De l’Aliénation des Forêts de l’état

L'ALIENATION
DES
FORETS DE L'ETAT

I. L’Aliénation des forêts de l’état devant l’opinion publique, 1 vol. in-8o, 1865, Rothschild, — II. De l’Aliénation des forêts au point de vue gouvernemental, financier, climatologique et hydrologique, par M. F. Vallès, ingénieur en chef des ponts et chaussées, 1 vol. in-8o, 1865.

Il a beaucoup été question dans ces derniers temps de l’aliénation des forêts domaniales, et l’opinion publique s’est vivement émue de l’intention manifestée par le gouvernement d’y avoir recours sur une grande échelle pour l’exécution des travaux extraordinaires qu’il avait en vue. Le projet de loi qu’il présenta en 1865 à cette occasion a été accueilli avec tant de répugnance qu’il a cru devoir le retirer au début de la session législative de 1866. L’idée n’est cependant pas absolument abandonnée, mais elle se présente sous une forme nouvelle : il ne s’agit plus aujourd’hui, comme l’an dernier, de vendre pour 100 millions de forêts afin d’exécuter des travaux publics ; on propose d’en aliéner seulement pour 6 millions par an, pendant un temps indéterminé, afin de compléter la dotation de la caisse d’amortissement. Le gouvernement vient en effet d’envoyer au corps législatif un projet de loi d’après lequel cette caisse serait à l’avenir chargée du paiement des intérêts des emprunts faits pour la construction des canaux, de celui des sommes dues par l’état pour le rachat des actions de jouissance des canaux soumissionnés, de celui des sommes dues pour le rachat des concessions des canaux et ponts, enfin de celui des intérêts des obligations trentenaires du trésor. Pour faire face à ces dépenses, qui sont évaluées à 43,900,000 francs, on affecterait à la caisse d’amortissement le produit net des coupes ordinaires et accessoires des forêts, celui des coupes extraordinaires et des aliénations autorisées, celui de l’impôt du dixième sur le prix des places et le transport des marchandises dans les chemins de fer, et quelques autres revenus plus ou moins éventuels qui porteraient le chiffre total des recettes à 69,000,000 environ. Les 25 millions formant l’excédant des recettes sur les dépenses seraient consacrés à l’amortissement de la dette publique au moyen du rachat des rentes.

Telle est en quelques mots l’économie du projet de loi soumis au corps législatif. Ce projet soulève encore, on le voit, bien que d’une manière incidente, la question de l’aliénation des forêts domaniales. Cette persistance avec laquelle le gouvernement ne cesse d’y revenir a semblé à bien des personnes l’indice d’un parti-pris très arrêté de se défaire, sinon de la totalité, du moins de la plus grande partie de ces propriétés nationales. Que cette opinion soit fondée ou non, c’est un devoir de signaler à l’attention publique, pendant qu’il en est temps encore, tous les dangers d’une semblable opération et de montrer au pays les conséquences désastreuses qu’elle aurait pour sa prospérité.

— Voilà de bien grands mots, nous dira-t-on sans doute, pour les 6 malheureux millions qu’on veut se procurer par ce moyen pendant quelques années, puisque, loin de vouloir aliéner la totalité du domaine forestier, le gouvernement a toujours protesté contre une pareille imputation. Le tableau des aliénations proposées pour l’exécution des travaux publics ne comprenait que des massifs peu importans et peu productifs ; la loi sur l’amortissement est beaucoup moins radicale encore, et après tout il y a loin d’un simple expédient financier à un système général hautement désavoué. — Le gouvernement a en effet officiellement toujours repoussé le principe des aliénations, et chaque fois qu’il à cru devoir en proposer, il les a présentées comme une ressource extrême à laquelle il n’avait recours que parce qu’il ne pouvait pas faire autrement ; mais, ce tribut payé à l’opinion, ses agens ne laissaient passer aucune occasion de montrer combien ces opérations sont utiles et fructueuses. Qu’il s’agisse donc de vendre des forêts pour trouver 100 millions à consacrer à des travaux publics, ou pour se procurer 6 millions par au afin de créer des ressourcés à la caisse d’amortissement, la question de savoir s’il est utile que l’état possède un domaine forestier n’en reste pas moins entière, et si elle est résolue affirmativement. On devra tenir les aliénations, sous quelque prétexte qu’on les propose, pour mauvaises.

Sous l’ancienne monarchie, le domaine de l’état, alors confondu avec celui de la couronne, était considéré comme inaliénable, et les rois, en montant sur le trône, juraient de le transmettre intact à leurs descendans ; mais un simple serment est un bien faible obstacle quand on a intérêt à le violer : aussi n’empêcha-t-il jamais les souverains pressés d’argent de donner ces biens en nantissement des prêts qu’ils étaient obligés de faire dans les temps difficiles. Il est vrai qu’ils stipulaient toujours la condition du retour en cas de remboursement, et c’est ce qui fit donner à ces biens le nom de domaines engagés. L’engagiste était considéré comme un usufruitier qui transmettait ses droits à ses héritiers ; mais le roi conservait la faculté de rentrer dans son domaine en remboursant le prix d’engagement, ce qui bien entendu n’arrivait jamais. Souvent aussi ces engagemens n’étaient que des dons déguisés, et il était impossible de distinguer les domaines qui faisaient l’objet d’un contrat sérieux de ceux qui avaient été cédés gratuitement. À plusieurs reprises, notamment sous Charles V en 1364, les propriétés ainsi cédées furent reprises et restituées au domaine public. Des tentatives du même genre furent faites par ses successeurs, entre autres par Charles IX et François Ier ; mais les abus n’en continuèrent pas moins jusqu’à l’arrivée de Colbert aux affaires. Ce ministre fit rendre en 1667 une ordonnance prescrivant le rachat des anciens biens domaniaux. Les détenteurs devaient produire leurs titres et quittances, sur le vu desquels ils étaient remboursés ; quant aux biens indûment possédés, ils faisaient simplement retour à la couronne. L’ordonnance de 1669 alla plus loin encore et stipula une pénalité. très sévère contre ceux qui achèteraient des forêts domaniales aussi bien que contre les agens qui les vendraient. Il faut dire du reste que ces propriétés furent de tout temps plus respectées que les autres, et que les souverains, qui les regardaient comme un apanage particulier de la royauté, hésitèrent davantage à en disposer. Malheureusement les nécessitée du trésor s’opposèrent à l’exécution rigoureuse des mesures prises par Colbert ; on transigea avec les engagistes, et moyennant un supplément de finance qu’on leur fit payer, on les laissa en possession des biens qu’ils détenaient.

