De l’état de la poésie en Allemagne

De l’état de la poésie en Allemagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 538-556).


DE


L'ÉTAT DE LA POÉSIE


EN ALLEMAGNE.




LA DERNIÈRE SAISON POÉTIQUE.




I. Kelch und Schwert (la Coupe et l’Épée), par M. Maurice Hartamnn. — Leipzig, 1845.
II. Geibel’s Gedichte, poésies de M. Geibel. — Berlin, 1846.
III. Gedichte von L. Schücking, poésies de M. L. Schücking. — Stuttgart, 1846.
IV. Der Weltpriester (le Prêtre séculier), par M. Leopold Schefer. — Nuremberg, 1846.
V. Lieder vom armen Mann (Chansons d’un Homme pauvre), par M. Charles Beck. — Leipzig, 1846.
VI. Hamdsa, recueil de chants arabes, traduit par Rückert. — Stuttgart, 1846.



Voilà deux années déjà que M. Henri Heine a publié sa vive et moqueuse fantaisie, l’Allemagne, et que M. Freiligrath a jeté au milieu des partis frémissans sa généreuse Profession de foi. C’étaient là, à des titres divers, deux charmans scandales et tout-à-fait inattendus. C’était mieux encore, et l’on pouvait entrevoir dans ces audacieux ouvrages une véritable promesse pour l’avenir. Un réveil si subit, si inespéré, de deux écrivains qui paraissaient avoir donné toute leur mesure, devait, ce semble, être un exemple fécond, un aiguillon puissant pour tant de poètes endormis ou découragés. M. Anastasius Grüa a-t-il dit son dernier mot ? M. Herwegh, trompé par des acclamations enthousiastes, se croit-il en possession d’une renommée durable ? N’est-ce pas lui surtout qui devrait justifier l’éclatante faveur d’un succès prématuré et renouveler par des travaux plus complets sa vigoureuse, mais étroite inspiration ? On a le droit de demander à l’auteur des Poésies d’un vivant les plus généreux efforts, car ni le public ni la critique ne lui ont manqué : une bienveillance trop sympathique l’a placé du premier coup à l’endroit le plus lumineux, et toute l’Allemagne a les yeux sur lui. Jamais chanteur n’a rencontré d’auditoire plus nombreux et plus attentif. J’insiste, parce que le découragement, hélas ! n’est que trop possible en face des obligations qu’impose un si rapide, un si merveilleux succès. Toutefois prenons garde : le silence de M. Herwegh est dû peut-être à la réflexion solitaire, aux préparations laborieuses, et, dans ce cas, ce n’est pas moi certainement qui voudrais troubler par une invitation trop vive la retraite du jeune écrivain. Il faut bien cependant savoir ce qu’est devenue la poésie chez nos voisins, et comment il a été répondu aux railleries de M. Heine, aux émouvantes provocations de M. Freiligrath. Puisque nous ne trouvons dans l’arène aucun des combattans éprouvés, puisque nous n’avons affaire ni à M. Anastasius Grün, ni à M. Herwegh, ni à M. Nicolas Lenau, ce seront sans doute les poetae minores qui vont appeler notre attention. Qu’importe ? S’il y a parmi eux un seul nouveau venu déjà protégé par la Muse, nous n’aurons pas perdu notre peine.

Ce qu’il faut remarquer tout d’abord dans la moisson poétique de cette dernière saison, c’est la diversité assez aimable des œuvres qu’elle a produites. Je veux signaler cet heureux symptôme ; depuis leur prise d’armes, en 1840, les chanteurs avaient brisé les plus riches cordes de la lyre, et, pour quelques strophes vraiment belles, on sait combien cette inspiration systématique avait appauvri la littérature. La politique était partout : elle avait troublé meule ces bruyans et inoffensifs Triuklieder si chers de tout temps à nos voisins. Les ballades d’Uhland, les mystiques fantaisies de Justinus Kerner étaient dédaigneusement proscrites par toute une phalange hautaine, armée de pied en cap. Il fallait voir les plus humbles écoliers grossissant leur voix et tachant d’accompagner en chœur M. Herwegh et M. Prutz. Le roi de Prusse ne recevait pas une pétition qui ne fût rimée, pas une adresse qui ne fût ornée d’apostrophes retentissantes et de prosopopées magnifiques. Tous ces grands sujets qui sont l’unique et éternel élément des inspirations durables, le cœur de l’homme et les splendeurs de la nature, les mystères de la pensée et les joies de l’ame, tout cela semblait condamné sans retour. La vraie poésie, la seule qui puisse convenir au génie de l’Allemagne, était devenue veuve. Aujourd’hui, grace à Dieu, les sources taries recommencent à murmurer dans les forêts, et une légère brise printanière parcourt les campagnes désolées. Si légère qu’elle soit, je ne négligerai pas de la suivre. Laissons les publicistes accomplir leur tache ; les pétitions valent mieux, écrites nettement en bonne prose. Personne ne conteste au génie le droit de consacrer en des ouvres sublimes la pensée émue de tout un peuple et d’imprimer le sceau divin de la poésie à ses plaintes, à ses réclamations ; mais combien est-il d’écrivains qui soient vraiment préparés à un si glorieux ministère ! Chacun chez soi. Le parti constitutionnel, qui a encore tant besoin d’unité et de sérieuse discipline, n’a rien à gagner aux incartades des poètes ; une ferme discussion, appuyée sur le bon sens et le bon droit, sera toujours plus efficace que les strophes les plus brillantes. J’ai redouté bien souvent ces auxiliaires incommodes ; leurs fantasques évolutions m’inquiétaient ; j’avais peur qu’ils ne jetassent quelque ridicule sur cette sainte cause de la liberté allemande ; or, cette fois, je l’avoue, en voyant une jeune phalange revenir à l’antique et immortelle poésie, j’éprouve une double joie. La politique, sans doute, n’a pas tout-à-fait disparu, nous allons la retrouver encore ; seulement elle n’étouffe plus les fleurs de l’ame et de l’imagination ; la gerbe que j’apporte est plus variée et plus vive.

Entendons-nous bien toutefois et n’exagérons rien. Si je cède très volontiers à un sentiment d’indulgence, je n’abandonnerai pas les droits de la critique ; Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre que j’ai à présenter au lecteur ; je prétends surtout signaler les symptômes d’une réaction, d’un retour salutaire vers les sereines régions de l’art. Les uns s’en approchent déjà avec beaucoup de fermeté et de grace, les autres ont plus de bonne volonté que de vigueur ; ceux-ci, qui s’attardent encore dans les fausses routes d’un mauvais système, indiqueront par le contraste tout ce qu’il y a à gagner dans une voie plus féconde. C’est moins un groupe d’artistes à étudier qu’une situation nouvelle à mettre en lumière ; mais là où les poetaœ minores nous auront introduits, les jeunes maîtres, les chefs, avertis par l’exemple, peuvent arriver demain et renouveler leur talent. Je dois parler aujourd’hui de M. Maurice Hartmann, de M. Geibel, de M. Léopold Schefer ; je puis retrouver bientôt dans les mêmes sentiers en fleurs M. Lenau et M. Herwegh, M. Anastasius Grün et M. Henri Heine ; je n’ai pas voulu dire autre chose.

Le plus original, le plus distingué, à coup sûr, des poètes que j’annonce ici, M. Maurice Hartmann, pourrait bien, avant quelques années, grossir la courte liste des noms placés au premier rang par l’Allemagne contemporaine. Son livre, la Coupe et l’Épée, a été accueilli avec une sympathie très vive par les juges les plus accrédités. Il a déjà reçu les honneurs d’une seconde édition, et les qualités charmantes et fortes qui s’y rencontrent ne justifient pas mal ce succès rapide. M. Hartman est un enfant de la Bohème ; en présence d’une magnifique nature, fils d’un pays cruellement éprouvé, descendant des hussites et voisin des Slaves, il n’a eu qu’à ouvrir son ame aux riches impressions des plus émouvans spectacles. En même temps que les belles montagnes de la Bohême lui révélaient de fortes et sombres couleurs, les souvenirs de sa patrie vaincue, non loin de là les cris de la Pologne, le mouvement inquiet de la famille slave, et de la Croatie jusqu’au Dniéper tant de voix désolées s’appelant par-dessus les cimes, tout cela irritait encore son ardente inspiration. C’est là du moins l’effet que produit le livre de M. Hartmann. Ce n’est point le parti pris d’un rimeur qui veut composer un recueil d’hymnes politiques : point de programme, point de déclamations apprises ; mais ses ballades, ses élégies, ses petits tableaux les plus charmans, se colorent malgré lui de reflets éclatans et lugubres. Deux choses recommandent surtout M. Hartmann, la sincérité des sentimens et l’énergie de la forme, une sympathie rapide et une décision toute virile, le cœur et le bras, ou, comme il le dit, la coupe et l’épée.


