De l’Allemagne/Seconde partie/XVIII

Librairie Stéréotype (Tome 2p. 49-92).

CHAPITRE XVIII.

Walstein, et Marie Stuart.


Walstein est la tragédie la plus nationale qui ait été représentée sur le théâtre allemand ; la beauté des vers et la grandeur du sujet transportèrent d’enthousiasme tous les spectateurs à Weimar, où elle a d’abord été donnée, et l’Allemagne se flatta de posséder un nouveau Shakespear. Lessing, en blâmant le goût français et en se ralliant à Diderot dans la manière de concevoir l’art dramatique, avoit banni la poésie du théâtre, et l’on n’y voyoit plus que des romans dialogués, où l’on continuoit la vie telle qu’elle est d’ordinaire, en multipliant seulement sur les planches les événements qui arrivent plus rarement dans la réalité.

Schiller imagina de mettre sur la scène une circonstance remarquable de la guerre de trente ans, de cette guerre civile et religieuse qui a fixé pour plus d’un siècle en Allemagne l’équilibre des deux partis protestans et catholiques. La nation allemande est tellement divisée, qu’on ne sait jamais si les exploits d’une moitié de cette nation sont un malheur ou une gloire pour l’autre ; néanmoins le Walstein de Schiller a fait éprouver à tous un égal enthousiasme. Le même sujet est partagé en trois pièces différentes : le Camp de Walstein, qui est la première des trois représente les effets de la guerre sur la masse du peuple et de l’armée ; la seconde (les Piccolomini) montre les causes politiques qui préparèrent les dissensions entre les chefs ; et la troisième, la Catastrophe, est le résultat de l’enthousiasme et de l’envie que la réputation de Walstein avoit excités.

J’ai vu jouer le prologue, intitulé le Camp de Walstein ; on se croyoit au milieu d’une armée, et d’une armée de partisans bien plus vive et bien moins disciplinée que des troupes réglées. Les paysans, les recrues, les vivandières, les soldats, tout concouroit à l’effet de ce spectacle ; l’impression qu’il produit est si guerrière, que lorsqu’on le donna sur le théâtre de Berlin, devant des officiers qui partoient pour l’armée, des cris d’enthousiasme se firent entendre de toutes parts. Il faut une imagination bien puissante dans un homme de lettres pour se figurer ainsi la vie des camps, l’indépendance, la joie turbulente excitée par le danger même. L’homme, dégagé de tous ses liens, sans regrets et sans prévoyance, fait des années un jour, et des jours un instant ; il joue tout ce qu’il possède, obéit au hasard sous la forme de son général : la mort, toujours présente, le délivre gaiement des soucis de la vie. Rien n’est plus original, dans le camp de Walstein, que l’arrivée d’un capucin au milieu de la bande tumultueuse des soldats qui croient défendre la cause du catholicisme. Le capucin leur prêche la modération et la justice dans un langage plein de quolibets et de calembours, et qui ne diffère de celui des camps que par la recherche et l’usage de quelques paroles latines : l’éloquence bizarre et soldatesque du prêtre, la religion rude et grossière de ceux qui l’écoutent, tout cela présente un spectacle de confusion très-remarquable. L’état social en fermentation montre l’homme sous un singulier aspect ; ce qu’il a de sauvage reparoît, et les restes de la civilisation errent comme un vaisseau brisé sur les vagues agitées.

Le Camp de Walstein est une ingénieuse introduction aux deux autres pièces ; il pénètre d’admiration pour le général dont les soldats parlent sans cesse, dans leurs jeux comme dans leurs périls : et quand la tragédie commence, on conserve l’impression du prologue qui l’a précédée, comme si l’on avoit été témoin de l’histoire que la poésie doit embellir.

La seconde des pièces, intitulée les Piccolomini, contient les discordes qui s’élèvent entre l’empereur et son général, entre le général et ses compagnons d’armes, lorsque le chef de l’armée veut substituer son ambition personnelle à l’autorité qu’il représente, ainsi qu’à la cause qu’il soutient. Walstein combattoit au nom de l’Autriche contre les nations qui vouloient introduire la réformation en Allemagne ; mais, séduit par l’espérance de se créer à lui-même un pouvoir indépendant, il cherche à s’approprier tous les moyens qu’il devoit faire servir au bien public. Les généraux qui s’opposent à ses désirs ne les contrarient point par vertu, mais par jalousie ; et dans ces cruelles luttes tout se trouve, si ce n’est des hommes dévoués à leur opinion, et se battant pour leur conscience. À qui s’intéresser ? dira-t-on. Au tableau de la vérité. Peut-être l’art exige-t-il que ce tableau soit modifié d’après l’effet théâtral ; mais c’est toujours une belle chose que l’histoire sur la scène.

Néanmoins Schiller a su créer des personnages faits pour exciter un intérêt romanesque. Il a peint Max. Piccolomini et Thécla comme des créatures célestes qui traversent tous les orages des passions politiques en conservant dans leur âme l’amour et la vérité. Thécla est la fille de Walstein ; Max., le fils du perfide ami qui le trahit. Les deux amants, malgré leurs pères, malgré le sort, malgré tout, excepté leurs cœurs, s’aiment, se cherchent et se retrouvent dans la vie et dans la mort. Ces deux êtres apparoissent au milieu des fureurs de l’ambition, comme des prédestinés ; ce sont de touchantes victimes que le ciel s’est choisies, et rien n’est beau comme le contraste du dévouement le plus pur avec les passions des hommes acharnés sur cette terre comme sur leur unique partage.

Il n’y a point de dénouement à la pièce des Piccolomini ; elle finit comme une conversation interrompue. Les Français auroient de la peine à supporter ces deux prologues, l’un burlesque et l’autre sérieux, qui préparent la véritable tragédie, la mort de Walstein.