Pendant toute la durée de la monarchie, le principe de l’inaliénabilité a donc été proclamé et confirmé de règne en règne ; mais, comme tant d’autres, il resta à l’état de principe, toujours invoqué, jamais appliqué. La révolution de 89 du moins eut le courage de son opinion, et la loi du 25 juillet 1790 prescrivit la vente de tous les domaines nationaux autres que les forêts ou ceux dont la jouissance aurait été réservée. Quant aux premières, la loi du 23 août de la même année en ordonna la conservation[1], tout en autorisant exceptionnellement la vente des boqueteaux isolés et d’une garde difficile. Nous arrivons jusqu’en 1814 sans qu’on ait tenté aucune aliénation sérieuse de forêts. L’empire s’était écroulé laissant un déficit de 700 millions. L’armée étrangère avait épuisé le pays, les impôts ne rentraient pas, le trésor était vide. Le gouvernement n’hésita point à proposer à la chambre l’aliénation de 300,000 hectares de bois, et cette mesure fut votée malgré une opposition énergique. Dans un navire qui sombre, on jette à la mer jusqu’aux provisions de bouche, si par ce sacrifice on espère l’alléger. « La France doit, il faut qu’elle paie, » avait dit M. Pasquier, et l’argument était en effet sans réplique.

Cette aliénation fut interrompue en 1816 ; mais en 1817 une nouvelle loi affectait à la caisse d’amortissement tous les bois domaniaux à l’exception de la quantité nécessaire pour former un revenu net de 4 millions destinés à la dotation des établissemens ecclésiastiques. Il était stipulé toutefois que la caisse d’amortissement n’en pourrait vendre que jusqu’à concurrence de 150,000 hectares. La discussion qui eut lieu à cette occasion est très remarquable, et les discours de quelques députés, MM. Riboud, Falatieu, de Villefranche, jetèrent sur la question la plus vive lumière. L’étendue des forêts aliénées sous la restauration, tant en vertu de la loi de 1814 que de celle de 1817, s’est élevée à 168,827 hectares 41 centiares ; le prix obtenu a été de 119,669,925 francs, soit 708 francs 80 centimes par hectare.

Après la révolution de 1830, le nouveau gouvernement, vu avec défiance par les puissances étrangères, s’empressa de constituer l’armée, afin de pouvoir proclamer ouvertement et au besoin soutenir par les armes les principes qu’il représentait ; mais, le crédit étant ébranlé, il demanda à la chambre, pour faire face à ces dépenses, l’autorisation d’aliéner 300,000 hectares de bois de l’état. « Il ne s’agit de rien moins, disait le rapporteur, que de garantir nos frontières et d’assurer notre indépendance et nos libertés. » Mise en demeure d’opter entre la vente des forêts et le salut de l’état, la chambre ne put hésiter. La loi fut votée par 265 voix contre 73 ; mais la discussion fut vive. C’est alors que, pour la première fois, l’aliénation des forêts de l’état fut présentée comme un système, et que M. Laffitte, alors ministre, invoqua en sa faveur des argumens financiers dont ses successeurs ont depuis lors tant abusé. 285 forêts, d’une contenance totale de 118,167 hectares, furent vendues, de 1831 à 1835, au prix de 114,297,276 francs, c’est-à-dire de 967 fr. 20 c. par hectare. La crise de 1848 se passa sans porter atteinte à la propriété forestière de l’état. Deux décrets du gouvernement provisoire autorisèrent, il est vrai, la vente des forêts de l’ancienne liste civile et des bois de l’état qui pourraient utilement être vendus aux particuliers jusqu’à concurrence de 100 millions ; mais ils restèrent une lettre morte. Deux ans plus tard, alors que déjà les momens difficiles étaient passés et que la forme républicaine paraissait acceptée par ceux-là mêmes qui ne l’avaient pas désirée, le ministre des finances, en présentant son budget pour 1851, proposa une aliénation de 100 millions. La chambre accueillit ce projet avec peu de sympathie ; suivant l’habitude, le différend fut coupé par le milieu, et les 100 millions réduits à 50. Cette loi, qui porte la date du 7 août 1850, eut pour résultat la vente, pendant les années 1852-1856, de 40,960 hectares au prix de 38,368,392 fr., soit 939 fr. par hectare.

Dans l’intervalle cependant avait paru le décret du 22 janvier 1852, en vertu duquel les biens de Louis-Philippe, qui avaient été l’objet de la donation du 7 août 1830, faisaient retour à l’état. Ces biens devaient être vendus jusqu’à concurrence de 35 millions, pour le produit en être consacré au développement des sociétés de secours mutuels, à l’amélioration des logemens des ouvriers, à l’établissement d’institutions du crédit foncier dans les départemens et à la création d’une caisse de retraite pour les desservans les plus pauvres. Le surplus de ces biens devait être réuni à la dotation de la Légion d’honneur pour le paiement d’une allocation accordée aux légionnaires et aux titulaires d’une médaille militaire créée par le même décret. Celui-ci toutefois ne put recevoir son exécution, car un nouveau décret fut rendu le 9 mars 1852, stipulant que les dotations faites dans le précédent seraient assurées par la vente, jusqu’à concurrence de 35 millions, des forêts domaniales dont l’aliénation avait été autorisée par la loi du 7 août 1850, — qu’une rente de 500,000 francs en 4 1/2 pour 100 serait affectée au service de la Légion d’honneur, — qu’une partie des biens provenant du domaine privé de Louis-Philippe serait vendue immédiatement[2], et que le surplus serait réuni au domaine de l’état. Le gouvernement cependant ne se contenta pas d’aliéner les biens spécialement désignés : il a vendu à différentes époques non-seulement les parcs et les châteaux désignés spécialement, mais encore 6,124 hectares de forêts qui avaient été réunis primitivement au domaine de l’état. Enfin, depuis 1860, on a vendu, en vertu de différentes lois, 21,733 hectares, parmi lesquels les forêts des Dunes figurent pour 17,000 hectares environ.

