De l’éducation des femmes/Introduction

Texte établi par Édouard ChampionLibrairie Léon Vanier, éditeur (p. 1-10).

INTRODUCTION

Il en est de Laclos comme de quelques-uns des esprits les plus délicats de notre littérature amoureuse : on connaît mal son œuvre, sa vie reste encore obscure. Tour à tour capitaine inventeur, conspirateur, secrétaire du duc d’Orléans, directeur du Journal de la Société des amis de la Constitution, Laclos partagea, de manière sage, ses loisirs entre l’étude de l’algèbre et les problèmes de l’amour.

En 1782, à l’âge de quarante et un ans, il publiait les Liaisons dangereuses, et reprenait plus tard, avec la même science et une égale sérénité, ses exercices sur les tirs. Des policiers prudents, profonds psychologues, le qualifièrent, dans un rapport, « d’homme de génie ; très froid ». N’égarons pas ce témoignage précieux de contemporains ; un défaut dont sont coutumiers les biographes, c’est d’exagérer les vertus du personnage qu’ils analysent : fonctionnaires zélés, nos rapporteurs n’ont pu tomber dans pareil excès. Ils ont deviné le caractère de Laclos et il semble que, depuis leur sobre jugement, nos critiques n’aient pas trouvé d’étiquette qui convînt mieux à l’auteur des Liaisons dangereuses. Nous verrons comment, même, ils se seraient écartés plutôt de ce sage avis.

Un gros livre ne suffirait pas s’il fallait narrer toutes les circonstances singulières de son existence, sa carrière auprès des d’Orléans, son rôle pendant la Révolution, ses campagnes, ses prisons… Pour satisfaire des engagements avec mon aimable éditeur, je dois remettre à plus tard cette étude ; je me suis contenté de grouper en appendice un faisceau de pièces d’archives qui pourront fournir au lecteur curieux l’aperçu saisissant de cette vie studieuse et variée.

Ce fragment de l’Éducation des femmes, qu’on lira plus loin, ne doit pas avoir à nos yeux d’autre intérêt, d’autre mérite que celui d’un document. Mais que penser d’un document qui concerne d’abord Laclos lui-même et son œuvre littéraire ; qui est précieux pour l’histoire de son temps et des idées de l’époque ; qui s’adressait enfin, et s’adresse encore, à cette partie charmante de l’humanité, sans laquelle, comme l’a dit un délicieux naïf, l’autre ne pourrait vivre : les femmes ?

Par une circonstance fortuite, une causerie de café, Villiers de l’Isle-Adam imagina l’Ève Future. La conception simple, mais d’une complication égale, que Choderlos de Laclos se fit de la femme idéale et parfaite, fut le fruit de plus longues réflexions et de méditations plus fréquentes. Ce mathématicien voluptueux et réfléchi ne bannit pas l’amour ; il le résout comme un théorème de géométrie ; il le voudrait dépouillé de tout caractère artificiel et trompeur. Toutefois, prêchant le retour à la nature, opposant à la femme sociale, infectée physiquement et moralement, une femme naturelle, belle de corps et d’âme, rendons-lui cette justice qu’il n’imagine rien. La sensiblerie d’Émile et de la Nouvelle Héloïse a profondément influé sur son esprit ; et Laclos ne fait que reprendre, le plus souvent, les idées déclamatoires de Jean-Jacques Rousseau si séduisantes en temps de Révolution. S’il combat les théories de M. de Buffon, reconnaissons aussi, pour être juste, qu’il n’est guère plus ennuyeux que lui.

La femme naturelle ! Le retour à la nature ! ces questions ont passionné toute une génération d’élite ; des hommes savants en ont discuté avec amertume ; aujourd’hui, à relire leurs mémoires, pamphlets, dissertations… on a peine à retenir quelques bâillements. L’influence morale de ces rhéteurs fut à peu près nulle. Cette précieuse attardée, parée de tout ce que la mode comporte de nouveaux inconvénients, qui déclame en son salon la perfection de la femme naturelle, est une de leurs conquêtes. Et celle-là, aussi, qui se fait apporter son enfant en présence de ses invités, et lui tend à travers de fines dentelles, un sein dépérissant !… Mais n’y avait-il pas là du libertinage, encore, et du mensonge, ce qu’on a nommé depuis le dandysme ?

À la veille de cette Révolution, presque nécessaire, si l’on ne considère que les hardiesses des mœurs, la bonne société, dont Laclos nous trace, dans ses Liaisons dangereuses, un tableau si exact, rivalisait de corruption avec le peuple. Ces temps ressemblaient singulièrement aux nôtres et la reconstitution nous en est aisée.