« Moi qui viens du pays des hussites, je crois que j’ai communié du sang de Dieu. L’amour bouillonne au fond de mon cœur ; l’amour, n’est-ce pas le sang divin ? Mon cœur en est rempli comme une coupe.

« Moi qui viens du pays des hussites, je crois aux paroles devenues chair, je crois que les pensées deviennent légion, je crois que toute poésie est une sainte épée. »

Il n’a pas besoin, en effet, de se tracer un programme, épître au roi de Prusse, épître à M. Herwegh, etc. ; non, il est trop sûr de lui-même. Quel que soit le sujet où se prendra son cœur, les généreuses pensées y naîtront sans effort. Le commencement du recueil, Voix intérieures (innere Stimmen), contient de gracieux détails, mais l’originalité de l’auteur ne s’est pas encore dessinée. C’est là d’ailleurs un thème tellement épuisé, en Allemagne surtout, qu’il faut pour le renouveler ou le mysticisme éthéré de Kerner, ou la grace accomplie d’Henri Heine. Bien qu’il chante avec émotion le toit paternel, j’aime mieux l’entendre quand il quitte le seuil et qu’il embrasse peu à peu tout l’horizon de la Bohème. Il y a deux Bohèmes, on le sait : la forte Bohême du XVe siècle, la fille aînée de l’esprit moderne, la mère de Jean Huss et de Jean Ziska, et celle d’aujourd’hui, qui se cherche péniblement elle-même, privée de sa langue et séparée de tous ses souvenirs. Voilà les deux pays que M. Hartmann rapproche et confronte, pour ainsi dire, dans ses douloureuses élégies. Ce qui l’indigne surtout, c’est que la Bohème ait perdu jusqu’au sentiment de ses misères. On pleure les récentes infortunes de la Pologne ; « mais toi, s’écrie-t-il, ô mon pays ! tu es pareil au cerf que l’épieu du chasseur a frappé au fond de la forêt obscure ; il a expiré solitaire, inconnu ; son noble sang a séché depuis des siècles sur les bruyères mortes, et nul n’y songe plus désormais. » Le cœur ouvert à ces tragiques souvenirs, il mêlera volontiers dans ses plaintes toutes les douleurs qui ressemblent à la sienne. Il n’est pas jaloux de la Pologne au point de lui refuser des hymnes funèbres ; bien au contraire, s’il peint en traits éloquens les victimes des pays voisins, il croira chanter encore la douleur qui remplit son ame. De là ces nobles ballades où frémit une inspiration vraiment sincère ; j’en citerai une qui me semble empreinte d’une beauté originale et forte :


« En Hongrie, trois hommes égarés pendant la nuit et l’orage se sont attablés au fond d’une auberge ; en Hongrie, là où le vent du hasard rassemble les enfans des contrées étrangères.

« Leurs regards, — ce n’est point l’éclat de la même flamme. Leurs cheveux, — ce ne sont point les flots du même torrent ; mais leurs cours, leurs cœurs blessés, ce sont des urnes que les mêmes douleurs ont remplies des mêmes larmes.

« L’un d’eux : Compagnons, crie-t-il, pourquoi sommes-nous muets ? est-ce qu’il n’y aura point de toast pour animer joyeusement les buveurs ? Eh bien ! c’est moi qui le porterai : À la patrie ! qu’elle vive libre et grande ! trinquons.

« — À la patrie ! moi, je suis celui qui ne connaît pas la sienne ; je suis un Bohémien ; mon pays n’existe plus que dans le monde des légendes, dans la mélodie du violon ; le désespoir l’enveloppe comme un orage éternel.

« Je m’en vais rêvant à travers les bois et les montagnes, et je pense sans cesse à la perte douloureuse de mon pays. Voilà bien long-temps que j’ai désappris la douceur du ciel natal ; je songe à l’Égypte quand la cymbale résonne. »

« Alors le second : « Si tu bois à la patrie, je ne bois pas avec toi. Je boirais à ma honte, car la race de Jacob est une feuille volante qui ne jette pas duracines dans la poussière de l’esclavage.

« Fais d’abord tomber les chaînes de mes bras fatigués, puis viens, et je boirai gaiement, et j’oublierai les marques brûlantes de la servitude. Jusque-là, « je reste muet auprès de mon verre. »

« Le troisième, prêt à boire, sent sa lèvre se glacer. Il se demande tout bas Puis je boire à ma patrie ? la Pologne vit-elle encore ? est-elle morte ? suis-je comme eux un fils sans mère ?

« Et de nouveau les voilà silencieusement assis, les buveurs au front morne. Devant eux sont les verres qu’ils n’ont pas touchés. Tous trois, sans dire une parole, ils forment un même accord lugubre. »

M. Maurice Hartmann réussit très bien dans ces vifs tableaux. Son livre contient toute une série de petits poèmes nettement composés, sobrement écrits, et éclairés d’une riche lumière. Cette sobriété si rare, qui était déjà un trait distinctif de Louis Uhland et d’Henri Heine, il la possède à un degré assez remarquable. Parfois ce sont de rapides croquis d’une invention fantastique, mais dont les lignes sont bien arrêtées, les contours nets et saillans ; on dirait une vive ébauche de Delacroix gravée vigoureusement à l’eau-forte, quelque chose de noir et de mordant. Voyez cette poétique vignette :


LE VOYAGE DU FIANCÉ.

« Deux chevaliers étrangers sont assis dans la barque ; ils descendent le courant du fleuve rapide.

« Le Rhin est muet, le Rhin est profond ; mainte fée ensorcelée dort au fond des grottes.

« L’un des chevaliers, à la barbe blonde comme l’or : « Par le ciel ! dit-il, ce voyage est doux.

« Je vais à Cologne, aux bords du Rhin ; je vais épouser la nièce de l’évêque, sa nièce aux yeux bleus. »

« Mais l’autre, à la barbe noire, s’écrie : « C’est ton dernier voyage, je le jure ! »

« Ils tirent leurs épées, le fer brille ; le chevalier blond tombe dans les flots.

« Le chevalier noir est assis, seul, appuyé sur son épée ; son œil morne jette des éclairs lugubres.

« Et tandis qu’il descend vers Cologne aux bords du Rhin, le cadavre lentement nage derrière lui. »


Je recommande encore les Deux Vaisseaux, la Rose du Rutli, les Élégies bohémiennes. Qu’on lise aussi la terrible histoire du Voile blanc, elle révèle bien l’enthousiasme stoïque de l’auteur. Un jeune Hongrois, un jeune comte, est condamné à mort ; il a armé la révolte au nom des idées libérales, il a été vaincu, sa tête va tomber sur l’échafaud. Hier, hélas ! il était prêt à tout, il affrontait volontiers le trépas pour une cause sacrée ; mais mourir ainsi ! Ah ! Comme son jeune cour se brise ! comme la vie lui semble belle ! L’enfant s’était cru plus fort, et voilà qu’il a peur du bourreau. « Ne tremble pas, lui dit sa mère ; je vais supplier l’empereur ; s’il m’accorde ta grace, demain, quand l’heure du supplice sonnera, tu me verras à mon balcon, couverte d’un voile blanc. Si mon voile est noir, fais ta prière. » Le jour est venu, l’heure a sonné ; le condamné s’avance à travers la foule, il marche souriant et joyeux, car il a vu le voile blanc de sa mère ; il monte sur l’échafaud, souriant toujours, et bien sûr que sa grace va lui être lue à haute voix sur le lieu du supplice ; il souriait encore, quand sa tête roulait sous la hache. Vous devinez tout : la courageuse mère avait trompé son fils, voulant qu’il mourût comme un homme.