Un écrivain d’un grand talent a resserré la trilogie de Schiller en une tragédie selon la forme et la régularité française. Les éloges et les critiques dont cet ouvrage a été l’objet nous donneront une occasion naturelle d’achever de faire connoître les différences qui caractérisent le système dramatique des Français et des Allemands. On a reproché à l’écrivain français de n’avoir pas mis assez de poésie dans ses vers. Les sujets mythologiques permettent tout l’éclat des images et de la verve lyrique ; mais comment pourroit-on admettre, dans un sujet tiré de l’histoire moderne, la poésie du récit de Théramène ? toute cette pompe antique convient à la famille de Minos ou d’Agamemnon ; elle ne seroit qu’une affectation ridicule dans les pièces d’un autre genre. Il y a des moments dans les tragédies historiques où l’exaltation de l’âme amène naturellement une poésie plus élevée : telle est, par exemple, la vision de Walstein[1], sa harangue après la révolte, son monologue avant sa mort, etc. Toutefois la contexture et le développement de la pièce en allemand, comme en français, exige un style simple, dans lequel on ne sente que la pureté du langage et rarement sa magnificence. Nous voulons en France qu’on fasse effet, non-seulement à chaque scène, mais à chaque vers ; et cela est inconciliable avec la vérité. Rien n’est si aisé que de composer ce qu’on appelle des vers brillants ; il y a des moules tout faits pour cela ; ce qui est difficile, c’est de subordonner chaque détail à l’ensemble et de retrouver chaque partie dans le tout, comme le reflet du tout dans chaque partie. La vivacité française a donné à la marche des pièces de théâtre un mouvement rapide très-agréable ; mais elle nuit à la beauté de l’art quand elle exige des succès instantanés aux dépens de l’impression générale.

À côté de cette impatience qui ne tolère aucun retard, il y a une patience singulière pour tout ce que la convenance exige ; et quand un ennui quelconque est dans l’étiquette des arts, ces mêmes Français qu’irritoit la moindre lenteur, supportent tout ce qu’on veut par respect pour l’usage. Par exemple, les expositions en récit sont indispensables dans les tragédies françaises, et certainement elles ont beaucoup moins d’intérêt que les expositions en action. On dit que des spectateurs italiens crièrent une fois, pendant le récit d’une bataille, qu’on levât la toile du fond pour qu’ils vissent la bataille elle-même. On a très-souvent ce désir dans nos tragédies ; on voudroit assister à ce qu’on nous raconte. L’auteur du Walstein français a été obligé de fondre dans sa pièce l’exposition qui se fait d’une manière si originale par le prologue du camp. La dignité des premières scènes s’accorde parfaitement avec le ton imposant d’une tragédie française ; mais il y a un genre de mouvement dans l’irrégularité allemande auquel on ne peut jamais suppléer.

On a reproché aussi à l’auteur français le double intérêt qu’inspirent l’amour d’Alfred (Piccolomini) pour Thécla, et la conspiration de Walstein. En France on veut qu’une pièce soit toute d’amour ou toute de politique, on n’aime pas le mélange des sujets, et depuis quelque temps, surtout quand il s’agit des affaires d’état, on ne peut concevoir comment il resteroit dans l’âme place pour une autre pensée. Néanmoins le grand tableau de la conspiration de Walstein n’est complet que par les malheurs mêmes qui en résultent pour sa famille : il importe de nous rappeler combien les événements publics peuvent déchirer les affections privées ; et cette manière de présenter la politique comme un monde à part dont les sentiments sont bannis est immorale, dure et sans effet dramatique.

Une circonstance de détail a été blâmée dans la pièce française. Personne n’a nié que les adieux d’Alfred (Max. Piccolomini) en quittant Walstein et Thécla ne fussent de la plus grande beauté ; mais on s’est scandalisé de ce qu’on faisoit entendre à cette occasion de la musique dans une tragédie : il est assurément très-facile de la supprimer ; mais pourquoi donc se refuser à l’effet qu’elle produit ? Lorsqu’on entend cette musique militaire qui appelle au combat, le spectateur partage l’émotion qu’elle doit causer aux amants menacés de ne plus se revoir : la musique fait ressortir la situation ; un art nouveau redouble l’impression qu’un autre art a préparée ; les sons et les paroles ébranlent tour à tour notre imagination et notre cœur.

Deux scènes aussi tout-à-fait nouvelles sur notre théâtre ont excité l’étonnement des lecteurs français : lorsqu’Alfred (Max.) s’est fait tuer, Thécla demande à l’officier saxon qui en apporte la nouvelle tous les détails de cette horrible mort ; et quand elle a rassasié son âme de douleur, elle annonce la résolution qu’elle a prise d’aller vivre et mourir près du tombeau de son amant. Chaque expression, chaque mot, dans ces deux scènes, est d’une sensibilité profonde ; mais on a prétendu que l’intérêt dramatique ne peut plus exister quand il n’y a plus d’incertitude. En France, on se hâte en tout genre d’en finir avec l’irréparable. Les Allemands au contraire, sont plus curieux de ce que les personnages éprouvent que de ce qui leur arrive ; ils ne craignent point de s’arrêter sur une situation terminée comme événement, mais qui subsiste encore comme souffrance. Il faut plus de poésie, plus de sensibilité, plus de justesse dans les expressions pour émouvoir dans le repos de l’action, que lorsqu’elle excite une anxiété toujours croissante : on remarque à peine les paroles quand les faits nous tiennent en suspens ; mais lorsque tout se tait, excepté la douleur, quand il n’y a plus de changement au dehors, et que l’intérêt s’attache seulement à ce qui se passe dans l’âme, une nuance d’affectation, un mot hors de place frapperoit comme un son faux dans un air simple et mélancolique. Rien n’échappe alors par le bruit, et tout s’adresse directement au cœur. Enfin la critique la plus universellement répétée contre le Walstein français, c’est que le caractère de Walstein lui-même est superstitieux, incertain irrésolu, et ne s’accorde pas avec le modèle héroïque admis pour ce genre de rôle. Les Français se privent d’une source infinie d’effets et d’émotions en réduisant les caractères tragiques, comme les notes de musique ou les couleurs du prisme, à quelques traits saillants, toujours les mêmes ; chaque personnage doit se conformer à l’un des principaux types reconnus. On diroit que chez nous la logique est le fondement des arts, et cette nature ondoyante dont parle Montaigne est bannie de nos tragédies ; on n’y admet que des sentiments tout bons ou tout mauvais, et cependant il n’y a rien qui ne soit mélangé dans l’âme humaine.

