De l’Allemagne/Quatrième partie/II

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 274-287).

CHAPITRE II.

Du protestantisme.


C’étoit chez les Allemands qu’une révolution opérée par les idées devoit avoir lieu ; car le trait saillant de cette nation méditative est l’énergie de la conviction intérieure. Quand une fois une opinion s’est emparée des têtes allemandes, leur patience et leur persévérance à la soutenir font singulièrement honneur à la force de la volonté dans l’homme.

En lisant les détails de la mort de Jean Hus et de Jérôme de Prague, les précurseurs de la réformation, on voit un exemple frappant de ce qui caractérise les chefs du protestantisme en Allemagne, la réunion d’une foi vive avec l’esprit d’examen. Leur raison n’a point fait tort à leur croyance, ni leur croyance à leur raison ; et leurs facultés morales ont agi toujours ensemble.

Partout en Allemagne on trouve des traces des diverses luttes religieuses qui, pendant plusieurs siècles, ont occupé la nation entière. On montre encore dans la cathédrale de Prague des bas-reliefs où les dévastations commises par les Hussites sont représentées ; et la partie de l’église que les Suédois ont incendiée dans la guerre de trente ans n’est point encore rebâtie. Non loin de là, sur le pont, est placée la statue de saint Jean-Népomucène, qui aima mieux périr dans les flots que de révéler les faiblesses qu’une reine infortunée lui avoit confessées. Les monuments, et même les ruines qui attestent l’influence de la religion sur les hommes, intéressent vivement notre âme ; car les guerres d’opinions, quelque cruelles qu’elles soient, font plus d’honneur aux nations que les guerres d’intérêt.

Luther est, de tous les grands hommes que l’Allemagne a produits, celui dont le caractère étoit le plus allemand, sa fermeté avoit quelque chose de rude ; sa conviction alloit jusqu’à l’entêtement ; le courage de l’esprit étoit en lui le principe du courage de l’action : ce qu’il avoit de passionné dans l’âme ne le détournoit point des études abstraites ; et quoiqu’il attaquât de certains abus et de certains dogmes comme des préjugés, ce n’étoit point l’incrédulité philosophique, mais un fanatisme à lui qui l’inspiroit.

Néanmoins la réformation a introduit dans le monde l’examen en fait de religion. Il en est résulté pour les uns le scepticisme, mais pour les autres une conviction plus ferme des vérités religieuses : l’esprit humain étoit arrivé à une époque où il devoit nécessairement examiner pour croire. La découverte de l’imprimerie, la multiplicité des connoissances, et l’investigation philosophique de la vérité, ne permettoient pas plus cette foi aveugle dont on s’étoit jadis si bien trouvé. L’enthousiasme religieux ne pouvoit renaître que par l’examen et la méditation. C’est Luther qui a mis la Bible et l’Évangile entre les mains de tout le monde ; c’est lui qui a donné l’impulsion à l’étude de l’antiquité ; car en apprenant l’hébreu pour lire la Bible, et le grec pour lire le Nouveau Testament, on a cultivé les langues anciennes, et les esprits se sont tournés vers les recherches historiques.

L’examen peut affoiblir cette foi d’habitude que les hommes font bien de conserver tant qu’ils le peuvent ; mais quand l’homme sort de l’examen plus religieux qu’il n’y étoit entré, c’est alors que la religion est invariablement fondée ; c’est alors qu’il y a paix entre elle et les lumières, et qu’elles se servent mutuellement.

Quelques écrivains ont beaucoup déclamé contre le système de la perfectibilité, et l’on auroit dit, à les entendre, que c’étoit une véritable atrocité de croire notre espèce perfectible. Il suffit en France qu’un homme de tel parti ait soutenu telle opinion, pour qu’il ne soit plus de bon goût de l’adopter ; et tous les moutons du même troupeau viennent donner, les uns après les autres, leurs coups de tête aux idées, qui n’en restent pas moins ce qu’elles sont.