En résumé, depuis 1814 on a aliéné 355,811 hectares de forêts domaniales, c’est-à-dire à peu près le tiers de la contenance actuelle, et cela malgré la répugnance bien accusée que les chambres et le pays ont toujours montrée pour cet expédient. Le gouvernement n’a pu vaincre leur résistance qu’en le leur présentant comme une nécessité financière qu’il fallait subir parce qu’on ne pouvait l’éviter. Les ministres plaidaient les circonstances atténuantes et s’excusaient d’avoir recours à ce moyen, puisqu’ils ne pouvaient faire autrement. Depuis, les choses ont bien changé : l’aliénation a passé à l’état de théorie, et l’on se pique aujourd’hui d’avoir des principes. Aussi répète-t-on sous toutes ses formes le fameux argument imaginé par M. Laffitte en 1831 et déjà cent fois réfuté. « Nous pourrions, avait dit ce financier, ajouter ici beaucoup d’autres considérations, connues de tout le monde, sur le peu d’aptitude de l’état à être propriétaire et sur l’avantage de faire passer les propriétés publiques aux mains des particuliers. Les bois, en général ne rendent que 2 ou 2 1/2 au plus à l’état ; transportés aux particuliers, ils rendraient, par les mutations ou l’impôt foncier, 1 1/2 au moins pour 100 ; c’est-à-dire les deux tiers environ de leur revenu actuel. L’état en aurait donc en caisse la valeur et retrouverait par l’impôt une partie du produit. Les particuliers en retireraient aussi de leur côté un revenu supérieur à celui qu’en retirerait l’état. La supériorité de l’industrie individuelle explique ces différences. »

Que vaut donc cet argument, et sur quoi s’appuie-t-on pour dire que les forêts ne rapportent à l’état que 2 ou 2 1/2 pour 100 de leur valeur ? De quelle valeur veut-on parler ? S’il s’agit de celle qu’on pourrait tirer de ces forêts en exploitant la superficie en un très grand nombre d’années et en vendant le fonds petit à petit après défrichement, on a peut-être raison. Si, comme il est juste de le faire, on veut parler non de cette valeur idéale, mais du prix qu’on peut obtenir par une vente publique, la question change de face. Que l’on compare en effet le revenu normal des forêts vendues avec le prix de vente, on pourra s’assurer que jamais ce revenu ne représente un placement inférieur à 4 pour 100, et nous avons de nombreux exemples de marchés beaucoup plus avantageux encore pour les acquéreurs. Au mois de mars 1865, on a adjugé publiquement, après plusieurs tentatives infructueuses, pour 2,600,000 francs environ les deux forêts de Roseux et d’Ivry, d’une contenance totale de 2,485 hectares. D’après les documens publiés à cette occasion, le revenu moyen de ces deux forêts s’est élevé, depuis 1852, à 150,000 francs, frais déduits, et représente par conséquent, par rapport au prix de vente, un placement de plus de 5 pour 100, qui serait bien plus élevé encore, si l’on tenait compte des transformations qu’on fera subir à ces propriétés. Si une vente isolée donne de pareils résultats, que peut-on attendre d’une aliénation entreprise sur une grande échelle, comme celle qu’on se proposait de faire ? Le scandale des bénéfices réalisée par les acquéreurs des bois domaniaux vendus en vertu de la loi de 1831 est encore assez présent à toutes les mémoires pour nous mettre en garde contre le retour de pareils faits. Et cependant il est impossible qu’il en soit autrement, car les capitalistes ne se décident à acheter des bois que pour faire une bonne affaire, et quand ils n’y trouvent pas leur compte, ils s’abstiennent. Il faut être bien optimiste pour s’imaginer, avec M. le ministre des finances, qu’il se trouvera des gens qui consentiront, par bonté d’âme, à payer fort cher des propriétés qui, suivant lui, ne rapportent presque rien.

Ainsi le revenu des forêts, comparé au capital que l’état pourra en retirer en les vendant, est assez élevé pour que, même au point de vue financier, l’opération proposée ne présente aucun avantage. Peut-on espérer une compensation par les impôts et les droits de mutation que les forêts vendues rapportent au trésor ? Nous ne le pensons pas, car quiconque veut acheter une propriété commence par déduire du revenu brut annuel les impôts, les frais de garde et les charges de toute nature, et c’est sur le revenu net ainsi obtenu qu’il règle son évaluation. Les impôts que l’état percevra ultérieurement sont donc prélevés sur le capital d’acquisition et ne sauraient devenir une source de bénéfices.

On a dit qu’il ne s’agissait de vendre que des portions isolées d’une garde difficile et d’un produit à peu près nul. C’est là un lieu commun qui date de la révolution, et l’argument n’a pas gagné en vieillissant, puisqu’on a vendu depuis lors 355,000 hectares qui ont toujours été présentés comme formés de parcelles isolées. Ce qui prouve d’ailleurs qu’on est bien forcé de s’attaquer aux grandes masses, c’est que sur le tableau des forêts à vendre pour les travaux publics on voyait figurer la forêt d’Orléans pour 30,000 hectares, celle de la Harth, dans le Haut-Rhin, pour 14,000, celle de Cerisy pour 2,200, et une foule d’autres qui, bien que d’une contenance moindre, forment par elles-mêmes ou constituent, par leur réunion avec d’autres, des massifs très importans. Prétendre, comme on l’a fait, que ces aliénations ont pour objet de donner à l’agriculture les terrains dont elle a besoin, et de permettre aux populations de se développer, c’est un lieu commun qui ne supporte pas l’examen en présence de 7 millions d’hectares de friches qui déshonorent notre pays. Les populations d’ailleurs ne s’y sont pas trompées puisqu’un grand nombre de conseils-généraux se sont énergiquement prononcés contre le projet du gouvernement. Ceux qui ne se paient pas de mots savent bien que le plus souvent une forêt vendue est une forêt détruite, et que ce n’est pas pour la conserver intacte et l’exploiter en père de famille qu’il se rencontre des acquéreurs. Que deviennent alors les populations qui y trouvent leur travail, les industries locales qui en vivent, le sol lui-même, trop souvent impropre à toute autre culture ? car la plupart des forêts, même celles de plaine, reposent sur un sol trop maigre et trop peu substantiel pour être utilement livré à la charrue. La Sologne, les Landes, qu’on reboise aujourd’hui pour en tirer parti, offrent un frappant exemple des conséquences des défrichemens inconsidérés et forment un éloquent commentaire au vote par lequel le conseil-général du Loiret essayait autant qu’il était en lui de sauver les forêts d’Orléans et de Montargis, dont 30,000 hectares étaient menacés par le projet de loi. Ce qui manque à l’agriculture, ce ne sont pas les terres, ce sont les bras et les capitaux, attirés vers les villes par les travaux qu’on entreprend de toutes parts, et ce n’est pas en rainant le sol, en déplaçant les industries locales, en enlevant leur travail aux populations rurales qu’on réagira contre une tendance dont tout le monde se plaint.