On raisonne en France sur un personnage tragique comme sur un ministre d’état, et l’on se plaint de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas, comme si l’on tenoit une gazette à la main pour le juger. Les inconséquences des passions sont permises sur le théâtre français, mais non pas les inconséquences des caractères. La passion étant connue plus ou moins de tous les cœurs, on s’attend à ses égarements, et l’on peut en quelque sorte fixer d’avance ses contradictions mêmes ; mais le caractère a toujours quelque chose d’inattendu qu’on ne peut renfermer dans aucune règle. Tantôt il se dirige vers son but, tantôt il s’en éloigne. Quand on a dit d’un personnage en France : — Il ne sait pas ce qu’il veut, — on ne s’y intéresse plus ; tandis que c’est précisément l’homme qui ne sait pas ce qu’il veut dans lequel la nature se montre avec une force et une indépendance vraiment tragiques.

Les personnages de Shakespear font éprouver plusieurs fois dans la même pièce des impressions tout-à-fait différentes aux spectateurs. Richard II, dans les trois premiers actes de la tragédie de ce nom, inspire de l’aversion et du mépris ; mais quand le malheur l’atteint, quand on le force à céder son trône à son ennemi, au milieu du parlement, sa situation et son courage arrachent des larmes. On aime cette noblesse royale qui reparoît dans l’adversité, et la couronne semble planer encore sur la tête de celui qu’on en dépouille. Il suffit à Shakespear de quelques paroles pour disposer de l’âme des auditeurs et les faire passer de la haine à la pitié. Les diversités sans nombre du cœur humain renouvellent sans cesse la source où le talent peut puiser.

Dans la réalité, pourra-t-on dire, les hommes sont inconséquents et bizarres, et souvent les plus belles qualités se mêlent à de misérables défauts ; mais de tels caractères ne conviennent pas au théâtre ; l’art dramatique exigeant la rapidité de l’action, l’on ne peut dans ce cadre peindre les hommes que par des traits forts et des circonstances frappantes. Mais s’ensuit-il cependant qu’il faille se borner à ces personnages tranchés dans le mal et dans le bien, qui sont comme les éléments invariables de la plupart de nos tragédies ? Quelle influence le théâtre pourroit-il exercer sur la moralité des spectateurs, si l’on ne leur faisoit voir qu’une nature de convention ! Il est vrai que sur ce terrain factice la vertu triomphe toujours, et le vice est toujours puni ; mais comment cela s’appliqueroit-il jamais à ce qui se passe dans la vie, puisque les hommes qu’on montre sur la scène ne sont pas les hommes tels qu’ils sont ?

Il seroit curieux de voir représenter la pièce de Walstein sur notre théâtre ; et si l’auteur français ne s’étoit pas aussi rigoureusement asservi à la régularité française, ce seroit plus curieux encore : mais, pour bien juger des innovations, il faudroit porter dans les arts une jeunesse d’âme qui cherchât des plaisirs nouveaux. S’en tenir aux chefs-d’œuvre anciens est un excellent régime pour le goût, mais non pour le talent : il faut des impressions inattendues pour l’exciter ; les ouvrages que nous savons par cœur dès l’enfance se changent en habitudes, et n’ébranlent plus fortement notre imagination.

Marie Stuart est, ce me semble, de toutes les tragédies allemandes, la plus pathétique et la mieux conçue. Le sort de cette reine, qui commença sa vie par tant de prospérités, qui perdit son bonheur par tant de fautes, et que dix-neuf ans de prison conduisirent à l’échafaud, cause autant de terreur et de pitié qu’Œdipe, Oreste ou Niobé ; mais la beauté même de cette histoire si favorable au génie écraseroit la médiocrité.

La scène s’ouvre dans le château de Fotheringay, où Marie Stuart est renfermée. Dix-neuf ans de prison se sont déjà passés, et le tribunal institué par Élizabeth est au moment de prononcer sur le sort de l’infortunée reine d’Ecosse. La nourrice de Marie se plaint au commandant de la forteresse des traitements qu’il fait endurer à sa prisonnière. Le commandant, vivement attaché à la reine Élizabeth, parle de Marie avec une sévérité cruelle : on voit que c’est un honnête homme, mais qui juge Marie comme ses ennemis l’ont jugée : il annonce sa mort prochaine, et cette mort lui paroit juste, parce qu’il croit qu’elle a conspiré contre Élizabeth.

J’ai déjà eu l’occasion de parler, à propos de Walstein, du grand avantage des expositions en mouvement. On a essayé les prologues, les chœurs, les confidents, tous les moyens possibles pour expliquer sans ennuyer ; et il me semble que le mieux c’est d’entrer d’abord dans l’action, et de faire connoître le principal personnage par l’effet qu’il produit sur ceux qui l’environnent. C’est apprendre au spectateur de quel point de vue il doit regarder ce qui va se passer devant lui ; c’est le lui apprendre sans le lui dire : car un seul mot qui paroit prononcé pour le public dans une pièce de théâtre en détruit l’illusion. Quand Marie Stuart arrive, on est déjà curieux et ému ; on la connoît, non par un portrait, mais par son influence sur ses amis et sur ses ennemis. Ce n’est plus un récit qu’on écoule, c’est un événement dont on est devenu contemporain.

Le caractère de Marie Stuart est admirablement bien soutenu, et ne cesse point d’intéresser pendant toute la pièce. Foible, passionnée, orgueilleuse de sa figure, et repentante de sa vie, on l’aime et on la blâme. Ses remords et ses fautes font pitié. De toutes parts on aperçoit l’empire de son admirable beauté si renommée dans son temps. Un homme qui veut la sauver ose lui avouer qu’il ne se dévoue pour elle que par enthousiasme pour ses charmes. Élizabeth en est jalouse ; enfin l’amant d’Élizabeth, Leicester, est devenu amoureux de Marie, et lui a promis en secret son appui. L’attrait et l’envie que fait naître la grâce enchanteresse de l’infortunée rendent sa mort mille fois plus touchante.

Elle aime Leicester. Cette femme malheureuse éprouve encore le sentiment qui a déjà plus d’une fois répandu tant d’amertume sur son sort. Sa beauté, presque surnaturelle, semble la cause et l’excuse de cette ivresse habituelle du cœur, fatalité de sa vie.

Le caractère d’Élizabeth excite l’attention d’une manière bien différente ; c’est une peinture toute nouvelle que celle d’une femme tyran. Les petitesses des femmes en général, leur vanité, leur désir de plaire, tout ce qui leur vient de l’esclavage enfin, sert au despotisme dans Élizabeth ; et la dissimulation qui naît de la foiblesse est l’un des instruments de son pouvoir absolu. Sans doute tous les tyrans sont dissimulés. Il faut tromper les hommes pour les asservir ; on leur doit au moins dans ce cas la politesse du mensonge. Mais ce qui caractérise Élizabeth, c’est le désir de plaire uni à la volonté la plus despotique, et tout ce qu’il y a de plus fin dans l’amour-propre d’une femme manifesté par les actes les plus violents de l’autorité souveraine. Les courtisans aussi ont avec une reine un genre de bassesse qui tient de la galanterie. Ils veulent se persuader qu’ils l’aiment pour lui obéir plus noblement, et cacher la crainte servile d’un sujet sous le servage d’un chevalier.

