De l’Abus de la Critique en matière de Religion

De l’Abus de la Critique en matière de Religion
Œuvres complètes de D’AlembertBelinI (p. 547-572).


DE L’ABUS DE LA CRITIQUE
EN MATIÈRE DE RELIGION.


Quæ caput à cœli regionibus ostendebat.
Lucret. I.

PRÉFACE.


Ces réflexions très-utiles, on ose le dire, à la religion même, et qui ne peuvent manquer par cette raison d’obtenir le suffrage des véritables gens de bien, ne pourront aussi manquer de déplaire à tous ceux qui en usurpent seulement le nom. Heureusement l’intérêt qui anime ces derniers est trop à découvert pour que le public impartial y soit trompé ; et c’est à ce public que l’auteur en appelle. La religion, qu’il s’est toujours fait un devoir de respecter dans ses écrits, est la seule chose sur laquelle il ne demande point de grâce, et sur laquelle il espère n’en avoir pas besoin. Si le fanatisme de la superstition lui paraît odieux, celui de l’impiété lui a toujours paru ridicule, parce qu’il est sans motif comme sans objet. Aussi a-t-il cette consolation, qu’on n’a pu tirer encore une seule proposition répréhensible dans ses ouvrages. Il ne parle point des passages qu’on a tronqués ou falsifiés pour le rendre coupable ; des imputations vagues qu’on lui a faites ; des intentions qu’on lui a prêtées ; des interprétations forcées qu’on a données à ses paroles ; avec une pareille méthode, on trouverait des erreurs dans les écrits même des Pères. Il a eu le malheur ou l’avantage d’être un des principaux auteurs de l’Encyclopédie ; et l’Encyclopédie, peu favorable à ces controverses futiles, a jeté sur tous les hommes de parti sans distinction, le ridicule et le mépris qu’ils méritent ; tous les hommes de parti doivent donc se liguer pour la détruire ; cela est naturel et dans l’ordre.



DE L’ABUS DE LA CRITIQUE
EN MATIÈRE DE RELIGION.

I. Un auteur assez ignoré et plus digne encore de l’être, le P. Laubrussel, jésuite, donna autrefois un ouvrage que depuis long-temps on ne lit plus, et dont le titre est le même que celui de cet écrit. Il avait pour but de venger la religion des coups impuissans que lui ont portés les incrédules et les hérétiques. L’entreprise était très-louable ; il serait seulement à désirer qu’il l’eût exécutée plus heureusement, et qu’il n’eut pas mis trop souvent des déclamations et des injures à la place des raisons[1]. Néanmoins, sans approuver sa logique, on peut lui tenir compte de son zèle, si le zèle doit couvrir la multitude des inepties, comme la charité la multitude des fautes. Nous nous proposons ici un objet très-différent, qui n’est pas moins utile, et que nous tâcherons de mieux remplir. C’est de venger les philosophes des reproches d’impiété dont on les charge souvent mal à propos y en leur attribuant des sentimens qu’ils n’ont pas en donnant à leurs paroles des interprétations forcées, en tirant de leurs principes des conséquences odieuses et fausses qu’ils désavouent : en voulant enfin faire passer pour criminelles ou pour dangereuses des opinions que le christianisme n’a jamais défendu de soutenir. Entre les abus sans nombre qu’on peut reprocher à la critique, il n’en est point de plus funeste que celui dont nous allons nous plaindre, et sur lequel il soit plus nécessaire de la démasquer et de la confondre. L’importance de la matière exigerait peut-être un ouvrage considérable ; les réflexions que nous présentons n’en sont que le projet et l’esquisse ; puissent-elles mériter l’approbation des sages, également éclairés sur les droits de la foi et sur ceux de la raison ! puisse le plan d’apologie que je vais tenter en leur faveur, être goûté et saisi par quelqu’un de nos illustres écrivains, plus digne et plus capable que moi de l’exécuter !

II. Dans la défense comme dans la recherche de la vérité, le premier devoir est d’être juste. Nous commencerons donc par avouer que les défenseurs de la religion ont quelque raison de craindre pour elle, autant néanmoins qu’on peut craindre pour ce qui n’est pas l’ouvrage des hommes. On ne saurait se dissimuler que les principes du christianisme sont aujourd’hui indécemment attaqués dans un grand nombre d’écrits. Il est vrai que la manière dont ils le sont pour l’ordinaire, est très-capable de rassurer ceux que ces attaques pourraient alarmer : le désir de n’avoir plus de frein dans les passions, la vanité de ne pas penser comme la multitude, ont bien plus fait d’incrédules que l’illusion des sophismes, si néanmoins on doit appeler incrédules ce grand nombre d’impies qui ne veulent que le paraître, et qui, selon l’expression de Montaigne, tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent. Cette grêle de traits émoussés ou perdus, lancés de toutes parts contre le christianisme, a jeté l’effroi dans le cœur de nos plus pieux écrivains. Empressés de soutenir la cause et l’honneur de la religion, qu’ils croyaient en péril, parce qu’ils la voyaient outragée, ils ont été pour ainsi dire à la découverte de l’impiété dans tous les livres nouveaux ; et il faut avouer qu’ils y ont fait une moisson tristement abondante. Mais quelques uns d’entre eux, semblables à ces guerriers pleins de courage que l’ardeur entraîne au-delà des rangs, et qui par un faux mouvement prêtent le flanc à l’ennemi, ont porté dans leur zèle et dans leurs recherches une indiscrétion dangereuse à leur cause. Quand ils n’ont pas trouvé d’impiétés réelles, ils en ont forgé d’imaginaires pour avoir l’avantage de les combattre. Ils ont supposé des intentions au défaut des crimes ; ils ont accusé jusqu’au silence même. Sénateurs, disait autrefois un Romain, on m’attaque dans mes discours, tant je suis innocent dans mes actions ; quelques uns de nos philosophes pourraient dire à son exemple : on m’attaque dans mes pensées, tant je suis irréprochable dans mes discours. Denis, tyran de Syracuse, fit mourir un de ses sujets, qui avait conspiré contre lui en songe. Souvent il n’a manqué au faux zèle, pour porter l’injustice encore plus loin, que le crédit ou la puissance. Le tyran punissait les rêves ; les ennemis de la philosophie les supposent, demandent le sang des coupables, et peu s’en est fallu quelquefois qu’ils ne l’aient obtenu, à la honte de la raison et de l’humanité.

III. Rien n’a été plus commun dans tous les temps, que l’accusation d’irréligion intentée contre les sages par ceux qui ne le sont pas. Périclès eut à peine le crédit de sauver Anaxagore, accusé d’athéisme par les prêtres athéniens, pour avoir prétendu que l’univers était gouverné par une intelligence suprême suivant des lois générales et invariables. Les cendres de Socrate fumaient encore, lorsqu’Aristote, cité devant les mêmes juges par des ennemis fanatiques, fut contraint de se dérober par la fuite à la persécution : Ne souffrons pas, dit-il, qu’on fasse une seconde injure à la philosophie. Ces Athéniens superstitieux, qui applaudissaient aux impiétés d’Aristophane, permettaient de tourner en ridicule les objets de leur culte, et ne souffraient pourtant pas qu’on y en substituât d’autres. Il n’était défendu chez les Grecs de parler de divinité, qu’aux seuls hommes qui pouvaient en parler dignement. Mais sans remonter aux siècles des Anaxagore, des Aristote et des Socrate, bornons-nous à ce qui s’est passé dans le nôtre.

IV. Le fameux jésuite Hardouin, un des premiers hommes de son siècle par la profondeur de son érudition, et un des derniers par l’usage ridicule qu’il en a fait, porta autrefois l’extravagance jusqu’à composer un ouvrage exprès, pour mettre sans pudeur et sans remords au nombre des athées des auteurs respectables, dont plusieurs avaient solidement prouvé l’existence de Dieu dans leurs écrits ; absurdité bien digne d’un visionnaire, qui prétendait que la plupart des chefs-d’œuvre de l’antiquité avaient été composés par des moines du treizième siècle. Ce pieux sceptique, en attaquant, comme il le faisait, la certitude de presque tous les monumens historiques, eût mérité plus que personne le nom d’ennemi de la religion, si ses opinions n’eussent été trop insensées pour avoir des partisans. Sa folie, dit un écrivain célèbre, ôta à sa calomnie toute son atrocité ; mais ceux qui renouvellent cette calomnie dans notre siècle, ne sont pas toujours reconnus pour fous, et sont souvent très-dangereux. Naturellement intolérans dans leurs opinions, quelque indifférentes qu’elles soient en elles-mêmes, les hommes saisissent avec empressement tout ce qui peut leur servir de prétexte pour rendre ces opinions respectables. On a voulu lier au christianisme les questions métaphysiques les plus contentieuses, et les systèmes de philosophie les plus arbitraires. En vain la religion, si simple et si précise dans ses dogmes, a rejeté constamment un alliage qui la défigurait ; c’est d’après cet alliage imaginaire qu’on a cru la voir attaquée dans les ouvrages où elle l’était le moins. Entrons à cet égard dans quelque détail, et montrons avec quelle injustice on a traité sur un point de cette importance les plus sages et les plus respectables des philosophes.

V. Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai un monde : ainsi parlait autrefois Descartes, et ainsi se sont exprimés après lui quelques uns de ses sectateurs. Cette proposition, qu’on a regardée comme injurieuse à Dieu, est peut-être ce que la philosophie a jamais dit de plus relevé à la gloire de l’Etre suprême ; une pensée si profonde et si grande n’a pu partir que d’un génie vaste, qui d’un côté sentait la nécessité d’une intelligence toute-puissante pour donner l’existence et l’impulsion, à la matière, et qui apercevait de l’autre la simplicité et la fécondité non moins admirable des lois du mouvement ; lois en vertu desquelles le Créateur a renfermé tous les événemens dans le premier comme dans leur germe, et n’a eu besoin pour les produire que d’une parole, selon l’expression si sublime de l’Ecriture. Voilà tout ce que la proposition de Descartes signifie pour qui la veut entendre ; mais les ennemis de la raison, qui n’aperçoivent qu’en petit les ouvrages du souverain Etre et qui lui rendent un hommage étroit, pusillanime, et borné comme eux, n’ont vu dans l’hommage plus grand et plus pur du philosophe, qu’un orgueilleux fabricateur de systèmes, qui semblait vouloir se mettre à la place de la divinité.

VI. Les newtoniens admettent le vide et l’attraction ; c’était à peu près la physique d’Epicure ; or ce philosophe était athée ; les newtoniens le sont donc aussi ; telle est la logique de quelques uns de leurs adversaires. Il est pourtant vrai qu’aucune philosophie n’est plus favorable que celle de Newton à la croyance d’un Dieu. Car comment les parties de la matière, qui par elle-même n’ont point d’action, pourraient-elles tendre les unes vers les autres, si cette tendance n’avait pour cause la volonté toute-puissante d’un souverain moteur ? Un Cartésien athée est un philosophe qui se trompe dans les principes ; un Newtonien athée serait encore quelque chose de pis, un philosophe inconséquent.

VII. Quand je levé les jeux vers le ciel, dit l’impie, j’y crois voir des traces de la divinité ; mais quand je regarde autour de moi… Regardez au dedans de vous, peut-on lui répondre, et malheur à vous, si cette preuve ne vous suffit pas. Il ne faut en effet que descendre au fond de nous-mêmes, pour reconnaître en nous l’ouvrage d’une intelligence souveraine qui nous a donné l’existence et qui nous la conserve. Cette existence est un prodige qui ne nous frappe pas assez, parce qu’il est continuel ; il nous retrace néanmoins à chaque instant une puissance suprême de laquelle nous dépendons. Mais plus l’empreinte de son action est sensible en nous et dans ce qui nous environne, plus nous sommes inexcusables de la chercher dans des objets minutieux et frivoles. Un savant de nos jours, si persuadé de l’existence de Dieu, qu’il en a cherché et donné des preuves nouvelles, a cru devoir attaquer quelques argumens puérils et même indécens, par lesquels certains auteurs ont voulu établir cette grande vérité, et n’ont fait que l’outrager et l’avilir. Ce philosophe enlevait aux athées des armes que l’ineptie leur prêtait ; devait-il s’attendre qu’on l’accusât de leur en fournir ? Voilà néanmoins ce que des censeurs ignorans ou de mauvaise foi n’ont pas eu honte de lui reprocher. Ainsi l’illustre Boerhaave fut autrefois accusé de spinosisme, parce qu’ayant entendu attaquer fort mal ce système par un inconnu plus orthodoxe qu’éclairé, il demanda à l’adversaire de Spinosa s’il avait lu celui qu’il attaquait.

VIII. Le même philosophe, trop facilement ébranlé du partage de certains scolasliques sur les argumens de l’existence de Dieu, a prétendu que les preuves dont on l’appuie ne sont pas des démonstrations proprement dites, qu’elles ne roulent que sur des probabilités très-grandes, et qu’ainsi elles ne peuvent tirer une force invincible que de leur multitude et de leur union. Nous sommes bien éloignés de croire qu’aucune preuve de l’existence de Dieu n’est rigoureusement démonstrative ; mais nous n’en sommes pas plus disposés à taxer d’athéisme ceux qui penseraient autrement. L’existence de César n’est pas démontrée comme les théorèmes de géométrie ; est-ce une raison pour la révoquer en doute ? Dans une infinité de matières, plusieurs argumens, dont chacun en particulier n’est que probable, peuvent former dans l’esprit par leur concours une conviction aussi forte que celle qui naît des démonstrations même ; comme le concours des témoignages pour constater un fait, produit une certitude aussi inébranlable que celle de la géométrie, quoique d’une espèce différente. C’est ce que Pascal lui-même avait déjà remarqué à l’occasion des preuves de l’existence de Dieu ; et jamais Pascal a-t-il été soupçonné de regarder cette vérité comme douteuse ? Les ennemis de ce grand homme ont bien dit que pour réponse aux dix-huit Provinciales, il suffisait de répéter dix-huit fois qu’il était hérétique ; mais ils n’ont pas osé dire une seule fois qu’il fût athée[2].

IX. Quelques écrivains, ont avancé que la notion développée et distincte de la création, ne se trouvait ni dans l’ancien, ni dans le nouveau Testament ; ou a attaqué cette assertion comme impie ; il eût été plus naturel de la discuter par l’examen des passages même, et l’examen n’en devrait pas être difficile. Mais quelque parti qu’on prenne sur ce point de fait, il me semble que la foi n’en a rien à craindre ; ceci a besoin d’explication. La création, comme les théologiens eux-mêmes le reconnaissent, est une vérité que la seule raison nous enseigne, une suite nécessaire de l’existence du premier Être. Cette notion est donc du nombre de celles que la révélation suppose, et sur lesquelles il n’était pas besoin qu’elle s’expliquât d’une manière expresse et particulière. Il suffit que les livres saints n’affirment rien de contraire ; c’est de quoi on ne les a jamais accusés. Et quand même, comme on l’a prétendu, quelques anciens Pères de l’Église ne se seraient pas assez clairement exprimés sur ce même sujet de la création, serait-ce une raison pour supposer qu’ils ont cru la matière éternelle ?

X. L’opinion qu’on a attribuée à deux ou trois Pères de l’Église sur la nature de l’âme, a excité les mêmes clameurs et mérite la même réponse. Si on en croit différens critiques, ces Pères n’ont pas eu sur la spiritualité du principe pensant des idées bien distinctes, et paraissent l’avoir fait matériel. La prétention bien ou mal fondée de ces critiques a suffi pour les faire accuser du matérialisme qu’ils attribuaient à d’autres ; car le matérialisme est aujourd’hui le monstre qu’on voit partout, l’hydre à sept têtes qu’on veut combattre. Mais quand un ou deux écrivains ecclésiastiques auraient été dans cette erreur, ce que nous ne prétendons pas décider, qu’importe cette erreur à la religion ? Les preuves purement philosophiques de la spiritualité de l’âme en sont-elles moins convaincantes, et ne peut-on pas se rendre à la force de ces preuves, que Descartes a le premier approfondies et développées, et croire que quelques Pères de l’Eglise ne les ont pas connues ? Mais, dira-t-on, ceux qui soutiennent que la notion distincte de création ne se trouve point dans l’Ecriture, ni celle de la spiritualité de l’âme dans quelques anciens docteurs, ne se soutiennent que parce qu’ils prétendent que le monde est éternel et que l’âme est matière. S’ils le prétendent, voilà de quoi il faut les convaincre ; rien n’est plus nécessaire et plus juste ; mais il me semble qu’on ne choisit pas le plus sûr moyen pour les démasquer, surtout quand ils reconnaissent, comme plusieurs l’ont fait expressément, les deux vérités qu’on les accuse de révoquer en doute.

