De l’Allemagne/Première partie/XIV

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 124-130).

CHAPITRE XIV.

La Saxe.


Depuis la réformation, les princes de la maison de Saxe ont toujours accordé aux lettres la plus noble des protections, l’indépendance. On peut dire hardiment que dans aucun pays de la terre il n’existe autant d’instruction qu’en Saxe et dans le nord de l’Allemagne. C’est là qu’est né le protestantisme, et l’esprit d’examen s’y est soutenu depuis ce temps avec vigueur.

Pendant le dernier siècle, les électeurs de Saxe ont été catholiques ; et, quoiqu’ils soient restés fidèles au serment qui les obligeoit à respecter le culte de leurs sujets, cette différence de religion entre le peuple et ses maîtres a donné moins d’unité politique à l’Etat. Les électeurs rois de Pologne ont aimé les arts plus que la littérature, qu’ils ne gênoient pas, mais qui leur étoit étrangère. La musique est cultivée généralement en Saxe, la galerie de Dresde rassemble des chefs-d’œuvre qui doivent animer les artistes. La nature, aux environs de la capitale, est très-pittoresque, mais la société n’y offre pas de vifs plaisirs ; l’élégance d’une cour n’y prend point, l'étiquette seule peut aisément s’y établir.

On peut juger, par la quantité d’ouvrages qui se vendent à Leipsick, combien les livres allemands ont de lecteurs ; les ouvriers de toutes les classes, les tailleurs de pierre même, se reposent de leurs travaux un livre à la main. On ne sauroit s’imaginer en France à quel point les lumières sont répandues en Allemagne. J’ai vu des aubergistes, des commis de barrières qui connoissoient la littérature française. On trouve jusque dans les villages des professeurs de grec et de latin. Il n’y a pas de petite ville qui ne renferme une assez bonne bibliothèque, et presque partout on peut citer quelques hommes recommandables par leurs talents et par leurs connoissances. Si l’on se mettoit à comparer, sous ce rapport, les provinces de France avec l’Allemagne, on croiroit que les deux pays sont à trois siècles de distance l’un de l’autre. Paris, réunissant dans son sein l’élite de l’Empire, ôte tout intérêt à tout le reste. Picard et Kotzebue ont composé deux pièces très-jolies, intitulées toutes deux la petite Ville. Picard représente les habitants de la province cherchant sans cesse à imiter Paris, et Kotzebue les bourgeois d’une petite ville, enchantés et fiers du lieu qu’ils habitent, et qu’ils croient incomparable. La différence des ridicules donne toujours l’idée de la différence des mœurs. En Allemagne chaque séjour est un empire pour celui qui y réside ; son imagination, ses études, ou seulement sa bonhomie l’agrandissent à ses yeux, chacun sait y tirer de soi-même le meilleur parti possible. L’importance qu’on met à tout prête à la plaisanterie ; mais cette importance même donne du prix aux petites ressources. En France on ne s’intéresse qu’à Paris, et l’on a raison, car c’est toute la France ; et qui n’auroit vécu qu’en province n’auroit point la moindre idée de ce qui caractérise cet illustre pays.

Les hommes distingués de l’Allemagne, n’étant point rassemblés dans une même ville, ne se voient presque pas, et ne communiquent entre eux que par leurs écrits ; chacun se fait sa route à soi-même, et découvre sans cesse des contrées nouvelles dans la vaste région de l’antiquité, de la métaphysique et de la science. Ce qu’on appelle étudier en Allemagne est vraiment une chose admirable : quinze heures par jour de solitude et de travail, pendant des années entières, paroissent une manière d’exister toute naturelle ; l’ennui même de la société fait aimer la vie retirée.

La liberté de la presse la plus illimitée existoit en Saxe ; mais elle n’avoit aucun danger pour le gouvernement, parce que l’esprit des hommes de lettres ne se tournoit pas vers l’examen des institutions politiques : la solitude porte à se livrer aux spéculations abstraites ou à la poésie ; il faut vivre dans le foyer des passions humaines pour sentir le besoin de s’en servir et de les diriger. Les écrivains allemands ne s’occupoient que de théories, d’érudition, de recherches littéraires et philosophiques ; et les puissants de ce monde n’ont rien à craindre de tout cela. D’ailleurs, quoique le gouvernement de la Saxe ne fût pas libre de droit, c’est-à-dire représentatif, il l’étoit de fait par les habitudes du pays et la modération des princes.

La bonne foi des habitants étoit telle, qu’à Leipsick un propriétaire ayant mis sur un pommier qu’il avoit planté au bord de la promenade publique un écriteau pour demander qu’on ne lui en prit pas les fruits, on ne lui en vola pas un seul pendant dix ans. J’ai vu ce pommier avec un sentiment de respect ; il eût été l’arbre des Hespérides, qu’on n’eût pas plus touché à son or qu’à ses fleurs.

La Saxe étoit d’une tranquillité profonde ; on y faisoit quelquefois du bruit pour quelques idées, mais sans songer à leur application. On eût dit que penser et agir ne devoient avoir aucun rapport ensemble, et que la vérité ressembloit, chez les Allemands, à la statue de Mercure nommé Hermès, qui n’a ni mains pour saisir, ni pieds pour avancer. Il n’est rien pourtant de si respectable que ces conquêtes paisibles de la réflexion, qui occupoient sans cesse des hommes isolés, sans fortune, sans pouvoir, et liés entre eux seulement par le culte de la pensée.

En France on ne s’est presque jamais occupé des vérités abstraites que dans leur rapport avec la pratique. Perfectionner l’administration, encourager la population par une sage économie politique, tel étoit l’objet des travaux des philosophes, principalement dans le dernier siècle. Cette manière d’employer son temps est aussi fort respectable ; mais, dans l’échelle des pensées, la dignité de l’espèce humaine importe plus que son bonheur, et surtout que son accroissement : multiplier les naissances sans ennoblir la destinée, c’est préparer seulement une fête plus somptueuse à la mort.

Les villes littéraires de Saxe sont celles où l’on voit régner le plus de bienveillance et de simplicité. On a considéré partout ailleurs les lettres comme un apanage du luxe ; en Allemagne elles semblent l’exclure. Les goûts qu’elles inspirent donnent une sorte de candeur et de timidité qui fait aimer la vie domestique : ce n’est pas que la vanité d’auteur n’ait un caractère très-prononcé chez les Allemands, mais elle ne s’attache point aux succès de société. Le plus petit écrivain eu veut à la postérité ; et, se déployant à son aise dans l’espace des méditations sans bornes, il est moins froissé par les hommes, et s’aigrit moins contre eux. Toutefois les hommes de lettres et les hommes d’affaires sont trop séparés en Saxe, pour qu’il s’y manifeste un véritable esprit public. Il résulte de cette séparation que les uns ont une trop grande ignorance des choses pour exercer aucun ascendant sur le pays, et que les autres se font gloire d’un certain machiavélisme docile qui sourit aux sentiments généreux, comme à l’enfance, et semble leur indiquer qu’ils ne sont pas de ce monde.