De l’Aimant et du Magnétisme terrestre/01

DU
MAGNÉTISME TERRESTRE




Hunc, homines lapidem mirantur.
« Cette pierre est merveilleuse. »

(LUCRECE, livre 6.)


Le titre de cette étude aurait dû être : « Du magnétisme en général et du magnétisme de la terre en particulier; » mais on a désigné aussi par le nom de magnétisme un ensemble de phénomènes physiologiques bien plus connus des gens du monde que le magnétisme proprement dit, qui est du ressort de la physique et de la météorologie. Or il ne s’agira ici que des propriétés physiques et de la théorie de l’aimant, enfin de la terre considérée elle-même comme un vaste aimant dirigeant l’aiguille d’acier de la boussole, aimantant le fer et permettant d’observer une foule de phénomènes intimement liés à la constitution de notre globe, à son origine et aux curieux changemens qui s’opèrent dans le cours des siècles tant à sa surface qu’à son intérieur. Je répète donc que je parlerai seulement des propriétés de l’aimantation ou du magnétisme physique, et pas du tout de ce qu’on a appelé à la fin du dernier siècle le magnétisme organique ou le magnétisme animal. J’aurais voulu aussi me dispenser de rappeler tout ce qui se rapporte à l’aimant, à son action sur le fer, aux aimans artificiels en acier, à ceux que produit le courant de la pile de Volta, et de même à toute la théorie moderne du magnétisme ramené à l’électricité. Cependant, quoique chacune de ces notions soit très simple et même familière à plusieurs personnes, l’ensemble en est rarement possédé par un seul esprit, par une seule mémoire. Excepté la géographie, qui est à peu près sue communément, j’ai toujours éprouvé qu’avant de parler en météorologie de l’électricité, de la lumière, de la chaleur, des climats, enfin de tout le jeu des lois physiques dans la nature, il fallait commencer par préciser les notions générales que la physique a consacrées relativement à chacune des classes de phénomènes que l’on veut faire connaître et expliquer.

Plusieurs des auteurs qui ont eu ainsi à exposer des notions préliminaires ont fait de véritables traités sur chaque matière, ce qui revenait à peu près à forcer le lecteur à s’instruire à fond sur la science dont on voulait faire servir les théories pour l’explication des phénomènes de la nature. Il nous suffira ici de les rappeler sans démonstration, et en choisissant exclusivement les parties de la science qui ont des rapports avec les faits que nous observons, dont nous voulons savoir la cause et prédire la marche dans l’avenir.

Depuis les siècles anciens, où les métallurgistes de l’Asie-Mineure, suivant la fable et suivant la réalité, changeaient en fer, et par suite en or, la terre ocreuse qui sur tout le globe constitue la mine de fer, on sait qu’une pierre ferrugineuse, un véritable minerai de fer, a la propriété d’attirer et de retenir ce métal. Cette qualité, la plus occulte de toutes les propriétés physiques après celle qui produit la pesanteur, étant suivie d’âge en âge, nous offre le plus intéressant combat entre la science et l’ignorance, entre l’énigme proposée par la nature au génie de l’homme et la sagacité persévérante de celui-ci. Depuis quelques années seulement, le voile a été soulevé; on a vu que l’électricité agissait sur l’aimant, on a fait des aimans avec l’électricité, puis on a vu l’aimant agir, comme l’électricité, sur des métaux quelconques sans aimantation; puis enfin avec l’aimant on a fait de l’électricité et tous ses accessoires, le feu, la lumière, les actions physiques, les actions physiologiques, les actions chimiques, et jusqu’au télégraphe électrique lui-même. Dans une étude scientifique, je n’ose nommer Midas, qui était sans doute plus fort en métallurgie qu’en musique poétique; mais avec les progrès dus au présent siècle dans la science à laquelle la pierre de Magnésie, la pierre magnétique a donné son nom, ce serait être ingrat que de ne pas citer OErsted, Ampère, Arago et Faraday.