Il est très-probable que le genre humain est susceptible d’éducation, aussi-bien que chaque homme, et qu’il y a des époques marquées pour les progrès de la pensée dans la route éternelle du temps. La réformation fut l’ère de l’examen et de la conviction éclairée qui lui succède. Le christianisme a d’abord été fondé, puis altéré, puis examiné, puis compris, et ces diverses périodes étoient nécessaires à son développement ; elles ont duré quelquefois cent ans, quelquefois mille ans. L’Être Suprême qui puise dans l’éternité n’est pas économe du temps à notre manière.

Quand Luther a paru, la religion n’étoit plus qu’une puissance politique, attaquée ou défendue comme un intérêt de ce monde. Luther l’a rappelée sur le terrain de la pensée. La marche historique de l’esprit humain à cet égard, en Allemagne, est digne de remarque. Lorsque les guerres causées par la réformation furent apaisées, et que les réfugiés protestants se furent naturalisés dans les divers états du nord de l’Empire Germanique, les études philosophiques, qui avoient toujours pour objet l’intérieur de l’âme, se dirigèrent naturellement vers la religion, et il n’existe pas, dans le dix-huitième siècle, de littérature où l’on trouve sur ce sujet une telle quantité de livres que dans la littérature allemande.

Lessing, l’un des esprits les plus vigoureux de l’Allemagne, n’a cessé d’attaquer avec toute la force de sa logique cette maxime si communément répétée, qu’il y a des vérités dangereuses. En effet, c’est une singulière présomption dans quelques individus, de se croire le droit de cacher la vérité à leurs semblables, et de s’attribuer la prérogative de se placer, comme Alexandre devant Diogène, pour nous dérober les rayons de ce soleil qui appartient à tous également. Cette prudence prétendue n’est que la théorie du charlatanisme : on veut escamoter les idées pour mieux asservir les hommes. La vérité est l’œuvre de Dieu ; les mensonges sont l’œuvre de l’homme. Si l’on étudie les époques de l’histoire où l’on a craint la vérité, l’on verra toujours que c’est quand l’intérêt particulier luttoit de quelque manière contre la tendance universelle.

La recherche de la vérité est la plus noble des occupations, et sa publication un devoir. Il ny a rien à craindre pour la religion, ni pour la société, dans cette recherche, si elle est sincère et, si elle ne l’est pas, ce n’est plus alors la vérité, c’est le mensonge qui fait du mal. Il n’y a pas un sentiment dans l’homme dont on ne puisse trouver la raison philosophique, pas une opinion, pas même un préjugé généralement répandu qui n’ait sa racine dans la nature. Il faut donc examiner, non dans le but de détruire, mais pour fonder la croyance sur la conviction intime, et non sur la conviction dérobée.

On voit des erreurs durer long-temps ; mais elles causent toujours une inquiétude pénible. En contemplant la tour de Pise qui penche sur sa base, on se figure qu’elle va tomber, quoiqu’elle ait subsisté pendant des siècles, et l’imagination n’est en repos qu’en présence des édifices fermes et réguliers. Il en est de même de la croyance à certains principes, ce qui est fondé sur les préjugés inquiète, et l’on aime à voir la raison appuyer de tout son pouvoir les conceptions élevées de l’âme.

L’intelligence contient en elle-même le principe de tout ce qu’elle acquiert par l’expérience. Fontenelle disoit avec justesse qu’on croyait reconnaître une vérité la première fois qu’elle nous étoit annoncée. Comment donc pourroit-on imaginer que tôt ou tard les idées justes et la persuasion intime qu’elles font naître ne se rencontreront pas ? Il y a une harmonie préétablie entre la vérité et la raison humaine, qui finit toujours par les rapprocher l’une de l’autre.

Proposer aux hommes de ne pas se dire mutuellement ce qu’ils pensent, c’est ce qu’on appelle vulgairement garder le secret de la comédie. On ne continue d’ignorer que parce qu’on ne sait pas qu’on ignore ; mais du moment qu’on a commandé de se taire, c’est que quelqu’un a parlé ; et pour étouffer les pensées que ces paroles ont excitées, il faut dégrader la raison. Il a des hommes pleins d’énergie et de bonne foi qui n’ont jamais soupçonné telles ou telles vérités philosophiques ; mais ceux qui les savent et les dissimulent sont des hypocrites, ou tout au moins des êtres bien arrogants et bien irréligieux. — Bien arrogants : car de quel droit s’imaginent-ils qu’ils sont de la classe des initiés, et que le reste du monde n’en est pas ? — Bien irréligieux : car s’il y avoit une vérité philosophique ou naturelle, une vérité enfin qui combattît la religion, cette religion ne seroit pas ce qu’elle est, la lumière des lumières.

