De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/5

H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 105-113).



CHAPITRE V.


PORT-ROYAL.


Je doute que l’histoire présente dans ce genre rien d’aussi extraordinaire que l’établissement et l’influence de Port-Royal. Quelques sectaires mélancoliques, aigris par les poursuites de l’autorité, imaginèrent de s’enfermer dans une solitude pour y bouder et y travailler à l’aise. Semblables aux lames d’un aimant artificiel dont la puissance résulte de l’assemblage, ces hommes, unis et serrés par un fanatisme commun, produisent une force totale capable de soulever les montagnes. L’orgueil, le ressentiment, la rancune religieuse, toutes les passions aigres et haineuses se déchaînent à la fois. L’esprit de parti concentré se transforme en rage incurable. Des ministres, des magistrats, des savants, des femmelettes du premier rang, des religieuses fanatiques, tous les ennemis du Saint-Siège, tous ceux de l’unité, tous ceux d’un ordre célèbre leur antagoniste naturel, tous les parents, tous les amis, tous les clients des premiers personnages de l’association, s’allient au foyer commun de la révolte. Ils crient, ils s’insinuent, ils calomnient, ils intriguent, ils ont des imprimeurs, des correspondances, des facteurs, une caisse publique invisible. Bientôt Port-Royal pourra désoler l’Église gallicane, braver le Souverain Pontife, impatienter Louis XIV, influer dans ses conseils, interdire les imprimeries à ses adversaires, en imposer enfin à la suprématie.

Ce phénomène est grand sans doute ; un autre néanmoins le surpasse infiniment : c’est la réputation mensongère de vertus et de talents construite par la secte, comme on construit une maison ou un navire, et libéralement accordée à Port-Royal avec un tel succès, que de nos jours même elle n’est point encore effacée, quoique l’Église ne reconnaisse aucune vertu séparée de la soumission, et que Port-Royal ait été constamment et irrémissiblement brouillé avec toutes les espèces de talents supérieurs. Un partisan zélé de Port-Royal ne s’est pas trouvé médiocrement embarrassé de nos jours, lorsqu’il a voulu nous donner le dénombrement des grands hommes appartenant à cette maison, « dont les noms, dit-il, commandent le respect et rappellent en partie les titres de la nation française à la gloire littéraire. » Ce catalogue est curieux ; le voici :

Pascal, Arnaud, Nicole, Humond, Sacy, Pontis, Lancelot, Tillemont, Pont-Château, Angran, Berulle, Despréaux, Bourbon-Conti, La Bruyère, le cardinal Camus, Félibien, Jean Racine, Rastignac, Régis, etc.[1].

Pascal ouvre toujours ces listes, et c’est en effet le seul écrivain de génie qu’ait, je ne dis pas produit, mais logé pendant quelques moments la trop fameuse maison de Port-Royal. On voit paraître ensuite, longo sed proximi intervallo, Arnaud, Nicole, et Tillemont, laborieux et sage analyste[2] ; le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé, et la plupart de ces noms sont même profondément oubliés. Pour louer Bourdaloue, on a dit : C’est Nicole éloquent. Nicole, le plus élégant écrivain de Port-Royal (Pascal excepté), était donc égal à Bourdaloue, moins l’éloquence. C’est à quoi se réduit sur ce point la gloire littéraire de ces hommes tant célébrés par leur parti ; ils furent éloquents comme un homme qui ne serait point éloquent. Ce qui ne touche point du tout au mérite philosophique et moral de Nicole, qu’on ne saurait trop estimer. Arnaud, le souverain pontife de l’association, fut un écrivain plus que médiocre ; ceux qui ne voudront pas affronter l’ennui d’en juger par eux-mêmes, peuvent en croire sur sa parole l’auteur du Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal[3]. « Le style d’Arnaud, dit-il, négligé et dogmatique, nuisait quelquefois à la solidité de ses écrits… Son apologie était écrite d’un style pesant, monotone, et peu propre à mettre le public dans ses intérêts[4]. » Ce style est en général celui de Port-Royal ; il n’y a rien de si froid, de si vulgaire, de si sec, que tout ce qui est sorti de là. Deux choses leur manquent éminemment, l’éloquence et l’onction ; ces dons merveilleux sont et doivent être étrangers aux sectes. Lisez leurs livres ascétiques, vous les trouverez tous morts et glacés. La puissance convertissante ne s’y trouve jamais : comment la force qui nous attire vers un astre pourrait-elle se trouver hors de cet astre ? C’est une contradiction dans les termes.

