De l’état actuel du christianisme en France

De l’état actuel du christianisme en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 678-708).
DE L'ETAT ACTUEL
DU
CHRISTIANISME EN FRANCE


I[1]

M. Guizot a publié, voilà déjà quelque temps, la seconde série de ses Méditations sur la religion chrétienne ; il poursuit vaillamment, et bientôt il aura mis à terme la noble tâche qui lui valut, il y a deux ans un succès si nouveau parmi tous ses succès, la meilleure gloire peut-être de son illustre vie. Cette profession de foi calme et sereine, lucide exposition des dogmes fondamentaux du christianisme, vus de haut, dans leur simplicité et leur grandeur natives, fut accueillie, on s’en souvient, par les uns avec reconnaissance comme le plus opportun secours, par d’autres, qui auraient pu la combattre, presque avec embarras et respect, si bien que les vivacités de la polémique religieuse en furent pour un moment notablement calmées, C’était de l’essence même de la religion chrétienne que traitait cette première série ; quel est le sujet de la seconde ?

L’auteur dans sa préface avait ainsi tracé le plan général de l’ouvrage : d’abord l’essence du christianisme, ensuite son histoire, puis sa condition présente, puis enfin son avenir. C’était donc l’histoire du christianisme qui nous était promise cette fois. Le plan ainsi réglé avait peut-être un certain avantage. L’histoire du christianisme est aujourd’hui le point d’attaque que la critique antichrétienne veut faire passer pour vulnérable, et qu’elle s’efforce d’entamer. Le public, il est vrai, après un moment de surprise, a déjà de lui-même fait à peu près justice de cette sorte d’agression, ou du moins de nouvelles tentatives, non moins habiles que les premières, ont rencontré une froideur qui semble de bon augure et qui atténue singulièrement la portée du succès précédent. N’était-ce donc pas le cas d’éclairer encore mieux ce public à demi revenu d’un premier engouement, de ne pas ajourner, même à court terme, une réfutation décisive ? Nous avions hâte, quant à nous, de voir aux prises avec ces nouveau-venus de la critique et de l’histoire celui qui a vraiment chez nous, voilà près d’un demi-siècle, fondé par son exemple la critique historique moderne. Opposer à leurs légèretés les vraies et sévères lois de la certitude historique, démolir pièce à pièce leurs plus savans échafaudages et mettre à néant leur crédit, n’était-ce pas, en fait de service à rendre au christianisme, un des meilleurs et un des plus urgens ?

M. Guizot a pensé qu’il y avait quelque chose de plus urgent encore. Sans renoncer à son plan primitif, à ses quatre séries, il en intervertit l’ordre : c’est à l’état présent des croyances chrétiennes qu’il s’attache aujourd’hui. Plus tard, il reprendra les questions historiques, l’autorité des livres saints, la concordance des Écritures, les discussions techniques et de détail ; plus tard encore, il tentera d’entrevoir les perspectives de l’avenir ; pour le moment, il n’a qu’un soin, qu’une pensée, il veut savoir ce qui se passe ou, pour mieux dire, ce qu’on croit autour de lui. Mettre en pleine lumière l’état actuel du christianisme, faire le dénombrement, le relevé comparatif des forces qu’il possède et de celles qui lui sont opposées ; sommer par là tous les chrétiens d’être en éveil sur le salut commun, leur apprendre à ne méconnaître ni leurs forces ni leurs périls, à se préserver aussi bien d’une sécurité trompeuse que d’un lâche découragement, voilà, ce qui le préoccupe, ce qui est son premier souci et ce qu’il tient pour son premier devoir, comme il le dit lui-même, il va au plus pressé, il se porte où la lutte s’engage, il se jette au milieu du combat.

Nous comprenons cette impatience. Toute question pâlit devant un tel problème ; il n’est pas de curiosité plus légitime que celle-là, et l’enquête qu’il s’agit d’entreprendre est à coup sûr la plus grave et la plus émouvante que nous puissions nous proposer ; ajoutons qu’il n’en est guère non plus d’aussi complexe et d’aussi difficile.

Ge n’est pas seulement en effet l’état extérieur et apparent du christianisme qu’il faudrait constater, c’est sa vie, son action, sa puissance, toutes choses que la simple statistique est inhabile à exprimer. Elle peut bien dire quel est maintenant en France le nombre des églises, celui des prêtres, des communautés, des couvens, combien d’enfans reçoivent le baptême, combien de mariages sont religieusement bénis, à combien de mourans les secours spirituels sont offerts et administrés ; mais quand ces faits sont établis, quelle en est au fond la valeur ? La loi civile a beau n’imposer à personne le choix d’un culte, ce choix, bien qu’il soit toujours libre, est-il toujours sérieux et réfléchi ? Tous ceux qui, soit à leur naissance, par l’organe de leurs parens, soit même dans le cours de leur vie et par leur propre volonté, ont à certains jours solennels fait officiellement acte de christianisme, en sont-ils pour cela de bons et de vrais chrétiens ? Combien en comptez-vous qui aient su ce qu’ils faisaient, qui n’aient pas simplement obéi à l’usage, et pour qui ce saint engagement ne soit pas aussitôt devenu lettre morte ? Pour se former une juste idée des vraies forces du christianisme, ce ne sont pas des registres qu’il faudrait consulter, c’est dans le sein des familles, au fond des consciences, qu’il y aurait à descendre. C’est là qu’il faudrait sonder le véritable état des croyances chrétiennes. L’enquête ainsi comprise cesse d’être possible, nous le reconnaissons : il faut se contenter de données moins exactes et juger seulement sur les faits apparens. Comparez donc ce qu’était le christianisme au commencement du siècle et ce qu’il est aujourd’hui : jugez les deux époques d’après les mêmes bases ; des deux côtés, faites la part des fausses apparences, défalquez les croyans apocryphes qui n’ont de chrétien que le nom ; si nombreux qu’ils puissent être aujourd’hui, vous n’en serez pas moins forcé de reconnaître que chez nous depuis soixante ans le christianisme a tout au moins repris racine, qu’il a recouvré la vie, et que ses progrès ne sont pas contestables.

Cette résurrection ou plutôt ce réveil, M. Guizot nous en décrit les phases avec une ampleur de vues et un bonheur d’expressions qui font de ce morceau largement développé la plus attachante lecture. Nous n’avons pas dessein d’en tenter l’analyse. Pour ces méditations nouvelles comme pour les précédentes, on voudrait vainement suivre l’auteur pas à pas. Son œuvre seule peut dire ce qu’elle contient ; il faut ou la lire elle-même ou renoncer à la connaître. Indiquons seulement le plan qu’il s’est tracé, l’ordre qu’a suivi sa pensée.

Et d’abord, par une division naturelle, le volume se compose de deux parts à peu près égales : l’une qui concerne le christianisme, l’autre qui parle de ses adversaires. Que voyons-nous dans la première ? Le récit du réveil chrétien, ou plutôt l’exposé des croyances religieuses en France pendant les deux tiers de siècle accomplis depuis 1800. C’est une composition qui se suit et s’enchaîne, un vrai tableau d’histoire, en même temps qu’une galerie de portraits d’après nature comme sait les faire M. Guizot, de cette main ferme et concise qui, en quelques mots, caractérise aussi bien les idées que les hommes, portraits pleins d’accent et de vie bien que toujours sobres de ton et contenus d’effet. Il a pu se donner carrière : les modèles ne lui manquaient pas. Évidemment la Providence avait à cœur, dès le début de ce siècle, de réparer presque à vue d’œil ce grand désastre du christianisme, ce cataclysme qu’elle-même semblait avoir voulu ou tout au moins autorisé. Que d’hommes en effet subitement éclos, et tous à la hauteur de la mission qui leur devait échoir ! Quel contraste avec la période précédente, où n’apparaissait plus personne qui fût d’humeur à faire le moindre effort, à rompre la moindre lance pour cette antique religion encore pleine d’honneurs, de richesses et de vie apparente, mais sans crédit, sans action sur les âmes, sans adeptes nouveaux, délaissée peu à peu comme ces vieux édifices qu’un instinct prophétique, avant qu’ils ne s’écroulent, ordonne d’abandonner. Il fallait l’échafaud pour lui rendre la vie ! Ce fut comme un premier symptôme de régénération quand de modestes prêtres, d’humbles religieux, la veille encore insoucians, engourdis, quelques-uns même plus ou moins sybarites, se réveillèrent le cœur aussi intrépide, aussi préparés au martyre que s’ils avaient passé leur vie dans les austérités du désert ou dans la nuit des catacombes. Puis un autre signal plus éclatant et mieux compris allait venir de deux hommes qui, chacun dans sa sphère et selon sa mesure, sont vraiment les premiers promoteurs de ce réveil chrétien. Nous parlons d’un grand politique et d’un grand écrivain, du premier consul et de M. de Chateaubriand, du concordat et du Génie du Christianisme. Ce rapprochement n’a rien d’artificiel ni de forcé : ce sont bien ces deux hommes et ces deux œuvres qui, à l’entrée du nouveau siècle, ont pris la part la plus considérable à la résurrection des traditions chrétiennes. M. Guizot en parle avec un rare esprit de justice et d’impartialité. N’ayant pour ces deux hommes qu’une médiocre sympathie, et ne dissimulant pas que les deux œuvres ont vieilli à certains égards, et sont un peu passées de mode, il n’en soutient pas moins, et même avec chaleur, que le Génie du Christianisme, en dépit de ses imperfections, est un grand et puissant ouvrage, comme il n’en apparaît qu’à de longs intervalles, une de ces œuvres qui, après avoir remué profondément les âmes, laissent derrière elles d’ineffaçables traces. Et quant au concordat, si les amis les plus sincères des croyances chrétiennes en relèvent aujourd’hui avec regret, presque avec amertume, les vices et les dangers, M. Guizot n’en admet pas moins qu’il était en 1802 de la part du premier consul un acte d’intelligence supérieure bien plus que d’esprit despotique, et pour la religion l’événement le plus opportun et le plus nécessaire, la condition du saint. Il croit qu’après dix ans d’orgies révolutionnaires il ne fallait pas moins que la reconnaissance solennelle de l’état pour lui restituer l’influence, la dignité et la stabilité qu’elle avait absolument perdues.