On ne saurait nier le talent qui brille dans ces compositions, et il n’est pas impossible qu’il y ait là une vraie nature de poète. Si M. Maurice Hartmann était venu quelques années plus tôt, il aurait obtenu peut-être le succès qui a couronné M. Herwegh. Pour ma part, je préfère sans hésiter de telles inspirations, énergiques et franches, à la vigueur un peu factice des Poésies d’un vivant. Les sentimens virils qui donnent souvent à la muse de M. Herwegh une incontestable puissance frémissent visiblement dans les vers de M. Hartmann ; mais ces émotions, M. Hartmann ne les exploite pas, il n’en fait pas un thème banal, un programme officiel ; elles possèdent son cœur et se répandent librement dans toutes les œuvres de son esprit. De là, en des sujets bien différens, ces cris de l’ame inconnus à M. Herwegh, et cette même énergie tragique attestant toujours la présence des douleurs réelles au milieu des rêves de la fantaisie. Ainsi, dans la pièce des Trois Fils :


« Sois tranquille, femme ; quand une flèche me blesserait mortellement dans la bataille, on m’a appris une formule magique qui me guérira promptement. Qu’un de mes fils prononce les paroles miraculeuses, eussé-je le cœur brisé, je ne mourrais point. »

« Il va au combat et revient le cœur brisé. Déjà son regard s’éteint, mais la douleur ne l’effraie pas : « Mon fils, mon fils, prononce vite la formule ; vite, le temps s’écoule. »

« Je serais bien fou, vraiment ! dire un mot qui m’empêchera d’hériter ! La flèche t’a percé le cœur ; je ne commets pas de meurtre en te laissant mourir. » Ainsi parle l’aîné, puis il se tait : il savait la formule qui eût chassé la mort.

Alors le père : « Le temps me manque pour te maudire… Toi, mon second fils, viens, prononce les paroles sacrées sur ma blessure. J’ai toujours été pour toi le père le plus dévoué ; hâte-toi, mon fidèle enfant, je souffre bien ! »

« L’enfant prononce la formule en toute hâte, il la dit de nouveau ; mais le sang jaillit à flots, toujours plus fort, toujours plus bouillant. « O ma femme ! ô mon fils ! mes forces m’abandonnent. Ah ! le talisman m’a cruellement trompé ! »

« Il ne t’a pas trompé, dit la mère. Voici mon secret, puisqu’il le faut : cet enfant n’est pas ton fils ; fais parler le plus jeune. » - « Non, qu’il se taise, femme maudite ! et vous, partez pour la tombe, mon ame et mon corps ! »


Ajoutez à ces dramatiques ballades des mélodies toutes charmantes, la gracieuse et intrépide chanson Si j’étais roi, les belles strophes à Nicolas Lenau, vous ne me reprocherez pas une sympathie trop indulgente pour un écrivain vraiment inspiré, qui, sentant aussi bien que ses rivaux toutes les questions de l’heure présente, ne leur a sacrifié ni les vifs élans de l’imagination, ni l’élégante liberté de la lyre !

Il ne faut pas demander à M. Emmanuel Geibel la forte et vivace inspiration de M. Hartmann : M. Geibel est un poète aimable, d’une humeur facile, d’une verve brillante et légère. Né dans l’Allemagne du nord, aux bords de la mer, il a écouté de bonne heure les invitations des flots voyageurs qui l’ont porté vers des régions plus douces ; c’est en Grèce et en Espagne que s’est épanouie sa muse. Quand il vivait à Lubeck, il chantait bien çà et là, comme il convient à tout poète allemand, le Rhin et ses légendes : mais ce qui le frappait surtout, c’étaient les tableaux des contrées méridionales ; le bohémien aux cheveux noirs, le petit joueur de castagnettes, tous les frères errans de Mignon qu’il rencontrait sur sa route, lui faisaient voir en rêve les pays du soleil. Il avait d’ailleurs tous les instincts d’une autre patrie ; nul n’était plus insouciant ; paresseux avec délices, ainsi que Figaro, il célébrait la fainéantise d’une façon assez avenante, avec toute sorte de bonnes raisons et de gracieux argumens, à peu près comme l’a fait M. Théophile Gautier dans sa jolie pièce à un jeune Tribun. Aussi, quand il aura vu l’Espagne, quand il se sera couché sous les lauriers-roses de l’Ilyssus, il se sentira plus à l’aise, et de charmans motifs abonderont sous sa plume. Jusque-là, de Lubeck à Berlin, et en attendant mieux, il jettera par centaines des chansons amoureuses, sans trop se soucier de la fidélité promise et des plus simples vertus du foyer. L’éternelle fiancée, que chantent depuis cinquante ans toutes les lyres germaniques, n’importunera guère ici ceux qui trouvaient cet épithalame un peu trop long ; la fiancée classique a disparu ; M. Geibel en a mille, mille e tre, comme don Juan. Je n’affirmerai pas que cette légèreté soit toujours de très bon goût, ni surtout qu’elle ait l’excuse de l’entraînement naïf et de la verve sincère. Je crois entrevoir bien des imitations, médiocrement dissimulées, dans les meilleures fantaisies de M. Geibel. Je citais tout à l’heure M. Gautier ; l’auteur de la Comédie de la Mort n’est pas le seul à qui l’écrivain allemand ait emprunté ses capricieuses folies. M. Geibel a lu tous nos poètes, il les connaît très bien et les aime, si je ne me trompe, un peu plus qu’il ne conviendrait. Il a écrit un récit fort gai, assez spirituel, qui n’existerait pas si M. Alfred de Musset n’avait raconté les aventures de Mardoche :


« Aux bords de la Sprée, en Prusse, s’élève la ville de Berlin, célébrée dans tous les journaux, fameuse par son grand Frédéric, par sa poussière de sable et par ses milliers de poètes, dont personne ne sait le nom. C’est là que vivait récemment, fort inconnu, mais bien digne que vous fassiez connaissance avec lui, un jeune étudiant ; et, puisque je n’ai pas d’autre héros sous la main, je vais vous conter l’histoire de mon ami Clotaire.

« Singulier personnage ! à moitié homme, à moitié enfant. Je croirais volontiers qu’il était le fils aîné du mois d’avril. Tantôt hardi comme un héros, plein d’entrain, prompt à agir ; tantôt rêvant à l’aventure et perdu dans le monde des songes ; aujourd’hui, mélancolique, inquiet ; demain, inaccessible aux moindres soucis ; parfois languissant et sentimental, une heure après ferme et résolu ; jamais le même ; enfin, d’un seul mot, un fragment de poète.


L’auteur continue ainsi avec beaucoup de gaieté, sa plume court légèrement, finement ; mais il est trop visible que Mardoche a passé par là. Une autre fois, il dérobera sans façon M. Victor Hugo ; cette belle captive, ravie par le spectacle des contrées splendides où elle est emprisonnée, et qui n’ose admirer pourtant, car elle voit dans l’ombre le sabre des spahis, la captive des Orientales est devenue chez M. Geibel ce jeune esclave qui rêve en de très beaux vers et se croit le maître du palais des rois maures. Je signale au hasard quelques emprunts de M. Geibel ; j’en pourrais citer beaucoup d’autres. Pardonnons-lui : jusqu’au jour où il ira s’inspirer au soleil, il a voulu connaître au moins par ses confrères ces plages étincelantes, et il a pris le souvenir de ses lectures pour l’impression des lieux qu’il invoquait en songe.

Rien n’est plus charmant que l’impression du Midi sur les hommes du Nord, mais il la faut sincère et née spontanément sous l’influence de ces contrées heureuses. L’Espagne, la Grèce surtout, dès qu’il les eut visitées, inspirèrent à M. Geibel des compositions plus franches que tous ses vers datés d’Allemagne. C’est une bonne fortune pour le jeune poète de Lubeck d’avoir habité Athènes pendant une année entière. Cette mer divine dont parle l’Iliade, les rossignols de l’OEdipe à Colonne, les dieux de Phidias, le chœur des Grace : entrevu au penchant des collines sacrées, et particulièrement tout ce qu’il y a de plus léger, de plus indulgent, de plus abandonné dans les mœurs antiques, tout cela se joue avec un charme vrai dans les poésies de M. Geibel. Ce n’est pas sans doute la grace suprême d’André Chénier, la pure inspiration grecque miraculeusement retrouvée ; l’auteur, qui ne pouvait lutter avec le poète de l’Aveugle, a cherché plutôt un mélange très habile de la simplicité athénienne et de toutes les coquetteries, de toutes les subtilités modernes. De là un composé qui ne manque pas d’une certaine saveur. On pouvait craindre, je l’avoue, que le jeune écrivain, une fois descendu sur ces terres païennes, ne s’abandonnât trop aisément aux déesses effrénées, mais il s’est placé dès le premier pas sous la protection de Minerve.