Ainsi, sans aborder la pénible tâche d’exposer, à l’occasion du magnétisme de la terre, toute la théorie de l’aimant et de l’électricité, nous n’en prendrons que ce qui sera relatif à l’aimantation électrique de notre globe, reconnue par toutes les analogies des faits observés avec les expériences de cabinet. En admettant les notions indispensables, nous élaguerons les autres, quelque curieuses qu’elles puissent être. Rien de moins que le nécessaire, mais rien de plus. Il y a trois sortes de définitions : la définition étymologique, la définition par énumération, et la définition théorique. La première cherche dans le nom de la chose à définir des notions sur sa nature; la deuxième énumère les diverses parties dont se compose la science à définir; enfin il y a la définition théorique, qui, en attribuant les faits à une cause hypothétique, a la hardiesse de les expliquer comme des effets de cette cause supposée admise. Ici l’hypothèse fondamentale, suivant la belle idée d’Huygens, se légitime par les explications qu’elle fournit des faits connus, et par les découvertes qu’elle provoque dans ces vastes contrées inexplorées qu’on appelle l’inconnu, c’est-à-dire le domaine de l’ignorance.

Le mot de magnétisme, ou science de l’aimant, vient originairement de celui de Magnésie, nom d’une contrée métallifère de l’Asie-Mineure : « l’aimant, dit Lucrèce, que les Grecs nomment ainsi du lieu qui est sa patrie; »

Quem magneta vocant patrio de nomine Graii.


L’île d’Elbe, en Europe, pourrait au même titre réclamer l’avantage de donner son nom, ilvaïsme, à ces morceaux de minerai de fer noir ou gris qui sont d’excellons aimans. On en tire aussi des Pyrénées. La pierre de Magnésie ou pierre d’Hercule a été connue de toute l’antiquité. Sa propriété d’attirer et de retenir le fer a excité l’étonnement de Thalès comme celui des savans de notre siècle. La définition étymologique de l’aimant ne nous apprend donc rien, sinon que l’aimant naturel est un minerai de fer attirant ce métal. Il est même quelques minerais magnétiques qui contiennent une certaine quantité de charbon, et qui par suite, outre leur propriété magnétique, se fondent en acier naturel, sans aucun procédé de cémentation ou autre manipulation équivalente. En choisissant certains échantillons de cette mine d’acier, on aurait des aimans blancs.

Buffon a déjà remarqué combien il était merveilleux que, même du temps d’Homère, la langue grecque possédât une si prodigieuse richesse de mots pour exprimer tous les êtres physiques ou métaphysiques que peut connaître l’intelligence humaine. On est encore, de nos jours, forcé de recourir à ce bel idiome pour nommer directement ou indirectement une foule d’objets nouveaux. Toutefois, quant au magnétisme et aux propriétés de l’aimant autres que celle de saisir le fer, les Grecs n’ont rien dans leur langue qui puisse nous éclairer.

Les anciens n’ont point fait agir deux aimans l’un sur l’autre, et n’ont point vu que si ces deux aimans s’attirent fortement par deux bouts, ils se repoussent de même par les deux autres. L’orientation que donne le globe aux aimans flottans leur a également échappé. Là comme ailleurs, ils ont fait de longues théories et de courtes expériences. Lucrèce convient que ces théories ont besoin de longs circuits :

Et nimiùm longis ambagibus est adeundum.

La définition par énumération a le grave inconvénient d’énoncer des choses provisoirement inconnues : nous éviterons cet écueil en substituant à cette énumération l’historique de la découverte de chaque propriété de l’aimant.

Outre la propriété d’attirer et de retenir le fer, reconnue par les Grecs, les Romains avaient vu que si un aimant enlève un anneau de fer, cet anneau lui-même en enlève un second, et ainsi de suite, en sorte, dit Lucrèce, qu’il se fait une chaîne d’anneaux suspendus l’un à la suite de l’autre. Il est fort douteux que ce peuple, très peu observateur, ait su qu’un aimant pouvait communiquer aux corps sur lesquels il agissait la vertu dont il était doué, soit que cette propriété acquise fût passagère, comme dans le fer doux, soit qu’elle devint permanente, comme dans les barreaux d’acier et dans les aiguilles de boussole, qui sont l’un et l’autre de vrais aimans artificiels. Je ne puis préciser l’époque où l’on a su aimanter l’acier pour la première fois, et, par des assemblages de barreaux, produire des aimans bien supérieurs en force à ceux que nous donne la nature dans les minerais de fer.