En 1784, rapportent les Goncourt, le père Élie Harel, dans les Causes du désordre public, comptait à Paris « soixante mille filles de prostitution, auxquelles on en ajoute dix mille privilégiées, ou qui font la contrebande », et les auteurs de l’Histoire de la société pendant la Révolution française ajoutent : « Les penseurs du XVIIIe siècle, effrayés des progrès du vice, en avaient cherché les remèdes ». Au contraire de ce qu’on croyait jusqu’aujourd’hui, je ne crains pas de placer Choderlos de Laclos au premier rang de ces réformateurs intelligents. Certains biographes n’avaient voulu voir dans les Liaisons dangereuses qu’un excitant de plus à cette débauche inouïe et organisée. Pour eux, Choderlos de Laclos marchait de compagnie avec Nerciat et l’auteur des Amours du chevalier de Faublas. Plus tard, des juges timorés avaient à cédé des instances inconnues. Et c’est ainsi que les Liaisons dangereuses, taxées d’ouvrage licencieux, furent condamnées à être détruites pour outrages aux bonnes mœurs, et mises ensuite à l’index, par la police. La réputation de Laclos en souffrit. « Regardons à ces fenêtres, dit Michelet nous désignant le Palais-Royal, j’y vois distinctement une femme blanche, un homme noir. Ce sont les conseillers du prince, le vice et la vertu, Mme de Genlis et Choderlos de Laclos. » Il nous eût étonné que Michelet ne se fût mépris en pareille occasion. En vrai romantique, il dit une bêtise pour le plaisir d’une banale opposition « blanc et noir » — « vice et vertu… » Mieux inspiré, mieux documenté, Baudelaire avait pressenti une injustice. Il croyait au but moral des Liaisons dangereuses, Lettres recueillies dans une société et poursuivies pour l’instruction de quelques autres… ce sous-titre de Laclos n’éclairait-il pas les tendances de l’œuvre ? Et peut-on taxer de libertinage ce moraliste caché qui après avoir conté, et avec quelle puissance dans le cynisme, les mœurs dépravées de ses contemporains, leur montrait, tout comme Racine dans Phèdre, « les égarements où mènent les passions » ? Cette prostituée de La Merteuil défigurée, ce brillant séducteur de Valmont percé d’un coup d’épée… Les dévotes mêmes ne pouvaient souhaiter du ciel une plus juste punition. Et les dramatiques aventures qui accablent enfin ces voluptueux perfides ne constituaient-elles pas le dénouement souhaité par toute morale, par toute religion ?

Sainte-Beuve, et lui-même nous le rapporte, eut de longues et prudentes hésitations avant d’éditer son beau roman de Volupté, ou de si fortes passions sont si terriblement contenues et réprimées : « Puis, dit-il, quand j’ai reporté les yeux sur les temps où nous vivions, sur cette confusion de systèmes, de désirs, de sentiments éperdus, de confessions et de nudités de toutes sortes, j’ai fini par croire que la publication d’un livre vrai aurait peine à être un mal de plus, et qu’il en pourrait même sortir çà et là quelque bien pour quelques-uns. »

Laclos n’est coupable peut-être que de ne pas avoir énoncé semblable scrupule. Lui en sera-t-il toujours tenu rancune ? Reconnaîtrons-nous enfin que si ses peintures réalistes parlent de trop vive façon à nos sens, la faute en est souvent en nous, qui ne savons pas les exiler de nous-mêmes et qui lisons avec eux…

Il y avait plus et mieux que toutes ces raisons d’un ordre sentimental. Les Liaisons dangereuses se terminent par une note où de Choderlos de Laclos annonce une suite à cet ouvrage. Avait-elle jamais été écrite ? Baudelaire avait été frappé de cette lacune, il avait noté ce point comme un problème à éclaircir.

Le fragment « didactique » que nous publions ci-après, de l’Education des femmes, n’est pas sans quelque rapport avec les Liaisons dangereuses. Et sans prétendre qu’il en soit la suite, n’en serait-il pas comme une conséquence, comme la conclusion ? Choderlos de Laclos avait dit dans les Liaisons, tous les dangers de l’amoureuse coquette de son temps, tous les vices de la séduction contemporaine. Pour qui sait lire, un sujet presque semblable est repris, continué, combattu, dans l’Éducation puisqu’il y est décrit tous les avantages de la femme naturelle, le charme de l’amour simple. Cette rencontre n’est peut-être pas seulement l’œuvre d’une fortune heureuse et imprévue. Et Choderlos n’avait-il pas comme le dessein de provoquer, par cette opposition flagrante, un désir de contrition, le retour à des idées plus saines ? L’Éducation des femmes ne devait-elle pas enfin continuer, dans son esprit, la bienfaisance des Liaisons considérée alors comme œuvre morale ?