Nous venons de réfuter les argumens financiers par lesquels on cherche à justifier aux yeux du pays l’utilité des aliénations ; il faut maintenant développer ceux qui à nos yeux font à l’état une nécessité de conserver intact son domaine forestier, et même d’en accroître l’étendue dans beaucoup de cas. Vouloir que l’état vende ses forêts, c’est supposer qu’entre les mains des particuliers elles peuvent rendre à la société les mêmes services, c’est admettre que ces services ne sont soumis qu’aux lois ordinaires de l’offre et de la demande, et que par conséquent les fonctions de propriétaire et d’administrateur de forêts ne rentrent pas absolument dans les attributions de l’état.

Pour bien montrer en quoi consiste l’erreur de cette théorie, examinons sommairement quel est le rôle des forêts dans le monde. Les forêts rendent deux espèces de services : des services directs par les produits matériels qu’elles fournissent et des services indirects résultant de l’action qu’elles exercent sur le climat, le régime des eaux, etc. — La matière ligneuse est absolument indispensable à l’homme. Partout où elle abonde, celui-ci trouve une existence assurée ; quand elle vient à faire défaut, il meurt ou il émigré. C’est aux forêts dont elle est couverte que l’Amérique du Nord doit une bonne part de son prodigieux développement ; c’est par le déboisement surtout que s’explique l’aspect désolé de certaines régions de l’Afrique stériles et dépeuplées. Cette matière ligneuse, qui pourvoit à nos besoins sous tant de formes diverses, qui nous fournit la bûche qui pétille dans Pâtre, la poutre du toit qui nous abrite, le lit qui nous voit naître et mourir, ne peut se créer de toutes pièces, elle est le résultat de la longue élaboration du temps. Il faut vingt ou vingt-cinq ans pour créer une bûche de bois de chauffage, cent cinquante ou deux cents ans pour une pièce de charpente ou de marine. Sont-ce là des produits qu’on peut fabriquer à volonté suivant les besoins, en vertu de l’offre et de la demande ? Évidemment non, puisque quand la demande se manifeste, l’offre ne peut y répondre qu’un siècle ou deux plus tard. Si donc la société a un besoin impérieux de bois, elle ne peut s’en assurer l’approvisionnement qu’en se constituant elle-même propriétaire de forêts et en se rendant, par l’intermédiaire de l’état, des services que les particuliers, soumis à toutes les vicissitudes de la fortune, ne peuvent lui rendre. Nous ne prétendons pas que ceux-ci ne doivent pas être propriétaires de forêts, nous disons seulement qu’ils ne peuvent les exploiter d’une manière régulière ni adopter des révolutions[3] assez longues pour fournir à la société des bois de fortes dimensions.

Le particulier en effet recherche le placement le plus avantageux, c’est-à-dire le revenu le plus considérable eu égard au capital engagé. Or, dans une forêt régulièrement aménagée, le revenu, c’est la valeur de la coupe annuelle ; le capital, c’est la valeur du sol augmentée de celle des bois sur pied, laquelle s’accroît avec la durée de la révolution ; enfin le taux de placement est le rapport entre ces deux valeurs. Ce taux est d’autant plus élevé que le capital lui-même est plus faible, c’est-à-dire que la révolution est plus courte. Il est rare qu’un propriétaire trouve du bénéfice à la prolonger au-delà de vingt ans lors même que le revenu qu’il en retirerait serait plus considérable, parce que le capital engagé, augmentant lui-même plus rapidement encore, rend par cela même le placement moins avantageux. Une forêt exploitée à cent ans, dont on coupe par conséquent chaque année la centième portion, et dans laquelle se rencontrent également répartis tous les bois depuis un jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, représente une valeur capitale beaucoup plus considérable qu’une forêt exploitée à vingt ans, laquelle ne comprend que des bois âgés de un à dix-neuf ans. Aussi, bien que le revenu de la première soit en valeur absolue supérieur à celui de la seconde, répond-il en réalité à un taux de placement moins élevé.

Ce que M. Laffitte appelait la supériorité de l’industrie individuelle n’est donc en définitive qu’un système d’exploitation qui consiste à empêcher le capital de s’accroître, et à couper les arbres bien avant qu’ils donnent les plus grands produits soit en matière, soit en argent. Les particuliers peuvent à la rigueur produire des bois de feu, mais ils n’ont jamais intérêt à laisser leurs arbres sur pied assez longtemps pour qu’ils deviennent propres aux constructions et à l’industrie. Le prix des bois n’y fait rien, puisque si ce prix s’élève, le capital engagé s’élève lui-même et avec lui le désir de la part du propriétaire de le réaliser promptement. Quand le bois est à bon marché, un particulier a intérêt à défricher ses forêts pour lui substituer une culture plus productive ; quand il est cher, il est poussé à les couper pour réaliser le capital qu’elles représentent. En supposant même qu’il résiste à l’appât d’un bénéfice certain, ses héritiers ne l’imiteront pas, et sa forêt, divisée, morcelée, sera bientôt défrichée, à moins que le sol, impropre à la culture, ne se couvre de maigres broussailles auxquelles par habitude on conservera le nom de bois. C’est le cas de la plus grande partie des forêts particulières, qui ne produisent pas en moyenne plus de 3 stères par hectare, tandis que celles de l’état en donnent 5 et pourraient en donner 10, si le régime de la futaie leur était généralement appliqué. Ce régime est de beaucoup le plus productif, mais il ne convient qu’à des propriétaires immuables comme l’état ou les communes, qui peuvent attendre un siècle et plus que les arbres aient acquis toute leur valeur avant de les faire abattre.