S’il est curieux de voir, sans cause apparente, un aimant naturel mettre en mouvement et soutenir contre son poids une masse considérable de fer, il est encore bien plus merveilleux de voir un barreau suspendu par son milieu à un fil, une aiguille mobile sur un pivot, tourner d’eux-mêmes leurs extrémités vers les régions polaires de la terre. C’est indubitablement aux Chinois que nous devons cette admirable découverte. Au moment où la puissance de la race tartare, pesant du nord sur le sud, tant dans l’Europe que dans l’Asie, écrasait à la fois les chrétiens d’Orient, les musulmans d’Asie, les bouddhistes et les Chinois, les envoyés des souverains d’Europe, et notamment ceux de France et d’Allemagne, se rencontrèrent à la cour du grand-khan avec ceux du Céleste-Empire, et l’Europe connut à cette époque, et par ces communications, la boussole, l’imprimerie et la poudre de guerre[1]. Je supprime de curieux détails sur ces puissans dominateurs de l’Asie centrale, qui, dans l’orgueil de leur empire, avaient l’insolence de faire offrir au roi de France la charge de grand-fauconnier, et ne lui écrivaient que des lettres longues au plus de un ou deux pieds, tandis que, quand leur empire se fut affaibli en se divisant, ils recherchèrent l’alliance des souverains d’Europe pour faire diversion à des ennemis plus voisins, et envoyèrent plus courtoisement à nos rois des lettres qui avaient plusieurs mètres de long. Si ma mémoire est fidèle, ceci se passait au temps des Valois.

La boussole existe encore en Chine avec la même forme qu’au temps où elle a été importée en Europe. Je ne sais pas à quelle époque on a mis dans la boussole un barreau d’acier aimanté ou une aiguille légère à la place d’un lourd et faible aimant consistant en mine de fer magnétique. Peut-être est-ce là le perfectionnement qui fut mis en pratique à Amalfi, ville qui se vante de l’invention de la boussole, et qui sans doute n’est pas étrangère à l’adoption et à l’utilisation de cet instrument, pas plus que Faust et le moine Schwartz ne l’ont été à l’imprimerie et à l’emploi de la poudre de guerre. Notez que les Chinois n’ont point connu les armes à feu portatives, et ne les ont reçues que des Européens sous le nom d’armes franques. Il faut en dire autant de l’imprimerie avec des caractères isolés et non point en planche sculptée. Ces faits assurent les droits de ce peuple à ces trois grandes découvertes.

Quelques documens nous indiquent que les anciens avaient fait flotter des aimans sur des bassins pleins d’eau, à peu près comme maintenant, pour amuser les enfans, on fait flotter de petits poissons ou des oiseaux aquatiques dont le corps renferme un petit barreau aimanté. Ces animaux flottans viennent à l’appât d’un aimant grossièrement façonné en hameçon, et qu’on leur présente à distance. Les anciens auraient dû alors reconnaître la direction que l’aimant reçoit de l’action du globe; mais rien n’indique même qu’ils en aient distingué les deux pôles, tandis qu’il n’est point d’enfant qui, après avoir attiré son poisson flottant, ne sache retourner bout pour bout l’hameçon aimanté qu’il tient à la main pour faire reculer et fuir le poisson que l’autre bout appelait.

Avant de passer à cette propriété curieuse, remarquons que souvent on joint dans le langage scientifique les attractions magnétiques aux attractions électriques. Frottez un bâton de cire à cacheter sur la manche d’un habit sec, en allant toujours dans le même sens : il l’électrise fortement, et si on le présente à une petite balle de moelle de sureau pendue à un fil de soie, il attire vivement cette petite balle; mais sitôt que celle-ci a touché la cire électrisée, elle est à l’instant repoussée, tandis que si avec un aimant on attire un petit globe de fer suspendu de la même manière, le petit globe reste adhérent à l’aimant qui l’a appelé à lui, et même son adhérence augmente un peu avec le temps. L’explication de ce fait est du ressort de la théorie, mais il établit par soi-même une grande différence entre l’attraction magnétique et l’ai traction électrique. L’une et l’autre d’ailleurs étaient connues des anciens; seulement, au lieu de notre cire à cacheter, qu’ils ne connaissaient pas, ils employaient l’ambre jaune appelé électron. C’est de là, connue chacun sait, qu’est venu le nom d’électricité. Pour prévenir quelques méprises, je dirai que ce mot électron, dans Homère, désigne un métal précieux, alliage naturel d’or et d’argent, car les anciens, qui connaissaient fort bien l’affinage de l’or et de l’argent par le plomb et la coupellation, ne savaient pas séparer l’or de l’argent, opération comparativement récente, et qui a suivi la découverte chimique des acides.