Nous le croyons comme lui, mais non sans nous permettre de certaines réserves. Le concordat fut un bienfait sans doute. ; on n’en petit contester ni l’opportunité ni la nécessité : pourquoi ? Parce que deux ans auparavant le mouvement nationale de 1789 s’était brusquement transformé en une abdication au profit d’un seul homme. Si au lieu d’accepter ce sauveur, moitié par lassitude, moitié par enthousiasme, la France avait eu l’énergie, au prix d’un suprême effort et de nouvelles calamités peut-être, de se sauver soi-même et de rester maîtresse de ses destinées, les transactions du concordat cessaient d’être un bienfait nécessaire. Le christianisme aurait eu plus de peine, il eût mis plus de temps à recouvrer sa place sur notre sol, il ne fût pas rentré d’emblée, d’un trait de plume et du soir au matin, dans tous ses presbytères, dans toutes ses églises ; il les eût reconquis peu à peu, après avoir conquis les âmes ; il n’eût rien négligé, sans autre appui que son propre troupeau, pour le rendre plus fort, pour en grossir le nombre ; on l’aurait vu se ménager la confiance des populations, se faire accepter par elles comme un consolateur nécessaire, comme un père, un ami, non comme un émigré amnistié, réintégré par tolérance et par faveur, par acte d’autorité, et devenu l’obligé d’un homme et le vassal de son pouvoir. Ce n’est pas tout d’être guéri d’une maladie mortelle ; il faut encore que le remède, en triomphant du mal, ne lègue pas à celui qu’il délivre une constitution altérée, une vie languissante. Le concordat nous a guéris sans doute d’une grande plaie pour un peuple, le complet divorce avec Dieu ; il a rendu le christianisme à la France, mais il le lui a rendu moins robuste et moins aguerri, moins vivace et moins populaire, moins en état de tenir tête au danger que si les anciennes croyances avaient dû pour renaître se frayer elles-mêmes leur chemin. En religion ainsi qu’en politique, la France se ressent encore, peut-être même se ressentira toujours d’avoir été sauvée par le 18 brumaire.

Ce qu’il faut reconnaître avec M. Guizot, c’est qu’aujourd’hui, quand nous jugeons les œuvres de nos pères qui remontent à plus de soixante ans, nous en parlons bien à notre aise. Les résultats sont là qui nous éclairent. C’est en 1802 qu’il se faut transporter, devant ces populations sans pasteurs, ces tombes sans prières, ces berceaux sans baptême ! Quel chrétien assez fier et assez prévoyant eût alors repoussé, comme un présent funeste, au nom de ses croyances et dans l’intérêt de sa foi, un régime qui restaurait le christianisme, et d’un coup de baguette réparait tous ses maux ? Personne alors ne se fût permis ce paradoxe, et n’en eût eu seulement la pensée. Ne blâmons donc qu’avec indulgence et mesure ceux qui inventèrent ce compromis ; mais les faits qui en découlent n’en subsistent pas moins, et, quand nous constatons l’état présent des croyances chrétiennes, nous ne pouvons pas faire qu’à chaque pas nous ne trouvions en elles les traces encore vivantes de ce défaut d’origine, de cette résurrection par voie d’autorité. De même que le gouvernement de la restauration, malgré ses plus sincères efforts et sa constante bonne volonté, n’a jamais pu se faire absoudre par la France de la compromettante amitié de l’empereur Alexandre et de lord Wellington, de même le christianisme chez nous depuis soixante ans doit en partie ses faiblesses et les préventions qu’il excite à l’honneur d’avoir eu pour parrain l’empereur Napoléon Ier. Recueilli, réchauffé sous l’abri de sa pourpre et devenu son pensionnaire, il a pris malgré lui certains besoins de protection, certaines habitudes de soumission et presque de complaisance qui, le rendant sous nos divers régimes solidaire du pouvoir, lui ont fait partager la responsabilité des fautes et les périls de l’impopularité.

N’a-t-on pas vu pendant ces soixante ans, par un exemple passager, ce qu’aurait gagné la religion à rester vis-à-vis du pouvoir dans des termes moins compromettans et à savoir franchement se passer de ses faveurs ? Un gouvernement s’est trouvé plein de respect au fond pour les intérêts religieux du pays et toujours prêt, à rendre aux ministres du culte la plus bienveillante justice, mais exposé dès sa naissance aux froideurs et aux hostilités d’un certain nombre de catholiques et d’une grande partie du clergé ; ne sait-on pas combien cette attitude est devenue favorable au catholicisme lui-même ? Il a passé pendant ces dix-huit ans pour être sans crédit, et par là même il n’a cessé d’en acquérir chaque jour davantage, non pas dans les bureaux et dans les antichambres, mais dans les consciences. On peut dire hardiment que les plus grands et les plus sérieux progrès dont la religion chrétienne ait à se glorifier depuis le commencement du siècle, c’est dans cette période qu’ils se sont accomplis. Nous n’en concluons pas que l’hostilité systématique au pouvoir soit une condition nécessaire à la propagation des idées religieuses : toute guerre intestine est un mal, et nous n’en provoquons aucune ; mais il faut au ministère sacré, pour qu’il ait action sur les âmes, un certain genre d’indépendance allant jusqu’à la fierté, et mettant en complète évidence son détachement des choses de la terre, son oubli des intérêts mondains.

Depuis 1830 jusqu’en 1851, quels que fussent au fond les motifs de son éloignement, de son indifférence, le clergé catholique avait acquis le bénéfice de cette situation. Il avait prospéré et grandi, il s’était concilié, au grand profit des croyances chrétiennes, l’estime, le respect, l’adhésion même d’esprits jusque-là rebelles et d’émigrans. Savait-il bien d’où lui venait cette insolite bienveillance ? Comprenait-il combien pour sa cause et pour lui elle était préférable aux anciennes faveurs de cour ? S’est-il depuis toujours tenu sévèrement en garde contre les tentations qui ont pu l’assaillir ? A-t-il persévéré partout à n’encenser que Dieu, à n’adorer que sa puissance ? Des enthousiasmes plus terrestres et d’apparence moins désintéressée ne lui ont-ils pas déjà fait perdre une partie du terrain conquis ? Ce sont là des questions qu’il est peut-être bon de ne pas approfondir ; mais on en sait assez pour comprendre que depuis les quinze dernières années le vice radical du concordat, l’esprit dans lequel il a été conçu, cette prétention d’établir entre le christianisme et le pouvoir absolu une alliance soi-disant naturelle, une sorte de complicité nécessaire, ait soulevé chez certains cœurs chrétiens des objections, des craintes et des antipathies plus vives que jamais.

Nous voici en présence d’un des grands incidens de ce réveil chrétien dont M. Guizot nous retrace l’histoire. Que le premier consul ait relevé les autels, moitié pour obéir aux grandes vues de son génie, moitié pour satisfaire à ses instincts de despotisme ; que M. de Chateaubriand ait ému et charmé la société française en lui révélant les trésors d’une poésie chrétienne qu’elle ignorait ; que M. de Bonald ait fait aux traditions gouvernementales de l’ancien régime l’honneur de les traduire en théories métaphysiques ; que M. de Maistre enfin ait versé dans des flots de fougueuse éloquence des invectives accablantes contre l’esprit de révolution, il n’y a dans tout cela qu’un hommage à de nobles ruines, un cri d’indignation contre les destructeurs, une généreuse tentative de réhabiliter le passé, de le glorifier, de lui rendre la vie ; mais les graves questions, les questions de l’avenir ne sont pas encore posées. Ce n’est pas tout d’avoir restauré le christianisme, il faut le faire vivre, le faire vivre en bonne intelligence avec une puissance désormais hors de pair, une force irrésistible, la civilisation moderne. Comment faire accepter par l’église chrétienne, et en particulier par l’église catholique, les libertés de la société civile telle que l’a constituée la révolution française ? Comment faire respecter par cette société les justes droits de l’église ? Tel est le double problème qui ne pouvait manquer d’apparaître bientôt.

Jusqu’en 1830, on ne fit que le pressentir : la solution n’en avait rien d’urgent. La religion catholique ayant repris sous le gouvernement de la restauration son ancien privilège de religion d’état, il n’était pas question de conciliation, de tolérance réciproque entre elle et la société. C’était de haute lutte qu’on entendait lui faire sa part, et le bras séculier était à son service, sans violence, avec modération, mais non pas sans dommage pour son autorité, pour son empire sur les âmes. Elle avait à la fois les charges et les profits de sa situation privilégiée. Après 1830, ce fut tout autre chose. Les mots religion de l’état disparaissant du pacte constitutionnel, aucun culte ne pouvait plus prétendre à des immunités particulières, à une position dominante. Tous ils avaient les mêmes droits. Quel que fût le nombre de leurs adhérens, du moment qu’ils étaient reconnus et subventionnés par l’état, la loi les tenait tous pour également sacrés, également respectables. Cette neutralité du pouvoir fit jeter les hauts cris à certains catholiques. Pour eux, le privilège était l’essence même, l’état normal, la condition vitale de leur croyance. Les réduire à ce maigre régime d’égalité et de droit commun, c’était plus que de l’indifférence, plus que de l’abandon ; c’était de la spoliation, de la persécution. Ils se plaignaient d’autant plus fort que leurs adversaires affectaient de triompher plus bruyamment. Les extrêmes se touchent : de part et d’autre, on croyait fermement que, sans l’appui particulier, sans les faveurs des magistrats et des gendarmes, il n’y avait pour le catholicisme aucune chance de salut, que jamais à armes égales il ne résisterait au choc de ses ennemis ; seulement les uns se posaient en martyrs, maudissant l’athéisme du pouvoir et lui imputant d’avance l’inévitable ruine de la foi, tandis que les autres reprochaient à ce même pouvoir ses prétendues faiblesses pour l’ancien culte privilégié, l’accusant de prolonger son existence en le favorisant sous main.

C’est au milieu de ce conflit qu’on vit se former peu à peu un groupe de catholiques envisageant les choses sous un aspect absolument nouveau. Ils étaient jeunes, ils étaient de leur temps ; leurs cœurs battaient à ces nobles idées de liberté et d’indépendance dont la France pour la seconde fois paraissait alors enivrée, et qui semblaient la reporter à l’aurore de 89 : chrétiens fervens, sincères et résolus, qu’allaient-ils faire ? Devaient-ils sacrifier à leur foi religieuse cette foi politique qui venait d’éclore en eux ? Pourquoi ? Qui donc, les empêchait d’être à la fois catholiques et libéraux ? où était l’incompatibilité entre les principes de l’Evangile et ceux d’un gouvernement libre ? N’était-ce pas du choix libre des fidèles qu’était né dans les premiers siècles le gouvernement de l’église ? le respect de la liberté humaine, l’amour du droit, la lutte contre la force tyrannique et barbare, n’était-ce pas la gloire, l’essence même des croyances chrétiennes ? Ceux-là n’avaient-ils pas faussé le catholicisme qui, depuis trois siècles, l’avaient associé et comme identifié à la fortune et aux préceptes de l’ancienne monarchie ?