Élizabeth étoit une femme d’un grand génie, l’éclat de son règne en fait foi : toutefois dans une tragédie où la mort de Marie est représentée, on ne peut voir Élizabeth que comme la rivale qui fait assassiner sa prisonnière ; et le crime qu’elle commet est trop atroce pour ne pas effacer tout le bien qu’on pourroit dire de son génie politique. Ce seroit peut-être une perfection de plus dans Schiller que d avoir eu l’art de rendre Élizabeth moins odieuse, sans diminuer l’intérêt pour Marie Stuart : car il y a plus de vrai talent dans les contrastes nuancés que dans les oppositions extrêmes, et la figure principale elle-même gagne à ce qu’aucun des personnages du tableau dramatique ne lui soit sacrifié.

Leicester conjure Élizabeth de voir Marie ; il lui propose de s’arrêter au milieu d’une chasse dans le jardin du château de Fotheringay, et de permettre à Marie de s’y promener. Élizabeth y consent, et le troisième acte commence par la joie touchante de Marie, en respirant l’air libre après dix-neuf ans de prison : tous les dangers qu’elle court ont disparu à ses yeux ; en vain sa nourrice cherche à les lui rappeler pour modérer ses transports, Marie a tout oublié en retrouvant le soleil et la nature. Elle ressent le bonheur de l’enfance à l’aspect, nouveau pour elle, des fleurs, des arbres, des oiseaux ; et l’ineffable impression de ces merveilles extérieures, quand on en a été long-temps séparé, se peint dans l’émotion enivrante de l’infortunée prisonnière.

Le souvenir de la France vient la charmer. Elle charge les nuages que le vent du nord semble pousser vers cette heureuse patrie de son choix ; elle les charge de porter à ses amis ses regrets et ses désirs : « Allez, leur dit-elle, vous, mes seuls messagers, l’air libre vous appartient : vous n’êtes pas les sujets d’Élizabeth. » — Elle aperçoit dans le lointain un pêcheur qui conduit une frêle barque, et déjà elle se flatte qu’il pourra la sauver : tout lui semble espérance quand elle a revu le ciel.

Elle ne sait point encore qu’on l’a laissé sortir afin qu’Élizabeth pût la rencontrer ; elle entend la musique de la chasse, et les plaisirs de sa jeunesse se retracent à son imagination en l’écoutant. Elle voudroit monter un cheval fougueux, parcourir avec la rapidité de l’éclair les vallées et les montagnes ; le sentiment du bonheur se réveille en elle, sans nulle raison, sans nul motif, mais parce qu’il faut que le cœur respire et qu’il se ranime quelquefois tout à coup à l’approche des plus grands malheurs, comme il y a presque toujours un moment de mieux avant l’agonie.

On vient avertir Marie qu’Élizabeth va venir. Elle avoit souhaité cette entrevue ; mais quand l’instant approche tout son être en frémit. Leicester est avec Élizabeth : ainsi, toutes les passions de Marie sont à la fois excitées : elle se contient quelque temps ; mais l’arrogante Élizabeth la provoque par ses dédains ; et ces deux reines ennemies finissent par s’abandonner l’une et l’autre à la haine mutuelle qu’elles ressentent. Élizabeth reproche à Marie ses fautes ; Marie lui rappelle les soupçons de Henri VIII contre sa mère, et ce que l’on a dit de sa naissance illégitime : cette scène est singulièrement belle, par cela même que la fureur fait dépasser aux deux reines les bornes de leur dignité naturelle. Elles ne sont plus que deux femmes, deux rivales de figure, bien plus que de puissance ; il n’y a plus de souveraine, il n’y a plus de prisonnière ; et bien que l’une puisse envoyer l’autre à l’échafaud, la plus belle des deux, celle qui se sent la plus faite pour plaire, jouit encore du plaisir d’humilier la toute-puissante Élizabeth aux yeux de Leicester, aux yeux de l’amant qui leur est si cher à toutes deux.

Ce qui ajoute singulièrement aussi à l’effet de cette situation, c’est la crainte que l’on éprouve pour Marie à chaque mot de ressentiment qui lui échappe ; et lorsqu’elle s’abandonne à toute sa fureur, ses paroles injurieuses, dont les suites seront irréparables, font frémir, comme si l’on étoit témoin de sa mort.

Les émissaires du parti catholique veulent assassiner Élizabeth à son retour à Londres. Talbot, le plus vertueux des amis de la reine, désarme l’assassin qui vouloit la poignarder, et le peuple demande à grands cris la mort de Marie. C’est une scène admirable que celle où le chancelier Burleigh presse Élizabeth de signer la sentence de Marie, tandis que Talbot, qui vient de sauver la vie de sa souveraine, se jette à ses pieds pour la conjurer de faire grâce à son ennemie.

«  On vous répète, lui dit-il, que le peuple demande sa mort, on croit vous plaire par cette feinte violence ; on croit vous déterminer à ce que vous souhaitez ; mais prononcez que vous voulez la sauver, et dans l’instant vous verrez la prétendue nécessité de sa mort s’évanouir : ce qu’on trouvoit juste passera pour injuste, et les mêmes hommes qui l’accusent prendront hautement sa défense. Vous la craignez vivante ; ah ! craignez-la surtout quand elle ne sera plus. C’est alors qu’elle sera vraiment redoutable ; elle renaîtra de son tombeau ; comme la déesse de la discorde, comme l’esprit de la vengeance, pour détourner de vous le cœur de vos sujets. Ils ne verront plus en elle l’ennemie de leur croyance, mais la petite-fille de leurs rois. Le peuple appelle avec fureur cette résolution sanglante ; mais il ne la jugera qu’après l’événement. Traversez alors les rues de Londres, et vous y verrez régner le silence de la terreur ; vous y verrez un autre peuple, une autre Angleterre : ce ne seront plus ces transports de joie qui célébroient la sainte équité dont votre trône étoit environné ; mais la crainte, cette sombre compagne de la tyrannie, ne vous quittera plus ; les rues seront désertes à votre passage ; vous aurez fait ce qu’il y a de plus fort, de plus redoutable. Quel homme sera sûr de sa propre vie, quand la tête royale de Marie n’aura point été respectée ! »

La réponse d’Élizabeth à ce discours est d’une adresse bien remarquable ; un homme dans une pareille situation auroit certainement employé le mensonge pour pallier l’injustice ; mais Elizabeth fait plus, elle veut intéresser pour elle-même en se livrant à la vengeance ; elle voudroit presque obtenir la pitié, en commettant l’action la plus cruelle. Elle a de la coquetterie sanguinaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et le caractère de femme se montre à travers celui de tyran.