On répond, il est vrai, que le bois devient de moins en moins nécessaire, que le fer remplace avantageusement la charpente et la houille le bois de feu. On a été jusqu’à dire[4] que la privation de bois serait avantageuse aux populations, parce qu’elle les forcerait à renoncer à d’anciennes habitudes et à brûler de la houille. Dans les départemens des Alpes, cette privation n’a eu jusqu’ici d’autre effet que de dépeupler le pays et de forcer ceux qui y restent à se chauffer avec de la bouse de vache séchée au soleil. Pour être juste, il faut dire que la houille depuis longtemps déjà est employée au chauffage, que le fer est utilisé sous toutes ses formes dans les constructions et ailleurs, et que cependant le prix du bois de feu a doublé et celui du bois d’œuvre triplé de valeur depuis trente ans. Ce qui prouve encore que les produits ligneux ne sont pas près d’être supplantés par les autres, c’est le prodigieux accroissement de nos importations de bois communs. En 1847, elles étaient de 43 millions ; en 1863, elles se sont élevées à 133 millions :

Bois de chauffage 600,000 fr.
Bois à construire 109,000,000
Merrains 21,000,000
Bois en éclisses, mâts, etc. 2,400,000
Total
133,000,000 fr.

Nous en exportons, il est vrai, pour 33,500,000 francs ; mais la production indigène n’en est pas moins de 100 millions inférieure à la consommation, qui s’élève par année à environ 6 millions de mètres cubes de bois d’œuvre (Je toute nature, 30 millions de stères de bois de chauffage et 15 millions de stères de bois à charbon[5]. Or les 9 millions d’hectares qui composent le sol boisé de la France ne produisent au maximum que 2 millions de mètres cubes de bois d’œuvre provenant presque exclusivement des forêts de l’état ou de celles des communes, et 35 millions de stères de bois de feu ; je surplus est donc fourni soit par les arbres épars ou plantés en ligne le long des héritages, soit par l’importation étrangère[6].

On dit encore que l’étranger nous fournira toujours les bois dont nous aurons besoin, et qu’il n’est pas nécessaire que nous les produisions nous-mêmes : à l’appui de cette théorie, on cite l’exemple de l’Angleterre, où la couronne ne possède que quelques milliers d’hectares. L’argument n’a pas grande valeur, car il est évident que si en France les particuliers n’ont aucun intérêt à produire des bois, il en est de même partout ailleurs, et qu’on ne trouvera nulle part des.gens prêts à s’imposer un sacrifice personnel pour nous être agréables. Du reste, il ne faut se faire aucune illusion : bon nombre de pays tels que l’Espagne, l’Italie, la Suède, la Russie, se déboisent peu à peu par suite des exploitations abusives qu’on y fait, et, si l’on n’y prend garde, nous verrons bientôt nos principaux centres d’approvisionnement nous faire défaut. — Quant à l’Angleterre, abondamment pourvue de houille, elle consomme très peu de bois de feu et tire la plus grande partie des bois d’œuvre de l’étranger, notamment des provinces de la Baltique, du Canada, de l’Inde et de l’Australie. Il ne faudrait pas croire cependant qu’elle ne prend aucun soin d’assurer cet approvisionnement. Dans l’Inde, le gouvernement s’est emparé de toutes les, forêts non appropriées et en a confié la gestion à une administration spéciale, qui est chargée de la conservation, de l’entretien et de l’exploitation des massifs. Les rapports annuels qu’elle publie (selections front the record of the government of India) témoignent de l’importance de ce service, « Ce qu’il y a de regrettable, dit en effet le docteur Cleghorn, conservateur des forêts de la présidence de Madras, c’est que dans tout l’empire indien il existe d’immenses et précieuses forêts exposées aux dévastations des natifs, aux exploitations abusives des spéculateurs, faites sans préoccupation d’avenir et totalement soustraites au contrôle de l’autorité. Les conséquences funestes de cette disparition des bois commencent déjà à se manifester et exigent impérieusement qu’on prenne des mesures pour faire respecter dans l’intérêt de tous cette propriété publique. » C’est donc à tort qu’on invoque ici l’autorité de l’Angleterre, et lors même que les partisans des aliénations pourraient s’en prévaloir, nous ne voyons aucun motif pour suivre son exemple, si nous avons d’ailleurs de bonnes raisons de faire le contraire.

Passant à des considérations d’un autre ordre, nous voyons que les forêts ne nous sont pas moins indispensables. On s’est longtemps demandé si la présence des forêts exerce une action quelconque sur la température d’une contrée. Les uns ont dit oui, les autres non, et dans la discussion de 1865, au sénat, M. Fould s’est fait de ces contradictions un argument pour s’autoriser à rester dans le doute. Le doute est-il cependant permis en pareille matière ? Il résulte de nombreuses observations faites par des voyageurs, par des savans de tous les pays, — notamment MM. de Humboldt, Boussingault et Becquerel, — que les forêts tendent en général à abaisser la température, parce qu’elles abritent le sol contre l’irradiation solaire, qu’elles entretiennent par le fait de la transpiration des feuilles une grande quantité d’humidité dans l’atmosphère, et qu’elles multiplient par l’expansion des branches l’étendue des surfaces qui se refroidissent par rayonnement. C’est dans les pays tropicaux que ces causes frigorifiques agissent avec le plus d’énergie, et elles contribuent à y tempérer la chaleur, à provoquer des pluies bienfaisantes.