Quand ils se furent bien convaincus que non-seulement il n’y avait rien d’inconciliable entre leur foi et leurs opinions, mais que c’était leur devoir de chrétiens et le plus grand service qu’ils pussent rendre à l’église que de l’arracher à ses tendances rétrogrades et de la réconcilier avec le monde et les idées modernes, ils entrèrent franchement en campagne, déployèrent leur drapeau, formèrent un comité et fondèrent un journal, ne négligeant aucun moyen de propager leurs idées et de grossir leurs rangs. S’ils avaient eu la bonne chance de se choisir un chef non pas plus éloquent, mais d’un jugement plus sûr, moins passionné, moins téméraire que l’abbé de Lamennais ; si les nobles esprits, les cœurs d’élite, les merveilleux talens qui se groupèrent autour de lui avaient eu seulement quelques années de plus, moins d’impatience et moins de feu, moins de préventions contre un pouvoir nouveau encore mal affermi et plein d’un tel esprit de la vraie liberté que chaque jour il mettait son existence en jeu pour ne pas attenter au droit de ses adversaires, pour ne pas faire un pas en dehors de la légalité ; s’ils avaient compris quels services leur cause en pouvait attendre à la seule condition de ne pas lui demander l’impossible, de ne pas le harceler et le gourmander à tout propos, de ne pas prêter main-forte à ses démolisseurs ; en un mot, si le même talent, la même ardeur, la même sincérité, le même dévouement, s’étaient alliés à plus d’expérience, à plus de mesure et de sens pratique, peut-être après trente-six ans cette grande œuvre de la conciliation de l’église et de l’esprit moderne serait-elle mieux comprise et plus avancée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ce qui a grossi la difficulté et compliqué le problème, c’est la vivacité des opinions que professèrent dès le début les catholiques libéraux. Leur entreprise était déjà bien assez difficile, même en la réduisant à ses plus simples termes ! N’était-ce pas assez que de faire accepter par le gros du clergé et des fidèles les résultats définitifs de la révolution, les droits à jamais acquis de la société civile, les bienfaits de la liberté telle que l’avait comprise le gouvernement de juillet, telle que la comprendra tout gouvernement vraiment libre, de la liberté fondée sur la souveraineté de la loi, sur le respect des droits de tous, aussi bien des droits du pouvoir que de ceux du moindre citoyen ? Prêcher à des catholiques le libéralisme à outrance, sans limite et sans garantie, le libéralisme utopique, absolu, agressif et révolutionnaire, tel que le patronnait l’Avenir, l’organe de l’abbé de Lamennais et de ses jeunes amis, c’était tout compromettre, couper court à toute propagande, effrayer ceux qu’on voulait convertir et donner prétexte à l’église, si l’occasion s’en présentait jamais, de se jeter par prudence dans les bras du pouvoir absolu.

Cette même ardeur qui les poussait, en politique, jusqu’à la liberté sans frein les entraînait, en religion, à l’excès de l’obéissance. Jamais ils n’osèrent se passer de l’approbation de Rome, son silence ne leur suffisait pas. Ce silence expectant que le saint-siège aime à garder, non sans raison, chaque fois qu’il est en présence d’une entreprise nouvelle, ils voulurent le lui faire rompre. Il leur fallait un avis explicite, une décision formelle : c’était jouer le tout pour le tout ; n’importe, ils n’eurent ni paix ni trêve jusqu’à ce que le saint-père leur eût donné tort ou raison. Puis, quand l’arrêt fut prononcé, quand ils furent censurés, comme on devait s’y attendre, ils durent, sous peine de révolte ; se soumettre, courber la tête et renoncer à la lutte, au grand détriment de leur cause. Non-seulement ils avaient perdu leur autorité sur l’esprit de certains fidèles, comme on le vit, lorsqu’au bout de quelques années, las de leur inaction ; ils rentrèrent dans la lice, mais ils avaient causé un bien autre dommage : ils avaient fait entrer la cour de Rome avant le temps, sans à-propos et sans nécessité, dans la voie regrettable qu’elle suit aujourd’hui, engagée par ses propres paroles. N’était-il pas possible qu’interrogée plus tard, en d’autres termes, dans d’autres circonstances ; elle eût autrement répondu ?

On ne peut donc se le dissimuler, si depuis le commencement du siècle le christianisme a fait en France de grands et de réels progrès, s’il lui est ne de vaillans serviteurs ; d’illustres champions, s’il a recouvré peu à peu une partie de son domaine, s’il a même à certains égards étendu ses conquêtes, il est un succès qui lui manque, une victoire qu’il n’a pas remportée : l’œuvre commencée en 1830 reste toujours inachevée, la question n’a pas fait un pas ; la bonne entente, l’harmonie, ne sont pas établies, la paix n’est pas signée entre la foi chrétienne et l’esprit de notre temps.

Il y a des gens qui s’en consolent : la tentative leur semble chimérique, et rien pour eux n’est moins extraordinaire que le désaccord qu’on voudrait faire cesser. N’a-t-on pas toujours vu cette sorte de guerre entre l’esprit laïque et l’esprit religieux ? N’est-ce pas la destinée du christianisme depuis qu’il est au monde, n’est-ce pas son rôle, sa mission, on peut même dire son honneur que de blâmer et de combattre dans chaque siècle les idées et les goûts dominans ? Pourquoi vouloir changer ce qui a toujours existé ? La foi chrétienne est aujourd’hui ce qu’elle était hier, peu tolérante pour son temps : laissez-la faire, il doit en être ainsi. — A quoi nous répondons que c’est jouer sur les mots et se payer d’équivoque que de confondre deux choses aussi parfaitement distinctes, l’esprit du siècle généralement parlant, en d’autres termes l’esprit mondain, ce cortège de passions et de vices toujours les mêmes à toutes les époques sous de légères diversités de formes, et l’esprit de chaque siècle pris en particulier, c’est-à-dire l’ensemble des idées, des mœurs et des institutions qui impriment à la société de chaque époque une physionomie différente. Que le christianisme soit l’adversaire naturel, permanent et nécessaire de l’esprit mondain, des vices et des passions des hommes, qu’il le soit en tout temps, en tout lieu, aujourd’hui comme hier, que lui conseiller sur ce point la moindre innovation fût une méprise et un oubli de sa vraie raison d’être, de sa mission et de sa dignité, rien de plus incontestable ; mais prétendre qu’il soit de sa nature incapable de s’accommoder à l’esprit de telle ou telle époque, qu’il ne sache que blâmer et combattre les idées, les tendances, les lois des siècles où il vit, c’est donner aux témoignages de l’histoire, aux faits les plus clairs et les plus authentiques un trop étrange démenti. Comparez donc les derniers siècles de l’empire d’Occident et les premiers de l’époque féodale, sont-ce les mêmes mœurs, le même état de société, les mêmes institutions ? Y a-t-il rien de plus dissemblable, de plus contradictoire ? Eh bien ! le christianisme n’a-t-il pas tour à tour soutenu l’empire jusqu’à sa dernière heure et prêté le concours le plus franc et le plus efficace à l’établissement de la féodalité ? Puis, quand le système monarchique a peu à peu pris le dessus et triomphé de l’anarchie féodale, le christianisme s’est-il mis en travers ? A-t-il fait à cette nouveauté le moindre obstacle, la moindre résistance ? Ne l’a-t-il pas acceptée de bonne grâce ? Ne s’est-il pas associé aux idées, aux principes, aux devoirs, à la fortune même, aux grandeurs de la royauté ? Ce que nous lui demandons aujourd’hui, c’est de faire une fois de plus ce qu’il a toujours fait, d’accepter sans regret et sans hostilité un changement nécessaire, irrévocable, conforme à la nature des choses et par là même légitime, de traiter en un mot l’esprit moderne d’aujourd’hui comme jadis il a traité tous les autres esprits modernes qui ont successivement apparu en ce monde.

Pourquoi la conciliation lui serait-elle cette fois plus difficile et plus embarrassante ? Les idées de liberté sont-elles donc étrangères et inconnues au christianisme ? ne les a-t-il jamais pratiquées ? N’ont-elles pas au contraire entouré son berceau ? n’est-ce pas au sein même de l’église qu’est né ce système d’élections, de discussion, de contrôle, qui est aujourd’hui l’honneur et la juste ambition de notre esprit moderne ? Faire sa paix avec la liberté, s’accommoder à son régime, comprendre et bénir ses bienfaits, est-ce donc absoudre ses erreurs ? est-ce approuver ses crimes ? est-ce faire la moindre concession au désordre et à l’anarchie ? — N’importe, dira-t-on ; ne mêlez pas la religion aux questions de parti, ne l’intéressez pas à ce genre de querelles. Plus elle s’abstiendra des affaires de ce monde, plus son empire s’affermira. — Nous en tombons d’accord, et tout à l’heure nous-même nous insistions sur cette vérité ; mais, si dégagés qu’ils soient de toute politique, de tout intérêt mondain, si absorbés qu’on les suppose par la prière et les bonnes œuvres, les esprits les plus religieux et le clergé lui-même peuvent-ils vivre ici-bas en complète ignorance de tout ce qui s’y passe ? Pour s’attaquer aux vices, aux bassesses, aux désordres du siècle, ne faut-il pas qu’ils les connaissent, et de leurs propres yeux ? Nous le demandons à ces âmes pieuses qu’effarouche le plus l’association de ces deux mots, libéralisme et religion : trouvent-elles donc mauvais que des voix éloquentes condamnent et flétrissent du haut de la chaire sacrée les égaremens de l’esprit moderne, le délire révolutionnaire, ces doctrines impies, la plaie de la famille et de la société ? Si la religion doit faire ainsi la guerre à la mauvaise liberté, ne faut-il pas l’autoriser à parler aussi de la bonne ? Ne faut-il pas l’encourager à n’en parler qu’en termes bienveillans, à faire valoir ses côtés généreux, à la faire aimer et comprendre ? Qu’est-ce donc que le christianisme, et quel sort lui réservez-vous ? N’en faites-vous qu’une étroite doctrine, privilège de quelques élus, consolation tardive et solitaire de ceux que sépare du monde ou la vieillesse ou la douleur ? Si vous ne lui demandez pas autre chose, s’il vous suffit de le faire vivre tout juste assez pour ne pas mourir, comme une de ces ruines que l’archéologie protège et qu’on tient hors d’usage tout en les respectant, alors séparez-le des générations qui s’élèvent, de cette démocratie qui s’avance à pleins bords ; laissez-le s’isoler et vieillir, laissez-le s’enfouir et se complaire dans la louange du passé, dans le dédain du présent, grondeur sans indulgence, chagrin, morose, impopulaire ! Mais si, comprenant mieux sa véritable destinée, vous voulez qu’il exerce une action salutaire non pas seulement sur vous et vos amis, mais sur le genre humain tout entier, qu’il entre au cœur de tous vos frères, jeunes et vieux, petits et grands, qu’il les pénètre de l’esprit de justice et de vérité, qu’il les transforme, les redresse, les purifie, les régénère, alors souffrez qu’il leur parle leur langue, souffrez qu’il s’intéresse à leurs idées, qu’il s’accommode à leurs penchans, sans faiblesses ni flatteries, mais comme un tendre père qui attire à lui ses enfans en se rajeunissant pour eux, en se prêtant à leurs goûts, tout en corrigeant leurs défauts, tout en les détournant des dangers de la vie, et en leur enseignant les voies étroites et sévères de la sagesse et de la vérité.