« Ah, Talbot, s’écrie Élizabeth, vous m’avez sauvée aujourd’hui, vous avez détourné de moi le poignard ! pourquoi ne le laissiez-vous pas arriver jusqu’à mon cœur ? le combat étoit fini ; et délivrée de tous mes doutes, pure de toutes mes fautes, je descendois dans mon paisible tombeau : croyez-moi, je suis fatiguée du trône et de la vie ; si l’une des deux reines doit tomber pour que l’autre vive (et cela est ainsi, j’en suis convaincue), pourquoi ne seroit-ce pas moi qui résignerois l’existence ? Mon peuple peut choisir ; je lui rends son pouvoir ; Dieu m’est témoin que ce n’est pas pour moi, mais pour le bien seul de la nation que j’ai vécu. Espère-t-on de cette séduisante Stuart, de cette reine plus jeune, des jours plus heureux, alors je descends du trône, et je retourne dans la solitude de Woodstock où j’ai passé mon humble jeunesse, où, loin des vanités de ce monde, je trouvois ma grandeur en moi-même. Non, je ne suis pas faite pour être souveraine, un maître doit être dur, et mon cœur est foible. J’ai bien gouverné cette île, tant qu’il ne s’agissoit que de faire des heureux : mais voici la tâche cruelle imposée par le devoir royal, et je me sens incapable de l’accomplir. »

À ce mot Burleigh interrompt Élizabeth et lui reproche tout ce dont elle veut être blâmée, sa foiblesse, son indulgence sa pitié : il semble courageux, parce qu’il demande à sa souveraine avec force ce qu’elle désire en secret plus que lui-même. La flatterie brusque réussit en général mieux que la flatterie obséquieuse, et c’est bienfait aux courtisans, quand ils le peuvent, de se donner l’air d’être entraînés dans le moment où ils réfléchissent le plus à ce qu’ils disent.

Élizabeth signe la sentence, et seule avec le secrétaire de ses commandements, la timidité de femme qui se mêle à la persévérance du despotisme lui fait désirer que cet homme subalterne prenne sur lui la responsabilité de l’action qu’elle a commise : il veut l’ordre positif d’envoyer cette sentence, elle le refuse, et lui répète qu’il doit faire son devoir ; elle laisse ce malheureux dans une affreuse incertitude, dont le chancelier Burleigh le tire, en lui arrachant le papier qu’Élizabeth a laissé entre ses mains.

Leicester est très-compromis par les amis de la reine d’Écosse ; ils viennent lui demander de les aider à la sauver. Il découvre qu’il est accusé auprès d’Élizabeth, et prend tout à coup l’affreux parti d’abandonner Marie, et de révéler à la reine d’Angleterre avec hardiesse et ruse une partie des secrets qu’il doit à la confiance de sa malheureuse amie. Malgré tous ces lâches sacrifices, il ne rassure Élizabeth qu’à demi, et elle exige qu’il conduise lui-même Marie à l’échafaud, pour prouver qu’il ne l’aime pas. La jalousie de femme se manifestant par le supplice qu’Élizabeth ordonne comme monarque doit inspirer à Leicester une profonde haine pour elle : la reine le fait trembler, quand par les lois de la nature il devroit être son maître ; et ce contraste singulier produit une situation très-originale : mais rien n’égale le cinquième acte. C’est à Weimar que j’assistai à la représentation de Marie Stuart, et je ne puis penser encore sans un profond attendrissement à l’effet des dernières scènes.

On voit d’abord paroître les femmes de Marie vêtues de noir, et dans une morne douleur ; sa vieille nourrice, la plus affligée de toutes, porte ses diamants royaux ; elle lui a ordonné de les rassembler pour qu’elle pût les distribuer à ses femmes. Le commandant de la prison, suivi de plusieurs de ses valets, vêtus de noir aussi comme lui, remplissent le théâtre de deuil. Melvil, autrefois gentilhomme de la cour de Marie, arrive de Rome en cet instant. Anna, la nourrice de la reine, le reçoit avec joie ; elle lui peint le courage de Marie, qui, tout à coup résignée à son sort, n’est plus occupée que de son salut, et s’afflige seulement de ne pas pouvoir obtenir un prêtre de sa religion pour recevoir de lui l’absolution de ses fautes et la communion sainte.

La nourrice raconte comment pendant la nuit la reine et elle avoient entendu des coups redoublés, et que toutes deux espéroient que c’étoient leurs amis qui venoient pour les délivrer ; mais qu’enfin elles avoient su que ce bruit étoit celui que faisoient les ouvriers en élevant l’échafaud dans la salle au-dessous d’elles. Melvil demande comment Marie a supporté cette terrible nouvelle : Anna lui dit que l’épreuve la plus dure pour elle a été d’apprendre la trahison du comte Leicester, mais qu’après cette douleur elle a repris le calme et la dignité d’une reine.

Les femmes de Marie entrent et sortent pour exécuter les ordres de leur maîtresse, l’une d’elles apporte une coupe de vin que Marie a demandé pour marcher d’un pas plus ferme à l’échafaud. Une autre arrive chancelante sur la scène, parce qu’à travers la porte de la salle où l’exécution doit avoir lieu, elle a vu les murs tendus de noir, l’échafaud, le bloc et la hache. L’effroi toujours croissant du spectateur est déjà presqu’à son comble, quand Marie paroît dans toute la magnificence d’une parure royale, seule vêtue de blanc au milieu de sa suite en deuil, un crucifix à la main, la couronne sur sa tête, et déjà rayonnante du pardon céleste que ses malheurs ont obtenu pour elle.

