De l’égalité des deux sexes/Préface
L n’y a rien de plus délicat que de s’expliquer ſur le ſujet des Femmes. Quand un homme parle à leur avantage, l’on s’imagine auſſi-toſt que c’eſt par galanterie ou par amour : & il y a grande apparence que la pluſpart jugeant de ce diſcours par le Titre, croiront d’abord qu’il eſt l’effet de l’un ou de l’autre, & ſeront bien-aiſes d’en ſçavoir au vray, le motif & le deſſein. Le voicy.
La plus heureuſe penſée qui puiſſe venir à ceux qui travaillent à acquérir une ſcience ſolide, aprés avoir eſté inſtruits ſelon la Methode vulgaire, c’eſt de douter ſi on les a bien enſeignés, & de vouloir découvrir la verité par eux-mêmes.
Dans le progrez de leur recherche, il leur arrive neceſſairement de remarquer que nous ſommes remplis de préjugez [1], & qu’il faut y renoncer abſolument, pour avoir des connoiſſances claires & diſtinctes.
Dans le deſſein d’inſinuër une Maxime ſi importante, l’on a crû que le meilleur eſtoit de choiſir un ſujet déterminé & éclatant, où chacun priſt intereſt ; afin qu’aprés avoir démontré qu’un ſentiment auſſi ancien que le Monde, auſſi étendu que la Terre, & auſſi univerſel que le Genre humain, eſt un préjugé ou une erreur, les Sçavans puiſſent eſtre enfin convaincus de la neceſſité qu’il y a de juger des choſes par ſoy-même, aprés les avoir bien examinées, & de ne s’en point rapporter à l’opinion ny à la bonne foy des autres hommes, ſi l’on veut éviter d’eſtre trompé.
De tous les Préjugez, on n’en a point remarqué de plus propre à ce deſſein que celuy qu’on a communément ſur l’Inégalité des deux Sexes.
En effet, ſi on les conſidere en l’état où ils ſont à préſent, on obſerve qu’ils ſont plus differens dans les fonctions Civiles, & qui dépendent de l’Eſprit, que dans celles qui appartiennent au Corps. Et ſi on en cherche la raiſon dans les Diſcours ordinaires, on trouve que tout le Monde, ceux qui ont de l’étude, & ceux qui n’en ont point, & les Femmes même s’accordent à dire qu’elles n’ont point de part aux Sciences ny aux Emplois, parce qu’elles n’en ſont pas capables ; qu’elles ont moins d’Eſprit que les hommes, & qu’elles leur doivent eſtre inferieures en tout comme elles ſont.
Regle de verité.Apres avoir examiné cette Opinion, ſuivant la regle de verité, qui eſt de n’admettre rien pour vray qui ne ſoit appuyé ſur des idées claires & diſtinctes ; d’un coſté elle a paru fauſſe, & fondée ſur un Préjugé, & ſur une Tradition populaire ; & de l’autre, on a trouvé que les deux Sexes ſont égaux : c’eſt-à-dire, que les femmes ſont auſſi Nobles, auſſi parfaites, & auſſi capables que les hommes. Cela ne peut eſtre étably qu’en refutant deux ſortes d’Averſaires, le Vulgaire, & preſque tous les Sçavans.
Le premier n’ayant pour fondement de ce qu’il croit, que la Coûtume & de legeres apparences, il ſemble qu’on ne le peut mieux combattre qu’en lui faiſant voir comment les Femmes ont eſté aſſujetties & excluës des Sciences & des Emplois ; & aprés l’avoir conduit par les états & les rencontres principales de la vie, luy donner lieu de reconnoître qu’elles ont des avantages qui les rendent égales aux hommes ; & c’eſt ce que comprend la premiere partie de ce Traité.
La ſeconde eſt employée à montrer que les preuves des Sçavans ſont toutes vaines. Et aprés avoir étably le ſentiment de l’Égalité, par des raiſons poſitives, on juſtifie les Femmes des défauts dont ont les accuſe ordinairement, en faiſant voir qu’ils ſont imaginaires ou peu importans, qu’ils viennent uniquemẽt de l’Education qu’on leur donne, & qu’ils marquent en elles des avantages conſiderables.