Que ceux pour qui la foi chrétienne n’est qu’une croyance comme une autre, une œuvre purement humaine, par conséquent mortelle et périssable, se flattent d’en avoir plus promptement raison, s’ils la tiennent isolée de la partie vivante de notre société, séquestrée, pour ainsi dire, dans le cercle des idées rétrogrades et absolutistes ; que ceux-là poursuivent de leurs sarcasmes le catholicisme libéral, traitent ses projets de chimères et triomphent de ses échecs, il n’y a rien que de très naturel : ils jouent leur jeu, ils soutiennent leur cause ; mais que de vrais chrétiens, de sincères croyans se coalisent avec eux ou tout au moins suivent la même ornière, marchent au même but, repoussant, eux aussi, toute paix, toute conciliation avec l’esprit moderne, se raillant des pacificateurs et s’opposant à leurs desseins comme à des tentatives non pas seulement impraticables, mais coupables, impies, sacrilèges, c’est là plus qu’une erreur, plus que de l’aveuglement, c’est pour l’avenir des croyances chrétiennes un grave et alarmant symptôme.

Il n’y aurait pas à en prendre souci, si un petit nombre de fidèles, quelques esprits chagrins, quelques vieillards moroses s’obstinaient seuls à ces idées : le temps en ferait justice ; mais, ne vous y trompez pas, c’est la masse qui penche de ce côté. Les idées de conciliation ne sont encore à la portée que d’une certaine élite. Le groupe où elles sont nées voilà plus de trente ans n’est pas beaucoup plus nombreux, et peut-être est-il moins en faveur, moins soutenu par l’opinion. Que de raisons cependant pour le mieux accueillir ! N’est-il pas aujourd’hui tout autrement conduit qu’à ses débuts ? Qui peut-il effrayer par ses témérités ? En politique, il n’aspire qu’aux libertés les plus modestes ; en religion, il n’est ultramontain que dans la juste mesure exigée par la foi. Que lui manque-t-il donc ? Sa cause est-elle obscure, mal exposée, mal défendue ? Jamais il n’en fut peut-être de mieux mise en lumière. Dieu lui a suscité d’incomparables défenseurs. Quand une idée est patronnée par l’infatigable énergie, la pénétrante éloquence de M. l’évêque d’Orléans, par des maîtres de la parole comme M. de Montalembert, des écrivains comme M. Albert de Broglie et le P. Gratry, quand elle a déjà vu mourir à son service de jeunes et vaillans champions comme Charles Lenormant, Frédéric Ozanam, Henri Perreyve, si elle n’attire pas tout à soi, si elle ne fait pas d’emblée de larges et rapides conquêtes, si elle ne s’empare que de l’approbation des connaisseurs et n’obtient de la foule que des applaudissemens stériles, il n’y a pas à s’y méprendre, Son temps n’est pas venu, les esprits ne lui sont pas ouverte. S’ensuit-il qu’ils soient acquis à la cause contraire, et qu’en dehors de ce groupe il n’y ait contre les lois et les idées modernes qu’hostilité et guerre ouverte, que tous les autres chrétiens acceptent sans réserve les doctrines de certains journaux violemment rétrogrades qui font à la religion le tort de passer pour ses confidens ? Non, les masses par instinct échappent aux opinions extrêmes ; mais, sans rompre en visière avec des idées modernes, la grande majorité des fidèles les tient pour dangereuses et s’en écarte avec ombrage. Entre la société civile et la société religieuse, les rapports sont froids et contraints : il y a comme un défaut de confiance et de sympathie ; le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles vivent en deux camps séparés.

C’est déjà beaucoup trop. Ne comptez point sur un nouvel élan, sur un complet réveil des croyances chrétiennes, sans un retour de sincère harmonie entre l’église et la société. Le désaccord actuel, pour peu qu’il se prolonge, semblerait accuser comme un déclin du christianisme : on pourrait dire qu’il perd pour la première fois et ce discernement des besoins de son époque et cette puissance de rajeunissement qui lui ont valu pendant dix-huit siècles sa longévité sans exemple. Pour que les prédictions qui précédèrent sa naissance reçoivent leur accomplissement, pour qu’il vive autant que cette terre où rien ne vit et ne dure que ce qui change et se modifie, ne faut-il pas qu’il soit soumis à la commune loi, et que, restant au fond toujours le même, lui aussi, au moins à la surface, il se transforme et se renouvelle ? Le condamner à l’immobilité de peur qu’il ne s’altère, le pétrifier pour le garder plus pur, c’est prononcer sa déchéance, autant vaut le tenir pour mort. Cesser d’être ou vivre en léthargie, n’est-ce pas à peu près même chose ?

D’où vient donc, malgré tant de sujets d’alarme, qu’au fond de l’âme nous nous sentions tranquilles, et qu’à nos inquiétudes se mêle tant d’espoir ? Est-ce une foi non raisonnée, un pur instinct qui nous soutient ? Non, c’est le christianisme lui-même, le christianisme de nos jours, qui par ses actes nous rassure. Malgré ce désaccord avec son temps qui entrave ses progrès, malgré toutes les plaies dont il souffre, toutes les froideurs qu’il endure, tous les cœurs qui lui sont fermés, partout où il pénètre, il est encore si bien lui-même, si plein de vie et de lumière, il verse de tels trésors de compassion et de tendresse, fait répandre de si douces larmes, enfante de tels dévouemens, qu’évidemment il n’est pas en déclin. L’arbre prêt à mourir ne nourrit pas de pareils fruits, ne porte pas de tels rameaux. Ici la sève abonde et jaillit des racines ; une éternelle jeunesse se trahit à des signes certains. Ne les cherchez pas, ces consolans symptômes, ailleurs qu’au foyer domestique ou bien à l’ombre des autels, dans le secret de la maison de Dieu. N’en demandez pas l’expression officielle et publique ; ni les institutions, ni les lois, ni les monumens, ni rien d’extérieur, en un mot, dans le mouvement de la vie sociale, ne vous en donneraient un suffisant indice. Sous ce rapport, le contraste est frappant entre l’époque où nous vivons et les siècles qui nous ont précédés. Il y a quatre-vingts ans, pendant que les chrétiens, isolément et pris à part, se détachaient de plus en plus de Dieu, pendant que la croyance en Voltaire régnait au fond de presque tous les cœurs, la société restait extérieurement chrétienne, la religion présidait à tous les actes de la vie commune, les consacrait par sa présence et par ses bénédictions ; tout se faisait en son nom, sa souveraine autorité était inscrite et proclamée partout. Aujourd’hui c’est à peine si à longs intervalles, et encore pour des cérémonies où, par vieille habitude, on veut qu’elle figure et qu’elle seule peut d’ailleurs décorer convenablement, on lui concède un simulacre de ses préséances d’autrefois ; tout le reste du temps il n’est plus question d’elle, on s’en passe comme d’une superfluité, on l’évite comme un embarras, son nom n’est même pas prononcé. Vous la croyez tombée dans le dernier oubli, déchue, abandonnée, sans vie et sans honneur ; mais ce n’est là qu’une apparence : si vous portez vos regards plus avant, si vous soulevez certains voiles, la condition du christianisme va vous sembler tout autre. Pendant que le monde extérieur lui échappe, le monde de la conscience lui revient. Ce que les institutions lui refusent, les âmes commencent à le lui rendre. Que d’esprits rebelles ou perplexes qui peu à peu s’inclinent devant lui et bravement lui demandent secours ! Que de cœurs fatigués qui déjà lui doivent le repos ! Ne voyez-vous pas des familles entières, presque ignorantes jusque-là des douceurs de la foi, qu’un nouveau baptême semble avoir transformées ? C’est aux enfans presque toujours que sont dues ces métamorphoses : l’éducation chrétienne qui par eux s’introduit au foyer remonte jusqu’aux parens. La mère apprend les vérités qu’on explique à ses filles, elle s’y attache en les comprenant mieux, et pour les mieux enseigner les pratique ; le père lui-même sent la nécessité de ne pas troubler ses fils par la contradiction de ses propres exemples, et, devenu chrétien par devoir, il le demeure par affection.

C’est ainsi que sans bruit, sans éclat, par un travail latent dont les résultats seuls se laissent apercevoir, la foi s’étend et se propage. Il faut bien que ses rangs se recrutent et que les générations nouvelles, par le contingent qu’elles y portent, fassent plus que compenser les vides que produit la mort, puisque l’enceinte des églises, dans les grands centres de population, devient presque partout trop étroite. Ne parlons pas des jours de fêtes, de ces solennités qui, par l’attrait d’une sorte de spectacle, attirent peut-être autant d’oisifs que de croyans ; bornons-nous aux jours les plus modestes, aux offices les moins brillans : pouvez-vous contester que d’année en année ils sont suivis avec plus de zèle et que le nombre des assistans s’accroît ? Ne remarquez-vous pas aussi combien d’hommes sont mêlés aux femmes ? La présence d’un homme dans une église au commencement du siècle faisait événement : on aurait aujourd’hui trop à faire, s’il fallait encore s’en étonner, et ce n’est certes pas un médiocre triomphe de la foi sur le respect humain que ce retour des hommes dans l’asile de la prière. Bien d’autres nouveautés du même genre pourraient sembler non moins extraordinaires, et par exemple dans nos écoles, dans nos camps, des étudians, des militaires confessant hautement leur foi, dans telle de nos grandes villes non-seulement une magistrature, mais un barreau qui compte en majorité parmi les membres de son conseil des chrétiens pratiquans, un corps de médecine, ce qui est peut-être encore plus rare, où le même calcul donne le même résultat. S’il y avait un profit quelconque à passer aujourd’hui pour chrétien, si nous étions seulement aux jours de la restauration et qu’on eût quelque chance de se faire mieux noter et de mieux servir sa famille en affichant la piété, nous pourrions ne pas tenir grand compte de ce redoublement de ferveur apparente, de ces églises de plus en plus peuplées, de ces saintes communions de plus en plus nombreuses ; mais en sommes-nous là, et n’est-il pas d’un bien meilleur calcul, quand on veut parvenir de se faire aujourd’hui franc-maçon que de se commettre dans quelque conférence de Saint-Vincent-de-Paul ? Qu’il y ait encore des hypocrites, de faux dévots, qui le conteste ? Il y en aura toujours ; mais ce n’est pas le vice à la mode. Il faut par le temps qui court, pour entrer souvent à l’église, avoir vraiment besoin de prier Dieu. Nous défions les plus sceptiques, même en leur laissant toute marge pour critiquer, trier, élaguer autant qu’il leur plaira, de ne pas reconnaître comme de franc et bon aloi les progrès, limités sans doute, mais néanmoins incontestables du christianisme de nos jours. Il est d’ailleurs une pierre de touche qui ne permet guère de s’y tromper : des trois vertus théologales, la moins facile à contrefaire est celle qui puise à notre bourse et qui nous force à être généreux. Demandez au clergé, ce trésorier des pauvres, ce qu’est aujourd’hui la charité, s’il la croit endormie, languissante, si chaque jour il ne la sent pas plus ardente et plus animée à mesure que dans certaines âmes et à certains étages de la société les sentimens chrétiens se réveillent eux-mêmes ? Demandez-lui si ces largesses ne lui sont confiées que par la vanité et l’envie de paraître, si ce n’est pas plutôt la modestie la plus cachée qui les verse le plus abondamment, signe évident que la source est chrétienne. Sans doute on peut donner, donner beaucoup même sans croire, l’un est plus malaisé que l’autre ; mais la vraie charité est comme inséparable des deux vertus dont elle est sœur : celui qui donne bien espère et croit en même temps.