« Toi qui habites les hauteurs de ces monts, Pallas aux yeux bleus, jette un regard ami sur le poète. Eros m’a bien accueilli sans doute, et le rouge Bacchus me sourit gaiement ; mais toi, ô déesse ! donne au plaisir la mesure, la sagesse ; rends mon humeur paisible, et règle la jouissance. Quand la jeunesse se livre à ses transports de feu, elle paie cher, hélas ! ses fugitives voluptés. Au contraire, si tu apaises le tumulte de ton regard à la fois sévère et souriant, comme Orphée, avec la lyre bénie, domptait les lions farouches, jamais alors, jamais la coupe renversée ne déshonore le festin, jamais la jeune fille, rouge de honte, ne détourne les yeux ; Vénus, parée de fleurs, se promène au milieu de l’assemblée, et la danse des Graces se déroule autour de la fête charmante. »


C’est aussi Minerve, je pense, qui a révélé à M. Geibel la grace de ces poètes anciens qu’il célèbre avec des impressions toutes neuves, et sans rien emprunter à l’enthousiasme convenu des commentateurs. J’aime que dans l’un de ses plus vifs sonnets il interpelle brusquement tous les philologues, tous les faiseurs de notes, tous les lexicographes de son pays, et les invite à venir fouler le sol de la Grèce moderne. Une matinée aux bords de la mer, une soirée sur la place publique, leur expliqueront mieux Sophocle et Aristophane que tout l’indigeste fatras des érudits allemands. M. Geibel aurait pu même consacrer plus de quatorze vers à ce sujet ; je m’assure qu’il y a là matière pour une belle et bonne satire. Cette répétition éternelle de choses cent fois redites, cette accumulation de notes inutiles, ces surcharges épaisses qui déshonorent les plus beaux livres, c’est bien certainement une des plus grandes plaies de l’Allemagne lettrée ; et, pour un Heyne, pour un Ottfried Muller, pour un Welcker, on sait quelle est la formidable armée de ces travailleurs acharnés à défigurer les maîtres. M. Geibel pouvait écrire cette satire de ce ton vif et ingénieux qui lui sied, et il s’y serait joué avec esprit. Il comprend avec un rare bonheur tout le mérite de la forme, et il est vraiment homme du sud par bien des côtés ; il craint les nuages, il a horreur des inventions pénibles ; la clarté élégante de l’art grec le jette dans des ravissemens sans fin. Quand son ame est plus tournée aux choses mystiques, ce n’est pas en Allemagne, ce n’est pas chez Goethe, chez Jean-Paul, qu’il va chercher ses plaisirs ; il s’adresse, comme Schlegel, aux drames sacrés de Calderon.


« Les alouettes babillent dès le matin, et le ciel étend sa belle clarté bleue sur les cimes de la riche vallée. Oh ! que l’aimable limpidité d’Homère me réjouit alors ! comme la majesté de Sophocle touche mon cœur ! Mais si, dans la nuit, bien tard, la lune parait au milieu des nuages et que la flamme de mon imagination s’agite, alors, oh ! je salue Arioste, le poète des contes aux couleurs brillantes, et Calderon me berce de ses rêves fantastiques. »


Tout cela est dit avec une finesse et une grace assez rares en Allemagne, et qui font de ce recueil une lecture piquante. Par malheur, le livre ne finit pas là, M. Geibel revient à Berlin, et la Prusse lui sera aussi funeste que la Grèce lui a été favorable. On conçoit, en effet, que ce poète aimable, que cet insouciant dilettante, sera fort dépaysé quand il reviendra sur la terre natale. Il trouvera une transformation déjà bien sérieuse, des émotions nouvelles et profondes, de graves problèmes bruyamment agités ; or, paresseux comme il l’est, je crains bien qu’il ne sache guère prendre sa place au milieu de cette foule tumultueuse. Je conçois le rôle d’un poète qui maintiendrait fermement l’indépendance de l’art, et qui tâcherait de s’élever au-dessus des questions du jour par le culte passionné de l’idéal ou les ravissemens gracieux de la fantaisie. Ce que je ne puis admettre, c’est l’indécision, l’embarras, la gaucherie provinciale de M. Geibel, quand il revient en Allemagne. Il ne sait que faire, il n’ose se décider. Rien ne l’obligeait sans doute à prendre parti dans le grand débat politique de son pays ; son rôle, au contraire, était tracé d’avance ; il devait continuer à prodiguer sans souci ses élégantes chansons et tout au plus à railler doucement les tribuns, comme l’a fait M. Gautier dans maintes pièces épicuriennes et sceptiques. Mais non, M. Geibel se laisse entraîner partout où souffle le vent : tantôt il enfle sa voix, il s’efforce d’être bien noir, bien lugubre, et, voulant donner un vigoureux symbole du temps où nous sommes, il chante les trois forgerons qui forgent, à l’endroit le plus sombre de la forêt, la formidable épée du peuple. Vous croyez que M. Geibel s’est rallié à la phalange de M. Herwegh ? Tournez la page, vous trouverez M. Geibel dans des dispositions toutes différentes. Le voilà qui fait reparaître, pour la centième fois, l’inévitable héros de la poésie allemande, Frédéric Barberousse en personne ! et pourquoi, je vous prie ? Jusqu’ici, lorsque le grand empereur souabe, interprété par les poètes, se réveillait dans les cavernes du mont Kyffhaeuser, c’était pour encourager l’Allemagne, pour exciter les vieux sentimens teutoniques, pour exalter la loyauté et l’héroïsme ; M. Geibel lui a donné un rôle nouveau. Il le force à débiter une déclamation, un sermon méthodiste qui pourrait trouver place dans le moniteur officiel de Berlin ou dans la Gazette évangélique. Décidément, les poètes allemands feraient bien de s’interdire pendant long-temps cette solennelle figure de Barberousse ; ils n’en ont que trop abusé. Quand M. Henri Heine, il y a deux ans, renvoyait si plaisamment le vieil empereur barbu au fond de sa caverne, la satire ne s’adressait pas au puissant héros de la maison de Souabe ; elle frappait les rimeurs ou les tribuns dont la lourde emphase évoquait ridiculement ces gothiques souvenirs. Je regrette que M. Geibel ne se soit pas rappelé cette vive et spirituelle leçon ; il aurait pu s’épargner des vers médiocres et de fâcheuses palinodies. En vérité, on ne comprend pas que le jeune poète se soit laissé entraîner à de pareilles fautes ! Comment expliquer ces doubles déclamations, cette double emphase en sens contraire, chez un écrivain qui fait profession de scepticisme et qui doit au far niente de la fantaisie ses œuvres les plus aimables ? Voilà un gracieux livre gâté comme à plaisir et de propos délibéré. M. Geibel est digne toutefois de prendre une belle revanche, et j’espère qu’il ne tardera pas ; il abandonnera à de plus forts que lui les dangereuses arènes, il relira Théocrite et Calderon, et, dans le cadre qu’il s’est choisi, viendront se ranger sans prétention les ébauches légères, les dessins vivement enlevés, les fines et brillantes aquarelles.

Un écrivain connu par d’heureux essais de critique et des romans agréables, M. Levin Schücking, fait aujourd’hui son début en poésie. Je crains que M. Schücking n’ait tort : la Muse demande un amour exclusif et jaloux. L’auteur d’Un Château au bord de la mer et des Chevaliers a écrit ces deux romans pour prouver sans doute les ressources diverses de son esprit ; il devrait songer maintenant à une œuvre plus sérieuse et déterminer nettement sa vocation. La facilité intelligente qu’on ne saurait lui contester doit être un don précieux, s’il s’applique à pénétrer le sens des œuvres littéraires, à les apprécier, à les juger. Qu’il fortifie sa pensée, qu’il se familiarise avec les œuvres des maîtres, qu’il assure ses principes, et il pourra donner à l’Allemagne ce dont elle a tant besoin, un vrai critique. C’est de ce côté que je le crois appelé. La poésie serait-elle la vocation véritable de M. Schücking ? M. Schücking pourra sans doute écrire agréablement de jolis vers ; son livre contient des parties estimables ; il y a de l’éclat, de l’élégance, d’aimables qualités. L’habile critique sait bien cependant que cela ne suffit pas. Si M. Schücking a voulu seulement exercer son aptitude à des choses diverses, il a réussi dans un certain degré ; mais peut-être valait-il mieux ne pas initier le public à ces secrets d’intérieur qui ne l’intéressent guère. J’ai remarqué dans le livre de M. Schücking de fraîches descriptions de la Westphalie, quelques tableaux de genre dont la grace mérite des éloges, des ballades habilement conduites. La meilleure page de ce livre est certainement celle que le poète adresse à son enfant qui vient de naître. En présence de cette ame vierge qui entre dans le monde, la main étendue sur ce jeune front, il abandonne sa pensée aux chimères permises de l’espérance. Ce qu’il n’a pu faire, ce qu’il n’a essayé qu’à demi, pourquoi cet enfant ne saurait-il l’accomplir un jour ? Et le voilà qui salue de loin, dans l’avenir, son œuvre enfin réalisée ; ses plans, ses projets, ses travaux interrompus, ses poèmes qui n’ont pu venir à bien, ses romans qui dormiront toujours au fond de son cœur, toutes ces rêveries auxquelles il n’a pas su donner une forme durable, il les voit, il les admire dans leur splendide parure. Comme elles sont belles, cette fois, les pauvres filles de son imagination indécise ! comme elles marchent avec grace dans leurs vêtemens immortels !