Dans nos climats, où la transpiration des feuilles et le pouvoir émissif des plantes sont moins intenses, il peut arriver que l’action frigorifique de certaines forêts soit masquée par des circonstances locales, telles que la direction des vents dominans et la situation topographique des lieux que l’on considère. Aussi ne peut-on dire d’une manière générale quelle sera la conséquence de la disparition d’une forêt déterminée ; mais ce qu’on peut affirmer, c’est que si nos départemens méridionaux étaient plus boisés, ils seraient à l’abri des sécheresses qui les désolent presque chaque année. M. Becquerel, dans un mémoire présenté à l’Académie des Sciences le 22 mai 1865, rapporte les expériences qu’il a faites à ce sujet, et desquelles il résulte que les arbres s’échauffent et se refroidissent très lentement, que par conséquent ils prennent à l’air ambiant pendant les heures les plus chaudes une partie de sa chaleur pour la lui restituer quand la température s’abaisse. Le tronc des arbres n’atteint la température maxima qu’après le coucher du soleil, et lorsque les feuilles se refroidissent par l’effet du rayonnement nocturne, elles reprennent au corps de l’arbre ce qu’elles ont perdu et rétablissent ainsi l’équilibre. D’après le savant académicien, les parties occidentales de l’Europe doivent la douceur de leur climat aux courans d’air chaud qui arrivent du Sahara dans la direction du sud et du sud-ouest. Si ces déserts se couvraient quelque jour de forêts, notre climat deviendrait aussi rude que celui de l’Amérique septentrionale, qui n’est pas exposée aux mêmes influences, puisque les régions tropicales de ce continent sont précisément très boisées.

M. Becquerel a soumis encore à l’Académie une carte des orages à grêle survenus dans les départemens du Loiret et de Loir-et-Cher, dressée au moyen des documens fournis par les compagnies d’assurances, et sur laquelle les zones sont diversement teintées suivant qu’elles sont plus ou moins exposées à ces orages. L’inspection de cette carte montre non-seulement que les forêts sont très rarement grêlées, mais encore qu’elles garantissent les régions voisines. M. Becquerel explique cette influence par ce fait, que les forêts, en arrêtant les vents, occasionnent des remous atmosphériques et provoquent la résolution des nuages avant qu’ils aient atteint la forêt ; il suppose aussi que, l’électricité jouant dans ce phénomène un rôle prépondérant, les arbres agissent comme des paratonnerres qui enlèvent aux nuages leur électricité et empêchent la formation de la grêle. Il termine son mémoire en exprimant le désir que des études semblables soient entreprises dans tous les départemens, et il ne doute pas qu’elles ne viennent confirmer entièrement ses propres expériences.

Les forêts n’agissent pas seulement sur l’atmosphère comme cause frigorifique, elles assainissent bien souvent certaines contrées soit en les abritant contre les vents dangereux, soit en décomposant les miasmes que renferme l’atmosphère. Ces miasmes sont généralement dus à l’hydrogène carboné qui se dégage des marais ; or les arbres, en absorbant le carbone, dégagent l’hydrogène, qui n’exerce par lui-même aucune action pernicieuse. L’exemple le plus remarquable qu’on puisse citer de cet effet est la Sologne, qui, renommée jusqu’ici pour son insalubrité à cause des nombreux marais qui la couvrent, devient, depuis qu’on y a entrepris des reboisemens étendus, une contrée très habitable. Malgré cet exemple, le gouvernement a proposé l’aliénation de 30,000 hectares de la forêt d’Orléans, qui repose sur un terrain de sable et d’argile, et que le défrichement transformerait en une nouvelle Sologne[7]. Le conseil-général du Loiret n’a pas attendu, nous l’avons dit, qu’on le consultât pour se prononcer contre le projet du gouvernement. Tout le monde sait que sur le littoral de l’Océan, dans les départemens des Landes, de la Gironde, de la Charente-Inférieure et de la Vendée, des forêts de pins maritimes, créées à grands frais, protègent les terres contre l’envahissement des sables, qui, poussés par les vents d’ouest, menaçaient d’engloutir les cultures et les moissons. Depuis que Brémontier a imaginé ce moyen de fixer les dunes, le gouvernement a reboisé environ 62,000 hectares au prix moyen de 275 fr. par hectare[8]. Bien que le but de cette création fût non le revenu que ces forêts pourraient donner un jour, mais seulement la protection du littoral, on en tirait cependant un produit assez considérable par l’exploitation de la résine. Pendant la guerre d’Amérique, cette substance ayant triplé de valeur, le gouvernement a cru faire une bonne affaire en proposant au corps législatif, qui y consentit, de vendre ces forêts. 17,000 hectares environ passèrent de 1861 à 1865 entre les mains des particuliers, qui, voulant profiter de la hausse de la résine, ont gemmé les pins à outrance ; ils ont si bien fait que, selon toute probabilité, avant dix ans la plus grande partie de ces forêts sera détruite et qu’il faudra recommencer l’opération qui avait coûté si cher[9] Enfin les forêts exercent sur le régime des eaux une action dont il est impossible de méconnaître l’importance : par l’humus dont elles couvrent le sol, par les racines qui facilitent l’infiltration comme pourrait le faire un drainage vertical, par le couvert qui empêche l’évaporation, elles retiennent la plus grande partie de l’eau qui tombe sous forme de pluie et la forcent à pénétrer dans les couches inférieures, d’où elle revient ensuite à la surface sous forme de source. Elles servent ainsi à emmagasiner en quelque sorte l’eau de pluie pour la distribuer ensuite par divers orifices ; elles ralentissent en outre l’écoulement superficiel, retardent la fonte des neiges et contribuent puissamment à empêcher les inondations. MM. Cantegril et Bellaud, sous-inspecteurs des forêts, ont constaté ces faits par une série d’expériences directes entreprises en 1859 et 1860 dans deux bassins contigus du département de la Meurthe. Ils ont mesuré la quantité d’eau tombée sur chacun de ces bassins, dont l’un est boisé et l’autre dénudé, et ont reconnu que le dernier laisse échapper superficiellement la plus grande partie de la pluie qu’il reçoit, tandis que le premier l’absorbe presque en totalité. M. Maistre de Villeneuvette a fait récemment des expériences analogues dans les départemens de l’Aude et de l’Hérault. Il s’est assuré par des observations pluviométriques et des jaugeages répétés deux fois par jour que le bassin boisé du Lampy, dépendant du massif de la Montagne-Noire, dont la superficie est de 700 hectares, absorbe la moitié environ de l’eau qui tombe sous forme de pluie et fournit au moyen de sources nombreuses au ruisseau du Lampy un débit constant de 110 litres par seconde, tandis que le bassin déboisé du Salagou laisse écouler superficiellement la plus grande partie de l’eau qu’il reçoit, et, bien que d’une superficie six fois plus grande que le premier, ne peut donner qu’un débit de 12 litres par seconde en été.