Soyez donc rassurés, la foi chrétienne existe encore ; elle vit, elle agit, elle gagne des âmes ; elle n’a pas oublié son antique secret, elle peut se rajeunir encore et s’associer aux destinées du monde. Il faut seulement lui en laisser le temps. Si elle hésite à se ranger aux modernes idées, ce n’est ni stérilité ni paresse d’esprit. La faute en est d’abord à ce siècle lui-même, qui s’explique si mal, et ne sait pas encore dire clairement ce qu’il veut. « Les principes de 89, » ce sont des mots bien élastiques. Quel sens leur donne-t-on ? comment veut-on les appliquer ? Est-ce à la liberté et à ses devoirs sévères, est-ce aux caprices de la démagogie, ou bien encore à l’esprit militaire que le siècle entend appartenir ? Le 2 décembre, ce temps d’arrêt dans notre apprentissage des institutions libres, n’a pas laissé non plus que de compliquer les choses et d’ajouter une cause de plus au trouble et aux incertitudes des esprits religieux. Qu’allait faire ce nouvel empire ? prendrait-il exemple du premier, et verrait-on la papauté une seconde fois gardée à vue par des gendarmes ? N’était-ce pas plutôt la tradition de Charlemagne qu’il se proposait de suivre, et n’apportait-il pas aux croyances chrétiennes un véritable Eldorado ? On l’avait si bien dit que la plupart s’y laissèrent prendre ; mais tout commence à s’éclaircir : ce n’est déjà plus l’espoir, encore moins la reconnaissance qui enchaîne les croyans et les rend incrédules aux bienfaits de la liberté. Encore un peu de temps, et la lumière sera complète. Si, comme il le faut croire, la vraie destinée du siècle, devenue claire à tous les yeux, se concilie avec les grands principes qui constituent le christianisme et devient un progrès nouveau dans la marche de l’humanité, ne craignez rien, le christianisme n’y sera pas rebelle, il s’en fera le promoteur. Du moment qu’il est encore vivant, qu’il existe autrement que de nom, — et, nous venons d’en acquérir la preuve, ce n’est pas la vie qui lui manque, — l’intelligence ne lui fera pas défaut.

Savez-vous le vrai sujet d’alarme, le vrai péril ? C’est que le christianisme n’est pas seul à gagner du terrain. Sans doute il marche, il agit, il travaille ; ses progrès ne sont pas contestables : ce qui l’est encore moins peut-être, ce sont les progrès, les conquêtes, l’ardeur, la confiance de ceux qui le combattent. Étrange contradiction ! ces deux forces sont en présence : ce que l’une paraît gagner l’autre devrait sembler le perdre. Il n’en estrien : de part et d’autre on grandit, on s’avance. A qui restera la victoire ? de quel côté est le progrès réel ? Nous n’avons pas le moindre doute, malgré cette apparente égalité de chances, que les chrétiens, s’ils le veulent, ont l’avenir pour eux ; mais à quel prix ? Il faut le leur dire franchement.

Avant d’en venir à cette confidence, entrons avec M. Guizot dans le camp des anti-chrétiens, estimons-en les véritables forces, examinons la formidable armée dont il s’agit d’avoir raison.


II

Ce qui distingue aujourd’hui la guerre qu’on fait au christianisme, c’est le nombre et la diversité des doctrines qui lui sont opposées. Ses adversaires se bornaient autrefois à essayer de le détruire, ils cherchent maintenant quelque chose de plus : ils travaillent à le remplacer. De là cette multitude de systèmes qui, chacun à sa guise, en termes plus ou moins obscurs et plus ou moins contradictoires, s’évertuent à trancher les grands problèmes naturels qu’agite le genre humain depuis qu’il est au monde, et que le christianisme a résolus d’une façon si simple, si complète et si lumineuse. La prétention de ces systèmes n’est pas d’être des religions ; ils se flattent seulement de devenir pour l’homme des guides suffisans, de lui expliquer l’énigme de ce monde, de pourvoir à tous les besoins de son cœur et de son esprit. Comme ils n’exigent ni sanction, ni pratique, ni responsabilité, comme ils sont indulgens et faciles poulies faiblesses de la nature humaine, on comprend qu’ils soient en faveur. Ils ont leurs croyans, leurs adeptes, disons-le même, leurs dévots. C’est là un des caractères de l’incrédulité moderne : en même temps qu’elle nie, elle affirme. Rien de plus rare de nos jours qu’un véritable incrédule, ne croyant absolument à rien, combattant la foi chez les autres et s’en abstenant pour lui. Nos incrédules d’aujourd’hui croient tous un peu à quelque chose : outre l’antipathie qu’ils ont vouée au christianisme, et qui est pour eux comme une foi commune, ils ont chacun leur foi particulière : les uns croient au panthéisme, les autres au rationalisme, ceux-ci au positivisme, ceux-là au matérialisme, sans compter tant d’autres ramifications de ces doctrines principales qui ont toutes aussi leurs croyans. Nous ne voulons pas dire que les anti-chrétiens se soient tous affiliés à la philosophie, que chacun ait sa secte, sa bannière, son credo, nous verrons même tout à l’heure que les plus dangereux peut-être sont ceux qui ne philosophent pas, ceux qui n’opposent aux progrès des saintes vérités qu’indifférence et inertie ; mais ce n’en est pas moins un fait étrange et digne d’attention que l’éclosion simultanée de tous ces systèmes anti-chrétiens. Isolément, il n’y a pas à s’en préoccuper : ils ont au fond si peu de nouveauté, si peu de consistance ! Vus d’ensemble, ils forment comme un front de bataille qui ne laisse pas que d’être imposant. Aussi nous comprenons que M. Guizot, voulant se rendre compte des forces antichrétiennes, prenne à part chacun de ces systèmes et s’arrête à les interroger ; mais on méconnaîtrait, ce nous semble, sa plus évidente intention, si l’on voyait dans les esquisses qu’il en trace autant de réfutations en règles et de traités ex professo. Il n’a voulu que donner la mesure de ces divers systèmes en les faisant passer sous la toise du sens commun. Discuter plus à fond, c’eût été un hors d’œuvre : il avait mieux à faire, et sa préface sur ce point avait clairement annoncé sa pensée. Peu importe après tout que ces systèmes soient jugés de l’une ou de l’autre façon, le résultat reste le même : qu’on les effleure à la surface, qu’on en pénètre les secrets, qu’on en sonde l’appareil scientifique, l’opinion qu’on s’en fait ne peut guère varier. Ils gagnent même à n’être qu’entrevus. Plus on les creuse, plus on en met à nu les frêles fondemens, les lacunes et les misères, l’impuissance et la vanité. Encore un coup, ce n’est pas de ce côté qu’il y a beaucoup à craindre. Certains esprits peuvent s’y laisser prendre ; la contagion ne peut chez nous s’en étendre bien loin. Les ténèbres du panthéisme, les rêves de l’idéalisme, les sécheresses du positivisme, les froideurs du rationalisme, les grossièretés du matérialisme ne séduiront, n’entraîneront jamais la masse des esprits français. Il y a là plus de bruit que de danger réel ; seulement l’ensemble de ces systèmes, si discordans, si opposés qu’ils soient entre eux, par cela seul que contre le christianisme ils sont tous également hostiles, devient une puissance dont il faut tenir compte. Ils font faisceau : c’est quelque chose de nouveau, c’est une coalition, une ligue qui n’appartient qu’à notre temps.

Est-ce à dire que le christianisme ait jamais manqué d’ennemis, et d’ennemis concertant leurs attaques ? Sans remonter bien haut dans son histoire, à ne parler que du siècle dernier, n’est-ce pas une ligue aussi, et une ligue anti-chrétienne, si jamais il en fut, que ce concert de tous nos beaux esprits enrôlés par Voltaire pour affranchir le monde des superstitions religieuses ? Peut-être même ce mouvement du XVIIIe siècle semble-t-il au premier abord plus violemment anti-chrétien que celui de nos jours. On y sent plus le parti-pris, il va plus droit au but. Ses armes sont légères, mais il en use à tout propos, sans trêve ni relâche. C’est un feu roulant d’ironie, une pluie de sarcasmes ; rien ne résiste, personne ne riposte ; la peur du ridicule ferme la bouche aux plus hardis : le sauve-qui-peut est général, la terreur se fait par le rire. Aussi quels résultats ! quel désastre ! Les autels renversés, tout culte anéanti, le clergé dispersé, traqué ou mis à mort, une nation entière sans temples, sans pasteurs, sans lien visible avec le ciel ! N’est-ce donc pas assez ? Que voudrait-on de plus ?

On ne veut pas mieux faire, on veut que l’œuvre dure ; on prétend en finir avec le malade, couper court à toute guérison, à toute résurrection possible. De même qu’après 1848 ces fougueux démagogues qui avaient cru l’occasion propice à démolir la société se consolaient de leur échec en proclamant bien haut que, si pareille chance s’ouvrait jamais pour eux, ils sauraient en user autrement et ne manqueraient pas leur coup une seconde fois, de même nos destructeurs de religion se gardent bien d’imiter leurs pères, qui n’ont fait, disent-ils, les choses qu’à moitié. Le persiflage, l’ironie, sont des moyens usés, des armes trop légères, qui blessent et ne tuent pas : c’était bon pour entamer la guerre, il faut d’autres engins pour la mener à fin. Le public a d’ailleurs changé depuis soixante ans de caractère et d’habitudes. Il est devenu, à ses dépens, plus réfléchi, plus sérieux : on a plus de peine à le faire rire, et pour lui la plaisanterie n’est pas toujours un argument. Bien plus, on lui devient suspect à badiner sur toute chose, et peu s’en faut qu’on ne le révolte au lieu de le séduire. Il faut s’accommoder à sa nouvelle humeur, il faut le prendre par son faible, et son faible aujourd’hui est qu’on le traite en homme et non plus en enfant.