Quant à la polarité de l’aimant, elle consiste en ce que la vertu magnétique n’est jamais distribuée également dans tous les points de la pierre naturelle ou du barreau aimanté artificiel. On reconnaît qu’elle est toujours résidente vers deux points opposés de l’aimant, et qui, si l’aimant est taillé en boule ou sphère parfaite, correspondent, pour le petit globe aimanté, aux deux pôles du globe terrestre. Ce vaste globe ayant été reconnu par son action sur l’aiguille aimantée posséder dans les régions polaires une vertu magnétique analogue à celle que possèdent les deux points opposés des aimans, le nom de pôles magnétiques passa naturellement à ces points. D’après cette assimilation, l’aimant naturel taillé en boule fut souvent appelé terrella, c’est-à-dire a petite terre. »

L’attraction mystérieuse des corps aimantés et électrisés une fois reconnue, il était naturel de supposer une attraction de nature spéciale pour expliquer les mouvemens célestes. Aristote avait admis que le mouvement circulaire était naturel. Pour lui, il n’y avait rien d’étonnant à voir la lune tourner autour de la terre, ainsi que le soleil et les planètes, d’après la théorie admise alors. Depuis la renaissance, quand les lois du mouvement furent mieux connues, on comprit que jamais sans cause extérieure un corps mobile ne dévie de la ligne droite et ne change sa vitesse. On admit donc vaguement, mais très rationnellement, qu’une certaine attraction du genre de l’action magnétique retenait la lune, par exemple, à une distance constante de la terre, et forçait notre satellite à décrire un cercle autour de nous. C’est ainsi qu’un cheval retenu par une longe décrit autour du palefrenier un cercle dont celui-ci occupe le centre. Borelli, Varignon et bien d’autres avaient proposé cette explication de la cause régulatrice des mouvemens célestes. La pesanteur terrestre avait aussi été attribuée à une attraction pareille opérée par la terre sur les corps pesans. Cependant c’étaient là de sourdes rumeurs scientifiques qui ne s’entendaient pas au milieu de l’immense retentissement des fameux tourbillons de Descartes. Plus de la moitié du XVIIe siècle s’écoula ainsi.

Enfin Newton découvrit la loi de cette attraction, vaguement indiquée. Il vit qu’elle diminue avec la distance, et même plus rapidement que la distance n’augmente. Ainsi la lune, qui est soixante fois plus éloignée du centre de la terre que ne l’est de ce même centre un corps pesant situé à la surface de la terre, fut reconnue par lui être attirée non pas soixante fois moins que les corps pesans ordinaires, mais bien soixante fois soixante fois moins, c’est-à-dire trois mille six cents fois moins. Dans le même temps où la lune se rapproche de la terre de un mètre, un corps tombant à l’ordinaire parcourrait 3,600 mètres. C’est ce qu’on appelle la loi du carré. J’en citerai un exemple familier dans le prix du diamant. Si un diamant d’un certain poids vaut par exemple 100 fr., un diamant de même qualité, mais d’un poids double, vaudra non pas deux fois plus, mais bien deux fois deux fois plus, ou quatre fois plus, c’est-à-dire 400 fr. Si ce second diamant pèse trois fois plus que le premier, il faudra dire trois fois trois, ce qui fait neuf, et le prix sera de 900 fr. Enfin, si le poids est décuple, comme dix fois dix font cent, le prix du diamant dix fois plus pesant sera cent fois 100 fr. ou 10,000 fr.

Une fois en possession du secret de la nature dans la loi régulatrice des mouvemens célestes, ce grand homme révéla aux savans étonnés le système du monde tout entier. Tout fut expliqué, pesé, mesuré, prévu. Le passé, le présent, l’avenir du monde matériel furent livrés au génie de l’homme. Les perturbations célestes, la précession des équinoxes, les mouvemens inextricables de la lune, la cause des marées, la forme des planètes, le balancement de l’axe de la terre, enfin mille connaissances transcendantes jugées inaccessibles à jamais à l’intelligence humaine furent apportées en tribut à l’humanité reconnaissante et ennoblie par des conquêtes si inespérées.

<pom>Dieu dit : Que Newton soit! et tout fut éclairci. </poem>


J’ai souvent pensé aux jouissances que les esprits d’élite, poètes, artistes, penseurs, savans, trouvaient dans la création de leurs chefs-d’œuvre, quand ils pouvaient, comme le créateur de la nature, contemplant ce qu’ils venaient d’appeler à l’existence, voir que cela était bon! Vidit Deus quod esset bonum ! Or, si jamais mortel a pu sentir les joies d’un légitime orgueil, c’est sans nul doute le révélateur de la grande loi de l’univers, la loi de la pesanteur universelle rapportée à une attraction spéciale.