Je te vomirai, dit l’Écriture, en parlant à la tiédeur ; j’en dirais autant en parlant à la médiocrité. Je ne sais comment le mauvais choque moins que le médiocre continu. Ouvrez un livre de Port-Royal, vous direz sur-le-champ, en lisant la première page : Il n’est ni assez bon ni assez mauvais pour venir d’ailleurs. Il est aussi impossible d’y trouver une absurdité ou un solécisme qu’un aperçu profond ou un mouvement d’éloquence ; c’est le poli, la dureté et le froid de la glace. Est-il donc si difficile de faire un livre de Port-Royal ? Prenez vos sujets dans quelque ordre de connaissances que tout orgueil puisse se flatter de comprendre ; traduisez les anciens, ou pillez-les au besoin sans avertir ; faites-les tous parler français ; jetez à la foule, même ce qu’ils ont voulu lui dérober. Ne manquez pas surtout de dire on au lieu de moi ; annoncez dans votre Préface qu’on ne se proposait pas d’abord de publier ce livre, mais que certaines personnes fort considérables ayant estimé que l’ouvrage pourrait avoir une force merveilleuse pour ramener les esprits obstinés, on s’était enfin déterminé, etc. Dessinez dans un cartouche, à la tête du livre, une grande femme voilée, appuyée sur une ancre (c’est l’Aveuglement et l’obstination), signez votre livre d’un nom faux[5], ajoutez la devise magnifique : Ardet amans spe nixa fides, vous aurez un livre de Port-Royal.

Quand on dit que Port-Royal a produit de grands talents, on ne s’entend pas bien. Port-Royal n’était point une institution. C’était une espèce de club théologique, un lieu de rassemblement, quatre murailles, enfin, et rien de plus. S’il avait pris fantaisie à quelques savants français de se réunir dans tel ou tel café pour y disserter à l’aise, dirait-on que ce café a produit de grands génies ? Lorsque je dis au contraire que l’ordre des bénédictins, des jésuites, des oratoriens, etc., a produit de grands talents, de grandes vertus, je m’exprime avec exactitude, car je vois ici un instituteur, une institution, un ordre enfin, un esprit vital qui a produit le sujet ; mais le talent de Pascal, de Nicole, d’Arnaud, etc., n’appartient qu’à eux, et nullement à Port-Royal, qui ne les forma point ; ils portèrent leurs connaissances et leurs talents dans cette solitude. Ils y furent ce qu’ils étaient avant d’y entrer. Ils se touchent sans se pénétrer, ils ne forment point d’unité morale : je vois bien des abeilles, mais point de ruche. Que si l’on veut considérer Port-Royal comme un corps proprement dit, son éloge sera court. Fils de Baïus, frère de Calvin, complice de Hobbes et père des convulsionnaires, il n a vécu qu’un instant, qu’il employa tout entier à fatiguer, à braver, à blesser l’Église et l’État. Si les grands luminaires de Port-Royal dans le XVIIe siècle, les Pascal, les Arnaud, les Nicole (il faut toujours en revenir à ce triumvirat), avaient pu voir dans un avenir très-prochain le gazetier ecclésiastique, les gambades de S. Blédard et les horribles scènes des secouristes, ils seraient morts de honte et de repentir ; car c’était au fond de très-honnêtes gens (quoique égarés par l’esprit de parti), et certainement fort éloignés, ainsi que tous les novateurs de l’univers, de prévoir les conséquences du premier pas fait contre l’autorité.

