De l’Allemagne/Quatrième partie/VII

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 346-351).

CHAPITRE VII.

Des philosophes religieux appelés Théosophes.


Lorsque j’ai rendu compte de la philosophie moderne des Allemands, j’ai essayé de tracer une ligne de démarcation entre celle qui s’attache à pénétrer les secrets de l’univers et celle qui se borne à l’examen de la nature de notre âme. La même distinction se fait remarquer parmi les écrivains religieux : les uns dont j’ai déjà parlé dans les chapitres précédents s’en sont tenus à l’influence de la religion sur notre cœur : les autres, tels que Jacob Bœhme, en Allemagne, Saint Martin, en France, et bien d’autres encore, ont cru trouver dans la révélation du christianisme des paroles mystérieuses qui pouvoient servir à dévoiler les lois de la création. Il faut en convenir, quand on commence à penser il est difficile de s’arrêter ; et soit que la réflexion conduise au scepticisme, soit qu’elle mène à la foi la plus universelle, on est souvent tenté de passer des heures entières, comme les faquirs, à se demander ce que c’est que la vie. Loin de dédaigner ceux qui sont ainsi dévorés par la contemplation, on ne peut s’empêcher de les considérer comme les véritables seigneurs de l’espèce humaine, auprès desquels ceux qui existent sans réfléchir ne sont que des serfs attachés à la glèbe. Mais comment peut-on se flatter de donner quelque consistance à ses pensées, qui, semblables aux éclairs, replongent dans les tenèbres après avoir un moment jeté sur les objets d’incertaines lueurs.

Il peut être intéressant toutefois d’indiquer la direction principale des systèmes théosophes, c’est-à-dire des philosophes religieux qui n’ont cessé d’exister en Allemagne depuis l’établissement du christianisme, et surtout depuis la renaissance des lettres. La plupart des philosophes grecs ont fondé le système du monde sur l’action des élélnents ; et si l’on n’en excepte Pythagore et Platon, qui tenoient de l’Orient leur tendance à l’idéalisme, les penseurs de l’antiquité expliquent tous l’organisation de l’univers par des lois physiques. Le christianisme, en allumant la vie intérieure dans le sein de l’homme, devoit exciter les esprits à s’exagérer le pouvoir de l’âme sur le corps ; les abus auxquels les doctrines les plus pures sont sujettes ont amené les visions, la magie blanche (c’est-à-dire celle qui attribue à la volonté de l’homme sans l’intervention des esprits infernaux la possibilité d’agir sur les éléments), toutes les rêveries bizarres enfin qui naissent de la conviction que l’âme est plus forte que la nature. Les secrets d’alchimistes, de magnétiseurs et d’illuminés s’appuient presque tous sur cet ascendant de la volonté qu’ils portent beaucoup trop loin, mais qui tient de quelque manière néanmoins à la grandeur morale de l’homme.

Non-seulement le christianisme, en affirmant la spiritualité de l’âme, a porté les esprits à croire à la puissance illimitée de la foi religieuse ou philosophique, mais la révélation a paru à quelques hommes un miracle continuel qui pouvoit se renouveler pour chacun d’eux, et quelques-uns ont cru sincèrement qu’une divination surnaturelle leur étoit accordée, et qu’il se manifestoit en eux des vérités dont ils étoient plutôt les témoins que les inventeurs. Le plus fameux de ces philosophes religieux c’est Jacob Bœhme, un cordonnier allemand, qui vivoit au commencément du dix-septième siècle ; il a fait tant de bruit dans son temps, que Charles I envoya un homme exprès à Gorlitz, lieu de sa demeure, pour étudier son livre et le rapporter en Angleterre. Quelques-uns de ses écrits ont été traduits en français par M. de Saint-Martin : ils sont très-difiiciles à comprendre ; cependant l’on ne peut s’empêcher de s’étonner qu’un homme sans culture d’esprit ait été si loin dans la contemplation de la nature. Il la considère en général comme un emblème des principaux dogmes du christianisme ; partout il croit voir dans les phénomènes du monde les traces de la chute de l’homme et de sa régénération, les effets du principe de la colère et de celui de la miséricorde ; et tandis que les philosophes grecs tâchoient d’expliquer le monde par le mélange des éléments de l’air, de l’eau et du feu, Jacob Bœhme n’admet que la combinaison des forces morales, et s’appuie sur des passages de l’Évangile pour interpréter l’univers.

De quelque manière que l’on considère ces singuliers écrits qui, depuis deux cents ans, ont toujours trouvé des lecteurs ou plutôt des adeptes, on ne peut s’empêcher de remarquer les deux routes opposées que suivent, pour arriver à la vérité, les philosophes spiritualistes et les philosophes matérialistes. Les uns croient que c’est en se dérobant à toutes les impressions du dehors, et en se plongeant dans l’extase de la pensée, qu’on peut deviner la nature : les autres prétendent qu’on ne sauroit trop se garder de l’enthousiasme et de l’imagination dans l’examen des phénomènes de l’univers ; l’on diroit que l’esprit humain a besoin de s’affranchir du corps ou de l’âme pour comprendre la nature, tandis que c’est dans la mystérieuse réunion des deux que consiste le secret de l’existence.

Quelques savants en Allemagne affirment qu’on trouve dans les ouvrages de Jacob Bœhme des vues très-profondes sur le monde physique ; l’on peut dire au moins qu’il y a autant d’originalité dans les hypothèses des philosophes religieux sur la création que dans celles de Thalès, de Xénophane, d’Aristote, de Descartes et de Leibnitz. Les théosophes déclarent que ce qu’ils pensent leur a été révélé, tandis que les philosophes en général se croient uniquement conduits par leur propre raison ; mais puisque les uns et les autres aspirent à connoître le mystère des mystères, que signifient à cette hauteur les mots de raison et de folie ? et pourquoi flétrir de la dénomination d’insensés ceux qui croient trouver dans l’exaltation de grandes lumières ? C’est un mouvement de l’âme d’une nature très-remarquable, et qui ne lui a sûrement pas été donné seulement pour le combattre.