Il faut hien mal connoitre le christianisme, c’est-à-dire la révélation des lois morales de l’homme et de l’univers, pour recommander à ceux qui veulent y croire l’ignorance, le secret et les ténèbres. Ouvrez les portes du temple ; appelez à votre secours le génie, les beaux-arts, les sciences, la philosophie ; rassemblez-les dans un même foyer pour honorer et comprendre l’auteur de la création ; et si l’amour a dit que le nom de ce qu’on aime semble gravé sur les feuilles de chaque fleur, comment l’empreinte de Dieu ne seroit-elle pas dans toutes les idées qui se rallient à la chaîne éternelle !

Le droit d’examiner ce qu’on doit croire est le fondement du protestantisme. Les premiers réformateurs ne l’entendoient pas ainsi : ils croyoient pouvoir placer les colonnes d’Hercule de l’esprit humain aux termes de leurs propres lumières ; mais ils avoient tort d’espérer qu’on se soumettroit à leurs décisions comme infaillibles, eux qui rejetoient toute autorité de ce genre dans la religion catholique. Le protestantisme devoit donc suivre le développement et les progrès des lumières, tandis que le catholicisme se vantoit d’être immuable au milieu des vagues du temps.

Parmi les écrivains allemands de la religion protestante, il a existé diverses manières de voir, qui successivement ont occupé l’attention. Plusieurs savants ont fait des recherches inouïes sur l’Ancien et le Nouveau Testament Michaëlis a étudié les langues, les antiquités et l’histoire naturelle de l’Asie, pour interpréter la Bible : et tandis qu’en France l’esprit philosophique plaisantoit sur le christianisme, on en faisoit en Allemagne un objet d’érudition. Bien que ce genre de travail pût à quelques égards blesser les âmes religieuses, quel respect ne suppose-t-il pas pour le livre, objet d’un examen aussi sérieux ! Ces savants n’attaquèrent ni le dogme, ni les prophéties, ni les miracles ; mais il en vint après eux un grand nombre qui voulurent donner une explication toute naturelle à laBible et au Nouveau Testament, et qui, considérant l’une et l’autre simplement comme de bons écrits d’une lecture instructive, ne voyoient dans les mystères que des métaphores orientales.

Ces théologiens s’appeloient raisonnables, parce qu’ils croyoient dissiper tous les genres d obscurités ; mais c’étoit mal diriger l’esprit d’examen que de vouloir l’appliquer aux vérités qu’on ne peut pressentir que par l élévation et le recueillement de l’âme. L’esprit d’examen doit servir à reconnoître ce qui est supérieur à la raison, comme un astronome marque les hauteurs auxquelles la vue de l’homme n’atteint pas : ainsi donc signaler les régions incompréhensibles, sans prétendre ni les nier, ni les soumettre au langage, c’est se servir de l’esprit d’examen selon sa mesure et selon son but.

L’interprétation savante ne satisfait pas plus que l’autorité dogmatique. L’imagination et la sensibilité des Allemands ne pouvoient se contenter de cette sorte de religion prosaïque qui accordoit un respect de raison au christianisme. Herder le premier fit renaître la foi par la poésie : profondément instruit dans les langues orientales, il avoit pour la Bible un genre d’admiration semblable à celui qu’un Homère sanctifié pourrait inspirer. La tendance naturelle des esprits, en Allemagne, est de considérer la poésie comme une sorte de don prophétique, précurseur des dons divins ; ainsi ce n’étoit point une profanation de réunir à la croyance religieuse l’enthousiasme qu’elle inspire.