Voilà, dira-t-on, du style un peu trop grandiose. Mais peut-il y avoir de l’excès en ce genre quand il est question de Newton, de ce Newton que l’on rabaisse quand on dit le grand Newton?

Eh bien! baissons d’un ton...,


suivant l’expression de La Fontaine, sans quitter le même sujet. Je visite un jour un de mes savans confrères, à qui je trouve un air triste et mortifié. « Hélas! me dit-il, je travaillais depuis plusieurs mois à un sujet qui me promettait une grande découverte; elle m’échappe aujourd’hui ! — Consolez-vous, lui dis-je,

Écoutez ce récit avant que je réponde.


— Ah ! me dit mon sérieux et très lettré confrère, vous allez me réciter une fable, le Meunier, son fils et l’âne. — Pas du tout, il s’agit d’une histoire de pécheur persévérant comme on admet qu’ils le sont tous. — Voyons !

« J’étais en 1829 à Slough, en vue des tours normandes du vaste château royal de Windsor, chez le fils du grand Herschel, qui n’a point dégénéré de l’illustration de son père. La vénérable veuve de William Herschel présidait encore à la soirée, et tandis que son fils et moi nous dessinions sur un papier, en discutant vivement toutes les complications de mouvement que doit éprouver une molécule matérielle pour donner naissance dans l’éther à toutes les sortes de lumière et de chaleur, des éclats de rire s’élevèrent du sein de la famille, occupée moins sérieusement que nous à la lecture du Court-Journal. Voici l’anecdote. Un amateur dépêche arrive dans un canton où se trouve une magnifique pièce d’eau, un vrai lac, qu’il juge très poissonneux. Il est confirmé dans son opinion par la présence d’un pêcheur qui y reste depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil. Cependant le nouvel arrivant perd son temps et son art d’amorcer pendant toute la journée. La même chose se renouvelle le jour suivant, et il convoite la place choisie par le pêcheur de la veille, qui ce jour-là n’avait pas été moins assidu à son poste qu’à l’ordinaire. Il lui faut cette place à tout prix. Le lendemain donc il arrive avant le jour, l’autre y est déjà. Notre homme, comme les jours précédens, jette sa ligne sans succès. Piqué au vif, il prend une résolution héroïque. Il fait des provisions convenables en tout genre, et sitôt que son rival a quitté l’endroit privilégié, il s’y installe et y passe la nuit. Le matin arrive, et l’autre pêcheur aussi; mais la place étant occupée, celui-ci va pêcher plus loin. Cependant l’usurpateur n’en est pas plus heureux pour cela. Le soir venu, en quittant sa position enviée, il va trouver l’autre et lui dit humblement : Je conviens que je me suis rendu coupable d’un mauvais procédé à votre égard; mais vous me le pardonnerez sans doute quand vous saurez que, malgré toute l’expérience que je crois posséder dans notre partie et surtout pour amorcer, non-seulement je n’ai rien pris aujourd’hui, mais je n’ai pas même vu un seul poisson ! — Cela ne me surprend nullement, lui répond gravement son interlocuteur, car voilà trois mois que je viens ici, moi, tous les jours, et je n’ai pas encore vu mordre une seule fois! — Permettez-moi, dis-je à mon confrère, de faire, comme dans les Mille et une Nuits, l’application de mon conte. Vous vous plaignez d’avoir perdu quelques mois dans une recherche qui a trompé vos espérances, et moi, voilà près d’un demi-siècle que j’amorce une grande découverte sans avoir encore rien vu mordre à mon hameçon. Continuez de chercher, et vous trouverez... peut-être! »

Longtemps après Newton, Coulomb démontra que la loi des deux attractions autres que celle qui fait la pesanteur était la même que la loi de la pesanteur universelle, savoir l’inverse du carré des distances. Depuis Thalès, on avait déjà étudié de toutes les manières possibles l’action occulte des corps aimantés, on avait fabriqué de puissans aimans artificiels, mais rien n’avait pu donner à espérer que la force magnétique laissât pénétrer son mystère. Comme pour la source du Nil dont parle Lucain, la nature triomphait à rester cachée :

Sed viucit adhùc natura latendi.