Ce ſujet pouvoit eſtre traitté en deux façons, ou galamment, c’eſt à dire, d’une manière enjoüée & fleurie, ou bien en Philoſophe & par principes, afin d’en inſtruire à fond.
Ceux qui ont une idée juſte de la veritable Éloquence, ſçavent bien que ces deux manieres ſont preſque inalliables, & qu’on ne peut gueres éclairer l’Eſprit & l’égayer par la même voye. Ce n’eſt pas qu’on ne puiſſe joindre la fleurette avec la raiſon ; mais ce mélange empéche ſouvent la fin qu’on ſe doit propoſer dans les diſcours, qui eſt de convaincre & de perſuader ; ce qu’il y a d’agréable amuſant l’Eſprit, & ne luy permettant pas de s’arréter au ſolide.
Et comme l’on a pour les Femmes des regards particuliers, ſi dans un ouvrage fait ſur leur ſujet, on méle quelque choſe de galant, ceux qui le liſent pouſſent leurs penſées trop loin, & perdent de veuë ce qui les devroit occuper.
C’est pourquoy n’y ayant rien qui regarde plus les Femmes que ce deſſein, où l’on eſt obligé de dire en leur faveur ce qu’il y a de plus fort & de vray, autant que la Bizarrerie du Monde le peut ſouffrir, on a crû qu’il faloit parler ſerieuſement & en avertir, de peur que la penſée que ce ſeroit un ouvrage de galanterie ne le faſſe paſſer legerement, ou rejetter par les perſonnes ſcrupuleuſes.
L’on n’ignore pas que ce diſcours fera beaucoup de mécontens, & que ceux dont les intereſts & les maximes ſont contraires à ce qu’on avance icy, ne manqueront pas de crier contre. Pour donner moyen de répondre à leurs plaintes, l’on avertit les perſonnes d’Eſprit, & particulierement les Femmes qui ne ſont point la Dupe de ceux qui prennent authorité ſur elles, que ſi elles ſe donnent la peine de lire ce Traitté, avec l’attention que merite au moins la varieté des matieres qui y ſont, elles remarqueront que le Caractere eſſentiel de la verité, c’eſt la clarté & l’évidence. Ce qui leur pourra ſervir à recõnoître ſi les objections qu’on leur apportera ſont conſiderables ou non. Et elles pourront remarquer que les plus ſpecieuſes leur ſeront faites par des gens que leur profeſſion ſemble engager aujourd’huy à renoncer à l’experience, au bon ſens & à eux-mêmes, pour embraſſer aveuglément tout ce qui s’accorde avec leurs préjugez & leurs intereſts, & à combattre toutes ſortes de veritez qui ſemblent les attaquer.
Et l’on prie de conſiderer que les mauvais effets qu’une terreur Panique leur feroit apprehender de cette entrepriſe, n’arriverõt peut-eſtre pas à l’égard d’une ſeule femme, & qu’ils ſont contre-peſez par un grand bien qui en peut revenir ; n’y ayant peut-eſtre pas de voye plus naturelle ni plus ſure pour tirer la plupart des Femmes de l’oiſiveté où elles ſont reduites, & des inconvéniẽs qui la ſuivent que de les porter à l’étude, qui eſt preſque la ſeule choſe à quoy les Dames puiſſent à preſent s’occuper, en leur faiſant connoitre qu’elles y ſont auſſi propres que les hommes.
Et comme il n’y a que ceux qui ne ſont pas raiſõnables qui abuſent au préjudice des Femmes des avantages que leur donne la Coûtume, il ne pourroit y avoir auſſi que des Femmes peu judicieuſes, qui ſe ſerviſſent de cét ouvrage pour s’élever contre les hommes, qui les traitteroient comme leurs égales ou leurs compagnes. Enfin ſi quelqu’un ſe choque de ce Diſcours pour quelque cauſe que ce ſoit, qu’il s’en prenne à la verité & non à l’Auteur : & pour s’exempter de chagrin qu’il ſe diſe à luy-même, que ce n’eſt qu’un jeu d’Eſprit : Il eſt certain que ce tour d’Imagination ou un ſemblable, empéchant la verité d’avoir priſe ſur nous, la rend de beaucoup moins incommode à ceux qui ont peine à la ſouffrir.
- ↑ C’eſt à dire de jugemẽs portez ſur les choſes ſans les avoir examinées.