« L’héritage que je te laisse, ce sont des plans inachevés, des plaintes interrompues, des fragmens de mélodies ; ce sont des œuvres mortes dans leur première fleur, ou qui me fuyaient quand je croyais les saisir. Oh ! que ton sort soit plus heureux ! Cette malédiction de la médiocrité, puisses-tu ne jamais la connaître ! Que ta vie soit un chant complet et large, un plein et vigoureux accord d’une harmonie profonde ! »


Vœux charmans et confession sincère ! C’est une belle idée qui a inspiré au poète cette touchante abnégation. Il est bien doux en effet pour le lutteur fatigué de confier à une part de soi-même la poursuite du but qu’il a désespéré d’atteindre. Au moment où le rameau sacré semble fuir à jamais, c’est une consolation élevée de le conquérir par une espérance si légitime et de tromper le destin jaloux. M. Schücking cependant serait bien coupable de se résigner ainsi ; il est jeune, il est ardent ; l’heure du découragement n’a pas sonné pour lui. Je lui sais gré d’avoir senti avec une répugnance si vive le goût amer de la médiocrité. Cette malédiction qui condamne l’artiste à des ébauches sans fin, à d’éternels à peu près, il en a ressenti et exprimé l’horreur en des strophes brûlantes ; qu’il s’arrache donc résolument à une voie qui n’est pas la sienne. S’il s’obstine dans des études pour lesquelles son talent n’est point fait, il s’inflige la dure nécessité de répéter souvent la plainte trop sincère qu’on vient de lire. Il y a chez M. Schücking l’étoffe d’un critique original, d’un juge sérieux, intelligent, amoureux de l’art et de la poésie. En suivant cette direction, il peut se faire une belle place, et cette place, je le répète, est encore à prendre dans la confusion des lettres contemporaines.

J’ai ouvert avec empressement le nouveau poème de M. Léopold Schefer. M. Schefer est un esprit d’un ordre élevé, une ame riche, un penseur plein d’onction et d’enthousiasme. Quels que soient les défauts de ses œuvres, et ces défauts sont bien graves, on est sûr de ne pas perdre son temps à une lecture banale ; il y a dans les plus grandes bizarreries de sa pensée un sentiment si profond, une si grande ouverture de cœur, qu’on entre aussitôt en communication avec cette aimante et sympathique nature. Et puis une vive curiosité me pressait. Dans les deux poèmes qu’il a déjà donnés, le Bréviaire des laïques et les Vigiles, M. Schefer a été comme accablé par la ferveur et l’exaltation de son ame. Les religieuses émotions de sa pensée philosophique n’ont jamais pu revêtir une forme belle et transparente. Que de fois, avec tous les amis de M. Schefer, j’ai souffert de ce perpétuel contraste entre la richesse de la pensée et les embarras de l’expression ! Certes, rien de plus douloureux qu’une telle lutte. Séduit pourtant, malgré la barbarie du style, par le zèle, par la piété fervente de l’apôtre, je faisais des vœux sincères pour que l’écrivain, plus familiarisé avec les ressources de l’art, sût confier un jour les trésors de son ame à une langue digne de lui. Voilà pourquoi j’ouvre chacun de ses livres avec une espérance inquiète.

Hélas ! l’attente est toujours trompée. On dirait que M. Léopold Schefer s’est retiré volontairement des rangs des artistes. Enivré de son mysticisme philosophique, il renonce chaque jour davantage à la gloire littéraire. Un habile critique, M. Gustave Kuhne, a signalé en des termes bien sentis la parenté qui unit M. Schefer à Jean-Paul. C’est le même dédain de la forme, c’est le même laisser-aller de la pensée, qui s’épanouit en tous sens, selon les hasards de l’inspiration, selon les dispositions d’un cœur qui déborde. Je crains cependant que M. Kuhne n’ait donné à M. Schefer une excuse dont celui-ci a profité trop aisément. Le mysticisme sentimental de Jean-Paul laisse encore une large place à l’énergie créatrice de l’artiste ; les magnifiques éclairs qui illuminent son chaos ne sont pas toujours le produit du hasard : on y sent le réveil soudain de la volonté. Eh bien ! c’est la volonté qui manque à M. Léopold Schefer. Phénomène bizarre ! Voilà un poète que les doctrines de Hegel ont rempli d’enthousiasme ; il les prêche avec une conviction passionnée, avec un zèle apostolique. Or, ce rationalisme qui se traduit chez ses co-religionnaires en des doctrines politiques si nettes et donne naissance au radicalisme le plus décidé, ce système hautain devient chez M. Schefer un mysticisme inattendu ! Tandis que ses amis ne demandent à la philosophie de Hegel que des excitations révolutionnaires, il lui emprunte une douceur si fervente, une sérénité si calme, si résignée, si avide de paix, qu’il est conduit bientôt à l’inertie du quiétisme. Il lui arrive souvent, je le sais, de prêcher, comme l’école hégélienne, le culte de l’esprit, la fierté, l’indépendance de la raison. Qu’importe ? Même en exaltant ces dogmes sublimes, sa parole languissante engourdirait les ames ; quand le mysticisme n’est plus dans le fond des choses, il reste encore dans le langage et enchaîne le hardi penseur. Tous les jeunes chefs de l’école hégélienne se sont transformés en tribuns ; ils ont quitté les cimes de la spéculation pour les luttes de la place publique. C’est à ce moment même que M. Léopold Schefer, enfermé dans sa solitude, est retourné avidement vers les sources dangereuses où l’Allemagne a bu si long-temps l’oubli de la terre et le dédain de la vie active. Certes, ce n’est pas moi qui conseillerai jamais à M. Léopold Schefer d’imiter les démocrates de la jeune école hégélienne ; je crois qu’il a pris la meilleure part dans l’héritage du maître, puisqu’il en a gardé le spiritualisme, le culte de la pensée, tous les sublimes soucis de l’ame répudiés si violemment par MM. Feuerbach et Stirner. Toutefois il y a bien des degrés entre l’activité turbulente de la jeune école et le quiétisme contemplatif de M. Schefer. Si l’auteur du Bréviaire des laïques pouvait réveiller sa volonté endormie, s’il pouvait soumettre sa pensée à un travail opiniâtre et mettre en œuvre, comme un laborieux artiste, les confuses richesses que renferme son ame, le philosophe y gagnerait autant que l’artiste. Chez lui, en effet, la philosophie et la poésie, bien loin de s’entr’aider, se corrompent mutuellement ; c’est la philosophie mystique de M. Schefer qui enlève au poète l’amour et le sentiment de la forme, et, si par hasard la pensée se redresse, la langue indolente adoptée par le poète énerve à son tour les doctrines qu’il veut chanter.

Cette obstination du mysticisme allemand, dans une époque comme la nôtre et chez un poète qui appartient à l’école de Hegel, est vraiment un phénomène singulier, une curiosité bizarre. En vain M. Schefer s’est-il raclé à la vie véritable, en vain a-t-il vu des contrées diverses, l’Italie, l’Orient, les capitales tumultueuses : il semble qu’il ait passé son existence au fond d’un cloître. S’il eût vécu il y a plusieurs siècles, dit un écrivain allemand, Léopold Schefer eût fondé une religion. Je ne sais, mais il est certain que la philosophie hégélienne est devenue pour lui toute une église, et que, du fond des chapelles obscures, sa voix nous arrive comme la psalmodie sans fin d’un moine agenouillé.