Tous ceux qui ont écrit sur la physique et tous les recueils académiques tiennent le même langage jusqu’en 1820. La théorie de l’aimant, ce grand progrès de la science, était réservée à notre époque.

Jusqu’au XIXe siècle, la mine de fer dite aimant naturel et les barreaux d’acier aimantés avaient été, avec le globe terrestre, les seuls corps magnétiques connus. Dans les premières années de ce siècle, on trouva que deux métaux autres que le fer, savoir le nickel et le cobalt, partageaient avec celui-ci la vertu magnétique; mais on avait cru que c’était peut-être parce qu’ils contenaient une certaine quantité de fer. On doit nommer notre célèbre chimiste Thénard, avec Sage, parmi ceux qui ont les premiers expérimenté le magnétisme du nickel. Plus tard, Laugier ayant réussi, par une habile analyse, à isoler parfaitement le cobalt du nickel, le magnétisme de ces deux métaux, à l’état de pureté absolue, fut constaté sans indécision, et l’on eut trois métaux magnétiques, le fer, le nickel et le cobalt. C’était un fait curieux, mais qui n’apprenait encore rien sur la nature du magnétisme.

En 1820, le monde savant possédait déjà depuis un quart de siècle la pile électrique due à Volta, et on avait fait avec ce prodigieux instrument une infinité de recherches mécaniques, physiques, chimiques et physiologiques, lorsqu’un savant danois, OErsted, découvrit qu’un fil métallique transmettant le courant électrique de la pile agit fortement sur l’aiguille aimantée, et la dirige en travers de sa propre direction. Ainsi le fil métallique conducteur du courant de la pile de Volta, tendu de l’est à l’ouest, place l’aiguille aimantée, quand elle est libre, dans la direction du nord au sud. Si le courant va lui-même du nord au sud, l’aiguille pointe de l’est à l’ouest. Enfin dans tous les cas elle affecte une direction transversale à celle du fil électrique qui agit sur elle. OErsted, par cette grande découverte, avait tiré l’action magnétique de son isolement. L’électricité avait aussi une action magnétique. OErsted avait été le Christophe Colomb du magnétisme; Ampère en fut le Pizarre et le Fernand Cortès. Ce grand physicien se distingua par un trait de génie : il admit et prouva que l’électricité seule était la cause des propriétés de l’aimant. L’aimant n’est, suivant lui, qu’un assemblage spécial de courans électriques, et en effet, en disposant de pareils courans, il obtint de véritables aimans par la seule électricité transmise le long des contours d’un fil métallique enroulé en spirale ou en hélice. Ces appareils ingénieux ont des pôles et sont dirigés par le globe du nord au sud. De plus, on voit que, pour expliquer l’action mystérieuse sur l’aiguille aimantée, il suffit d’admettre dans le globe des courans électriques dirigés de l’est à l’ouest, et d’après ce qui a été dit plus haut ces courans disposeront l’aiguille aimantée nord et sud exactement comme le donne l’expérience de la boussole. La loi des actions des appareils électriques fonctionnant comme des aimans fut trouvée la même par l’expérience que celle des aimans précédemment connus, c’est-à-dire l’inverse du carré des distances. Enfin, au moyen de l’action de l’électricité sur le fer doux, on fit des aimans capables déporter non point seulement quelques kilogrammes, mais bien le poids de plusieurs pièces de canon. Dans un livre publié en 1822 par Ampère et par moi, on trouvera l’idée de transmettre des signaux par le courant de la pile agissant sur l’aiguille aimantée. Le chapitre porte ce titre : Télégraphe électro-magnétique. Ainsi Ampère est le véritable inventeur du télégraphe actuel, et je pense que personne maintenant ne lui dispute cette grande gloire utilitaire.

Arago avait trouvé qu’un aimant placé dans le voisinage d’une plaque métallique qui n’agit pas sur lui devient sensible à l’action de la plaque quand on met celle-ci en mouvement. En tournant, elle entraîne le barreau aimanté, quoique celui-ci soit renfermé dans une boîte et complètement à l’abri de l’influence de l’air mis en mouvement par la plaque tournante. C’était un fait inexplicable dans une partie de la physique déjà éminemment obscure. On enregistra le fait et on attendit, tout en l’étudiant sous toutes ses faces. M. Herschel, dont nous avons parlé tout à l’heure, aussi bon physicien que grand astronome, renversa l’expérience d’Arago, et en faisant tourner l’aimant sous la plaque et non pas la plaque sous l’aimant, il vit la plaque suivre le mouvement du barreau aimanté mis en mouvement rotatoire.