Les exemples de l’influence des forêts sur le régime des eaux sont si nombreux qu’on n’a réellement que l’embarras du choix. Sans parler des torrens des Alpes, dont M. Surell a donné une si intéressante description et que le reboisement seul est parvenu à transformer en cours d’eau réguliers, il suffira de signaler un fait qui donne de cette influence la démonstration la plus complète. La commune de Labruguière dans le Tarn possède une forêt de 1,800 hectares environ dans laquelle le ruisseau du Caunan prend sa source. Au bord de ce ruisseau sont établies plusieurs fabriques de drap. Pendant longtemps, la forêt dévastée suffisait à peine aux besoins des habitans ; ce ruisseau, transformé en torrent pendant l’hiver, était à sec pendant l’été et laissait chômer les usines. Depuis 18/iO, la forêt, mieux soignée, plus respectée, s’est repeuplée peu à peu ; aussitôt le régime du cours d’eau s’est modifié, les crues sont devenues moins brusques et moins violentes, la sécheresse a disparu, et le débit s’est régularisé de manière que les usines n’ont plus souffert d’aucun chômage. Il n’est pas de contrée où l’on ne puisse citer quelques faits analogues, pas de départemens où les gens de la campagne ne puissent vous montrer l’emplacement de sources disparues à la suite de défrichemens. Du reste, ces considérations ont paru assez puissantes au gouvernement pour le déterminer à présenter en 1860 un projet de loi pour le reboisement des montagnes. Les résultats constatés jusqu’ici sont assez sensibles déjà pour qu’on ait lieu de s’étonner des doutes que certaines personnes paraissent conserver sur ce point[10].

Ce n’est pas seulement dans les montagnes, comme on l’entend répéter souvent, que cette influence s’exerce. Dans le département de l’Oise, on a constaté une diminution dans le débit des cours d’eau depuis les nombreux défrichemens qu’on y a faits. Dans son rapport adressé au conseil-général du Haut-Rhin au sujet du défrichement de la Harth, l’ingénieur en chef, M. Muntz, affirme que cette forêt provoque des pluies dont ces plaines sablonneuses ont le plus grand besoin. Au sommet des Vosges, la hauteur au pluviomètre de la pluie qui tombe annuellement est de 1m45 ; sur les bords du Rhin, elle n’est que de 0m539, et serait inférieure encore, si la forêt n’existait pas. Même en 1865 ne sont-ce pas les départemens déboisés qui ont le plus souffert des sécheresses prolongées ?

L’influence que les forêts exercent à ces différens points de vue a paru être une considération assez puissante pour motiver depuis un temps immémorial des lois contre le défrichement des bois particuliers. Ces lois, qui, sous l’ancienne monarchie, allaient dans certains cas jusqu’à édicter la peine de mort, se sont modifiées avec le temps ; mais elles n’en ont pas moins subsisté jusqu’à nos jours, et donnent au gouvernement le droit de s’opposer au défrichement d’un bois dont la conservation est jugée nécessaire. Ces lois cependant sont illusoires parce qu’elles n’ont jamais pu empêcher un propriétaire de défricher sa forêt lorsqu’il en avait l’intention. Quelques abus de pâturage, quelques coupes trop souvent répétées, il n’en faut pas davantage pour en amener la ruine, sans qu’aucune réglementation puisse s’y opposer. Cette impuissance de la loi prouve que le seul moyen d’assurer la conservation des forêts dont la présence est reconnue indispensable est la possession par l’état, qui intervient ici pour rendre à la société des services qu’elle ne peut attendre de nul autre. Et l’on ne saurait contester la légitimité de cette intervention, puisqu’il s’agit des intérêts les plus graves, c’est-à-dire de l’approvisionnement du marché en matière ligneuse, de la régularisation des cours d’eau, du maintien des terres sur les pentes, et dans certains cas de la salubrité même du pays.

Quand on analyse les rouages de ce qu’on appelle volontiers aujourd’hui la machine gouvernementale, on y découvre à première vue deux fonctions principales. D’une part, elle rend à la société certains services spéciaux ; de l’autre, elle puise chez les contribuables les sommes qui lui sont nécessaires pour y pourvoir. La récolte des fonds est faite par l’intermédiaire du ministère des finances, qui a, non point à se préoccuper de savoir si tel besoin social est satisfait, mais seulement de recueillir les impôts, afin d’être en état de faire face à ses engagemens. Rien de plus logique et de mieux combiné qu’une pareille organisation, à la condition toutefois qu’on ne considérera pas comme fiscale une administration dont les principales attributions sont de rendre des services d’une autre nature. C’est malheureusement ce qui est arrivé pour l’administration des forêts. Parce que ces propriétés donnent un revenu annuel de 35 millions environ, on en a confié la gestion au ministre des finances, sans s’apercevoir que la question financière n’est ici que secondaire et que c’est pour des motifs d’un tout autre ordre que l’état est propriétaire de bois. Il en résulte que le revenu devient alors la chose essentielle, et qu’on cherche à l’augmenter, même aux dépens de l’avenir, quand il s’agit d’équilibrer le budget. Dans les momens difficiles, les forêts ne sont plus qu’une ressource accidentelle dont on n’hésite pas à se servir pour se tirer d’un mauvais pas, et nous avons vu que, malgré la résistance du pays, elles ont supporté le contre-coup de toutes les crises et de toutes les fautes des gouvernemens qui se sont succédé.

Personne n’a jamais songé à mettre entre les mains du ministre des finances les places de guerre sous cet étrange prétexte, que l’herbe qu’on fauche annuellement sur les remparts donne un revenu qui entre dans la caisse du trésor. Il n’est pas plus logique de lui confier les forêts et de le charger de mettre en culture des terrains vagues, de régler les aménagemens en vue de la production la plus avantageuse pour la société, d’autoriser ou de refuser le défrichement des bois particuliers, de réglementer le pâturage dans les bois communaux, car ce sont là des intérêts qui non-seulement lui sont étrangers, mais qui sont souvent en contradiction avec ceux qu’il a la mission de défendre. Sans doute il existe une administration forestière dont les attributions embrassent toutes les questions spéciales, et c’est grâce à l’activité et au désintéressement des agens qui la composent que les inconvéniens du système ne se sont pas jusqu’ici fait trop sentir ; mais comme après tout c’est le ministre qui décide les questions et qui choisit les hommes, il n’est pas étonnant qu’il se place presque toujours au point de vue qui doit le préoccuper d’abord. Il y a eu sans doute de nombreuses exceptions, mais l’histoire prouve que c’est dans les institutions et non dans les hommes qu’il faut placer la sauvegarde des intérêts sociaux. L’administration des forêts serait donc plus convenablement placée dans les attributions du ministère du commerce, de l’agriculture et des travaux publics, auquel la rattachent les services principaux qu’elle est appelée à rendre au pays.