Le premier poème de M. Schefer, le Bréviaire des laiques, avait charmé bien des esprits, malgré l’inexpérience littéraire qu’il accuse si hautement. Ce bréviaire est un recueil de chants religieux et philosophiques, appropriés à chaque saison, à chaque mois, à chaque jour de l’année ; le texte de la prédication quotidienne, ce sont les moindres événemens de la nature, une fleur qui s’ouvre, un oiseau qui chante, l’arrivée des cigognes, le départ des hirondelles ; la leçon morale s’associe gracieusement aux scènes du bois et de la prairie, et l’on respire, pendant tout le sermon, je ne sais quelle franche odeur de foin, de fougère et de serpolet. Il y a bien dans tout cela des bizarreries inexplicables : tantôt une négligence inouie, tantôt une raideur technique qu’on excuserait à peine dans un traité spécial ; mais la pieuse émotion du poète est si vraie, qu’elle éclate sous la dureté du langage. Son sermon terminé, M. Schefer est rentré dans sa cellule de moine ; il a donné alors les Vigiles, c’est-à-dire ses méditations solitaires, ses dévotions philosophiques sous la lampe nocturne. Or, cette froide cellule l’a moins bien inspiré que la nature printanière ; comme il n’était plus soutenu par le spectacle de la vie, il est retombé dans les ténèbres de l’abstraction, et j’ai dit ici même[1] tout ce qu’il y a de subtilités et de galimatias dans les rêveries de ses veilles. Le poète toutefois y continuait le développement d’une même pensée ; c’était toujours la philosophie devenue religion, l’école transformée en église. Eh bien ! M. Schefer poursuit encore aujourd’hui la tâche qu’il a commencée ; après le Bréviaire des laïques, écrit en présence de la nature, après les élévations de ses nuits pieuses, le voilà maintenant qui se mêle à la foule, il parcourt le monde, il frappe à chaque seuil, il va consoler les cœurs souffrans, relever les malheureux qui doutent ; il s’impose enfin les plus actives fonctions du sacerdoce, et, pour qu’on ne s’y méprenne pas, il intitule son livre le Prêtre séculier.

Ce titre m’a séduit, je l’avoue. Il me semblait que l’auteur des Vigiles, averti par la chute de son dernier ouvrage, ambitionnait enfin le succès poétique. Quelle meilleure occasion, en effet, pour renoncer à ses monotones divagations ? Prêtre séculier, il allait converser avec ses semblables et porter à tous le pain de la doctrine nouvelle ; il ne serait certainement pas, me disais-je, subtil et inintelligible comme dans les Vigiles ; mêlé au mouvement de la vie humaine, il rencontrerait sans doute des tableaux, des scènes animées, des émotions profondes qui lui étaient interdites dans le Bréviaire des laïques. Une fois ce genre admis, où trouver une matière plus fertile, un plus riche programme ? C’était du moins un sujet favorable pour justifier complètement, si cela est possible, les essais de poésie hégélienne. Imaginez un Jocelyn nourri de la pensée puissante de Hegel, et qui va prêchant avec une foi enthousiaste les conséquences morales de la doctrine du maître, le respect de la raison, l’adoration de l’esprit suprême, le sentiment de la vie universelle : le panthéisme du philosophe de Berlin nous choquera peut-être moins, enseigné avec une sérénité si pure, et les tableaux que découvrira l’artiste, les scènes diverses qu’il va illuminer de sa pensée, nous rappelleront le magnifique épisode des Laboureurs. N’est-ce pas là aussi qu’aspirait ce jeune maître si pieux dans ses audaces, si fervent dans ses témérités, ce noble poète trop tôt enlevé à la philosophie, M. Frédéric de Sallet ? Je me plaçais, comme on voit, sur le terrain même de M. Schefer, quoique je me défie singulièrement de cette poésie métaphysique ; j’acceptais le programme annoncé, et par M. Schefer, et par M. de Sallet ; je l’acceptais avec toute sorte de réserves, on le pense bien, et en attendant le chef-d’œuvre qui devait en sortir. Le chef-d’œuvre n’est pas venu, et ne viendra pas. Au lieu de ces inspirations que je cherchais, au lieu de ces scènes vivantes qui auraient mis en relief la pensée du philosophe, je n’ai trouvé que de longues dissertations, de longs traités en vers iambiques. Il semble même que M. Schefer ait exagéré dans ce livre tous ses défauts accoutumés, comme il a accusé plus nettement aussi le caractère religieux de sa philosophie. Jamais le prêtre hégélien n’a été plus convaincu des vérités qu’il annonce ; jamais il n’a montré une plus ardente ferveur. Le panthéisme de Hegel, avec tous ses dogmes, est prêché ici par le plus affectueux des lévites, et on en voit sortir, grace à l’onction du prédicateur, des conséquences inattendues, des préceptes de charité, d’amour, de dévouement, qui semblaient bien étrangers à cet effrayant système. Le dieu de Hegel, si grand, mais si impitoyable, devient tout à coup sympathique et miséricordieux ; il a des tendresses presque chrétiennes. Voilà la part vraiment originale de cette étrange production. Cependant, plus le poète s’exalte et abandonne la terre, plus aussi il est entraîné dans les abstractions stériles et le fatras des formules. Nous espérions que cet enthousiasme si sincère allait produire un poète ; nullement, il en sort un docteur chargé de son lourd bagage. On ne trouvera pas plus de thèses et d’antithèses, de géométrie et d’algèbre métaphysique dans la Phénoménologie de Hegel, qu’il n’y en a dans le Prêtre séculier. M. Schefer a beau écrire en vers sur les grands sujets qui remplissent son ame, c’en est fait, il n’y a plus ici ni poète, ni poésie ; tout cet appareil pédantesque a étouffé l’imagination. Vous qui aimiez l’auteur du Bréviaire pour ses pieuses ferveurs et qui espériez en lui, renoncez désormais à ce Novalis plus ardent que vous vous promettiez : il faut vous résigner pour toujours à une scolastique barbare.

Véritable scolastique, en effet ! Les livres de M. Schefer nous reportent sans cesse au moyen-âge. On croit étudier un de ces artistes catholiques profondément pénétrés d’un idéal merveilleux, impuissans à le réaliser. Les vieux peintres byzantins n’ont pas été plus gauches, plus ignorans de leur art, quand ils ont voulu imprimer à leurs œuvres le sentiment sublime qui les possédait. Ce mélange d’élévation et de gaucherie nous touche dans les productions du XIIe siècle ; il nous blesse et nous attriste chez un poète de nos jours, chez le disciple passionné d’une grande école philosophique. Le cloître, car je ne saurais trouver une image plus juste, le cloître obscur où s’enferme l’imagination de M. Schefer n’a pas, on le pense bien, l’austère prestige de ces galeries sombres, de ces chapelles consacrées où peignait le dominicain de Fiesole. Bien que M. Schefer ressemble souvent à un frère prêcheur en extase, cette extase métaphysique, loin de donner naissance aux visions grandioses, va se perdre dans la laborieuse subtilité des formules. Ce peut être d’abord une étude curieuse d’interroger ce personnage bizarre, ce solitaire des thébaïdes philosophiques, ce pieux moine hégélien ; cependant la sympathie que commande la conviction du poète fait bientôt place à un ennui insupportable, et, fuyant ces vides domaines de l’abstraction, l’esprit redemande avidement la lumière et la vie.

Je ne sais si la poésie de M. Charles Beck doit nous donner cette vivifiante lumière ; mais, à coup sûr, elle nous ramènera au milieu du monde, en face de la réalité la plus pressante. Il n’y a rien de moins monacal que ce nouveau volume de l’auteur des Nuits et du Poète voyageur ; ce sont des pamphlets où les plus vives questions sociales sont chantées avec une irritation amère. L’auteur les intitule Chansons d’un homme pauvre, et il a bien soin de nous avertir, dans le titre même, qu’il les dédie à la maison Rothschild. Voilà, certes, un défi bruyant, voilà une provocation annoncée avec fracas ! Les amis de M. Charles Beck, les lecteurs qui s’intéressent à l’avenir de son talent, pensent que le jeune poète pouvait se passer aisément de ce faux éclat, et qu’il se serait fait écouter sans crier si haut : Me voici.