On avait donc, indépendamment de l’expérience d’Arago, constaté qu’avec de l’électricité on pouvait faire de l’aimant; mais comment avec des aimans faire de l’électricité? Si, suivant Ampère, un aimant est un ensemble, un système de courans électriques, comment retirer cette électricité de l’intérieur du corps magnétique, où elle est sans doute disposée en courans circulant tout à l’entour des particules minimes, des atomes qui constituent les corps solides, liquides ou gazeux? Comment saisir ces courans infiniment petits pour les forcer à se manifester par les actions ordinaires qu’exercent les agens électriques connus?

C’est ce résultat qu’a obtenu M. Faraday, qui, interprétant l’expérience d’Arago comme l’effet de courans que l’aimant ferait naître dans la plaque mobile, eut l’heureuse idée d’essayer de recueillir ces courans, comme cela se pratique pour le courant de la pile de Volta. L’aimant devint entre ses mains une puissante machine électrique avec laquelle il reproduisit tous les phénomènes. Tout fut obtenu, attractions, répulsions, étincelles, actions chimiques, chaleur, lumière, commotions nerveuses, action sur l’aiguille aimantée, direction par le globe. Un caractère tout à fait nouveau dans les forces de la nature signale celles dont on doit la découverte à M. Faraday, c’est qu’elles cessent d’agir au moment où le mouvement cesse, à peu près comme ferait une flèche qui percerait tant qu’elle serait en mouvement progressif, mais dont la blessure disparaîtrait au moment même où la flèche cesserait d’avancer.

Si on veut bien, dans le résumé historique que je viens de tracer, prendre à part les diverses propriétés du magnétisme qui y sont exposées, on aura par énumération la définition et le tableau du magnétisme physique; mais cette énumération serait loin d’être complète. Ainsi elle ne comprend ni les nombreux phénomènes connus sous le nom de diamagnétisme' et de paramagnétisme, ni le magnétisme des gaz eux-mêmes, car l’oxigène, ce roi de la nature, a été reconnu avoir les propriétés de l’aimant, même quand il conserve son état de fluide aériforme.

Je ne puis omettre une dernière découverte de M. Faraday, relative à l’action de l’aimant sur la lumière. La physique possède les moyens de distinguer dans un rayon de lumière ses différens côtés, comme, pour une flèche, on peut distinguer les divers côtés par la position du fer aplati dont elle est armée, et qui suit le mouvement de la flèche quand celle-ci tourne sur elle-même. Eh bien! M. Faraday, par une aimantation électrique, a fait tourner sur lui-même un rayon de lumière. C’est sans doute là le germe de futurs progrès pour la science de la lumière et pour la connexion qui sans doute existe entre ce principe et l’électricité, comme aussi entre l’électricité et la chaleur. C’est une contrée entrevue pendant une course rapide sur une voie ferrée avec les ailes de la vapeur, et qui promet de riches trésors à une exploration tranquille et sérieuse. C’est une perspective ouverte à de nouveaux progrès dans la connaissance des agens essentiels de la nature, comme l’expérience d’OErsted fut le point d’où partit Ampère pour établir que tous les phénomènes de l’aimant ne sont que des effets électriques.

Avant ce puissant génie, les physiciens étaient forcés d’admettre deux agens spéciaux, l’un pour le magnétisme, l’autre pour l’électricité. Ampère, en ramenant le magnétisme à l’électricité, simplifia la nature et rehaussa, comme Newton, l’intelligence humaine en agrandissant son domaine. Sa gloire, comme celle de tous les savans qui, suivant l’expression de Fresnel, n’ont point courtisé la renommée, grandit d’année en année depuis sa mort, et grandira indubitablement encore dans la postérité.

La belle théorie d’Ampère, qui malheureusement n’est pas susceptible d’une exposition élémentaire, peut être donnée comme une définition théorique du magnétisme, qui sera dans ce sens regardé comme étant le résultat de l’action de courans électriques convenablement disposés autour des particules de l’aimant. Le magnétisme du globe terrestre dans la même théorie sera dû à des courans électriques allant de l’est à l’ouest, courans dont l’existence ne peut être révoquée en doute. Quand on songe du reste que tout l’organisme vital des plantes et des animaux fonctionne par l’électricité, on ne peut assez s’étonner que l’agent dont Thaïes notait seulement dans l’électron les attractions à distance soit devenu, pour ainsi dire, dans la nature inanimée comme dans la nature vivante, le principe fondamental de la constitution des êtres. L’électricité, c’est tout.