Depuis fort longtemps, cette conséquence avait frappé les esprits réfléchis, et dès 1847 un grand nombre de conseils-généraux avaient émis des vœux dans ce sens. Plus tard, en 1854, un directeur-général des forêts qui était cependant un ancien inspecteur des finances, M. Blondel, avait cru de son devoir de signaler à l’empereur l’anomalie du régime actuel. Sa démarche n’eut aucune suite, et la question paraissait avoir beaucoup perdu de son importance, grâce à l’habile et loyale direction que MM. de Forcade La Roquette et Vicaire avaient su donner à l’administration forestière, quand le projet d’aliénation vint la remettre à l’ordre du jour. Elle se pose aujourd’hui en termes très simples et se résume en quelques mots : c’est que, si l’on veut conserver des forêts domaniales, il ne faut pas en confier la gestion à ceux qui ont intérêt à s’en défaire. C’est ce qu’avait demandé la Société d’agriculture de Nancy dans une pétition qu’elle adressa au sénat en 1865, et qui fut repoussée sans discussion par l’ordre du jour ; c’est le vœu qu’ont récemment formulé plusieurs conseils-généraux, notamment ceux de la Meurthe et des Vosges ; c’est aussi la conclusion à laquelle arrivent tous ceux qui étudient impartialement la question, et elle est si logique que tôt ou tard elle s’imposera forcément au gouvernement. Il est à désirer, dans l’intérêt public, que ce soit le plus tôt possible.


J. CLAVE.

  1. Cette loi dit dans son préambule : « La conservation des bois et forêts est un des Objets plus importans et les plus essentiels aux besoins et à la sûreté du royaume ; or la nation seule, par un nouveau régime d’une administration active et éclairée, peut s’occuper de leur conservation, amélioration et repeuplement, pour en former en même temps une source de revenu public. »
  2. Les biens destinés à être vendus et qui l’ont été en vertu du décret du 9 mars comprenaient les domaines d’Albert, de La Fère, de Lamballe, de Lépaud, de Monceaux et de Neuilly, d’une contenance totale de 1,585 hectares. Plus tard, on a vendu en outre le parc du Raincy, les parcs et châteaux de La Ferté-Vidamo et de Bizy, les forêts, de Vernon, de Roseux et d’Ivry, etc.
  3. On appelle révolution le nombre d’années au bout duquel les exploitations reviennent sur le même point ; ce nombre correspond à l’âge des arbres au moment où on les abat.
  4. Voyez une lettre écrite au préfet du Haut-Rhin le 15 juin 1864 par M. Jean Dollfus pour demander le défrichement de la forêt de la Harth.
  5. Voici quelle est approximativement la distribution du sol forestier en France :
    1° Bois de l’état, y compris ceux de la liste civile 1,161,486 hectares
    2° Bois appartenant aux communes et aux établissemens publics 2,054,520
    3° Bois particuliers 5,707,592
    Total 8,928,698
  6. Voyez à ce sujet an écrit de M. de Lapparent, directeur des constructions navales sur le Dépérissement des coques de navires en bois (publié en 1862).
  7. « N’avons-nous pas sous les yeux mêmes, dit à cette occasion une feuille locale, le triste exemple des déboisemens inconsidérés ? La Sologne est à nos portes : elle aussi fut boisée autrefois, elle était alors productive et salubre. La bâche des faucheurs de bois l’a réduite à l’état où nous l’avons vue. Pas n’est besoin de dire ce qu’il a fallu et ce qu’il faudra encore d’efforts et de dépenses pour réparer le désastre commis en un jour d’incurie et d’entraînement — Gardons-nous sur la rive droite de la Loire d’une Sologne nouvelle pour remplacer celle qui, sur la rive gauche, recrée à grand’peine ses bois et ses cultures… Pourquoi, avant de changer la face d’un pays tout entier par une mesure irréparable, avant de porter la cognée au pied de ces bois que les siècles ont patiemment élevés, avant de vendre l’héritage transmis par les générations passées, ne consulterait-on pas, en même temps que les hommes de science théorique, ces populations qui connaissent si bien pratiquement et le sol où elles sont nées, qu’elles ont arrosé de leurs sueurs, et ces masses boisées qui sont consacrées par le temps et par leur respect ? »
  8. Voici comment ce prix peut être établi :
    Travaux de premier établissement, préparation du sol et semis 150 fr.
    Entretien jusqu’à ce que ce que le semis soit assuré 100
    Travaux accessoires, palissades, etc 25
    Total. ….. 275 fr.
  9. Au point de vue financier, cette opération a été très peu avantageuse. Ces 17,000 hectares ont rapporté au trésor 11,300,000 francs ; mais cette somme renferme des élémens très variables, puisque dans la forêt de la Teste, aux environs d’Arcachon, certains lots ont été vendus comme terrains à bâtir. On peut dire cependant que les parties peuplées de plus de vingt-cinq à quarante ans en cours de gemmage ont été payées de 800 à 1,000 francs l’hectare ; quant aux bois plus jeunes, ils n’ont donné qu’un chiffre dérisoire, puisque certaines parties n’ont pas été vendues plus de 50 francs par hectare ; on a même essayé de mettre en vente des semis de un à cinq ans, pour lesquels heureusement on n’a pu trouver d’acquéreurs.
  10. En Suisse, ces faits sont considérés comme si bien établis, que le comité du congrès pour l’avancement des sciences sociales qui eut lieu à Berne en 1865 avait introduit dans le programme la question suivante : « Quelle est l’influence de la police des eaux et forêts dans les hauts pays de l’Europe sur les pays inférieurs ? Serait-il possible d’établir une communauté de législation entre les divers pays dépendant d’un même fleuve pour protéger leurs intérêts respectifs ? »