Il y a chez M. Beck un vrai cœur de poète. Les Nuits, le Poète voyageur, la Résurrection, les Mélodies hongroises, ont signalé avec bonheur les débuts de l’écrivain ; mais les qualités incontestables de son talent avaient besoin d’une direction sévère. Le poétique enthousiasme qu’on ne saurait lui refuser se prend trop souvent à des apparences, à des chimères, à des nuages trompeurs. Son cœur s’exalte, sa voix est pleine d’indignation et de larmes, il sait nous communiquer une émotion rapide ; puis, quand il est temps de répandre dans les ames, ainsi préparées, les enseignemens sublimes qui semblent remplir sa pensée, le poète reste muet ou balbutie une thèse vulgaire. Soit qu’il fit écrire à Louis Boerne la bible de l’avenir, soit que, dans son poème de la Résurrection, il appelât sur les montagnes ce bel archange qui vient évangéliser le monde nouveau, c’étaient toujours les mêmes promesses imprudentes, la même exaltation stérile. Aujourd’hui le poète prétend consoler tous les malheureux et dénoncer les iniquités d’une société mauvaise. Tâche difficile, à coup sûr ! difficile surtout pour un écrivain chez qui le cœur précède toujours la réflexion et se passe si facilement des idées. Il déclamera beaucoup, je le crains, il accumulera les métaphores pour dissimuler le vide de son œuvre, ou bien, ce qui est la même chose, s’il rencontre une pensée qui puisse se prêter aux développemens de la poésie, il sera impuissant à la féconder. Je souffre quand je vois un de ces ardens poètes, avant l’heure de la maturité et de la force véritable, s’attaquer à un sujet redoutable, se préparer à une lutte où il sera vaincu sans gloire. Il n’est pas donné à tous de prendre la parole au nom de l’homme pauvre, au nom des classes souffrantes. L’auteur des Feuilles d’automne a dit en de beaux vers :


Au banquet du bonheur bien peu sont conviés,
Tous n’y sont pas assis également à l’aise ;
Une loi, qui d’en bas semble injuste et mauvaise,
Dit aux uns : Jouissez ! aux autres : Enviez !


Loi terrible ! pour en scruter les mystères, pour la réviser, pour l’amender, si cela est possible, il faut autre chose que de vagues déclamations et de prétentieuses images. C’est une fonction grave et précise. Quelle philosophie sérieuse elle exige ! quelle science des choses ! quelle impartialité supérieure ! Si M. Charles Beck eût écrit ce livre dans vingt ans, avec une ame aussi émue et enrichie par la méditation, nul doute qu’il se fût épargné bien des erreurs, bien des pages ridicules, bien des inventions très peu dignes de son talent. Ce n’est vraiment pas la peine de chanter avec un accent si indigné pour développer en strophes retentissantes des opinions aussi audacieuses que celles-ci : Le pauvre est malheureux, le pauvre souffre, le pauvre est privé des biens terrestres, etc… Une indignation si hautaine, jointe à une si grande stérilité d’idées, donne à tout ce réquisitoire je ne sais quel caractère bouffon. On voudrait ne pas sourire en un sujet si douloureux, et, si cela arrive par la faute du prédicateur maladroit, n’est-on pas autorisé à lui garder une légitime rancune ? Il y a dans le don Juan de Molière une scène que le livre de M. Beck m’a rappelée malgré moi, c’est le fameux sermon de Sganarelle à don Juan. Don Juan, pour M. Beck, c’est la société, c’est ce monde riche et insolent, débauché et cruel, qu’il a résolu de châtier dans ses poèmes. À ce don Juan pervers, l’honnête Sganarelle entreprend de faire une réprimande décisive, et, comme il est poussé à bout, comme il a le cœur gros et la vue trouble, Dieu sait le galimatias qui va sortir de là ! Vous vous rappelez ce beau discours : « Les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ; la nécessité n’a point de loi ; qui n’a pas de loi vit en bête brute, et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables. » Telles sont aussi les conclusions de M. Beck, et ses argumens, par malheur, ne différeraient pas de beaucoup de ceux qu’on vient de lire, si l’auteur n’avait à son service toutes les ressources d’une langue éclatante. D’où vient cela ? C’est que M. Beck est dupe de ses oisifs entraînemens, c’est qu’il prend pour une inspiration vigoureuse la première émotion de son cœur, et que, sans armes et sans cuirasse, il attaque follement l’ennemi redoutable qui se raille de ses coups. Jeunes poètes qui voulez châtier les duretés du monde, souvenez-vous qu’il faut, pour dompter l’insolence de don Juan, la main de pierre du commandeur. Si votre pensée n’est pas sûre d’elle-même, si vous prenez la parole sans droit et sans mission, je crains pour vous, malgré l’éclat de vos rimes, les incohérences de Sganarelle.

Si les vers de M. Beck sont pleins d’une faiblesse ampoulée quand il dénonce l’iniquité du siècle, son inspiration, au contraire, est amère et violente, lorsqu’elle s’adresse aux cœurs souffrans. M. Beck s’est trompé deux fois. Il fallait punir l’égoïsme avec cette calme vigueur que donne la supériorité de l’ame, et il importait de trouver pour les humbles ces douces paroles qui ferment les plaies saignantes et relèvent les natures flétries. Le poète n’a fait ni l’un ni l’autre. Le sujet qu’il a choisi exigeait deux qualités indispensables, la vigueur et la sérénité ; il les a négligées toutes deux pour des divagations sans but. Ainsi, nous sommes bien forcé de le dire, la pauvreté, qui pour une ame forte peut devenir une muse austère et féconde, n’a donné à M. Beck que les plus mauvais conseils ; malesuada fa mes.

Il serait impossible pourtant qu’un poète tel que l’auteur des Nuits et de la Résurrection ne prît pas çà et là de belles revanches. On trouve dans son livre de petits drames pleins d’intérêt et de vie, qui seraient plus remarqués encore, s’ils n’étaient enfouis au milieu de la rhétorique socialiste. L’uniformité du recueil nuit singulièrement à ces pièces plus heureuses : mettez-les à leur place, dans le libre mouvement d’un tableau varié, elles reprendront toute leur grace. Ici, au contraire, la monotonie du livre semble peser sur elles, et on dirait qu’elles empruntent à leur fâcheux entourage je ne sais quoi de faux et de déclamatoire. Anna maria, la Vieille fille, sont de douloureuses et délicates peintures, qui rappellent une des meilleures pièces de M. Hugo, celle qu’il intitule Regard jeté dans une mansarde. Dans la dernière surtout, le poète allemand pourrait lutter avec l’auteur des Voix intérieures ; il a mis dans cette composition la grace charmante, la tendresse inquiète, qui font de cette mansarde attristée un si touchant tableau, et cependant son œuvre nous laisse froids, ou du moins l’émotion qu’elle nous donne est combattue par un sentiment contraire ; nous nous défions de l’impression produite sur notre esprit, nous n’osons pas nous y abandonner ; pourquoi cela ? Parce que l’auteur, avant de rencontrer cette bonne fortune, s’est vulgairement livré aux déclamations banales, et que nous craignons de retrouver sous la vive peinture qui nous frappe son éternel parti pris, sa fausse et froide indignation. ! i. Charles Beck doit regretter, j’en suis sûr, l’erreur où il s’est laissé entraîner ; s’il eût moins cédé aux préoccupations socialistes, s’il n’eût pas écouté des doctrines de haine, son livre, composé plus librement, eût laissé un facile essor aux qualités de son imagination. Qu’il s’arrache donc à la tyrannie des systèmes, qu’il rende à son talent le grand air et les inspirations franches ; je l’en conjure au nom des œuvres meilleures qu’il peut produire et qui mourraient dans une atmosphère malsaine, au nom d’Anne Maria, au nom de cette vieille et sainte fille qu’il a si bien chantée.

Je désirerais bien avoir à signaler ici, dans le Reineke Fuchs que vient de nous donner un poète de Berlin, le rajeunissement d’un des plus curieux monumens du moyen-âge ; je désirerais que dans ce sujet antique l’auteur eût introduit une vie nouvelle, et qu’il eût transformé pour l’histoire qui se fait sous nos yeux la vieille fable où nos aïeux attaquaient si gaiement la société féodale ou monacale. Quel cadre plus charmant que celui-là ! Comme on suivrait volontiers à Berlin ou dans la Prusse rhénane les aventures de maître Renard, du seigneur Isengrin, de dame Hersant et de dame Hermeline ! Les épisodes ne manqueraient pas pour donner au vieux texte un intérêt présent, et, dans la longue destinée de ce poème sans cesse refait et corrige depuis le XIIe siècle, cette branche nouvelle ne serait pas la moins originale. N’y verrait-on pas tout d’abord un événement inattendu, la grande réconciliation des deux ennemis, Renard et Isengrin ? car, on n’en saurait plus douter, un même intérêt réunit aujourd’hui l’astuce du clerc et la force du baron ; Renard et Isengrin sont d’accord ; en d’autres termes, le piétisme règne, appuyé par ce gouvernement qui ajourne depuis plus de trente années la constitution promise. Le sujet est séduisant et périlleux. Pour se jouer avec grace au milieu de ces allusions directes, pour confronter gaiement dans une fable poétique le froc et l’épée, l’église et l’état, M. Hengstenberg et M. Eichhorn, il faut une finesse, une élégance et des ruses d’artiste qui ne sont pas communes dans les pamphlets de nos voisins. Les rudes invectives de Luther ou de Hutten auront toujours plus d’influence sur la poésie politique des Allemands que la grace des fabliaux. Je ne sais guère que M. Henri Heine à qui ce sujet pourrait convenir ; il a mieux aime créer son personnage à sa fantaisie que de l’emprunter aux chroniques, et, au lieu de l’ours des fabliaux, au lieu du seigneur Brun, nous avons eu Atta-Troll. Quant à M Glassbrenner, dont le Nouveau Reneke Fuchs a été si sévèrement interdit, excommunié et mis au ban de la Prusse, je crois que c’est beaucoup trop d’honneur qui lui a été fait, et que son héros n’est pas un assez puissant baron pour mériter de telles colères. M. Glassbrenner est sans doute un homme d’esprit, un conteur facile ; ce n’est pas un poète, ce n’est pas un artiste, et l’on chercherait vainement une sérieuse qualité littéraire dans les cinq ou six mille vers de son épopée. Voilà la seule sentence que méritait le Nouveau Reneike Fuchs.

