De l’Allemagne/Seconde partie/XI

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 271-278).

CHAPITRE XI.

De la poésie classique et de la poésie romantique.


Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le nord et le midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne.

On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi.

On a comparé aussi dans divers ouvrages allemands la poésie antique à la sculpture, et la poésie romantique à la peinture ; enfin l’on a caractérisé de toutes les manières la marche de l’esprit humain, passant des religions matérialistes aux religions spiritualistes, de la nature à la divinité.

La nation française, la plus cultivée des nations latines, penche vers la poésie classique imitée des Grecs et des Romains. La nation anglaise, la plus rustre des nations germaniques, aime la poésie romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-d’œuvre qu’elle possède en ce genre. Je n’examinerai point ici lequel de ces deux genres de poésie mérite la préférence : il suffit de montrer que la diversité des goûts, à cet égard, dérive non-seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources primitives de l’imagination et de la pensée.

Il y a dans les poëmes épiques, et dans les tragédies des anciens, un genre de simplicité qui tient à ce que les hommes étoient identifiés à cette époque avec la nature, et croyoient dépendre du destin comme elle dépend de la nécessité. L’homme, réfléchissant peu, portoit toujours l’action de son âme au dehors ; la conscience elle-même étoit figurée par des objets extérieurs, et les flambeaux des Furies secouoient les remords sur la tête des coupables. L’événement étoit tout dans l’antiquité, le caractère tient plus de place dans les temps modernes ; et cette réflexion inquiète, qui nous dévore souvent comme le vautour de Prométhée, n’eût semblé que de la folie au milieu des rapports clairs et prononcés qui existoient dans l’état civil et social des anciens.

On ne faisoit en Grèce, dans le commencement de l’art, que des statues isolées ; les groupes ont été composés plus tard. On pourroit dire de même, avec vérité, que dans tous les arts il n’y avoit point de groupes ; les objets représentés se succédoient comme dans les bas-reliefs, sans combinaison, sans complication d’aucun genre. L’homme personnifioit la nature ; des nymphes habitoient les eaux, des hamadryades les forêts : mais la nature à son tour s’emparoit de l’homme, et l’on eût dit qu’il ressembloit au torrent, à la foudre, au volcan, tant il agissoit par une impulsion involontaire, et sans que la réflexion pût en rien altérer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens avoient pour ainsi dire une âme corporelle, dont tous les mouvements étoient forts, directs et conséquents ; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme : les modernes ont puisé, dans le repentir chrétien, l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes.

Mais, pour manifester cette existence toute intérieure, il faut qu’une grande variété dans les faits présente sous toutes les formes les nuances infinies de ce qui se passe dans l’âme. Si de nos jours les beaux-arts étoient astreints à la simplicité des anciens, nous n’atteindrions pas à la force primitive qui les distingue, et nous perdrions les émotions intimes et multipliées dont notre âme est susceptible. La simplicité de l’art, chez les modernes, tourneroit facilement à la froideur et à l’abstraction, tandis que celle des anciens étoit pleine de vie. L’honneur et l’amour, la bravoure et la pitié sont les sentiments qui signalent le christianisme chevaleresque ; et ces dispositions de l’âme ne peuvent se faire voir que par les dangers, les exploits, les amours, les malheurs, l’intérêt romantique enfin, qui varie sans cesse les tableaux. Les sources des effets de l’art sont donc différentes à beaucoup d’égards dans la poésie classique et dans la poésie romantique ; dans l’une, c’est le sort qui règne ; dans l’autre, c’est la Providence ; le sort ne compte pour rien les sentiments des hommes, la Providence ne juge les actions que d’après les sentiments. Comment la poésie ne créeroit-elle pas un monde d’une toute autre nature, quand il faut peindre l’œuvre d’un destin aveugle et sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelligent auquel préside un être suprême, que notre cœur interroge, et qui répond à notre cœur !

La poésie païenne doit être simple et saillante comme les objets extérieurs ; la poésie chrétienne a besoin des mille couleurs de l’arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poésie des anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait verser plus de larmes : mais la question pour nous n’est pas entre la poésie classique et la poésie romantique, mais entre l’imitation de l’une et l’inspiration de l’autre. La littérature des anciens est chez les modernes une littérature transplantée : la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères ; car ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les chefs-d’œuvre des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d’œuvre soient changées. Mais ces poésies d’après l’antique, quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national.

La poésie française étant la plus classique de toutes les poésies modernes, elle est la seule qui ne soit pas répandue parmi le peuple. Les stances du Tasse sont chantées par les gondoliers de Venise ; les Espagnols et les Portugais de toutes les classes savent par cœur les vers de Calderon et de Camoëns. Shakespear est autant admiré par le peuple en Angleterre que par la classe supérieure. Des poëmes de Goethe et de Bürger sont mis en musique, et vous les entendez répéter des bords du Rhin jusqu’à la Baltique. Nos poëtes français sont admirés par tout ce qu’il y a d’esprits cultivés chez nous et dans le reste de l’Europe ; mais ils sont tout-à-fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes, parce que les arts en France ne sont pas, comme ailleurs, natifs du pays même où leurs beautés se développent.

Quelques critiques français ont prétendu que la littérature des peuples germaniques étoit encore dans l’enfance de l’art ; cette opinion est tout-à-fait fausse : les hommes les plus instruits dans la connoissance des langues et des ouvrages des anciens n’ignorent certainement pas les inconvénients et les avantages du genre qu’ils adoptent ou de celui qu’ils rejettent ; mais leur caractère, leurs habitudes et leurs raisonnements les ont conduits à préférer la littérature fondée sur les souvenirs de la chevalerie, sur le merveilleux du moyen âge, à celle dont la mythologie des Grecs est la base. La littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau ; elle exprime notre religion ; elle rappelle notre histoire : son origine est ancienne, mais non antique.

La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu’à nous : la poésie des Germains est l’ère chrétienne des beaux-arts : elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir : le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme le plus puissant et le plus terrible de tous.