De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/7

H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 118-121).

CHAPITRE VII.


PERPÉTUITÉ DE LA FOI. LOGIQUE ET GRAMMAIRE DE PORT-ROYAL.


L’usage fatal que les solitaires de Port-Royal firent de la langue française leur procura cependant un grand avantage, celui de paraître originaux, lorsqu’ils n’étaient que traducteurs ou copistes. Dans tous les genres possibles de littérature et de sciences, celui qui se montre le premier avec un certain éclat s’empare de la renommée, et la conserve même après qu’il a été souvent surpassé depuis. Si le célèbre Cervantes écrivait aujourd’hui son roman, peut-être qu’on ne parlerait pas de lui, et certainement on en parlerait beaucoup moins. Je citerai, sur le sujet que je traite ici, l’un des livres qui font le plus d’honneur à Port-Royal, la Perpétuité de la Foi. Lisez Bellarmin, lisez les frères Wallembourg, lisez surtout l’ouvrage du chanoine régulier Garet[1], écrit précisément sur le même sujet, et vous verrez que de cette foule de textes cités par Arnaud et Nicole, il n’y en a peut-être pas un seul qui leur appartienne ; mais ils étaient à la mode, ils écrivaient en français ; Arnaud avait des parents et des amis influents, ils tenaient à une secte puissante. Le Pape, pour sceller une paix apparente, se croyait obligé d’accepter la dédicace de l’ouvrage ; la nation enfin (c’est ici le grand point de la destinée des livres) ajoutait son influence au mérite intrinsèque de l’ouvrage. Il n’en fallait pas davantage pour faire parler de la Perpétuité de la Foi, comme si jamais on n’avait écrit sur l’Eucharistie dans l’Église catholique.

Les mêmes réflexions s’appliquent aux meilleurs livres de Port-Royal, à leur Logique, par exemple, que tout Français égalera et surpassera même, stans pede in uno, pourvu qu’il ait le sens commun, qu’il sache la langue latine et la sienne, et qu’il ait le courage de s’enfermer dans une bibliothèque, au milieu des scolastiques anciens qu’il exprimera suivant l’art pour en extraire une potion française[2].

La Grammaire générale, à laquelle on a décerné une si grande célébrité en France, donnerait lieu encore à des observations curieuses. La niaiserie solennelle des langues inventées s’y trouve à tous les chapitres. Condillac en personne n’est pas plus ridicule. Mais il ne s’agit point ici de ces grandes questions ; je ne toucherai, et même rapidement, qu’un ou deux points très-propres à faire connaître l’esprit et les talents de Port-Royal.

Il n’y a rien de si connu que la définition du verbe donnée dans cette grammaire. C’est, dit Arnaud, un mot qui signifie l’affirmation[3]. Des métaphysiciens français du dernier siècle se sont extasiés sur la justesse de cette définition, sans se douter qu’ils admiraient Aristote à qui elle appartient pleinement ; mais il faut voir comment Arnaud s’y est pris pour s’approprier les idées du philosophe grec.

Aristote a dit avec son style unique, dans une langue unique : « Le verbe est un mot qui sursignifie le temps, et toujours il exprime ce qui est affirmé de quelque chose[4]. »

Que fait Arnaud[5] ? Il transcrit la première partie de cette définition ; et comme il a observé que le verbe outre sa signification essentielle, exprime encore trois accidents, la personne, le nombre et le temps, il charge sérieusement Aristote de s’être arrêté à cette troisième signification. Il se garde bien cependant de citer les paroles de ce philosophe, ni même l’endroit de ses œuvres d’où le passage est tiré. Il le donne seulement en passant, comme un homme qui n’a vu, pour ainsi dire, qu’un tiers de la vérité. Il écrit lui-même deux ou trois pages, et libre alors de ce petit Aristote qu’il croit avoir parfaitement fait oublier, il copie la définition entière et se l’attribue sans façon[6].

Tels sont les écrivains de Port-Royal, des voleurs de profession excessivement habiles à effacer la marque du propriétaire sur les effets volés. Le reproche que Cicéron adressait si spirituellement aux stoïciens, s’ajuste à l’école de Port-Royal avec une précision rigoureuse.

Le fameux livre de la Grammaire générale est sujet d’ailleurs à l’anathème général prononcé contre les productions de Port-Royal. C’est que tout ou presque tout ce qu’ils ont fait est mauvais, même ce qu’ils ont fait de bon. Ceci n’est point un jeu de mots. La Grammaire générale, par exemple, quoiqu’elle contienne de fort bonnes choses, est cependant le premier livre qui a tourné l’esprit des Français vers la métaphysique du langage, et celle-ci a tué le grand style. Cette sorte d’analyse étant à l’éloquence ce que l’anatomie est au corps disséqué, l’un et l’autre supposent la mort du sujet analysé, et pour comble d’exactitude dans la comparaison, l’une et l’autre s’amusent communément à tuer pour le plaisir de disséquer ?

  1. Joh. Garetii de veritate corporis Christi in eucharistiâ. Antuerp., 1569, in-8o. Quelle dame française a jamais dit : Ah ! ma chère, avez-vous lu Garet ? Mille l’auront dit de la Perpétuité de la Foi lorsqu’elle parut.
  2. Le passage le plus utile de la logique de Port-Royal est sans contredit le suivant : Il y a sujet de douter si la logique est aussi utile qu’on l’imagine. (IIIe part. du raisonnement.) Ce qui signifie, pour des gens qui écrivent une logique : Elle est parfaitement inutile. C’était aussi l’avis de Hobbes, all this, dry Discourses. (Tripos. no 11, pag. 29.)
  3. Chap. XIII. Du verbe.
  4. Ῥῆμα δέ ἐστι τὸ προσσημαῖνον χρόνον… καὶ ἔστιν ἀεὶ τῶν καθ’ ἑτέρου λεγομένων σεμεῖον. Arist. De interpret. cap. III.
  5. Ou peut-être Lancelot : c’est ce qui n’importe nullement. Il suffit d’en avertir.
  6. Personne n’imaginera, je pense, qu’Aristote ait pu ignorer que le verbe exprime la personne et le nombre. Quand il dit donc que le verbe est ce qui surgnifie le temps, cela signifie que ce mot ajoute l’idée du temps aux autres que renferme le verbe ; ou en d’autres termes, qu’étant destiné par essence à affirmer, comme tout le monde sait, il suraffirme de plus le temps. D’ailleurs, dès qu’Aristote ajoute tout de suite : Et toujours le verbe est le signe de l’affirmation, pourquoi s’emparer de ce passage et l’escamoter au propriétaire ?