Assurément, il ne faudrait pas exagérer. Ce n’est pas là un pendant à l’Éducation des filles, de Monseigneur de Fénelon. Les conseils que Choderlos de Laclos donne aux femmes, s’adresseraient mieux, parfois, aux courtisanes. Mais tenons compte des mœurs du temps, qui, malgré lui, l’entrainaient dans ces écarts. Et qu’on dise s’il n’avait pas à convertir une société plus franchement corrompue que les brebis de l’archevêque de Cambrai ?

Dans un de ses ouvrages, le Pornographe, qui présente avec ce fragment de l’Éducation des femmes, quelques ressemblances disséminées. Rétif de la Brotonne traite aussi du même sujet. Maître Nicolas accepte les filles. Il fait plus encore : il les réglemente. Il veut des femmes jolies et fraîches placées dans des parthénoins et celui-là dirigé par un conseil composé de douze citoyens ayant exercé des charges dans la magistrature ; au-dessus d’eux, des gouvernantes. Il ne peut y avoir de doute. Rétif accepte la prostitution ; il la protège. Ce retour à la nature que demande Laclos n’est-il pas une mesure préférable, dès lors, et plus honnête, que cette extension, même policée de la débauche ? Rétif commande aux femmes « de n’avoir jamais aucunes odeurs, de mettre du blanc ou du rouge, de se servir de pommades pour adoucir la peau, étant reconnu que tout cela ne donne qu’un éclat factice et détruit la beauté naturelle ».

Qu’on examine comment Laclos développe les mêmes pensées. Il semble plus rude que l’auteur du Pornographe mais avec quelle bonhomie ne se hâte-t-il pas de justifier ses réprimandes ? Et comme il connaît une pommade satisfaisante, il s’empresse de leur en donner la recette… Il aime trop l’amour pour l’abolir ; et retenons tout le pessimisme philosophique de sa définition de la beauté : « Elle n’est, dit-il, que l’apparence la plus favorable à la jouissance, la manière d’être qui fait espérer la jouissance plus délicieuse… »

Laclos n’était pas arrivé à de telles opinions, il n’avait pas connu le retour à la nature comme l’unique salut pour la femme, après avoir promené seulement son esprit désenchanté et curieux sur la seule société de son temps. Il avait mené à travers les peuples du monde une vaste enquête, une information étendue. Il a étudié les mœurs de tout pays : Groenland, Islande, Tartarie, Corée, Abyssinie, Congo, etc., ainsi que nous le prouvent d’amples notes qui font partie du manuscrit Fr 12846. Parfois cela se résume en quelques lignes :

Terre Australe. Nouvelle Hollande : Hommes et femmes vivent pêle-mêle. Sont forts laids. Ont pour tout habillement une ceinture d’écorce d’arbre et un peu d’herbe qui cache leurs parties naturelles.
Ou encore :

Géorgie Persanne. Royaume de Caket : de Karduel.

figure

C’est l’ancien pays des fabuleuses amazones. Les femmes de Karduel sont belles, suivant Chardin, et plus que

parure
propreté
l’imagination la plus vive pourroit se le figurer. Moins, suivant Tournefort. Mais pourtant beaucoup se fardent sans goût. Sont propres. S’habillent à la persane. Sont vicieuses et extrêmement dissolues.

Mais le plus souvent son enquête s’est étendue à tout ce qui touche mœurs, usages singuliers, règles, mariages, maternité, divorce. Ainsi :

Tunis — Alger Maures.
Maroc — Fez — Tripoli
figure
maturité
habillement

parure

répudiation

occupation

caractère
général

Les femmes maures sont belles, sont souvent mères à onze ans et stériles à 30. Leur habillement est très couvert quand elles sortent, portant veste, calençon, voile et manteau, mais au logis elles quittent tout cela et mettent seulement une serviette autour des reins. Se coiffent artistement et peignent en noir de mine de plomb les poils de leurs paupières. Le mari peut répudier sa femme quand il lui plaît mais non la reprendre qu’elle n’ait été mariée à un autre. Les femmes sont chargées de tous les soins du ménage ; en général les femmes de l’Arabie sont belles mais n’ont que cela d’estimable. Persuadées qu’elles ne sont au monde que pour le plaisir des hommes, elles en font leur unique occupation et en sont méprisées dès qu’elles n’y peuvent plus convenir.

J’ignore si tous nos lecteurs goûteront également ce texte de Laclos auquel je dois maintenant céder la place. Mais qu’ils n’y voient pas que ridicules et naïveté. Il y a mieux que cela dans ces pages ; elles abondent en préceptes et en maximes dont on ne pourrait juger la sagesse qu’en les appliquant. Et qu’ils tiennent compte à l’écrivain des Liaisons dangereuses, de ses efforts d’érudition, de ses nouvelles tendances d’éducateur des femmes.

Edouard Champion.






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