Herder n’étoit pas scrupuleusement orthodoxe ; cependant il rejetoit, ainsi que ses partisans, les commentaires érudits qui avoient pour but de simplifier la Bible, et qui l’anéantissoient en la simplifiant. Une sorte de théologie poétique, vague, mais animée, libre, mais sensible, tint la place de cette école pédantesque, qui croyoit marcher vers la raison en retranchant quelques miracles de cet univers, et cependant le merveilleux est à quelques égards peut-être plus facile encore à concevoir que ce qu’on est convenu d’appeler le naturel.

Schleiermacher, le traducteur de Platon, a écrit sur la religion des discours d’une rare éloquence ; il combat l’indifférence qu’on appeloit tolérance, et le travail destructeur qu’on faisoit passer pour un examen impartial. Schleiermacher n’est pas non plus un théologien orthodoxe ; mais il montre dans les dogmes religieux qu’il adopte de la force de croyance, et une grande vigueur de conception métaphysique. Il a développé avec beaucoup de chaleur et de clarté le sentiment de l’infini dont j’ai parlé dans le chapitre précédent. On peut appeler les opinions religieuses de Schleiermacher et de ses disciples une théologie philosophique.

Enfin Lavater, et plusieurs hommes de talent, se sont ralliés aux opinions mystiques, telles que Fénélon en France, et divers écrivains de tous les pays les ont conçues.

Lavater a précédé quelques-uns des hommes que j’ai cités ; néanmoins c’est depuis un petit nombre d’années surtout que la doctrine, dont il peut être considéré comme un des principaux chefs, a pris une grande faveur en Allemagne. L’ouvrage de Lavater, sur la physionomie, est plus célèbre que ses écrits religieux ; mais ce qui le rendoit surtout remarquable c’étoit son caractère personnel ; il y avoit en lui un rare mélange de pénétration et d’enthousiasme ; il observoit les hommes avec une finesse d’esprit singulière, et s’abandonnoit avec une confiance absolue à des idées qu’on pourroit nommer superstitieuses ; il avoit de l’amour-propre, et peut-être cet amour-propre a-t-il été la cause de ses opinions bizarres sur lui-même et sur sa vocation miraculeuse : cependant rien n’égaloit la simplicité religieuse et la candeur de son âme ; on ne pouvoit voir sans étonnement, dans un salon de nos jours, un ministre du saint Évangile inspiré comme les apôtres et spirituel comme un homme du monde. Le garant de la sincérité de Lavater, c’étoient ses bonnes actions et son beau regard, qui portoit l’empreinte d’une inimitable vérité.

Les écrivains religieux de l’Allemagne actuelle sont divisés en deux classes très-distinctes, les défenseurs de la réformation et les partisans du catholicisme. J’examinerai à part les écrivains de ces diverses opinions ; mais ce qu’il importe d’affirmer avant tout, c’est que si le nord de l’Allemagne est le pays où les questions théologiques ont été le plus agitées, c’est en même temps celui où les sentiments religieux sont le plus universels ; le caractère national en est empreint, et le génie des arts et de la littérature y puise toute son inspiration. Enfin, parmi les gens du peuple, la religion a dans le nord de l’Allemagne un caractère idéal et doux qui surprend singulièrement dans un pays dont on est accoutumé à croire les mœurs très-rudes.

Une fois, en voyageant de Dresde à Leipsick, je m’arrêtai le soir à Meissen, petite ville placée sur une hauteur au-dessus de la rivière, et dont l’église renferme des tombeaux consacrés à d’illustres souvenirs. Je me promenois sur l’esplanade, et je me laissois aller a cette rêverie que le coucher du soleil, l’aspect lointain du paysage et le bruit de l’onde qui coule au fond de la vallée, excitent si facilement dans notre âme ; j’entendis alors les voix de quelques hommes du peuple, et je craignois d’écouter des paroles vulgaires, telles qu’on en chante ailleurs dans les rues. Quel fut mon étonnement, lorsque je compris le refrain de leur chanson : Ils se sont aimés et ils sont morts avec l’espoir de se retrouver un jour ! Heureux pays que celui où de tels sentiments sont populaires, et répandent jusque dans l’air qu’on respire je ne sais quelle fraternité religieuse dont l’amour pour le ciel et la pitié pour l’homme sont le touchant lien.