La science, voilà le grand moyen ! La science est le seul guide, la seule autorité que les esprits de nos jours acceptent tous de bonne grâce. Cela se comprend : ils lui voient faire de tels miracles, elle répand sur l’humanité des biens si manifestes, elle ouvre à l’homme de telles perspectives, et confirme si incontestablement son droit de souveraineté sur ce monde qu’il lui doit en retour de se soumettre à ses arrêts, de lui garder obéissance et de ne pas rougir de l’hommage qu’il lui rend. Mais entre les mains de ceux qui le veulent soustraire à toute autre croyance, le détourner de toute soumission à une autorité plus haute, à l’invisible souveraineté du créateur de toutes choses, quelle arme redoutable que cette foi de l’homme en la science ! Aussi, pour être apte aujourd’hui à s’enrôler avec honneur parmi les adversaires des croyances chrétiennes, pour y jouer un rôle, agir sur les esprits, troubler les consciences, ce n’est plus assez d’avoir quelque talent, une plume élégante et moqueuse ; il faut être savant, ou tout au moins passer pour l’être, ce qui est plus facile, beaucoup moins rare, et partant beaucoup plus dangereux. Si le christianisme en effet n’avait affaire qu’aux vrais savans, aux grands esprits, la science et lui ne seraient jamais en véritable désaccord. Les soi-disant contradictions, les faits inconciliables disparaissent à mesure qu’on s’élève à certaine hauteur, dès qu’on ne prend plus les mots seulement à la lettre, qu’on en saisit l’esprit et qu’on remonte au point où le malentendu commence. La science ainsi comprise et pratiquée n’est pas seulement inoffensive au christianisme et aux Écritures, elle vient à leur aide et leur rend témoignage, donnant parfois à certains faits en apparence fabuleux un caractère presque historique. Ainsi Cuvier a confirmé par la plus rigoureuse induction tirée de faits incontestables tels récits de la Bible que jusque-là les croyans seuls acceptaient par pure obéissance, que les indifférens tenaient pour très suspects, et dont les grands docteurs du XVIIIe siècle aimaient à faire des gorges chaudes. Le malheur veut que pour un de ces génies conciliateurs par clairvoyance, pour un Cuvier, un Kepler, un Leibniz, un Newton, vous avez des milliers d’esprits qui ne voient que les apparences, se butent aux contradictions, et, souvent même sans malice, ne font servir le peu qu’ils savent qu’à la ruine des saintes vérités. Or ceux-là sur la foule ont autant de crédit, peut-être plus, que les véritables maîtres : c’est avec eux que le public est en commerce continuel ; ils sont nombreux, ils sont partout, dans toutes les professions ; la race des demi-savans fait le fond de la race humaine, sans compter ceux qui, plus habiles, mais cherchant le succès à tout prix, même au besoin dans le scandale, empruntent à la science le vernis nécessaire à mettre en vogue leurs écrits. Tout cela constitue une façon nouvelle de faire échec au christianisme, une méthode qui rajeunit les traditions de Voltaire. Les mieux intentionnés s’y laissent prendre : c’est l’appât qu’il leur faut, un appât sérieux ; on ne parle qu’à leur raison, ils croient se rendre à l’évidence. Que voulez-vous ? ce ne sont pas des contes qu’on leur fait, des épigrammes qu’on leur débite ; on ne se joue pas d’eux, on ne leur dit pas le mot pour rire : ce sont des faits, des faits palpables. Tarit pis pour les croyances chrétiennes si ces faits les mettent à néant ! Peut-on s’inscrire en faux contre les lois de la science ? N’est-elle pas la vérité ?

Voilà la moderne tactique : point de moquerie, point d’impatience, un grand air d’impartialité ; ce n’est plus une escarmouche, une surprise, c’est un siège, un siège en règle : on investit la place, on s’avance, on chemine avec l’autorité et sous l’abri de la science. Ce n’est pas tout. L’expérience du dernier siècle inspire encore bien d’autres précautions, d’autres ménagemens. On reconnaît maintenant que notre pauvre nature humaine n’a pas encore fait d’assez grands progrès, même en France, pour se sentir heureuse et fière de ne croire absolument à rien. C’est une infirmité dont le temps la pourra guérir, mais une infirmité avec laquelle il faut compter. Peut-on faire par exemple que la plupart des cœurs de femmes ne soient obstinément soumis au besoin de prier et de croire ? L’homme lui-même, sous le coup de certaines douleurs, ne sent-il pas un cœur de femme naître et s’éveiller en lui ? Quand la mort le sépare de ceux qu’il aime, quand il survit et quand il souffre, peut-il ne pas chercher, les yeux levés au ciel, un peu de force dans l’espérance ? Ces penchans, ces instincts peuvent sembler étranges, absurdes même si l’on veut ; ils sont indestructibles, et c’est perdre sa peine que de prétendre les supprimer. On le sait aujourd’hui, et les habiles en profitent. Faire table rase une seconde fois, renverser les autels, persécuter les prêtres, œuvre de dupes ! C’est de ses propres mains préparer d’inévitables réactions et la résurrection certaine de tout ce qu’on veut détruire. Il n’y a plus que quelques fous, quelques enfans perdus qui prêchent ces vieux moyens. Au lieu de heurter de front le besoin de croyance, mieux vaut s’en emparer, le flatter, lui offrir de séduisantes transactions. Pourquoi s’en prendre au christianisme ? Pourquoi le battre en brèche ouvertement ? Pour plaire aux libertins ? N’est-on pas toujours assuré de les avoir pour soi ? C’est aux chrétiens candides qu’il s’agit de complaire. Loin donc de laisser voir contre le christianisme la moindre arrière-pensée, il en faut exalter les beautés, faire de son fondateur un portrait admirable, le reconnaître pour le modèle de toutes les vertus, le type de toute perfection, trouver en en parlant de ces accens qui vont au cœur, et pour prix de ces touchantes concessions demander quoi ? Un léger sacrifice, un modeste erratum au texte des Évangiles, un simple changement de la valeur d’un mot ou plutôt l’abandon habile et raisonnable d’un titre sans valeur, d’un parchemin usé, d’une lettre de noblesse purement nominale, de la soi-disant divinité de cet homme admirable ! Pourquoi tenir à cette fiction ? Renoncez-y, nous serons tous d’accord. La raison n’aura plus rien à dire : avec vous, nous nous inclinerons devant ce merveilleux mortel, et, si vous voulez, même nous l’appellerons divin sans que cela tire à conséquence. Nous vous passerons l’épithète, si vous nous concédez le dogme.

Voilà comment avec du savoir-faire, avec un certain mélange de scepticisme philosophique, de rêveries mystiques et de zèle affecté pour les idées chrétiennes, on espère aujourd’hui saper le christianisme. Le procédé n’est pas nouveau. L’année même où Constantin dans sa toute-puissance semblait par son édit assurer à l’église la paix et la sécurité, un seul homme, avec quelques paroles, jetait la foi chrétienne en bien d’autres périls que les licteurs et les bourreaux de ses plus farouches persécuteurs. Lui aussi prétendait ne faire la guerre à Jésus-Christ que par amour pour sa doctrine, ne le dépouiller de sa divinité que pour mieux assurer son triomphe, mieux propager ses bienfaits, et rendre en même temps la foi moins difficile et la raison plus satisfaite. C’était exactement la même transaction qu’on croit inventer aujourd’hui. Et telle est la puissance de ces doctrines énervantes, que, même en ces temps de foi encore jeune et vivace, le monde s’y laissa prendre. Un demi-siècle à peine après la mort d’Arius, la contagion avait gagné l’Orient tout entier, une partie de l’Occident, et en dehors de l’ancien monde romain tous les peuples barbares récemment convertis. Transportez-vous à ce moment de crise où se jouait la destinée du monde, cherchez à deviner ce qui allait arriver : à ne consulter que les lois humaines, les calculs de probabilités, le christianisme n’était-il pas perdu ? Son adversaire avait pour lui la faveur de Constantin lui-même, l’adhésion ardente de son fils, toutes les forces de l’empire, tous les ressorts par qui le monde se laissait encore gouverner. Pour maintenir la foi, pour sauver du naufrage la divinité de Jésus-Christ, il fallait un miracle, une sorte de révélation nouvelle, une autre prédication de saint Paul. Ce miracle, il eut lieu. Ce qu’un homme avait fait, un homme le défit : Athanase eut raison d’Arius ; mais le christianisme n’avait pas moins failli périr, et l’arianisme moderne peut très bien se flatter qu’il aura cette fois meilleure chance, qu’un Athanase, un Basile, un Grégoire, un Jérôme, ne seront pas toujours là pour foudroyer ses argumens et reconquérir le monde au profit de la vérité. Ses menaces, ses prédictions sinistres ne sont donc pas de pures forfanteries : le danger est réel ; l’hérésie de nos jours dispose d’auxiliaires qui doublent sa puissance. Ce n’est plus corps à corps, en champ clos, avec les armes purement théologiques qu’elle combat l’orthodoxie : la lutte est générale ; tout le monde s’en mêle, toutes les armes font feu. Une coalition formidable s’acharne contre la foi ; les sciences naturelles étroitement comprises, les sciences métaphysiques orgueilleusement conduites, la critique historique habilement romanesque, autant de forces qui font faisceau au profit du nouvel arianisme. Ne voit-on pas que cette ligue est autrement puissante et fait d’autres blessures que les frivolités railleuses du dernier siècle ? Ce n’est plus seulement par la tactique et l’armement qu’elle est en notable progrès, le sol lui-même, le terrain de la lutte est également changé à son profit. Chrétiennement parlant, on peut dire que la société est aujourd’hui démantelée. Tous les abris, toutes les positions qui appartenaient au christianisme il y a cent ans dans l’état, dans les institutions, dans les mœurs, tous ces moyens de crédit, d’influence et de légitime résistance qui lui étaient acquis par un droit séculaire, et dont ses adversaires, même en le chansonnant, ne songeaient pas à le déposséder, il n’en reste plus trace. Le niveau séculier a passé par-dessus. C’est en rase campagne qu’il s’agit maintenant de soutenir l’assaut.

Si dans de telles conditions, en face de tels périls, les chrétiens n’ouvrent pas les yeux, si l’instinct de la conservation ne les pousse pas à s’entendre au moins sur les points essentiels, sur les dogmes fondamentaux de leur foi, si à tant d’efforts conjurés ils n’opposent encore que leurs divisions et leurs discordes, nous le disons sans la moindre hyperbole, il faut se voiler la face, considérer ce monde comme ayant fait son temps, et la civilisation, malgré ses apparens triomphes et ses hautaines espérances, comme frappée au cœur et menacée d’un prompt déclin.

En sommes-nous donc là ? Non, cent fois non, si nous le voulons bien, si nous savons comprendre la grandeur du péril, ce qu’il a de vraiment neuf, et ce qu’il faut aussi pour le vaincre de jeunesse et de nouveauté.