Marie console ses femmes dont les sanglots l’émeuvent vivement : « Pourquoi, leur dit-elle, vous affligez-vous de ce que mon cachot s’est ouvert ? La mort, ce sévère ami, vient à moi et couvre de ses ailes noires les fautes de ma vie : le dernier arrêt du sort relève la créature accablée ; je sens de nouveau le diadème sur mon front. Un juste orgueil est rentré dans mon âme purifiée. »

Marie aperçoit Melvil, et se réjouit de le voir dans ce moment solennel ; elle l’interroge sur ses parents de France, sur ses anciens serviteurs, et le charge de ses derniers adieux pour tout ce qui lui fut cher.

« Je bénis, lui dit-elle, le roi très-chrétien mon beau-frère, et toute la royale famille de France ; je bénis mon oncle le cardinal et Henri de Guise, mon noble cousin ; je bénis aussi le Saint-Père, pour qu’il me bénisse à son tour, et le roi catholique qui s’est offert généreusement pour mon sauveur et vengeur. Ils retrouveront tous leur nom dans mon testament ; et de quelque foible valeur que soient les présents de mon amour, ils voudront bien ne pas les dédaigner. »

Marie se retourne alors vers ses serviteurs, et leur dit : « Je vous ai recommandé à mon royal frère de France ; il aura soin de vous, il vous donnera une nouvelle patrie. Si ma dernière prière vous est sacrée, ne restez pas en Angleterre. Que le cœur orgueilleux de l’Anglais ne se repaisse pas du spectacle de votre malheur : que ceux qui m’ont servie ne soient pas dans la poussière. Jurez-moi par l’image du Christ que, dès que je ne serai plus, vous quitterez pour jamais cette île funeste. »

(Melvil le jure au nom de tous.)

La reine distribue ses diamants à ses femmes, et rien n’est plus touchant que les détails dans lesquels elle entre sur le caractère de chacune d’elles, et les conseils qu’elle leur donne pour leur sort futur. Elle se montre surtout généreuse envers celle dont le mari a été un traître, en accusant formellement Marie elle-même auprès d’Elizabeth : elle veut consoler cette femme de ce malheur, et lui prouver qu’elle n’en conserve aucun ressentiment.

« Toi, dit-elle à sa nourrice, toi, ma fidèle Anna, l’or et les diamants ne t’attirent point ; mon souvenir est le don le plus précieux que je puisse te laisser. Prends ce mouchoir que j’ai brodé pour toi dans les heures de ma tristesse, et que mes larmes brûlantes ont inondé ; tu t’en serviras pour me bander les yeux quand il en sera temps, j’attends ce dernier service de toi. Venez toutes, dit-elle, en tendant la main à ses femmes, venez toutes et recevez mon dernier adieu : recevez-le, Marguerite, Alise, Rosamonde, et toi Gertrude, je sens sur ma main tes lèvres brûlantes. J’ai été bien haïe, mais aussi bien aimée ! Qu’un époux d’une âme noble rende heureuse ma Gertrude, car un cœur si sensible a besoin d’amour ! Berthe, tu as choisi la meilleure part, tu veux être la chaste épouse du ciel, hâte-toi d’accomplir ton vœu. Les biens de la terre sont trompeurs, la destinée de ta reine te l’apprend. C’en est assez, adieu pour toujours, adieu. »

Marie reste seule avec Melvil, et c’est alors que commence une scène dont l’effet est bien grand, quoiqu’on puisse la blâmer à plusieurs égards. La seule douleur qui reste à Marie après avoir pourvu à tous les soins terrestres, c’est de ne pouvoir obtenir un prêtre de sa religion pour l’assister dans ses derniers moments. Melvil, après avoir reçu la confidence de ses pieux regrets, lui apprend qu’il a été à Rome, qu’il y a pris les ordres ecclésiastiques pour acquérir le droit de l’absoudre et de la consoler : il découvre sa tête pour lui montrer la tonsure sacrée, et sort de son sein une hostie que le pape lui-même a bénie pour elle.

« Un bonheur céleste, s’écria la reine, m’est donc encore préparé sur le seuil même de la mort. Le messager de Dieu descend vers moi, comme un immortel sur des nuages d’azur : ainsi jadis l’apôtre fut délivré de ses liens. Et tandis que tous les appuis terrestres m’ont trompée, ni les verroux, ni les épées n’ont arrêté le secours divin. Vous, jadis mon serviteur, soyez maintenant le serviteur de Dieu et son saint interprète, et confine vos genoux se sont courbés devant moi, je me prosterne maintenant à vos pieds dans la poussière. »

La belle, la royale Marie se jette aux genoux de Melvil, et son sujet revêtu de toute la dignité de l’église l’y laisse et l’interroge.

(Il ne faut pas oublier que Melvil lui-même croyoit Marie coupable du dernier complot qui avoit eu lieu contre la vie d’Élizabeth ; je dois dire aussi que la scène suivante est faite seulement pour être lue, et que, sur la plupart des théâtres de l’Allemagne, on supprime l’acte de la communion quand la tragédie de Marie Stuart est représentée.)

MELVIL.

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Marie, reine, as-tu sondé ton cœur et jures-tu de confesser la vérité devant le Dieu de vérité ?

MARIE.

Mon cœur va s’ouvrir sans mystère devant toi comme devant lui.

MELVIL.

Dis-moi, de quel péché ta conscience t’accuse-t-elle depuis que tu as approché pour la dernière fois de la table sainte ?

MARIE.

Mon âme a été remplie d’une haine envieuse et des pensées de vengeance s’agitoient dans mon sein. Pécheresse, j’implorois le pardon de Dieu, et je ne pouvois pardonner à mon ennemie.

MELVIL.

Te repens-tu de cette faute, et ta résolution sincère est-elle de pardonner à tous avant que de quitter ce monde ?

MARIE.

Aussi vrai que j’espère la miséricorde de Dieu.

MELVIL.

N’est-il point d’autre tort que tu doives te reprocher ?

MARIE.

Ah ! ce n’est pas la haine seule qui m’a rendue coupable, j’ai encore plus offensé le Dieu de bonté par un amour criminel : ce cœur trop vain s’est laissé séduire par un homme sans foi, qui m’a trompée et abandonnée.

MELVIL.

Te repens-tu de cette erreur, et ton cœur a-t-il quitté cette fragile idole pour se tourner vers son Dieu ?

MARIE.

