encore quelques instants ; à la fin il révolte l’âme généreuse du comte d’Egmont, et l’irrite par la dispute pour arracher de lui quelques paroles violentes. Il veut se donner l’air d’être provoqué et de faire, par un premier mouvement, ce qu’il a combiné d’avance. D’où viennent tant de précautions envers l’homme qui est en sa puissance, et qu’il fera périr dans quelques heures ? C’est qu’il y a toujours dans l’assassin politique un désir confus de se justifier, même auprès de sa victime ; il veut dire quelque chose pour son excuse, alors même que ce qu’il dit ne peut persuader ni lui-même ni personne. Peut-être aucun homme n’est-il capable d’aborder le crime sans subterfuge, aussi la véritable moralité des ouvrages dramatiques ne consiste-t-elle pas dans la justice poétique dont l’auteur dispose à son gré, et que l’histoire a si souvent démentie, mais dans l’art de peindre le vice et la vertu de manière à inspirer la haine pour l’un et l’amour pour l’autre.

À peine le bruit de l’arrestation du comté d’Egmont est-il répandu dans Bruxelles, qu’on sait qu’il va périr. Personne ne s’attend plus à la justice, ses partisans épouvantés n’osent plus dire un mot pour sa défense ; bientôt le soupçon sépare ceux qu’un même intérêt réunit. Une apparente soumission naît de l’effroi que chacun inspire en le ressentant à son tour, et la terreur que tous font éprouver à tous, cette lâcheté populaire qui succède si vite à l’exaltation, est admirablement peinte dans cette circonstance.

La seule Clara, cette jeune fille timide qui ne sortoit jamais de sa maison, vient sur la place publique de Bruxelles, rassemble par ses cris les citoyens dispersés, et leur rappelle leur enthousiasme pour Egmont, leur serment de mourir pour lui ; tous ceux qui l’entendent frémissent. « Jeune fille, lui dit un citoyen de Bruxelles, ne parle pas d’Egmont, son nom donne la mort. — Moi, s’écria Clara, je ne prononcerois pas son nom ! ne l’avez-vous pas tous invoqué mille fois ? n’est-il pas écrit en tout lieu ? n’ai-je pas vu les étoiles du ciel même en former les lettres brillantes ? Moi, ne pas le nommer ! Que faites-vous, hommes honnêtes ? votre esprit est-il troublé, votre raison perdue ? Ne me regardez donc pas avec cet air inquiet et craintif, ne baissez donc pas les yeux avec effroi ; ce que je demande, c’est ce que vous désirez ; ma voix n’est-elle pas la voix de votre cœur ? Qui de vous, cette nuit même, ne se prosternera pas devant Dieu pour lui demander la vie d’Egmont ? Interrogez-vous l’un l’autre ; qui de vous, dans sa maison, ne dira pas : la liberté d’Egmont ou la mort

UN CITOYEN DE BRUXELLES.

Dieu nous préserve de vous écouter plus long-temps ! il en résulteroit quelque malheur.

CLARA.

Restez, restez ! ne vous éloignez point parce que je parle de celui au-devant duquel vous vous pressiez avec tant d’ardeur, quand la rumeur publique annoncoit son arrivée, quand chacun s’écrioit : Egmont vient, il vient. Alors les habitants des rues par lesquelles il devoit passer s’estimoient heureux : dès qu’on entendoit les pas de son cheval, chacun abandonnoit son travail pour courir à sa rencontre, et le rayon qui partoit de son regard coloroit d’espérance et de joie vos visages abattus. Quelques-uns d’entre vous portoient leurs enfants sur le seuil de la porte, et les élevant dans leurs bras s’écrioient : — Voyez, c’est le grand Egmont, c’est lui ; lui qui vous vaudra des temps plus heureux que ceux qu’ont supportés vos pauvres pères. — Vos enfants vous demanderont ce que sont devenus ces temps que vous leur avez promis ? Eh quoi ! nous perdons nos moments en paroles, vous êtes oisifs vous le trahissez ! » — Brackenbourg, l’ami de Clara, la conjure de s’en aller. — « Que dira votre mère, s’écrie-t-il ?

CLARA.