III

Et d’abord point de méprise entre chrétiens. N’allez pas croire que le catholicisme soit seul en cause, que lui seul excite des colères, et que la guerre ne soit faite qu’à lui. C’est le christianisme lui-même, la foi chrétienne tout entière, sous toutes ses formes, qu’on se promet d’anéantir. Toute secte protestante qui prend au sérieux l’Évangile, sans réserve et sans restriction, est pour le moins aussi suspecte que le pur catholicisme. Il n’y a de tolérance et d’amnistie que pour le christianisme qui ne croit pas en Jésus-Christ, celui dont certains pasteurs, en chaire évangélique, font aujourd’hui publique profession. Les protestans éclairés et sincères n’ont sur ce point aucun doute. Ils ont fait du chemin depuis le XVIe siècle : sans être dans leur foi ni moins zélés, ni moins ardens, ils ne croient plus que l’antéchrist et l’église romaine soient une seule et même chose. L’antéchrist maintenant, c’est l’ennemi commun : veut-on lui résister, il faut serrer les rangs ; ce n’est pas le temps des discordes entre frères. Les protestans amis de l’Évangile, quelque nombreux qu’ils soient dans certains états de l’Europe, savent ce qui leur manque de cohésion et d’unité ; ils sentent que pour la chrétienté le vrai rempart sera toujours cette puissante église contre laquelle on s’acharne aujourd’hui. Pendant que tous les coups portent sur elle, ils respirent, elle les met à l’abri : qu’on la renverse, ils sont à découvert. De là chez les plus clairvoyans cette sollicitude pour tous les intérêts chrétiens sans distinction, et cette solidarité défensive qui semble vouloir naître entre ceux qui sur le fond des choses sont animés de convictions communes.

Par malheur ce bienfait tout moderne, une des rares conquêtes qui dans l’ordre moral pourraient honorer notre temps, n’est pas encore très répandu. Chez ceux-là mêmes que révolte la coalition anti-chrétienne, l’idée de s’entr’aider, de s’unir, de se coaliser aussi, d’ajourner les querelles intestines, de se prêter main-forte entre frères, ne fait, il faut le dire, que de faibles progrès. L’habitude, les préjugés, l’esprit de secte, sont de telles puissances ! Si quelques-uns s’en affranchissent, — si une certaine élite qui voit les choses de plus haut se plaît à pratiquer ces idées tolérantes, la foule les suit-elles ? et l’élite elle-même ne donne-t-elle jamais que des exemples généreux ? Si c’était seulement parmi les catholiques qu’on remarquât cette tendance à l’exclusion, cette aversion du schisme poussée jusqu’à l’oubli des premiers intérêts de la foi, bien des gens, s’en diraient peut-être moins surpris qu’affligés, non que le catholicisme sainement compris et pratiqué autorise un tel oubli du véritable esprit de charité ; mais pour le catholique, s’il va trop loin dans cette voie, on peut invoquer une excuse : il a pu croire qu’en s’isolant, en évitant le contact de l’erreur, il faisait acte d’obéissance et se rendait plus agréable à Dieu ! Tandis que pour le protestant quel prétexte invoquer ? Lui qui affirme si haut son droit de croire comme il lui plaît, peut-il s’effaroucher que son prochain en fasse autant ? L’intolérance qui chez l’un nous afflige sans beaucoup nous surprendre, chez l’autre nous révolte. Comprenez-vous un protestant instruit, lettré, sain d’esprit et de cœur, professant de généreux principes, poussant même jusqu’à l’énergie l’amour et le respect du droit, et qui, dès qu’on lui parle de concéder aux catholiques ce qu’il croit juste et vrai pour tout le genre humain, le droit d’exercer leur culte avec la liberté et dans les conditions que ce culte réclame, pousse un cri de haro, fait appel à la force brutale, admet sans sourciller qu’elle tranche ces questions et d’avance en sanctionne et légitime les arrêts, parfaitement sensé sur toute autre matière déraisonnable sur celle-là, et parlant au XIXe siècle de l’église romaine comme un inquisiteur du XVIe aurait parlé de l’hérésie ? Quel étrange spectacle et quelle leçon d’humilité ! Est-il plus accablante preuve de la misère de notre esprit ?

Le rôle est pourtant si beau pour le protestant de nos jours qui veut servir le christianisme et prendre corps à corps ses véritables ennemis ! tout conspire à lui donner créance, tout semble préparé pour ajouter à ses paroles comme un surcroît d’autorité. Ces jalousies, ces mesquines colères, il les ignore, il les oublie. Il veut faire triompher la divine parole, en démontrer l’éternelle vérité, la transmission séculaire, à quoi bon contester à l’église catholique les droits qu’elle s’arroge ? Pourquoi lui faire d’insidieuses questions, de captieuses querelles ? Au lieu de raviver ces insolubles procès, ne fait-il pas mieux de chercher sur quels points l’accord subsiste encore, quels dogmes ont échappé à toute controverse, survécu à toute rupture ? Ces dogmes, il s’y attache ; ils sont pour lui le cœur, le fond même de la foi, la base d’un christianisme de paix et de concorde que tout vrai chrétien ne peut s’empêcher de défendre puisque nécessairement il le doit professer, Que la réforme, il y a trois siècles, ait eu sa raison d’être, sa cause providentielle, qu’elle fût l’aiguillon qui pour sauver la foi devait stimuler le sommeil de l’église, s’ensuit-il, quand les temps sont changés, que la conduite doive rester la même, que, pour sauver aujourd’hui cette même foi chrétienne, un chrétien, parce qu’il est protestant, soit tenu d’épouser les haines de ses pères, de ne combattre que ce qu’ils ont combattu, et, devant l’incendie nouveau qui menace la chrétienté de se croiser les bras, parce que c’est avant tout sur le catholicisme que les flammes semblent se diriger ? Laissez-le répudier cet absurde héritage ; laissez-le rompre avec cette routine. Non-seulement il faut qu’il s’abstienne envers l’église catholique de toute attaque, même indirecte, de tout reste d’acrimonie, par la simple raison qu’il fait campagne avec elle et qu’on ne tire pas sur ses alliés ; il lui doit plus encore plus que des égards, plus que des ménagemens, il lui doit éclatante justice. C’est à lui d’exposer avec franchise et loyauté les grands côtés, les beautés, les splendeurs de ces traditions dont il est séparé. Des restrictions et des réserves se mêleront à ses éloges, tant mieux, son témoignage en aura-plus de poids. Soit qu’il rappelle les services rendus, soit qu’il se porte fort contre les calomnies, à ne dire que la pure vérité, même atténuée, il fera plus pour le catholicisme qu’un panégyriste attitré.

Ce n’est pas tout : pour tenir tête au faux esprit philosophique, nulle position n’est meilleure que la sienne. Il n’a pas à lutter contre les préventions que soulève l’obéissance présumée au principe d’autorité, et, quand il professe hautement et sans réserve sa croyance aux faits surnaturels, il produit un tout autre effet, il est autrement écouté, on compte autrement avec lui que s’il n’avait pas ses coudées franches en matière de libre examen. Qu’est-ce donc lorsqu’à ces avantages de situation s’en ajoutent de tout personnels, lorsque ce protestant est un puissant esprit rompu aux plus grandes affaires et conservant au déclin de la vie, outre les trésors amassés de l’expérience et du savoir, les fécondes ardeurs du jeune âge. Dès lors s’explique ce qu’il y a de particulier dans ces méditations de M. Guizot : ce n’est pas un livre religieux comme un autre. Les meilleurs prêtres, les plus onctueux prédicateurs, les plus profonds théologiens ont un défaut irrémédiable : ils sont religieux de profession ; les vérités qu’ils soutiennent semblent être leur patrimoine, et en plaidant la plus sainte des causes ils n’ont l’air que de plaider pour eux, tandis qu’un historien, un philosophe, un homme d’état, et avant tout un esprit libre qui, après mûr examen et longues réflexions, non sans combat, non sans effort, est devenu chrétien, et qui démontre à la clarté du jour, par preuves surabondantes, que ni son esprit ni sa raison n’en souffrent le plus léger dommage, que le penseur et le chrétien vivent chez lui sans peine, dans la meilleure intelligence, voilà de quoi donner courage à bien des gens, dissiper bien des doutes, affermir bien des hésitations ; c’est à la fois le meilleur des sermons et la plus sûre des propagandes.

Comptez pourtant que des voix discordantes se mêleront au bienveillant concert qui doit accueillir un tel livre. Il y aura des récalcitrans, il y en aura d’abord parmi les réformés. Cette largeur de vues, cette suprême tolérance, n’y seront pas du goût de tout le monde. L’auteur s’entendra dire : — Vous nous abandonnez, vous êtes catholique d’esprit et d’intention ; soyez-le tout à fait. — Pauvre querelle assurément, triste façon de reconnaître le dévouement le plus fidèle, les services les plus signalés. En fait d’ingratitude, l’esprit de secte est passé maître. Aussi ne soyez pas surpris qu’autour de l’urne électorale qui quelquefois les rassemble, tous les protestans de Paris n’aient pas toujours à cœur d’exprimer à M. Guizot, par un vote unanime, leur juste et respectueux orgueil de le compter dans leurs rangs. N’oublions pas d’ailleurs que, si ces méditations ont le tort pour quelques protestans d’être trop catholiques, certains catholiques en revanche les voudraient encore moins protestantes. Nous ne disons pas que les catholiques même les plus exclusifs ne soient au fond du cœur pleins d’estime et de reconnaissance pour une œuvre aussi évidemment utile à la cause du christianisme ; seulement cette estime et cette reconnaissance, ils ne s’y livrent qu’à leur corps défendant. Ils louent très haut les intentions et le courage de l’auteur ; quant à l’œuvre elle-même, ils ne se bornent pas à mettre prudemment dans l’ombre les points de dissidences, ils laissent malgré eux percer d’inopportunes objections. Nous nous permettons de leur dire que ce n’est pas là comprendre les circonstances où nous sommes et le besoin suprême d’alliance et de concorde qu’impose au christianisme la formidable guerre allumée contre lui. Que dans les temps ordinaires, quand il n’y a de lutte engagée que sur les questions de forme et non sur le fond des choses, les croyans se complaisent à n’accepter, à ne glorifier que les écrits où résonne le pur et fidèle écho de leur foi, rien de mieux : chacun alors dans la république chrétienne peut se permettre de veiller aux intérêts de sa province plutôt qu’à ceux de la patrie ; mais quand on est en face et sous le coup d’une invasion, tout change : c’est le salut commun qui est la première loi. Il n’y a plus ni couleurs, ni nuances, il n’y a qu’un drapeau qui pour tous doit être également sacré. C’est le moment d’appeler franchement, à bras ouverts, les auxiliaires, quels qu’ils soient, dont on peut se promettre un sérieux concours. Ne vous y trompez pas, les chrétiens, même unis et marchant tous d’accord, ne suffiront que tout juste à leur tâche ; car ils n’ont pas seulement à repousser des attaques, — s’en tenir à la défensive serait être à demi vaincus ! — Ils ont à marcher en avant, à envahir, à subjuguer les âmes. Le monde est à reconquérir une seconde fois, et quel monde ! plus léger, plus frivole, plus endormi peut-être qu’il y a dix-neuf cents ans !