XI. Ce n’est pas assez de s’élever contre l’impiété ; il faut encore ne pas se méprendre sur le genre d’impiété qu’on attaque. On m’accuse de matérialisme , disait un jour un pyrrhonien ; c’est à peu près comme si on accusait un constitutionnaire de jansénisme. Si j’avais à douter de quelque chose, ce serait plutôt de l’existence de la matière que de celle de la pensée. Je ne connais la première que par le rapport équivoque de mes sens, et je connais la seconde par le témoignage infaillible du sentiment intérieur. Ma propre pensée m’assure de l’existence d’un principe pensant, l’idée que j’ai des corps et de l’étendue est beaucoup plus incertaine et plus obscure, et je ne vois sur cet objet que le scepticisme de raisonnable. Ainsi, bien loin d’être matérialiste, je pencherais plutôt à nier l’existence de la matière, au moins telle que mes sens me la représentent ; mais il me parait plus sage de me taire et de douter. Ce pyrrhonien, outré dans ses opinions, n’avait pas tout-à-fait tort dans ses plaintes. Le nom de matérialiste, nous ne pouvons nous dispenser de le répéter, est devenu de nos jours une espèce de cri de guerre ; c’est la qualification générale, qu’on applique sans discernement à toutes les espèces d’incrédules, ou même à ceux qu’on veut seulement faire passer pour tels. Dans toutes les religions et dans tous les temps, le fanatisme ne s’est piqué ni d’équité, ni de justesse. Il a donné à ceux qu’il voulait perdre, non pas les noms qu’ils méritaient, mais ceux qui pouvaient leur nuire le plus. Ainsi, dans les premiers siècles, les païens donnaient à tous ci chrétiens le nom de juifs, parce qu’il s’agissait moins d’avoir raison que de rendre les chrétiens odieux.

XII. Durant tout le temps que la philosophie d’Aristote a régné, c’est-à-dire, pendant plusieurs siècles, on a cru que toutes les idées venaient des sens ; et on n’avait pas imaginé qu’une opinion, si conforme à la raison et à l’expérience, pût être regardée comme dangereuse. On le croyait si peu, qu’il fut même défendu pendant un temps, sous peine de mort, d’enseigner une doctrine contraire. La peine de mort, nous en convenons, était un peu forte ; ([we les idées viennent des sens, ou n’en viennent pas, il est juste que tout le monde vive ; mais enfin la défense et la peine même prouvent l’attachement religieux de nos pères à l’opinion ancienne, que les sensations sont les principes de toutes nos connaissances. Descartes vint et dit : L’âme est spirituelle ; or, qu’est-ce qu’un être spirituel sans idées ? l’âme a donc des idées dès l’instant où elle commence d’être ; il y a donc des idées innées. Ce raisonnement, joint à l’attrait d’une opinion nouvelle, séduisit plusieurs écoles ; mais on alla plus loin que le maître. De la spiritualité de l’âme, Descartes avait conclu les idées innées ; quelques uns de ses disciples eu conclurent de plus, que nier les idées innées, c’était nier la spiritualité de l’âme ; peut-être même auraient-ils essayé d’ériger les idées innées en article de foi, s’ils avaient pu se dissimuler que cette prétendue vérité révélée ne remontait pas au-delà du dernier siècle. On a vu des théologiens porter l’extravagance jusqu’à soutenir que l’opinion, qui attribue l’origine de nos idées à nos sensations, met en danger le mystère du péché originel et de la grâce du baptême. C’est à peu près comme si on attaquait les axiomes les plus incontestables des mathématiques et de la philosophie, sous prétexte de leur opposition apparente avec quelques unes des vérités que la foi nous enseigne. Croit-on d’ailleurs qu’il fût impossible de combattre les idées innées par ces mêmes armes de la religion dont on se sert pour les établir ? Un enfant qui aurait l’idée de Dieu, comme le prétendent les Cartésiens, dès la mamelle, et même dès le sein de sa mère, n’aurait-il pas, avant l’âge de raison, et avant sa naissance même, des devoirs envers Dieu à remplir, ce qui est contre les premiers principes de la religion et du sens commun ? Dira-t-on que l’idée de Dieu existe dans les enfans sans y être développée ? Mais qu’est-ce que des idées que l’âme possède sans le savoir, et des choses qu’elle sait sans y avoir pensé, quoiqu’elle soit obligée de les apprendre ensuite comme si elle ne les avait jamais sues ? Un être spirituel, ajoute-t-on, doit avoir des idées dès l’instant qu’il existe. Il est d’abord facile de répondre que cet être, dans les premières momens de son existence, peut être borné à des sensations ; et que pour n’être pas matériel, il suffit même qu’il soit capable de sentir, cette faculté ne pouvant appartenir, de l’aveu de tous les théologiens, qu’à une substance spirituelle. Mais, de plus, pour décider en quoi la spiritualité consiste, et s’il est de la nature d’un être spirituel de penser ou même de sentir toujours, avons-nous une idée distincte de la nature de notre âme ? Qu’on le demande au P. Mallebranche, qui ne sera pourtant pas soupçonné d’avoir coufondu l’esprit avec la matière. Enfin, c’est par nos sens que nous connaissons la substance corporelle ; c’est donc par leur moyen que nous avons appris à la regarder comme incapable de volonté et de sensation, et par conséquent de pensée. De là résultent deux conséquences ; en premier lieu, que nous devons à nos sensations et aux réflexions qu’elles nous ont fait faire, la connaissance que nous avons de l’immatérialité de l’âme ; en second lieu, que l’idée de spiritualité est en nous une idée purement négative, qui nous apprend ce que l’être spirituel n’est pas, sans nous éclairer sur ce qu’il est. Il y aurait de la présomption à penser autrement, et de l’imbécillité à croire qu’il faille penser autrement pour être orthodoxe. Notre âme n’est ni matière, ni étendue, et cependant est quelque chose ; quoiqu’un préjugé grossier, fortifié par l’habitude, nous porte à juger que ce qui n’est point matière n’est rien. Voilà où la philosophie nous conduit, et où elle nous laisse.

XIII. Cette manie si étrange, de vouloir ériger en dogme les opinions les moins fondées sur la nature de l’âme, n’est pas particulière à notre siècle. Nous n’en rapporterons qu’un seul exemple. Hincmar, archevêque de Reims, le même qui fit si bien fouetter Gothescalc au concile de Quercy, en attendant qu’il fut prouvé que Gothescalc avait tort[3], fit condamner à peu près dans le même temps un certain Jean Scot Erigène, qui, parmi plusieurs erreurs réelles, soutenait que l’âme n’était pas dans le corps. Il est difficile de concevoir en quoi cette prétendue hérésie peut consister, car c’est aux corps seuls qu’il appartient d’être dans un lieu plutôt que dans un autre ; et si dans le neuvième siècle on eut été aussi vigilant que dans le nôtre sur le matérialisme, Jean Scot aurait eu beau jeu pour en accuser son adversaire. L’âme est unie au corps d’une manière tout-à-fait inconnue pour nous, et que la ténébreuse métaphysique des écoles a tenté d’expliquer en vain ; mais au temps d’Hincmar on était trop ignorant pour savoir douter.

XIV. Au reste, si le philosophe, toujours obligé de s’énoncer clairement, ne doit point se permettre d’expressions impropres dans une matière si délicate, il ne doit pas non plus condamner trop légèrement et sans explication des expressions équivoques, dans une matière qui est en même temps si obscure, et qui laisse au raisonnement et à la langue même si peu de prise. Un auteur, par exemple, qui dirait aujourd’hui que l’âme est essentiellement la forme substantielle du corps humain, serait au moins regardé comme suspect de matérialisme. Cependant celui qui avancerait cette proposition ne ferait que répéter le premier canon du concile général de Vienne. C’est que le mot de forme est un terme vague, auquel les Pères de ce concile appliquaient sans doute un sens catholique, et dont par conséquent il est permis de faire usage, pourvu qu’on y attache le même sens. Dans un ouvrage moderne on a rapporté et expliqué ce canon du concile de Vienne, pour prévenir l’abus que les matérialistes de nos jours pourraient en faire. L’apologiste du concile aurait du se repentir de son zèle, si on pouvait se repentir d’une bonne action ; car, malgré le ton simple et sérieux de sa défense, on l’a sottement accusé d’avoir voulu tourner en ridicule la doctrine d’un concile œcuménique.