Je ne veux pas cependant terminer ce tableau rapide par le livre de M. Glassbrenner ; après les beaux vers de M. Maurice Hartmann, après les élégantes fantaisies de M. Geibel, et même après les intéressans efforts de Léopold Schefer et l’éclat désordonné de Charles Beck, ce serait demeurer sur une œuvre trop étrangère à la poésie. Je suis heureux que Rückert nous ramène vers les hautes et lumineuses régions. L’illustre poète vient d’ajouter un livre nouveau à ses splendides études sur la poésie orientale, et ce n’est pas le moins précieux de tous ceux qu’il a donnés déjà. Il ne s’agit pas d’Hafiz, d’Hariri, ou de Dschelaleddin ; l’habile écrivain nous transporte cette fois dans les temps les plus reculés de l’Arabie et nous en déroule les origines poétiques, la littérature primitive, légendes, chansons, fragmens d’épopées, tout un trésor plein de nouveauté et d’éclat. Il y avait en Égypte, au commencement du IXe siècle, un poète en renom, Abu Temmàm, qui vivait à la cour des kalifes Abassides. Abu Temmàm n’était pas seulement un chanteur très fêté, c’était un érudit, et il recueillit avec beaucoup de soin toutes les chansons des aïeux, les abondantes richesses de la tradition populaire. C’est ce recueil, célèbre dans la littérature orientale sous le nom de Hamdsa, que l’auteur des Gazelles et du Jardin des Roses vient de traduire dans sa forme étincelante. On peut se fier aux traductions du brillant poète ; jamais écrivain n’a manié sa langue avec une plus merveilleuse souplesse ; sous la plume de ce riche et industrieux artiste, les mots s’illuminent de reflets inattendus, les strophes se déroulent comme des tissus précieux. Ce nouvel ouvrage de Rückert confirmera sa réputation d’écrivain. Il nous avait fait connaître les magnifiques profondeurs de Dschelaleddin, les folles amours du joyeux Hafiz ; aujourd’hui nous voyons sortir des tentes, dans son élégance sauvage, toute la chevalerie arabe. Des cavaliers rapides, le cimeterre au poing, traversent les vastes solitudes, les nobles chevaux hennissent, les défis sanglans sont jetés aux échos, et les épées se renvoient des éclairs. L’horreur de tout ce qui est bas, le mépris de la lâcheté, je ne sais quelle exaltation téméraire, en un mot le véritable esprit chevaleresque, voilà ce qui éclate dans ces fragmens épiques. C’est un présent très utile que Rückert vient de faire aux lettres sérieuses ; outre le mérite d’une traduction supérieure, outre ce rare attrait d’une forme accomplie, je dois signaler dans ce curieux livre les vives lumières qu’il peut répandre sur la poésie européenne du moyen-âge. On a souvent parlé de l’influence exercée par les Arabes. M. Villemain, avec sa vivacité féconde, avait indiqué le problème aux investigateurs patiens ; depuis, M. Fauriel, étudiant la littérature provençale, a consacré à ce sujet une de ses savantes leçons ; j’ai entendu M. Ampère traiter ce point difficile avec sa sûreté de vues et son érudition habituelles, et tout récemment M. Delécluze, dans son intéressant travail sur Roland, comparait à nos poèmes chevaleresques la célèbre épopée arabe, le roman-poème d’Antar ; le nouveau recueil de M. Rückert fournira de nouvelles ressources pour ce débrouillement de nos origines poétiques. Chose remarquable ! Abu Temmàm composait le Hamâsa à l’époque même où Charlemagne faisait réunir tous les vieux chants germaniques. Ainsi se rassemblaient à la fois, d’un côté les traditions du nord, bientôt disparues, il est vrai, mais qui ont laissé chez nous quelques-uns des élémens dont se formera la chevalerie, de l’autre ces brillantes inspirations arabes qui pénétreront en France par l’Espagne et contribueront bien puissamment aussi à l’élégante audace, à la bravoure éclatante des chevaliers de la Table-Ronde. Il est facile de saisir dans le livre publié par M. Rückert des rapprochemens lumineux entre cette chevalerie arabe du IXe siècle et celle qui va se former, deux siècles plus tard, au sein de la société chrétienne.

On est heureux de retrouver dans la poésie allemande contemporaine ces belles études qui faisaient jadis sa gloire. C’est une bonne fortune de voir renaître ce noble souci de l’art, ce grave enthousiasme cosmopolite dont Goethe a été le prêtre majestueux, et que les mesquines prétentions de nos jours ont fait repousser avec dédain. Est-il permis de croire à ces promesses ? nous l’espérons. La tyrannie des poètes politiques de 1840 est déjà ruinée ; la lyre reprendra ses sept cordes. Tandis que Rückert continue ses études orientales, Uhland recueille les chants des Minnesinger ; avec quel soin pieux, avec quel sentiment filial, on doit le comprendre ! Ainsi, avant de reparaître sous une forme plus directe, la poésie des maîtres s’annonce dans les travaux sérieux, dans les traductions et les recherches lumineuses. La poésie ! qui pourrait, en effet, y renoncer si long-temps ? N’est-elle pas le besoin le plus impérieux des ames élevées, des intelligences délicates ? Les émotions violentes qu’une littérature suspecte emprunte aux passions du moment ou aux vulgaires appétits ne détourneront pas les esprits de la pure beauté, de l’idéal, qui ne s’éteint ni ne pâlit jamais. Si l’imagination se tait, si l’art sérieux, l’art divin, se cache trop long-temps, on va chercher ses traces chez les plus humbles de ses disciples. C’est pour cela que nous avons interrogé aujourd’hui quelques talens aimables. Certes, on l’a vu, tous ne sont pas également dignes d’estime. Je désirerais bien que M. Geibel, M. Beck, M. Schefer, pussent donner les mêmes espérances que M. Maurice Hartmann ; je désirerais trouver dans le Prëtre séculier, dans les Chansons d’un Homme pauvre, cette maturité vigoureuse, cette belle alliance de la pensée et de la forme, en un mot cette science littéraire qui place déjà très haut l’auteur de la Coupe et l’Épée. Ce que j’ai voulu surtout, je l’ai dit en commençant, c’était indiquer une situation nouvelle, un retour à la pure poésie, à l’art vrai et désintéressé, et, bien que les sentiers meilleurs n’aient pas été ouverts par des poètes du premier ordre, nous ne devions pas négliger d’y suivre la Muse immortelle. Son ombre même est douce, a dit un de ceux qui l’ont le mieux aimée. Il faut espérer pourtant que les maîtres reprendront bientôt la parole ; ils se taisent au-delà du Rhin, comme en France Lamartine, Alfred de Vigny, Hugo, de Musset, et ce silence est fatal aux lettres sérieuses. Qu’ils reviennent à leurs projets inachevés ; que M. Henri Heine, que M. Anastasius Grün, provoqués par tant d’appels, que M. Freiligrath et M. Herwegh, effrayés peut-être d’une victoire trop éclatante, tous enfin, qu’ils reviennent aux belles contrées de l’imagination ! Ils ont encore plus d’un effort à tenter pour la durée de leur nom, ils doivent aussi plus d’un conseil à leurs jeunes successeurs.


Saint-René Taillandier.
  1. Voyez dans la Revue du 15 août 1844, De la Poésie philosophique en Allemagne.