Penses-tu que je sois un enfant ou une insensée ? Non, il faut qu’ils m’entendent ; écoutez-moi, citoyens : Je vois que vous êtes troublés, et que vous ne pouvez vous-mêmes vous reconnoître à travers les dangers qui vous menacent, laissez-moi porter vos regards sur le passé, hélas ! le passé d’hier. Songez à l’avenir ; pouvez-vous vivre, vous laissera-t-on vivre s’il périt ? C’est avec lui que s’éteint le dernier souffle de votre liberté. Que n’étoit-il pas pour vous ! Pour qui s’est-il donc exposé à des périls sans nombre ? Ses blessures, il les a reçues pour vous ; cette grande âme toute entière occupée de vous est maintenant renfermée dans un cachot, et les pièges du meurtre l’environnent ; il pense à vous, il espère peut-être en vous. Il a besoin pour la première fois de vos secours, lui qui jusqu’à ce jour n’a l’ait que vous combler de ses dons.

UN CITOYEN DE BRUXELLES (à Brackenbourg.)

Eloignez-la, elle nous afflige.

CLARA.

Eh quoi ! je n’ai point de force, point de bras habiles aux armes comme les vôtres, mais j’ai ce qui vous manque, le courage et le mépris du péril ; ne puis-je donc pas vous pénétrer de mon âme ? Je veux aller au milieu de vous : un étendard sans défense a rallié souvent une noble armée ; mon esprit sera comme une flamme en avant de vos pas ; l’enthousiasme, l’amour, réuniront enfin ce peuple chancelant et dispersé. » —

Brackenbourg avertit Clara que l’on aperçoit non loin d’eux des soldats espagnols qui pourroient l’entendre. — « Mon amie, lui dit-il, voyons

dans quel lieu nous sommes. —
CLARA.

Dans quel lieu ! sous le ciel, dont la voûte magnifique sembloit s’incliner avec complaisance sur la tête d’Egmont quand il paroissoit, Conduisez-moi dans sa prison, vous connoissez la route du vieux château, guidez mes pas, je vous suivrai. » — Brackenbourg entraîne Clara chez elle, et sort de nouveau pour s’informer du comte d’Egmont : il revient ; et Clara, dont la dernière résolution est prise, exige qu’il lui raconte ce qu’il a pu savoir. —

« Est-il condamné ? s’écrie-t-elle.

BRACKENBOURG.

Il l’est je n’en puis douter.

CLARA.

Vit-il encore ?

BRACKENBOURG.

Oui.

CLARA.

Et comment peux-tu me rassurer ! la tyrannie tue dans la nuit l’homme généreux, et cache son sang aux yeux de tous. Ce peuple accablé repose et rêve qu’il le sauvera ; et, pendant ce temps, son âme indignée a déjà quitté ce ce monde. Il n’est plus, ne me trompe pas ; il n’est plus.

BRACKENBOURG.

Non, je vous le répète, hélas ! il vit, parce que les Espagnols destinent au peuple qu’ils veulent opprimer un effrayant spectacle, un spectacle qui doit briser tous les cœurs où respire encore la liberté.

CLARA.

Tu peux parler maintenant : moi aussi j’entendrai tranquillement ma sentence de mort ; je m’approche déjà de la région des bienheureux ; déjà là consolation me vient de cette contrée de paix : parle.

BRACKENBOURG.

Les bruits qui circulent et la garde doublée m’ont fait soupçonner qu’on préparoit cétte nuit sur la place publique quelque chose de redoutable. Je suis arrivé par des détours dans une maison dont la fenêtre donnoit sur cette place ; le vent agitoit les flambeaux qu’un cercle nombreux de soldats espagnols portoient dans leurs mains ; et, comme je m’efforçois de regarder à travers cette lueur incertaine, j’aperçois en frémissant un échafaud élevé ; plusieurs étoient occupés à couvrir les planches d’un drap noir, et déjà les marches de l’escalier étoient revêtues de ce deuil funèbre : on eût dit qu’on célébroit la consécration d’un sacrifice horrible. Un crucifix blanc, qui brilloit pendant la nuit comme de l’argent, étoit placé sur l’un des côtés de l’échafaud. La terrible certitude étoit là devant mes yeux ; mais les flambeaux par degrés s’éteignirent, bientôt tous les objets disparurent, et l’œuvre criminelle de la nuit rentra dans le sein des ténèbres. »

Le fils du duc d’Albe découvre qu’on s’est servi de lui pour perdre Egmont, il veut le sauver à tout prix ; Egmont ne lui demande qu’un service, c’est de protéger Clara quand il ne sera plus ; mais on apprend qu’elle s’est donné la mort pour ne pas survivre à celui qu’elle aime. Egmont périt, et l’amer ressentiment de Ferdinand contre son père est la punition du duc d’Albe, qui n’aima rien, dit-on, sur la terre que ce fils.