XV. Ce n’est pas la le seul exemple d’expressions équivoques usitées autrefois dans les écoles, ou même employées encore aujourd’hui par des sectes entières de philosophes. Mallebranche et ses disciples appellent Dieu l’Être universel ; les Spinosistes ne s’exprimeraient pas autrement. Les Scotistes admettent en Dieu une étendue éternelle, immense, immobile et indivisible ; et ce n’est qu’en s’enveloppant du jargon le plus obscur, qu’ils se défendent de faire Dieu corporel ou du moins étendu. Cependant on serait injuste d’accuser Mallebranche de spinosisme, et les Scotistes de confondre Dieu avec l’espace. Pourquoi ne pas traiter avec la même indulgence des hommes aussi peu portés qu’eux à en abuser ? Cette indulgence serait d’autant plus équitable, qu’il n’est point de sujet ou l’intention de nuire trouve plus de prétexte à s’exercer qu’en matière de religion. Souvent des expressions innocentes en elles-mêmes, et dans le sens que l’auteur y attache, sont susceptibles d’un sens erroné ou dangereux, surtout quand on les sépare de ce qui les précède et de ce qui les suit. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur les abus innombrables que l’hérésie a faits des expressions de l’Écriture.

XVI. Non-seulement les opinions métaphysiques des philosophes ont été l’objet de mille déclamations ; leurs systèmes sur la formation et l’arrangement de l’univers n’ont pas été apprécies avec plus de justice. La matière n’est pas éternelle ; elle a donc commencé à exister ; voilà le point fixe d’où l’on doit partir. Mais Dieu a-t-il arrangé les différentes parties de la matière dès le moment qu’il l’a créée, ou le chaos a-t-il existé plus ou moins de temps aidant la séparation de ses parties ? voilà sur quoi il est permis aux philosophes de se partager. En effet, s’il n’y a dans les corps que figure et mouvement, comme la saine physique le reconnaît, quel inconvénient y a-t-il à dire que l’Etre suprême, en créant la matière et en la formant d’abord d’une seule masse homogène et informe en apparence, a imprimé à ses différentes parties le mouvement nécessaire pour se séparer ou se rapprocher les unes des autres, et produire par ce moyen les différens corps ; que de cette grande opération, l’ouvrage du géomètre éternel, sont sortis successivement et dans le temps prescrit par le Créateur, la lumière, les astres, les animaux et les plantes ? Cette idée si grande et si noble, non-seulement n’a rien de contraire à la puissance ni à la sagesse divine, mais ne sert peut-être qu’à la développer davantage à nos yeux. D’ailleurs l’existence du chaos, avant la séparation de ses parties, est une hypothèse nécessaire à l’explication physique de la formation du globe terrestre. L’Être suprême a pu, dans un même instant, créer et arranger le monde, sans qu’il soit défendu pour cela au philosophe de chercher de quelle manière il aurait pu être produit dans un temps plus long, et en vertu des seules lois du mouvement établies par l’Auteur de la nature. Le système de ce philosophe pourra être plus ou moins d’accord avec les phénomènes ; mais c’est en physicien, et non en théologien qu’il faut le juger. Ainsi les Newtoniens, pour expliquer la figure de la terre, supposent qu’elle a été originairement fluide. Ainsi Descartes l’a regardée comme ayant été autrefois un soleil, obscurci et étouffé depuis par une croûte épaisse dont il s’est couvert ; hypothèse qui a essuyé d’aussi pitoyables chicanes de la part de quelques théologiens, que de bonnes objections de la part des philosophes.

XVII. Aucun physicien ne doute aujourd’hui que la mer n’ait couvert une grande partie de la terre habitée. Il paraît même impossible d’attribuer uniquement au déluge tous les vestiges qui restent d’une inondation si ancienne. On a attaqué cette opinion comme contraire à l’Ecriture ; il ne faut qu’ouvrir la Genèse pour voir combien une pareille imputation est injuste. Au troisième jour Dieu dit : que les eaux qui couvrent la terre, se rassemblent en un seul lieu, et que la terre ferme paraisse : ce passage a-t-il besoin de commentaire ? Peut-être trouverait-on dans le même chapitre des preuves de l’existence du chaos avant la formation du monde, si nous n’avions déjà observé que cette opinion est en elle-même tout-à-fait indifférente à la religion, pourvu qu’on ne soutienne point l’éternité du chaos. Mais nous ne pouvons nous dispenser de relever à cette occasion la maladresse d’un critique moderne. L’illustre historien de l’Académie des sciences (Fontenelle) a dit, dans quelqu’un de ses extraits, que les poissons ont été les premiers habitans de notre globe : le censeur a crié de toutes ses forces à l’impiété ; qui n’aurait cru qu’il avait l’Ecriture pour garant ? On ouvre la Genèse, et on trouve qu’il a manqué de bonne foi ou de mémoire ; car on y lit que les poissons ont été en effet les premiers animaux créés.

XVIII. Personne n’ignore qu’un passage du livre de Josué, mal attaqué par les incrédules, et mal défendu par les inquisiteurs, a été la source des malheurs de Galilée. Pourquoi, disaient avec affectation les esprits forts, Josué a-t-il ordonné au soleil de s’arrêter, au lieu de l’ordonner à la terre ? Qu’en coûte-t-il à un auteur qu’on prétend inspiré, de dire les choses telles qu’elles sont ? Pourquoi l’Esprit saint qui a dicté les Écritures, nous induit-il en erreur sur la physique en nous éclairant sur nos devoirs ? Aussi devez-vous croire, répondaient les inquisiteurs, que le soleil tourne autour de la terre. Le Saint- Esprit, qui doit le savoir, vous en assure, et ne saurait vous tromper. On a répondu aux uns et aux autres que, dans les matières indifférentes à la foi, l’Écriture peut employer le langage du peuple. Mais cette réponse ne suffisait pas, ce me semble, pour confondre l’impiété d’une part, et l’imbécillité de l’autre. On aurait du ajouter, que l’Écriture a besoin même de parler le langage de la multitude pour se mettre à sa portée. Qu’un missionnaire, transplanté au milieu d’un peuple de sauvages, leur prêche ainsi l’Évangile : Je vous annonce le Dieu qui fait tourner autour du soleil cette terre que vous habitez ; aucun de ces sauvages ne daignera faire attention à son discours ; il faudra qu’il leur tienne un autre langage pour les préparer à l’entendre ; il imitera en quelque manière cet orateur, qui racontait une fable aux Athéniens pour s’en faire écouter ; en un mot, il en fera d’abord des chrétiens, et ensuite, s’il le veut ou s’il le peut, des astronomes . Quand ils en seront là, ils ne chercheront pas le système du monde dans des passages de l’Écriture mal entendus ; et pour savoir à quoi s’en tenir sur ce sujet, ils préféreront l’observatoire au St.-Office ; ils feront comme le roi d’Espagne, lequel se trouva mieux, dit Pascal, de croire sur les antipodes Christophe Colomb qui en venait, que le papa Zacharie qui n’y avait jamais été. Respectons assez l’Écriture et la Révélation pour n’en pas profaner l’usage, et laissons madame Dacier justifier par le discours de l’ânesse de Balaam, le discours du cheval d’Achille dans Homère.

XIX. Quoique les opinions purement métaphysiques, et les sytèmes sur la formation ou sur l’arrangement du monde aient servi le plus souvent de prétexte pour tourmenter les philosophes, la calomnie n’a pas négligé pour cela d’autres moyens, quand elle a pu les mettre en usage. Peut-on se défendre d’un mouvement de pitié ou d’indignation, quand on voit un de nos plus célèbres écrivains accusé d’impiété par des journalistes, pour avoir dit, que le Jourdain est une assez petite rivière, et que la Palestine était du temps des croisades ce qu’elle est encore aujourd’hui, une des plus stériles contrées de l’Asie ? Les critiques accumulent les passages de l’Écriture pour prouver que du temps de Josué la Palestine était très-fertile ; mais que font tous ces passages à l’état de ce pays du temps de Saladin ? que font-ils à son état présent ? Pourquoi Dieu n’aurait-il pas vengé le déicide qui a été commis dans cette terre, en frappant de stérilité des contrées auparavant riches et abondantes ? ou plutôt, car les explications les plus simples sont toujours les meilleures, pourquoi cette terre asservie et dépeuplée ne serait-elle pas devenue stérile par la dépopulation même ? Mais quand on a résolu de rendre un écrivain suspect, tout devient impiété dans sa bouche ; ses preuves de l’existence de Dieu seront traitées de sophismes, ses raisonnemens en faveur de la religion, de plaisanteries faites contre elle. Écrit-il contre la superstition et le fanatisme ? c’est au christianisme qu’il en veut. Parle-t-il en faveur de la tolérance civile des religions ? il ne montre que son indifférence pour toutes.