Encore un coup ce n’est pas la guerre anti-chrétienne dont il faut nous préoccuper. Cette nuée de systèmes, ces rêves, ces chimères, ces combinaisons maladives, ces désordres philosophiques n’ont rien qui nous effraie. Le spectacle en est triste, mais ce n’est pas du sommeil. À cette activité fébrile vous pouvez opposer une saine activité, vous pouvez en avoir raison, sans compter que vos adversaires eux-mêmes vous font la partie belle et infirment les coups qu’ils veulent vous porter. Quelle timidité au fond de leur audace ! comme ils ont peur de leurs énormités ! comme ils reculent devant les plus directes, les plus inévitables conséquences de leurs doctrines ! comme ils crient à la calomnie dès qu’on leur présente un miroir où la laideur de ces doctrines est reproduite au naturel ! Laissez-les parler et écrire, ils provoquent d’accablantes réponses ; laissez-les altérer l’histoire et les Écritures, c’est leur autorité, leur crédit qu’ils altèrent : ils sont pris à leurs propres embûches. Tout ce qui agite et secoue les esprits, tout ce qui les éveille même en les irritant tourne au triomphe de la vérité ; il n’y a de profitable à l’erreur que l’insouciance, la torpeur, l’engourdissement des âmes. Et c’est là par malheur la plaie qui nous dévore, la vraie maladie du siècle. N’essayons pas de le dissimuler, les ravages en sont trop manifestes. Autant l’impiété proprement dite, malgré ses apparens progrès et les éclats de son cynisme, ne fait en ce moment chez nous que de rares prosélytes, autant l’insouciance se propage, s’étend et s’acclimate. C’est une contagion : quiconque en est atteint ne vit plus que de la vie terrestre, n’est absorbé que par les soins, les affaires, les plaisirs de ce monde ; les grands problèmes de notre destinée, ces merveilleux mystères, notre tourment et notre honneur, n’existent plus pour lui ; il ne connaît, il ne cultive que ses instincts frivoles et grossiers ; la partie divine, de son être est en complète léthargie. Çà et là, même au milieu de ces indifférens, vous rencontrez encore quelques cœurs agités, quelques esprits perplexes. La perplexité est à l’insouciance ce que le crépuscule est à la nuit, une lueur incertaine qui lutte avec les ténèbres, tantôt vaincue, tantôt victorieuse. Rien de moins assuré que ce genre de victoire. Les esprits perplexes vous échappent encore plus vite que vous ne les prenez. N’importe, plût à Dieu que cet état de l’âme fût notre plus grand mail C’est à l’insouciance, c’est-à-dire au néant, à la mort, que tout nous pousse et nous entraîne !

Vous demandiez tout à l’heure quel est l’état présent du christianisme en France : comptez ceux qui occupent les deux camps opposés où un reste de vie se manifeste encore, ici pour attaquer, là pour défendre la foi chrétienne ; puis en dehors de ces deux camps voyez, que reste-t-il ? Une innombrable foule, inerte, inanimée, sorte de grand désert, véritable Mer-Morte qu’aucun être vivant n’habite. Voilà le monde qu’il faut reconquérir, voilà ceux qu’il faut se disputer. Comment agir sur eux ? comment les émouvoir ? comment s’en emparer ? Le secret de l’avenir est là.

Cherchez donc, essayez : quel est sur les insoucians le moyen d’action le plus sûr ? Sont-ce les pratiques de haute piété, les écrits destinés à l’édification des croyans émérites ? Espérez-vous que d’un seul bond vous en ferez des fidèles accomplis, que vous les lancerez dans la sainte ferveur ? Ne parler que la langue de la pure dévotion, ne pas sortir du diapason des sacristies, c’est perdre votre peine. Montez sur les hauteurs, faites briller ces vérités universelles devant lesquelles tout être doué de raison qui se recueille et réfléchit se sent forcé de fléchir le genou. C’est en montrant dans toute leur grandeur, dans toute leur beauté primitive, les bases de la foi qu’on peut séduire certaines âmes à venir y prendre un abri. Or c’est en cela justement que ces méditations excellent. Elles portent la lumière sur les sommets mystérieux, qui, pour les engourdis, semblent enveloppés d’impénétrables brumes. On peut dire qu’elles les leur révèlent et leur inspirent une secrète envie de les connaître de plus près. En un mot, si ce livre n’a pas le don, à peu près impossible, de satisfaire à la fois dans chaque communion tous ceux qui sont en possession d’une croyance définie, il a une vertu plus précieuse et plus rare, dont nous parlons à bon escient pour en avoir nous-même vu plus d’un témoignage, il touche les indifférens.

C’est déjà beaucoup, mais il faut plus encore. Un livre, quelque puissant qu’il soit par le style et par la pensée, ne peut, dans la crise où nous sommes, que préparer les voies. Pour entrer plus avant, pour agir sur la foule, pour l’arracher à son sommeil, il faut plus que des livres, il faut des actes, des exemples, d’éclatans témoignages, d’incontestables preuves d’abnégation, de dévouement, de charité, de sacrifice. Voilà les prédications qui réveillent les âmes, voilà les armes qui triomphent du monde, si léger, si frivole, si endurci qu’il soit. Jadis elles font vaincu sous la toge romaine, sous le sayon barbare ; seules encore aujourd’hui elles peuvent le dompter. — Que demandons-nous là ? Y pensons-nous ? — La prédication par les œuvres ! l’apostolat des premiers temps ! de vrais apôtres, d’héroïques confesseurs, au besoin des martyrs ! En ce temps-ci ! Est-ce possible ? — Pourquoi pas ? — Quelle est la contradiction, la disparate, la surprise qu’on ne puisse attendre de ce temps ? N’est-ce pas sa destinée que d’aller à tous les extrêmes, d’être ardent pour le mal et même pour le bien, d’obéir tour à tour, souvent même à la fois, aux courans les plus opposés, aux principes les plus inconciliables ? C’est justement parce qu’il semble tombé presque au dernier degré de la mollesse et de l’affaissement, parce que vous le voyez descendre de jour en jour plus bas, qu’il y a chance pour lui de quelque élan sublime. La Rome impériale était-elle donc moins corrompue, moins efféminée, moins docile, alors que s’élevaient dans l’ombre, sous son sol, les vengeurs et les restaurateurs de la dignité humaine, les futurs maîtres du monde ? Rassurez-vous, même en ces jours de doute et d’égoïsme, ce n’est pas une chimère qu’une grande et vraie résurrection du christianisme en France. Non-seulement ce miracle est possible, on peut dire qu’il est nécessaire.

De deux choses l’une en effet : ou il faut supposer que nous touchons à la dernière phase du développement de l’humanité, que la décadence aujourd’hui commencée sera la dernière, qu’elle n’aura pas, comme tant d’autres avant elle, son temps d’arrêt, sa renaissance, qu’une pente continue nous entraîne irrésistiblement à la ruine et à l’abaissement de notre race, ou il faut de toute nécessité trouver moyen de restituer aux masses populaires la foi religieuse. Que sert à la démocratie d’avoir cause gagnée, d’être bientôt souveraine maîtresse du globe entier, si elle est hors d’état de maintenir et de régler sa conquête, faute de pouvoir soi-même se régler et se gouverner ? La démocratie sans croyances, sans frein religieux, sans autre garde-fou que la morale indépendante, c’est un torrent déchaîné, c’est l’anarchie, le despotisme, le retour à la barbarie. Et d’un autre côté ce frein sauveur, quand il est vermoulu, comment le remplacer ? Ne crée pas qui veut une foi religieuse. C’est folie seulement de le tenter. Ces chimériques créations ne pourraient jamais être que d’impuissantes parodies. A quoi bon rêver l’impossible ? Pourquoi chercher si loin ce qu’on a sous la main ? Cette foi nouvelle qu’on attend, qu’on espère, qu’on appelle à grands cris, elle est là, nous la possédons ; c’est le christianisme lui-même, toujours neuf, si nous savons comprendre ses éternelles clartés, si nous savons nous-mêmes être nouveaux. Ce n’est pas l’objet de la croyance qu’il faut renouveler, c’est la routine des croyans. Le christianisme au fond est aussi jeune qu’à son premier jour ; il n’a de vieux que ce qui n’est pas lui, cette rouille terrestre dont peu à peu l’ont revêtu ses interprètes, ses ministres, ses serviteurs de tous les temps. Il faut l’en délivrer, il faut lui rendre son aspect et sa vertu première. Comment faire ? User pour le rétablir des moyens qui jadis ont réussi à le fonder. Le parti est rude et violent. Pas de milieu pourtant : toute autre tentative serait illusoire et vaine. Rester dans les moyens termes, ménager les abus, flatter les habitudes, n’améliorer qu’à la surface, c’est faire du christianisme un de ces édifices qu’on soutient en les étayant et dont on bouche les lézardes : autant vaudrait le laisser choir. Pour lui rendre la vraie puissance, la vraie stabilité, pour qu’il puisse braver encore une longue série de siècles, il n’y a qu’un moyen, reprendre l’œuvre franchement à nouveau.

Que l’église s’arme donc de courage ; qu’elle recommence comme elle a commencé, aussi modestement et aussi saintement ; qu’elle soit chaste, austère, laborieuse, savante, intelligente et libre, sans goût pour les honneurs, sans souci des richesses, prodigue de ses peines, de son sang, de ses larmes, aussi indépendante, aussi fière vis-à-vis des puissans qu’indulgente et tendre pour les faibles, aussi étrangère aux superstitions, aux pratiques étroites, à tout vestige d’idolâtrie, qu’ardente et sincère dans sa foi ! Qu’elle s’avance ainsi armée, s’acheminant pas à pas, allant aux âmes, aux âmes seules, et le monde lui appartient une seconde fois. Ne craignez pas de mécomptes, les mêmes causes auront mêmes effets ; seulement hâtez-vous, ne perdez pas une heure, l’instant est solennel. Que ce cri : l’église recommence, ne soit pas un vain mot ; que les effets ne s’en fassent pas attendre. Ne croyez plus honorer Dieu en dressant pour lui dans les airs d’orgueilleuses coupoles, en le logeant dans des palais étincelans de marbre et d’or ; c’est à la crèche, c’est à la grotte de Bethléem qu’il faut convoquer les pasteurs. Que tous les vrais chrétiens, tous les fils de l’église le sachent bien et se le disent : c’est d’eux que tout dépend, c’est par eux que tout est possible, c’est sur eux que tout repose ; ils ont entre leurs mains non pas seulement le sort de leur chère et vénérée croyance, mais l’avenir du monde civilisé.


L. VITET.

  1. Quelques publications émanant du clergé ont vivement accusé dans ces derniers temps la Revue des Deux Mondes de tendances matérialistes, anti-religieuses. C’est bientôt dit et assez légèrement dit. On aurait été dans le vrai en disant que les tendances de la Revue ne sont pas anti-philosophiques -et contraires à la libre discussion. Quoi qu’il en soit, la chaleureuse défense du christianisme que nous donnons aujourd’hui de l’éminent écrivain n’est-elle pas un témoignage (il nous est bien permis de l’invoquer) de l’exagération singulière de ces attaques ? Tout au moins la Revue, en accueillant de bonne grâce l’éloge du prélat qui récemment la proscrivait, ne saurait être accusée de manquer de vertu chrétienne.(N. du D.)