Il ne suffit donc pas, pour juger Port-Royal, de citer le caractère moral de quelques-uns de ses membres, ni quelques livres plus ou moins utiles qui sortirent de cette école ; il faut encore mettre dans la balance les maux qu’elle a produits, et ces maux sont incalculables. Port-Royal s’empara du temps et des facultés d’un assez grand nombre d’écrivains qui pouvaient se rendre utiles, suivant leurs forces, à la Religion, à la philosophie, et qui les consumèrent presque entièrement en ridicules ou funestes disputes. Port-Royal divisa l’Église ; il créa un foyer de discorde, de défiance et d’opposition au Saint-Siège ; il aigrit les esprits et les accoutuma à la résistance ; il fomenta le soupçon et l’antipathie entre les deux puissances ; il les plaça dans un état de guerre habituel qui n’a cessé de produire les chocs les plus scandaleux. Il rendit l’erreur mille fois plus dangereuse en lui disant anathème pendant qu’il l’introduisait sous des noms différents. Il écrivit contre le calvinisme, et le continua moins par sa féroce théologie, qu’en plantant dans l’État un germe démocratique, ennemi naturel de toute hiérarchie.

Pour faire équilibre à tant de maux, il faudrait beaucoup d’excellents livres et d’hommes célèbres ; mais Port-Royal n’a pas le moindre droit à cette honorable compensation. Nous venons d’entendre un écrivain qui, sentant bien à quel point cette école était pauvre en noms distingués, a pris le parti, pour en grossir la liste, d’y joindre ceux de quelques grands écrivains qui avaient étudié dans cette retraite. Ainsi, Racine, Despréaux et La Bruyère se trouvent inscrits avec Lancelot, Pont-Château, Augran, etc., au nombre des écrivains de Port-Royal, et sans aucune distinction[6]. L’artifice est ingénieux sans doute ; et ce qui doit paraître bien singulier, c’est d’entendre La Harpe mettre en avant ce même sophisme, et nous dire dans son Cours de Littérature, à la fin d’un magnifique éloge de Port-Royal : Enfin, c’est de leur école que sont sortis Pascal et Racine.

Celui qui dirait que le grand Condé apprit chez les jésuites à gagner la bataille de Senef, serait tout aussi philosophe que La Harpe l’est dans cette occasion. Le génie ne sort d’aucune école ; il ne s’acquiert nulle part et se développe partout ; comme il ne reconnaît point de maître, il ne doit remercier que la Providence.

Ceux qui présentent ces grands hommes comme des productions de Port-Royal, se doutent peu qu’ils lui font un tort mortel aux yeux des hommes clairvoyants : on ne lui cherche de grands noms que parce qu’il en manque. Quel ami des jésuites a jamais imaginé de dire, pour exalter ces Pères : Et pour tout dire en un mot, c’est de leur école que sont sortis Descartes, Bossuet et le prince de Condé[7]. Les partisans de la société se gardent bien de louer aussi gauchement. Ils ont d’autres choses à dire.

Voltaire a dit : « Nous avons d’Arnaud cent quatre volumes (il fallait dire cent quarante), dont presque aucun n’est aujourd’hui au rang de ces bons livres classiques qui honoraient le siècle de Louis XIV[8]. » « Il n’est restée dit-il encore, que sa Géométrie, sa Grammaire raisonnée et sa Logique. »

Mais cette Géométrie est parfaitement oubliée. Sa Logique est un livre comme mille autres que rien ne met au-dessus des ouvrages de même genre et que beaucoup d’autres ont surpassé. Quel homme, pouvant lire Gassendi, Wolf, s’Gravesande, ira perdre son temps sur la Logique de Port-Royal ? Le mécanisme même du syllogisme s’y trouve assez médiocrement développé, et cette partie tout entière ne vaut pas cinq ou six pages du célèbre Euler, qui, dans ses Lettres à une princesse d’ Allemagne, explique tout ce mécanisme de la manière la plus ingénieuse, au moyen de trois cercles différemment combinés.

Reste la Grammaire générale, petit volume in-12, dont on peut dire : C’est un bon livre. J’y reviendrai tout à l’heure. Voilà ce qui nous reste d’un homme qui écrivit cent quarante volumes, parmi lesquels il y a plusieurs in-quarto et plusieurs in-folio. Il faut avouer qu’il employa bien sa longue vie !