XX. Trouvez-moi, dit Fontenelle, dans son Histoire des Oracles, une demi-douzaine d’hommes à qui je puisse persuader que ce n’est pas le soleil qui fait le jour, je ne désespère pas de le faire croire par leur moyen à des nations entières. Si quelque chose au monde est incontestable, c’est assurément cette proposition ; les religions absurdes dont l’Asie et l’Afrique sont couvertes, en fournissent la preuve la plus frappante et la plus triste. Qu’ont fait les censeurs de l’histoire des oracles ? Il ne manque, ont-ils dit, que la douzaine à la proposition de l’auteur, pour en faire une grande impiété. L’impiété est évidemment toute entière sur le compte des critiques. De ce qu’une demi-douzaine d’hommes peut entraîner des nations dans l’erreur, s’ensuit-il qu’une douzaine d’autres ne puissent leur faire connaître la vérité ? Tout ce qu’on a écrit de profond et de vrai dans ces derniers temps sur les préjugés, sur la crédulité des hommes, sur les fausses prophéties, sur les faux miracles, tout cela peut-il avoir quelque application aux argumens invincibles sur lesquels la vraie religion est appuyée ?

XXI. Les Pères de l’Église, ces premiers défenseurs du christianisme, ne se défiaient pas ainsi de la bonté de leur cause, ils ne craignaient pour elle, ni les objections, ni le grand jour ; ils ignoraient les fausses attaques et les précautions pusillanimes. Plusieurs écrivains de nos jours, dignes de marcher après eux dans une si noble carrière, ont imité leur exemple ; mais si la cause respectable de l’Évangile a ses Pascal et ses Bossuet, elle a aussi ses Chaumeix et ses Garasses.

XXII. L’abus de la critique en matière de religion est funeste à la religion même par plusieurs raisons ; par la maladresse et l’ineptie avec laquelle la bonne cause est quelquefois défendue ; par les conséquences que la multitude peut tirer de l’accusation vague d’irréligion intentée aux philosophes ; par les motifs qui portent de prétendus gens de bien à déclarer la guerre à la raison ; enfin par le peu d’union et l’animosité réciproque de ses adversaires, Chacun de ces objets mérite un article à part, et nous occupera quelques momens.

XXIII. L’Encyclopédie nous fournira le sujet du premier article. Au -mot forme substantielle, on a rapporté, comme on le devait, le grand argument des Cartésiens contre l’âme des bêtes, tiré de ce principe de S. Augustin que sous un Dieu juste, aucune créature ne peut souffrir sans l’avoir mérité ; argument très-connu dans les écoles, que le P. Mallebranche a fait valoir avec beaucoup de force, qu’enfin les philosophes et les théologiens éclairés ont toujours regardé comme très-difficile à résoudre. En exposant dans l’Encyclopédie cet argument, on a en même temps remarqué que c’était tout au plus une objection qui ne devait d’ailleurs porter aucune atteinte aux preuves de la spiritualité de l’âme, de son immortalité, de la justice et de la Providence divine. Qu’a fait un des antagonistes de l’Encyclopédie ? Il a prétendu qu’on avait eu pour unique dessein dans cet article de tourner le principe de S. Augustin en ridicule ; et pour le prouver, il a conclu de ce principe que S. Augustin regardait les bêtes comme des automates ; opinion dont ce saint docteur était bien éloigné et dont il faut uniquement faire honneur à son prétendu apologiste. Ainsi ce n’est pas l’Encyclopédie, c’est son ridicule adversaire qui accuse le plus respectable des PP. de l’Église d’absurdité ou d’inconséquence ; et c’est ainsi que la religion est défendue. Selon ce nouvel apôtre, on ne saurait être chrétien sans regarder les animaux comme des machines ; ainsi depuis S. Pierre jusques à Descartes, il n’y a point eu de chrétiens. Mais de pareilles absurdités doivent-elles étonner de la part d’un écrivain qui prétend que les devoirs de la morale ne peuvent être connus par la raison ; qui nous assure que l’existence des corps est une vérité révélée ; qui soutient enfin contre les prétendus incrédules, que l’âme est immortelle de sa nature ; proposition blasphématoire, puisqu’elle ravit à l’intelligence suprême un de ses attributs les plus essentiels. Le seul Etre incréé est immortel par essence. Notre âme ne l’est que par la volonté de cet Être, qui a jugé à propos de lui donner une existence éternelle, et dont elle reçoit à chaque instant cette existence par une création continuée. Ce n’est point par la dissolution des parties, comme les corps, que notre âme peut cesser d’être ; c’est en retombant dans le néant d’où l’Auteur de la nature l’a fait sortir, et où il pourrait à chaque instant la replonger. Voilà les premiers élémens de la métaphysique chrétienne, dont l’auteur aurait du être instruit avant que d’écrire. Il est pour lui aussi triste qu’humiliant d’être réduit à apprendre ces dogmes de la bouche de ceux même qu’il accuse de les combattre.

XXIV. Ceux qui exercent le métier de critique avec le plus de violence, et par conséquent de maladresse, ont quelquefois l’esprit d’être modérés quand ils sont sûrs d’attaquer avec avantage. Je ne sais par quelle fatalité les vengeurs du christianisme ont si souvent fait le contraire, et ont soutenu les intérêts de Dieu avec des injures : elles ont néanmoins de grands inconvéniens ; elles préviennent le lecteur contre celui qui les dit ; elles aigrissent et par conséquent éloignent des esprits que la modération aurait pu ramener ; enfin elles empêchent le critique de donner aux raisons qu’il apporte, tout le choix et toute l’attention nécessaire. Quand on se contentera, par exemple, comme font quelques enthousiastes, de dire à un athée, qu’il n’est point d’athées de bonne foi, que l’athéisme a sa source dans le libertinage du cœur, on aura sans doute raison en général ; mais espère-t-on réussir par ce moyen à faire des prosélytes ? Si l’intérêt qu’on croit avoir de nier une vérité doit rendre suspect le refus qu’on fait de la croire, cet intérêt n’est pas non plus une raison suffisante pour être condamné, quand on peut l’être sur de meilleures preuves. Plus un esprit éclairé approfondit celles de l’existence de Dieu, plus il doit en tirer de lumières, plus il doit être en état de rendre à la Divinité ce culte raisonnable qui seul peut vraiment l’honorer, et qui est un de ses premiers préceptes. Par conséquent la meilleure manière d’établir qu’il ne peut y avoir des athées de bonne foi, est de prouver avec la plus grande évidence la vérité qu’ils combattent. N’imitons pas un écrivain moderne, qui commence par soutenir qu’il n’y a point d’incrédules, et qui finit par les réfuter. D’ailleurs, qu’importe à une vérité incontestable les motifs de ceux qui la nient ? Que fait-on pour la persuader en refusant à ses adversaires la probité et la bonne foi ? C’est imiter le maître d’école de la fable, qui dit des injures à l’enfant qui se noie, et lui fait une harangue avant de le sauver. Peut-on se dissimuler enfin que plusieurs philosophes, tant anciens que modernes, accusés d’athéisme ou de septicisme, ont eu, du moins en apparence, une conduite irréprochable, et se sont montrés aussi réglés dans leurs mœurs, qu’aveugles et inconséquens dans leurs opinions ? Frappe, mais écoute, disait Thémistocle à Euribiade ; on pourrait dire à quelques uns des prétendus vengeurs de la religion : frappe, mais raisonne. Malheureusement il est à croire qu’on leur répétera long-temps sans fruit cet avis si salutaire et si sage. L’excès en toutes choses est l’élément de l’homme, sa nature est de se passionner sur tous les objets dont il s’occupe ; la modération est pour lui un état forcé, ce n’est jamais que par contrainte ou par réflexion qu’il s’y soumet ; et quand le respect qui est dû à la cause qu’il défend peut servir de prétexte à son animosité, il s’y abandonne sans retenue et sans remords. Le faux zèle aurait-il oublié que l’Évangile a deux préceptes également indispensables, l’amour de Dieu et celui du prochain ? et croit-il mieux pratiquer le premier en violant le second.