Ce fut le plus cruel de mes combats, mais enfin j’ai déchiré ce dernier lien terrestre.

MELVIL.

De quelle autre faute te sens-tu coupable ?

MARIE.

Ah ! d’une faute sanglante depuis longtemps confessée. Mon âme frémit en approchant du jugement solennel qui m’attend, et les portes du ciel semblent se couvrir de deuil à mes yeux. J’ai fait périr le roi mon époux quand je consentis à donner mon cœur et ma main au séducteur son meurtrier. Je me suis imposé toutes les expiations ordonnées par l’église ; mais le ver rongeur du remords ne me laisse point de repos.

MELVIL.

Ne te reste-t-il rien de plus au fond de l’âme que tu doives confesser ?

MARIE.

Non, tu sais maintenant tout ce qui pèse sur mon cœur.

MELVIL.

Songe à la présence du scrutateur des pensées, à l’anathème dont l’église menace une confession trompeuse : c’est un péché qui donne la mort éternelle, et que le Saint-Esprit a frappé de sa malédiction.

MARIE.

Puissé-je obtenir dans mon dernier combat la clémence divine, aussi vrai qu’en cet instant solennel je ne t’ai rien déguisé

MELVIL.

Comment ! tu caches à ton Dieu le crime pour la punition duquel les hommes te condamnent : tu ne me parles point de la part que tu as eue dans la haute trahison des assassins d’Élizabeth ; tu subis la mort terrestre pour cette action ; veux-tu donc qu’elle entraîne aussi la perdition de ton âme ?

MARIE.

Je suis prête à passer du temps à l’éternité : avant que l’aiguille de l’heure ait accompli son tour, je me présenterai devant le trône de mon juge ; et, je le répète ici, ma confession est entière.

MELVIL.

Examine-toi bien. Notre cœur est souvent pour nous-mêmes un confident trompeur : tu as peut-être évité avec adresse le mot qui te rente doit coupable, quoique tu partageasses la volonté du crime ; mais apprends qu’aucun art humain ne peut faire illusion à l’œil de feu qui regarde dans le fond de l’âme.

MARIE.

J’ai prié tous les princes de se réunir pour m’affranchir de mes liens, mais jamais je n’ai menacé ni par mes projets, ni par mes actions, la vie de mon ennemie.

MELVIL.

Quoi ! ton secrétaire t’a faussement accusée ?

MARIE.

Que Dieu le juge ! Ce que j’ai dit est vrai.

MELVIL.

Ainsi donc tu montes sur l’échafaud convaincue de ton innocence ?

MARIE.

Dieu m’accorde d’expier par cette mort non méritée le crime dont ma jeunesse fut coupable.

MELVIL (la bénissant).

Que cela soit ainsi, et que ta mort serve à t’absoudre ! Tombe sur l’autel comme une victime résignée. Le sang peut purifier ce que le sang avoit souillé : tu n’es plus coupable maintenant que des fautes d’une femme, et les foiblesses de l’humanité ne suivent point l’âme bienheureuse dans le ciel. Je t’annonce donc, en vertu de la puissance qui m’a été donnée de lier et de délier sur la terre, l’absolution de tes péchés, ainsi que tu as cru qu’il t’arrive ! (Il lui présente l’hostie.) Prends ce corps, il été sacrifié pour toi. (Il prend la coupe qui est sur la table, il la consacre avec une prière recueillie, et l’offre à la reine qui semble hésiter encore et ne pas oser l’accepter.) Prends la coupe remplie de ce sang qui a été répandu pour toi. Prends-la, le pape t’accorde cette grâce au moment de ta mort. C’est le droit suprême des rois dont tu jouis (Marie reçoit la coupe) ; et comme tu es maintenant unie mystérieusement avec ton Dieu sur cette terre, ainsi revêtue d’un éclat angélique, tu le seras dans le séjour de béatitude, où il n’y aura plus ni faute, ni douleur. (Il remet la coupe, entend du bruit au dehors, recouvre sa tête, et va vers la porte ; Marie reste a genoux plongée dans la méditation.)

MELVIL.

Il vous reste encore une rude épreuve à supporter, madame : vous sentez-vous assez de force pour triompher de tous les mouvements d’amertume et de haine ?

MARIE (se relève).

Je ne crains point de rechute, j’ai sacrifié à Dieu ma haine et mon amour.

MELVIL.

Ainsi préparez-vous à recevoir lord Leicester et le chancelier Burleigh : ils sont là. (Leicester reste dans l’éloignement, sans lever les yeux ; Burleigh s’avance entre la reine et lui).

BURLEIGH.

Je viens, lady Stuart, pour recevoir vos derniers ordres.

MARIE.

Je vous en remercie, mylord.

BURLEIGH.

C’est la volonté de la reine, qu’aucune demande équitable ne vous soit refusée.

MARIE.

Mon testament indique mes derniers souhaits ; je l’ai déposé dans les mains du chevalier Paulet, j’espère qu’il sera fidèlement exécuté.

PAULET.

Il le sera.

MARIE.

Comme mon corps ne peut pas reposer en terre sainte, je demande qu’il soit accordé à ce fidèle serviteur de porter mon cœur en France auprès des miens. Hélas ! il a toujours été là.

BURLEIGH.

Ce sera fait. Ne voulez-vous plus rien ?

MARIE.

Portez mon salut de sœur à la reine d’Angleterre ; dites-lui que je lui pardonne ma mort du fond de mon âme. Je me repens d’avoir été trop vive hier dans mon entretien et avec elle. Que Dieu la conserve et lui accorde un règne heureux ! (Dans ce moment le schérif arrive, Anna et les femmes de Marie entrent avec lui). Anna, calme-toi, le moment est venu, voilà le schérif qui doit me conduire à la mort. Tout est décidé. Adieu, adieu. (À Burleigh). Je souhaite que ma fidèle nourrice m’accompagne sur l’échafaud, mylord ; accordez-moi ce bienfait.

BURLEIGH.

Je n’ai point de pouvoir à cet égard.

MARIE.

Comment ! l’on pourrait me refuser cette prière si simple ! Qui donc me rendroit les derniers services ? Ce ne peut être la volonté de ma sœur, qu’on blesse en ma personne le respect dû à une femme.

BURLEIGH.

Aucune femme ne doit monter avec vous sur l’échafaud ; ses cris, sa douleur……

MARIE.