Oserons-nous faire un pas de plus et regarder l’électricité elle-même comme un des effets de ce fluide subtil, universel, dont la lumière et la chaleur démontrent presque mathématiquement l’existence, et dont le nom emprunté à Aristote, l’éther, nous représente aujourd’hui un milieu qui est pour la lumière et la chaleur ce que l’air est pour le son et pour le bruit? Métaphysiquement, et pour les esprits ambitieux que le doute et l’ignorance irritent et humilient, les spéculations sur le possible ou même sur l’inconnaissable peuvent avoir leur charme. Les bons esprits savent ignorer et attendent pour savoir. Dans les sciences d’observation, on fait peu de cas des théories qui ne se traduisent pas en découvertes de fait. Un de nos vieux proverbes dit : « Tant vaut le métier, tant vaut l’homme. » Disons que dans les sciences positives tant valent les applications, tant vaut la théorie.

Beaucoup de personnes sensées, en apprenant que le magnétisme a été expliqué par l’électricité, se figurent qu’on a pénétré le secret de ses attractions et répulsions. Rien de pareil. Seulement on a fait dépendre celles-ci des attractions et des répulsions des courans électriques, qui restent d’ailleurs elles-mêmes complètement inconnues dans leur nature. Au lieu de deux agens hypothétiques, on n’en a plus qu’un seul. C’est beaucoup gagner en simplicité, mais enfin ce n’est pas le dernier mot de l’énigme, que sans doute nous ne saurons jamais.

Il ne faudrait pas conclure de mes paroles que je ne fais aucun cas des spéculations métaphysiques. Il n’y a rien à négliger ou à sous-évaluer (qu’on me passe ce mot anglais) dans le domaine de l’intelligence. Seulement il ne faut pas vouloir faire de la physique avec des spéculations purement philosophiques. Descartes et les profonds penseurs qui l’ont précédé ont montré l’impuissance de l’esprit humain quand il s’agit de deviner la nature. Trop heureux encore celui qui sait modestement la comprendre en l’étudiant avec de grands efforts, en suivant la méthode baconienne de l’induction et de la vérification expérimentale des prévisions théoriques! Cette marche d’aveugle qui avance en tâtonnant des pieds et des mains, qui ne fait un pas nouveau qu’après s’être assuré dans le pas précédent, semble au premier abord être peu noble. C’est l’antagonisme de l’école d’Aristote contre celle de Platon, ou bien celui de Newton contre Descartes. A en juger par les succès obtenus, la victoire est au camp des expérimentateurs.

La métaphysique et la philosophie ont assez à faire dans leur propre domaine sans qu’on les appelle sur un terrain qui n’est pas le leur. Et d’ailleurs ce n’est pas leur donner une fâcheuse exclusion que d’adopter la méthode d’induction, qui est au fond tout aussi philosophique que la méthode que j’appellerai divinatoire. Je finirai par ces belles paroles d’Aristote : « La philosophie, prenant l’intelligence pour guide, a contemplé les objets célestes les plus distans de nous, et a osé y aller chercher la vérité. » C’est cette recherche de la vérité que Pythagore, qui inventa et prit le nom de philosophe (alors titre de modestie), déclarait être celle de toutes les tendances de l’esprit humain qui le rapproche le plus de la Divinité. Pour parler plus simplement encore, rappelons cet apologue oriental : « Quand Dieu eut privé l’esprit humain de la science infuse qu’avait indubitablement possédée notre premier père Adam, l’ignorance s’applaudit et espéra régner sans obstacle; mais son triomphe ne fut pas absolu, car Dieu, en retirant la science à l’homme, lui laissa la curiosité. »

il reste à exposer les résultats des actions électriques et magnétiques quand elles se déploient dans le vaste champ de la météorologie, pour laquelle le globe entier n’est qu’un immense laboratoire ou cabinet de physique, et dont tous les phénomènes sont les expériences de physique de la nature. Ce sera l’objet d’une prochaine étude.


BABINET, de l’Institut.

  1. Voyez là-dessus les mémoires de la Société Asiatique.