XXV . Ce ne sont pas seulement les injures qui peuvent nuire à la défense du christianisme, c’est encore la nature des accusations et des accusés. Plus on serait coupable de prêcher l’irréligion, plus il est criminel d’en accuser ceux qui ne la prêchent pas en effet. En cette matière plus qu’en aucune autre, c’est sur ce qu’on a écrit qu’on doit être jugé, et non sur ce qu’on est soupçonné mal à propos de penser ou d’avoir voulu dire. La foi est un don de Dieu, qu’il ne dépend pas de nous seuls de nous procurer ; et tout ce que la société ordonne est de respecter ce don précieux dans ceux qui ont le bonheur d’en jouir. C’est aux hommes à prononcer sur les discours, et à Dieu seul à juger les cœurs. Ainsi l’accusation d’irréligion, surtout quand on l’intente devant le public, ne saurait être appuyée sur des preuves trop convaincantes et trop notoires. Mais cette précaution, si équitable en elle-même, est surtout nécessaire lorsqu’on attaque un écrivain célèbre, dont le nom seul est capable de donner du poids à ses opinions, et même à celles qu’on pourrait lui attribuer faussement. Quel avantage la religion a-t-elle tiré des imputations et des invectives tant de fois réitérées contre l’illustre auteur de l’Esprit des Lois ? D’un côté on n’a pu le convaincre d’avoir cherché à porter la moindre atteinte à l’Évangile, dont il a parlé avec le plus grand respect dans tout le cours de son ouvrage ; de l’autre les incrédules se sont glorifiés du chef qu’on leur donnait si gratuitement ; ils ont accepté avec reconnaissance l’espèce de présent qu’on leur faisait, et le nom de Montesquieu leur a été bien plus utile que les prétendus traits qu’on l’accusait d’avoir lancés contre le christianisme. L’autorité est le grand argument de la multitude ; et l’incrédulité, disait un homme d’esprit, est une espèce de foi pour la plupart des impies. Aussi qu’est-il enfin arrivé, après tant d’écrits et d’injures pieuses contre l’auteur de l’Esprit des Lois ? Les défenseurs éclairés de la religion, qui étaient d’abord restés dans le silence, l’ont enfin rompu, peut-être un peu trop tard, pour justifier eux-mêmes le philosophe. Ils ont senti le poids du nom qu’on leur opposait, et n’ont rien oublié pour le rayer du catalogue des mécréans, où on l’avait si légèrement placé.

XXVI. Veut-on savoir une des principales causes de cette guerre déclarée aux philosophes ? Les théologiens de France sont divisés depuis long-temps en deux partis qui s’abhorrent et se déchirent pour la plus grande gloire de Dieu, et pour le plus grand bien de l’Eglise et de l’Etat. Le plus faible des deux, après avoir épuisé contre le plus puissant, qui cessera bientôt de l’être, tout ce que la médisance ou la calomnie peuvent faire imaginer d’injures, a fini par lui reprocher son indifférence pour la doctrine de l’Evangile, attaquée tous les jours dans une multitude innombrable d’écrits. Sensible à ce reproche, le parti le plus puissant s’est piqué d’honneur, et s’est en apparence réuni au plus faible, pour tomber sans discernement sur les incrédules vrais ou supposés. Cette alliance offensive devait naturellement suspendre la guerre allumée depuis plus de cent ans dans le sein de l’Eglise de France ; mais au grand détriment de la religion, elle n’a pas même produit cet effet ; et on ne saurait dire dans cette circonstance, facti sunt amici ex ipsâ die ; au contraire cette guerre déclarée à l’ennemi commun n’a fourni aux deux partis qu’un prétexte nouveau pour se déchirer l’un l’autre avec plus de fureur et de scandale. Un exemple frappant et récent sera la preuve affligeante de ce que nous avançons. Il a paru l’année dernière un ouvrage fameux par le grand nombre d’éditions et de critiques qui en ont été faites, et que nous condamnons avec l’auteur dans ce qu’on y a trouvé de répréhensible. Les journalistes de Trévoux, qui depuis l’espèce de signal dont nous venons de parler, sont en possession de crier à l’irréligion sur ce qui le mérite et ne le mérite pas, ont fait, dans leur style dogmatique et bourgeois, une sortie très-vive sur cet ouvrage, jusqu’à chercher même à rabaisser les talens de l’auteur ; sur ce dernier article, à la vérité, ils permettent qu’on ne soit pas de leur avis ; les matières de goût et de philosophie sont un genre profane où ils n’osent se piquer d’être infaillibles ; la théologie est un peu de leur compétence ; encore est-ce un domaine que bien des gens leur disputent. Quoi qu’il en soit, ces journalistes jouissaient paisiblement de leur victoire, lorsqu’un écrivain périodique et clandestin, leur ennemi déclaré bien plus encore que des incrédules, est venu à la charge à son tour contre le même livre, déjà si vivement et si longuement attaqué. Mais les traits de ce nouvel athlète portent beaucoup moins sur l’ouvrage que sur les journalistes ses premiers adversaires. Voilà, s’écrie-t-il, le fruit de la morale abominable des casuistes ; voilà la doctrine des Casnedis, des Tambourins, des Berruyers et de leurs confrères, consacrée dans cette production pernicieuse. Et les gens raisonnables se sont écriés à leur tour, voilà les confrères des Casnedis, des Tambourins et des Berruyers, bien décemment récompensés de leur zèle, et la religion vengée d’une manière bien édifiante. En effet, puisqu’un des deux critiques accuse l’autre d’être dans les principes de l’auteur censuré, il faut nécessairement qu’un des deux soit de mauvaise foi ; nous ne pensons point à les en taxer en commun , et à décider leur querelle comme le procès du loup et du renard par devant le singe.

XXVII. Quand on voit l’auteur d’un libelle vingt fois flétri par les magistrats déclamer contre les incrédules, on croit voir Calvin qui fait brûler Servet. Mais les fanatiques sont toujours austères. En accusant d’irréligion celui qui ne pense pas comme eux, ils se donnent un air de zèle qui sied toujours bien à des hommes de parti ; ils ont la satisfaction de calomnier le gouvernement, trop indifférent, selon eux, sur ce qu’ils appellent la cause de Dieu, et qui n’est réellement que la leur. Cependant on osera le dire avec confiance ; si l’on doit punir davantage ceux qui nuisent le plus au christianisme, les fanatiques ont encore plus besoin d’être réprimés que les incrédules. Quelle idée le peuple doit-il se former de la religion, quand il voit ses ministres s’anathématiser réciproquement avec fureur, sans que l’autorité même puisse les forcer au silence que la charité seule aurait du leur prescrire ? Croit-on que les disputes scandaleuses des théologiens de nos jours, sur des matières souvent futiles et toujours inintelligibles, n’aient pas fait plus de tort au christianisme que tous les faibles raisonnemens des impies ? Comment ne produiraient-elles pas sur les mécréans, le même effet que produisirent sur l’empereur de la Chine les querelles des dominicains et des jésuites ? Ces hommes, disait l’empereur, viennent de cinq mille lieues nous prêcher une doctrine sur laquelle ils ne s’accordent pas. On peut juger du fruit que leur mission devait avoir. Enfin, quoi de plus propre à faire triompher en apparence l’irréligion et chanceler les faibles, que tant d’ouvrages contradictoires dont nous avons été accablés dans ces derniers temps, sur la grâce, sur les caractères de l’Eglise, sur les miracles ? Le public a fini par mépriser et ignorer tous ces écrits ; et leurs auteurs, chagrins de ne plus être lus, ont attaqué ceux qui l’étaient.