Elle ne fera pas entendre ses plaintes, je suis garant de la force d’âme de mon Anna. Soyez bon, mylord, ne me séparez pas, en mourant, de ma fidèle nourrice. Elle m’a reçue dans ses bras sur le seuil de la vie, que sa douce main me conduise à la mort.

PAULET.

Il faut y consentir.

BURLEIGH.

Soit.

MARIE.

Il ne me reste plus rien à vous demander. (Elle prend le crucifix et le baise). Mon Rédempteur, mon Sauveur, que tes bras me reçoivent ! (Elle se retourne pour partir, et dans cet instant elle rencontre le comte de Leicester ; elle tremble, ses genoux fléchissent, et prête à tomber, le comte de Leicester la soutient ; puis il détourne la tête, et ne peut soutenir sa vue). Vous me tenez parole, comte de Leicester, vous m’aviez promis votre appui pour sortir de ce cachot, et vous me l’offrez maintenant ! (Le comte de Leicester semble anéanti ; elle continue avec un accent plein de douceur). Oui, Leicester, et ce n’est pas seulement la liberté que je voulois vous devoir, mais une liberté qui me devînt plus chère en la tenant de vous ; maintenant que je suis sur la route de la terre au ciel, et que je vais devenir un esprit bienheureux, affranchi des affections terrestres, j’ose vous avouer sans rougir la foiblesse dont j’ai triomphé. Adieu, et si vous le pouvez, vivez heureux. Vous avez voulu plaire à deux reines, et vous avez trahi le cœur aimant pour obtenir le cœur orgueilleux. Prosternez-vous aux pieds d’Élizabeth, et puisse votre récompense ne pas devenir votre punition ! Adieu, je n’ai plus de lien avec la terre. » —

Leicester reste seul après le départ de Marie, le sentiment de désespoir et de honte qui l’accable peut à peine s’exprimer ; il entend, il écoute ce qui se passe dans la salle de l’exécution, et quand elle est accomplie, il tombe sans connoissance. On apprend ensuite qu’il est parti pour la France, et la douleur qu’Élizabeth éprouve en perdant celui qu’elle aime commence la punition de son crime.

Je ferai quelques observations sur cette imparfaite analyse d’une pièce dans laquelle le charme des vers ajoute beaucoup à tous les autres genres de mérite. Je ne sais si l’on se permettroit en France de faire un acte tout entier sur une situation décidée ; mais ce repos de douleur, qui naît de la privation de l’espérance, produit les émotions les plus vraies et les plus profondes. Ce repos solennel permet au spectateur, comme à la victime, de descendre en lui-même, et d’y sentir tout ce que révèle le malheur.

La scène de la confession, et surtout de la communion, seroit avec raison tout-à-fait condamnée ; mais ce n’est certes pas comme manquant d’effet qu’on pourroit la blâmer : le pathétique qui se fonde sur la religion nationale touche de si près le cœur, que rien ne sauroit émouvoir davantage. Le pays le plus catholique, l’Espagne, et son poëte le plus religieux, Caldéron, qui étoit lui-même entré dans l’état ecclésiastique, ont admis sur le théâtre les sujets et les cérémonies du christianisme.

Il me semble que, sans manquer au respect qu’on doit à la religion chrétienne, on pourroit se permettre de la faire entrer dans la poésie et les beaux-arts, dans tout ce qui élève l’âme et embellit la vie. L’en exclure., c’est imiter ces enfants qui croient ne pouvoir rien faire que de grave et de triste dans la maison de leur père. Il y a de la religion dans tout ce qui nous cause une émotion désintéressée ; la poésie, l’amour, la nature et la Divinité se réunissent dans notre cœur, quelques efforts qu’on fasse pour les séparer ; et si l’on interdit au génie de faire résonner toutes ces cordes à la fois, l’harmonie complète de l’âme ne se fera jamais sentir.

Cette reine Marie, que la France a vue si brillante, et l’Angleterre si malheureuse, a été l’objet de mille poésies diverses qui célèbrent ses charmes et son infortune. L’histoire l’a peinte comme assez légère ; Schiller a donné plus de sérieux à son caractère, et le moment dans lequel il la représente motive bien ce changement. Vingt années de prison, et même vingt années de vie, de quelque manière qu’elles se soient passées, sont presque toujours une sévère leçon.

Les adieux de Marie au comte Leicester me paroissent l’une des plus belles situations qui soient au théâtre. Il y a quelque douceur pour Marie dans cet instant. Elle a pitié de Leicester, tout coupable qu’il est ; elle sent quel souvenir elle lui laisse, et cette vengeance du cœur est permise. Enfin, au moment de mourir, et de mourir parce qu’il n’a pas voulu la sauver, elle lui dit encore qu’elle l’aime ; et si quelque chose peut consoler de la séparation terrible à laquelle la mort nous condamne, c’est la solennité qu’elle donne à nos dernières paroles : aucun but, aucun espoir ne s’y mêle, et la vérité la plus pure sort de notre sein avec la vie.


  1. Il est pour les mortels, des jours mystérieux,
    Où, des liens du corps notre âme dégagée,
    Au sein de l’avenir est tout à coup plongée,
    Et saisit, je ne sais par quel heureux effort,
    Le droit inattendu d’interroger le sort.
    La nuit qui précéda la sanglante journée
    Qui du héros du nord trancha la destinée,
    Je veillois au milieu des guerriers endormis.
    Un trouble involontaire agitoit mes esprits.
    Je parcourus le camp. On voyoit dans la plaine
    Briller des feux lointains la lumière incertaine.
    Les appels de la garde et les pas des chevaux
    Troubloient seuls, d’un bruit sourd, l’universel repos.
    Le vent qui gémissoit à travers les vallées
    Agitoit lentement nos tentes ébranlées.
    Les astres, à regret perçant l’obscurité,
    Versoient sur nos drapeaux une pâle clarté.
    Que de mortels, me dis-je, à ma voix obéissent !
    Qu’avec empressement sous mon ordre ils fléchissent !
    Ils ont, sur mes succès, placé tout leur espoir.
    Mais si le sort jaloux m’arrachoit le pouvoir,
    Que bientôt je verrois s’évanouir leur zèle !
    En est-il un du moins qui me restât fidèle !
    Ah ! s’il en est nn seul, je t’invoque. Ô destin !
    Daigne me l’indiquer par un signe certain.

    Walstein, par M. Benjamin-Constant de
    Rebecque, acte II, scène i, page 43.