Il me semble qu’avec quelques changements il seroit possible d’adapter ce plan à la forme française. J’ai passé sous silence quelques scènes qu’on ne pourroit point introduire sur notre théâtre. D’abord celle qui commence la tragédie : des soldats d’Egmont et des bourgeois de Bruxelles s’entretiennent entre eux de ses exploits ; ils racontent dans un dialogue naturel et piquant les principales actions de sa vie, et font sentir dans leur langage et leurs récits la haute confiance qu’il leur inspire. C’est ainsi que Shakespear prépare l’entrée de Jules César, et le camp de Walstein est composé dans le même but. Mais nous ne supporterions pas en France le mélange du ton populaire avec la dignité tragique, et c’est ce qui donne souvent de la monotonie à nos tragédies du second ordre. Les mots pompeux et les situations toujours héroïques sont nécessairement en petit nombre : d’ailleurs l’attendrissement pénètre rarement jusqu’au fond de l’âme, quand on ne captive pas l’imagination par des détails simples, mais vrais, qui donnent de la vie aux moindres circonstances.

Clara est représentée au milieu d’un intérieur singulièrement bourgeois ; sa mère est très-vulgaire, celui qui doit l’épouser a pour elle un sentiment passionné ; mais on n’aime pas à se représenter Egmont comme le rival d’un homme du peuple ; tout ce qui entoure Clara sert, il est vrai, à relever la pureté de son âme ; néanmoins on n’admettroit pas en France dans l’art dramatique l’un des principes de l’art pittoresque, l’ombre qui fait ressortir la lumière. Comme on voit l’une et l’autre simultanément dans un tableau, on reçoit tout à la fois l’effet de toutes deux ; il n’en est pas ainsi dans une pièce de théâtre, où l’action est successive, la scène qui blesse n’est pas tolérée en considération du reflet avantageux qu’elle doit jeter sur la scène suivante ; et l’on exige que l’opposition consiste dans des beautés différentes, mais qui soient toujours des beautés.

La fin de la tragédie de Goethe n’est point en harmonie avec l’ensemble ; le comte d’Egmont s’endort quelques instants avant de marcher à l’échafaud, Clara qui n’est plus lui apparoît pendant son sommeil environnée d’un éclat céleste, et lui annonce que la cause de la liberté qu’il a servie doit triompher un jour : ce dénouement merveilleux ne peut convenir à une pièce historique. Les Allemands en général sont embarrassés lorsqu’il s’agit de finir ; et c’est surtout à eux que pourroit s’appliquer ce proverbe des Chinois : Quand on a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin. L’esprit nécessaire pour terminer quoi que ce soit exige une sorte d’habileté et de mesure qui ne s’accorde guère avec l’imagination vague et indéfinie que les Allemands manifestent dans tous leurs ouvrages. D’ailleurs il faut de l’art, et beaucoup d’art, pour trouver un dénouement, car il y en a rarement dans la vie ; les faits s’enchaînent les uns aux autres, et leurs conséquences se perdent dans la suite des temps. La connoissance du théâtre seule apprend à circonscrire l’événement principal et à faire concourir tous les accessoires au même but. Mais, combiner les effets, semble presque aux Allemands de l’hypocrisie, et le calcul leur paroît inconciliable avec l’inspiration.

Goethe est cependant de tous leurs écrivains celui qui auroit le plus de moyens pour accorder ensemble l’habileté de l’esprit avec son audace ; mais il ne daigne pas se donner la peine de ménager les situations dramatiques de manière à les rendre théâtrales. Quand elles sont belles en elles-mêmes, il ne s’embarrasse pas du reste. Le public allemand qu’il a pour spectateur à Weimar ne demande pas mieux que de l’attendre et de le deviner ; aussi patient, aussi intelligent que le chœur des Grecs, au lieu d’exiger seulement qu’on l’amuse, comme le font d’ordinaire les souverains, peuples ou rois, il se mêle lui-même de son plaisir, en analysant, en expliquant ce qui ne le frappe pas d’abord ; un tel public est lui-même artiste dans ses jugements.