XXVIII. Réclamons autant qu’il est en nous, en faveur de l’humanité et de la philosophie, contre leurs injustes plaintes. Les faits suffiront sans raisonnemens, et n’en auront peut-être que plus de force. Ouvrons l’histoire ecclésiastique, histoire dont la lecture est tout à la fois si utile au chrétien et au philosophe ; au chrétien, pour l’animer par des exemples de vertu, et par l’accomplissement qu’ont toujours eu les promesses de Dieu, malgré les obstacles que les puissances de la terre y ont opposés ; au philosophe, par les momens incroyables et sans nombre qu’elle lui présente de l’extravagance des hommes, et surtout des maux que le fanatisme a produits. Montrons par un détail abrégé de ces maux, mais aussi effrayant qu’utile, combien le gouvernement a intérêt de défendre et d’appuyer les gens de lettres, qui, soumis aux dogmes réels de la foi, ont le courage et l’équité d’en séparer tout ce qui ne leur appartient pas. C’est en effet à eux que les souverains doivent aujourd’hui l’affermissement de leur puissance, et la destruction d’une foule d’opinions absurdes, nuisibles au bonheur de leurs Etats. C’est au contraire pour avoir confondu les objets de la religion avec ce qui leur était étranger, que les peuples ont si long-temps gémi sous le joug de la puissance temporelle des ecclésiastiques ; que les excommunications, ces armes si respectables de l’Eglise, mais dont l’abus est si méprisable, ont été prodiguées pour tenir des droits purement humains, et souvent mal fondés ; que le fils de Charlemagne a subi deux fois consécutives, en esclave plutôt qu’en chrétien, l’ignominie d’une pénitence publique dont quelques évêques osaient le charger, et qu’il ne méritait que par la bassesse qu’il avait de s’y soumettre[4] ; qu’un concile œcuménique, dans un siècle de servitude et d’ignorance, n’a osé réclamer ouvertement contre l’entreprise d’un pontife audacieux, qui se croit en droit de priver un empereur de son patrimoine[5] ; qu’un de nos rois, voulant expier le crime d’avoir brûlé treize cents personnes dans une église, faisait vœu d’en aller égorger cent mille en Syrie pour faire pénitence[6] ; que des insensés dépouillaient leur famille pour enrichir des moines ignorans et inutiles ; que les controverses ridicules des Grecs sur des absurdités ont aisance la perte de leur Empire[7] ; que l’on a osé regarder comme jugemens de Dieu, des épreuves incertaines et cruelles, dont le fruit était souvent la condamnation des innocens et l’absolution des coupables[8] ; qu’une des plus riches parties du monde a été dévastée par des monstres, qui en faisaient mourir les habitans dans les supplices pour les convertir ; que la moitié de notre nation s’est baignée dans le sang de l’autre, enfin que l’étendard de la révolte a été mis à la main des sujets contre leurs souverains, et le glaive à la main des souverains contre leurs sujets[9]. C’est par les lumières de la philosophie que nous nous sommes délivrés de tant de maux. Des hommes courageux ont osé quelquefois même au péril de leur liberté, de leur fortune et de leur vie, ouvrir les jeux des peuples et des rois. La reconnaissance qu’ils ont droit d’exiger de notre siècle, doit se mesurer sur l’importance des services qu’ils lui ont rendus, et l’effet le plus réel de cette reconnaissance est la protection qu’on doit à leurs successeurs. Cette protection, nous le disons avec joie, trouvera aujourd’hui d’autant moins d’obstacles, que l’esprit de philosophie, qui se répand de jour en jour, s’est communiqué à la partie la plus saine et la plus sage des théologiens, et les a rendus plus indulgens ou plus équitables sur les matières qui ne sont pas de leur objet. Nous ne sommes plus au temps où c’était presque un crime parmi nous d’enseigner une autre philosophie que celle d’Aristote. Avec quelques lumières de moins et l’inquisition de plus, on en eut fait une espèce de loi de l’Etat, comme elle l’est encore chez des nations voisines[10].

XXIX. Il ne faut que jeter les yeux sur ces nations malheureuses, victimes d’une loi si ridicule, pour se convaincre des tristes effets que produisent chez un peuple la crainte et l’impossibilité de s’instruire. La postérité croira-t-elle que de nos jours on ait imprimé dans une des principales villes de l’Europe l’ouvrage suivant avec ce titre ; Systema Aristotelicum de formis substantialibus et accidentibus absolutis, 1750 ? Cette postérité ne jugera-t-elle pas que la date est une faute d’impression, et qu’il faut lire 1550 ? Tel est cependant, au milieu du dix-huitième siècle, l’état déplorable de la raison dans une des belles régions de la terre, chez une nation d’ailleurs spirituelle et polie ; tandis que les sciences font de si grands progrès en Angleterre, en France, et dans la patrie protestante de l’Allemagne ? Nous disons dans la partie protestante ; car on ne peut s’empêcher d’avouer avec affliction la supériorité présente des universités de cette partie de l’Allemagne sur les écoles catholiques. Elle est si frappante, que les étrangers qui voyagent dans ce pays et qui passent d’une université catholique à une université protestante voisine, croient en une heure avoir fait quatre cents lieues ou vécu quatre cents ans, avoir passé de Salamanque à Cambridge, ou du siècle de Scot à celui de Newton. Nous en faisons la remarque avec d’autant plus de liberté, qu’on ne doit point sans doute attribuer cette différence de lumières et de savoir dans les différentes régions de l’Allemagne à la différence de religion. En France où la doctrine catholique est suivie et respectée, les sciences n’en sont pas cultivées avec moins de succès ; en Italie même elles ne sont pas négligées ; sans doute parce que les souverains pontifes, pour la plupart éclairés et sages, et connaissant les abus qui résultent de l’ignorance, sont plus à portée en Italie de réprimer, quand il est nécessaire, la tyrannie des inquisiteurs subalternes. Car tout sert de prétexte à cette espèce d’hommes méprisable et lâche, pour étouffer la lumière, et pour arrêter les progrès de l’esprit.

XXX. Il n’y a, ce me semble, qu’un moyen d’affaiblir leur empire dans les contrées malheureuses où ils dominent encore ; c’est d’y favoriser, autant qu’il est possible, l’étude des sciences exactes. Souverains qui gouvernez ces peuples, et qui voulez leur faire secouer le joug de la superstition et de l’ignorance, faites naître des mathématiciens parmi eux ; cette semence produira des philosophes avec le temps, et presque sans qu’on s’en aperçoive. L’orthodoxie la plus délicate n’a rien à démêler avec la géométrie. Ceux qui croiraient avoir intérêt de tenir les esprits dans les ténèbres, fussent-ils assez prévoyans pour pressentir la suite des progrès de cette science, manqueraient de prétexte pour l’empêcher de se répandre. Bientôt l’étude de la géométrie conduira comme d’elle-même à celle de la saine physique, et celle-ci à la vraie philosophie, qui par la lumière qu’elle répandra, sera bientôt plus puissante que tous les efforts de la superstition ; car ces efforts, quelque grands qu’ils soient, deviennent inutiles dès qu’une fois la nation est éclairée.

XXXI. C’est faire injure à la religion que de vouloir appuyer sur l’ignorance. Il en est du domaine des philosophes et de celui des théologiens, comme des deux puissances, la spirituelle et la temporelle ; rien n’est plus distingué que les droits de l’une et de l’autre ; mais comme autrefois la puissance spirituelle, après avoir secoué le joug de la temporelle qui l’opprimait, a voulu à son tour opprimer celle-ci, de même quelques ministres de la religion, après avoir écarté les ténèbres qu’une philosophie audacieuse avait lâché d’y répandre, ont à leur tour voulu resserrer cette philosophie bien en-deçà des bornes que la religion lui prescrivait. Le domaine de l’une et de l’autre paraît aujourd’hui trop bien fixé, trop étendu, trop assuré même, pour avoir à redouter ces attaques réciproques : leur intérêt est d’être unies, comme celui de deux souverains puissans est de se ménager ; et si d’un côté le christianisme, appuyé par les lois divines et humaines, est établi sur des fondemens durables, de l’autre, il y a lieu de croire qu’en respectant, comme il est juste, les vérités de la foi, les philosophes du dix-huitième siècle défendront leur bien avec plus de force et d’avantage que les princes du douzième n’ont défendu leurs couronnes.

XXXII. Voilà un précis très-succinct des réflexions qui m’ont paru nécessaires sur l’abus qu’on fait dans notre siècle de la critique en matière de religion. Je ne doute point qu’on ne les approuve, quand on les examinera sans préjugés, et avec les lumières d’une saine philosophie. Je crois m’être suffisamment prémuni contre les attaques du fanatisme imbécile et hypocrite. A l’égard des personnes qu’un zèle sincère, quoique mal entendu, pourra indisposer contre moi, j’en respecterai la cause sans en craindre et sans en approuver l’effet ; et je me contenterai de leur répondre par ce passage de Cicéron : Istos homines sine contumeliâ dimittamus ; sunt enim et boni viri, et quoniam ità ipsi sibi videntur, beati.


  1. C’est une chose incroyable qu’on ait laissé paraître dans le temps, sous le sceau de l’autorité publique, cet ouvrage du P. Laubrussel, où l’auteur semble avoir pris à tâche, à la vérité innocemment et de bonne foi, de réunir dans un même volume ce qui a jamais été dit contre la religion de plus scandaleux et de plus impie, sans y répondre autrement que par des exclamations. Ce livre n’est presque absolument qu’un recueil portatif des plaisanteries les plus indécentes, et des descriptions les plus burlesques de nos mystères, imprimé avec approbation et privilége.
  2. Nous ne craindrons pas plus que ce grand homme d’être accuse d’athéisme, en faisant ici à son occasion même quelques réflexions sur certains argumens qu’on joint pour l’ordinaire aux preuves de l’existence de Dieu. De ce nombre est l’argument fameux qu’on appelle gageure de Pascal ; il se réduit à prouver qu’on risque davantage à nier un premier être qu’à l’admettre. Cet argument ne peut avoir de force qu’autant qu’il est joint avec d’autres, qu’il les précède, et qu’il les prépare ; et c’est aussi l’intention dans laquelle Pascal l’a proposé. Car il ne peut y avoir de risque pour nous à douter de l’existence de Dieu, ou à la nier, qu’autant que cette existence est établie sur des preuves convaincantes, puisque l’Être suprême ne peut rien exiger de nous au-delà des lumières qu’il nous a données. Il est d’ailleurs évident que la croyance d’un Dieu, appuyée sur des motifs d’intérêt ou de crainte, ne remplirait pas ce que nous devons au Créateur. Ainsi la gageure de Pascal ne peut être dans cette grande question qu’un argument préparatoire, et non pas un argument direct. C’est ce qui n’a pas été assez distingué, ce me semble, par plusieurs métaphysiciens.

    Quelques écrivains ont voulu appliquer cet argument au christianisme : On ne risque rien à croire, disent ils ; ainsi c’est le parti le plus sage. Je ne voudrais pas, à leur exemple, employer cet argument ; car l’on a déjà prouvé la vérité du christianisme, et alors l’argument est inutile, ou on ne l’a pas encore prouvée, et pour lors l’incrédule est suppose douter encore si la religion chrétienne est la vraie, ce qui est nécessaire pour qu’il soit sûr de la suivre, puisqu’il ne peut y avoir, suivant les théologiens, qu’une espèce de culte agréable au souverain Être.

  3. On sait que S. Remy de Lyon et S. Prudence de Troyes prirent sa défense, même après sa flagellation.
  4. En 822 et 823, Louis, qu’on appelle le Débonnaire, et qu’on ferait mieux d’appeler le Faible, se soumit à la pénitence publique à Attigny et à Soissons ; la première fois pour avoir fait mourir Bernard son neveu, qui s’était révolté contre lui ; la seconde, pour n’avoir pas voulu recevoir la loi de ses enfans. Les évêques qui lui imposèrent cette pénitence, dit Fleury, prétendirent qu’il ne lui était pas permis de reprendre la dignité royale. S. Ambroise ne tira pas de telles conséquences de la pénitence de Théodose ; dira-t-on que ce grand saint manquait de courage pour faire valoir l’autorité de l’Église, ou qu’il fut moins éclairé que les évêques français du neuvième siècle ? Ces évêques bien plus hardis se déclarèrent contre Louis le Débonnaire pour ses enfans, et les animèrent à cette guerre civile qui ruina l’Empire français. Les prétextes spécieux ne leur manquaient pas : Louis était un prince faible, gouverné par sa femme, tout l’Empire était en désordre ; mais il fallait prévoir les conséquences, et ne pas prétendre mettre en pénitence un souverain comme un simple moine.

    Les deux pénitences de Louis le Débonnaire, surtout la seconde, que ce faible et malheureux empereur méritait le moins, furent accompagnées des circonstances les plus humiliantes pour lui. Ebbon, archevêque de Reims, qui avait osé avilir son maître, fut déposé l’année d’après, mais l’empereur était déshonore.

  5. En 1245, au premier concile général de Lyon, le pape Innocent IV déposa publiquement, en présence du concile, l’empereur Frédéric II, tous les Pères tenant un cierge allumé ; ce que les écrivains protestans ont très-injustement regardé comme une espèce d’approbation tacite, puisqu’il est constant, comme le remarque Fleury, que celle déposition ne fut pas faite avec l’approbation du concile, ainsi que les autres décrets. Mais, disent les protestans, pourquoi ce cierge et ce silence ? On a répondu à cette objection, qu’en effet la plus grande partie des ecclésiastiques étaient alors dans l’opinion presque générale du pouvoir des papes sur le temporel des rois, mais que Dieu n’a pas permis que cette opinion fut confirmé par le suffrage positif d’un concile œcuménique ; et que le silence de l’Église assemblée n’est pas toujours une marque d’approbation, surtout dans les matières qui ne regardent pas expressément la foi.
  6. On sait combien l’abbé Suger, aussi grand homme d’État que l’abbé de Clairvaux était grand orateur, s’opposa à cette croisade malheureuse que Louis le Jeune entreprit par le conseil de S. Bernard. L’événement justifia les craintes du ministre, et démentit les promesses du prédicateur. Louis le Jeune s’était croisé pour conquérir la Palestine, et en chasser les Sarrasins ; son expédition se borna à chasser sa femme à son retour, et à perdre en conséquence le Poitou et la Guyenne. En vain S. Bernard voulut se justifier, en imputant aux péchés des croisés les malheurs de leur entreprise ; il oubliait que la première croisade avait été plus heureuse, sans que les croisés en fussent plus dignes, et ne s’apercevait pas, dit Fleury, qu’une preuve qui n’est pas toujours concluante ne l’est jamais.
  7. Vers le milieu du quatorzième siècle, quelques moines imbéciles du mont Athos, à qui de longs et fréquens jeûnes avaient apparemment échauffé le cerveau, s’imaginèrent qu’ils voyaient à leur nombril la lumière du Thabor, et passaient leur temps à la contempler. Voilà une hérésie bien triste. Ils prétendaient de plus que cette lumière était incréée, n’étant autre chose que Dieu même. Barlaam, leur adversaire, plus ridicule qu’eux en ce qu’il les attaquait sérieusement, eut le crédit de faire assembler à Constantinople un concile contre ces visionnaires ; il n’avait pas prévu qu’il y serait condamné. Ce fut pourtant ce qui arriva. L’empereur grec, Andronic Paléologue, harangua ce prétendu concile avec tant de véhémence qu’il en mourut quelques jours après ; digne fin d’un empereur ! C’est cet Andronic Paléologue qui laissa périr la marine dans ses États, parce qu’on l’assura que Dieu était si content de son zèle pour l’Église, que ses ennemis n’oseraient pas l’attaquer. Le même empereur regrettait le temps qu’il dérobait aux disputes théologiques pour le donner au soin de ses affaires. La querelle des Grecs sur la lumière de Thabor dura jusqu’à la destruction de l’Empire, et subsistait même avec violence tandis que Bajazet assiégeait Constantinople. Toutes ces ridicules controverses auxquelles les empereurs prirent trop de part, hâtèrent leur chute en leur faisant négliger le gouvernement.
  8. On peut voir dans un grand nombre d’ouvrages le détail de ces sortes d’épreuves, et les raisons qui les ont fait abolir. On décidait généralement par ce moyen toutes sortes de questions. On alla jusqu’à jeter deux missels au feu pour connaître quel était le meilleur ; il arriva la chose du monde la plus extraordinaire, et qu’on avait le moins prévue, les deux missels furent brûlés. Dans la première croisade un clerc provençal se soumit à l’épreuve du feu pour prouver une révélation qu’il disait avoir eue sur la découverte de la sainte lance ; le provençal en mourut. L’événement de ces sortes d’épreuves eût toujours été aussi simple, si on y eût toujours agi de bonne foi ; mais dans les siècles d’ignorance comme dans les autres, les hommes ont su tromper.
  9. Nous ne pouvons mieux terminer ces notes que par un passage de Fleury. Il est triste, je le sens bien, dit-il, de relever ces faits peu édifians… Mais le fondement de l’histoire est la vérité… Deux sortes de personnes trouvent mauvais que l’on rapporté ces faits désavantageux a l’Église. Les premiers sont des politiques profanes, qui ne connaissant point la vraie religion, la confondent avec les fausses, la regardent comme une invention humaine pour contenir le vulgaire dans son devoir, et craignent tout ce qui pourrait en diminuer le respect dans l’esprit du peuple, c’est-à-dire, selon eux, le désabuser. Je ne dispute point contre ces politiques, il faudrait commencer par les instruire et les convertir ; mais je crois devoir satisfaire, s’il est possible, les gens de bien scrupuleux qui par un zèle peu éclairé tombent dans le même inconvénient, de trembler lorsqu’il n’y a pas sujet de craindre. Que craignez-vous ? leur dirais-je ; est-ce de connaître la vérité ? Vous aimez donc à demeurer dans l’erreur, ou du moins dans l’ignorance ; et pouvez-vous y demeurer en sûreté, vous qui devez instruire les autres ?
  10. Nos pères s’en virent bien près en 1624, lorsqu’à la requête de l’Université, et surtout de la Sorbonne, il fut défendu par arrêt du parlement, sous peine de la vie, de tenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens auteurs et approuvés, et de faire aucunes disputes que celles qui seront approuvées par les docteurs de la Faculté de théologie. Par le même arrêt on admonesta et on bannit diférens particuliers qui avaient composé et publié des thèses contre la doctrine d’Aristote.