Voltaire dans le même chapitre, fait aux solitaires de Port-Royal l’honneur de croire ou de dire : « que, par le tour d’esprit mâle, vigoureux et animé qui faisait le caractère de leurs livres et de leurs entretiens…, ils ne contribuèrent pas peu à répandre en France le bon goût et la véritable éloquence. »

Je déclare sur mon honneur n’avoir jamais parlé à ces messieurs, ainsi je ne puis juger de ce qu’ils étaient dans leurs entretiens ; mais j’ai beaucoup feuilleté leurs livres, à commencer par le pauvre Royaumant, qui fatigua si fort mon enfance, et dont l’épître dédicatoire est un des monuments de platitude les plus exquis qui existent dans aucune langue ; et je déclare avec la même sincérité que non-seulement il ne serait pas en mon pouvoir de citer une page de Port-Royal, Pascal excepté (faut-il toujours le répéter ?), écrite d’un style mâle, vigoureux et animé, mais que le style mâle, vigoureux et animé, est ce qui m’a paru manquer constamment et éminemment aux écrivains de Port-Royal. Ainsi, quoiqu’il n’y ait pas, en fait de goût, d’autorité plus imposante que celle de Voltaire, Port-Royal m’ayant appris que le Pape et même l’Église peuvent se tromper sur les faits, je n’en veux croire que mes yeux ; car, sans pouvoir m’élever jusqu’au style mâle, vigoureux et animé, je sais cependant ce que c’est, et jamais je ne m’y suis trompé.

Je conviendrai plus volontiers avec ce même Voltaire, « que malheureusement les solitaires de Port-Royal furent encore plus jaloux de répandre leurs opinions, que le bon goût et la véritable éloquence[9]. » Sur ce point il n’y a pas le moindre doute.

Non-seulement les talents furent médiocres à Port-Royal, mais le cercle de ces talents fut extrêmement restreint, non seulement dans les sciences proprement dites, mais encore dans ce genre de connaissances qui se rapportaient le plus particulièrement à leur état. On ne trouve parmi eux que des grammairiens, des biographes, des traducteurs, des polémiques éternels, etc. ; du reste, pas un hébraïsant, pas un helléniste, pas un latiniste, pas un antiquaire, pas un lexicographe, pas un critique, pas un éditeur célèbre, et à plus forte raison, pas un mathématicien, pas un astronome, pas un physicien, pas un poëte, pas un orateur ; ils n’ont pu léguer (Pascal toujours excepté) un seul ouvrage à la postérité. Étrangers à tout ce qu’il y a de noble, de tendre, de sublime dans les productions du génie, ce qui leur arrive de plus heureux et dans leurs meilleurs moments, c’est d’avoir raison.

  1. Les Ruines de Port-Royal-des-Champs, par M. Grégoire. Paris, 1809 in-8o, chap. vi.
  2. C’est le mulet des Alpes, a dit Gibbon ; il pose le pied sûrement et ne bronche point. — À la bonne heure ; cependant le cheval de race fait une autre figure dans le monde.
  3. À la tête des Pensées de Pascal. Paris, Renouard, 2 vol, in-8o, 1803.
  4. Ibid., page lxxxi. L’auteur n’en dira pas moins à la page 65 : C’est à l’école de Port-Royal que Racine puisa les principes de ce style harmonieux qui le caractérise. Je comprends bien comment on enseigne la grammaire, mais je serais curieux de savoir comment on enseigne le style, surtout en principes.
  5. C’est un trait remarquable et l’un des plus caractéristiques de Port-Royal. Au lieu du modeste anonyme qui aurait un peu trop comprimé le moi, ses écrivains avaient adopté une méthode qui met ce mot à l’aise, en laissant subsister l’apparence d’une certaine pudeur littéraire dont ils n’aimaient que l’écorce : c’était la méthode pseudonyme. Ils publiaient presque tous leurs livres sous des noms supposés, et tous, il faut bien l’observer, plus sonores que ceux qu’ils tenaient de mesdames leurs mères, ce qui fait un honneur infini au discernement de ces humbles solitaires. De cette fabrique sortirent messieurs d’Étouville, de Montalte, de Beuil, de Royaumont, de Rebek, de Fresne, etc. Arnaud, que certains écrivains français appellent encore avec le sérieux le plus comique le grand Arnaud, faisait mieux encore : profitant de l’ascendant que certaines circonstances lui donnaient dans la petite Église, il s’appropriait le travail des subalternes, et consentait modestement à recueillir les éloges décernés à ces ouvrages.
  6. Vid. sup. pag. 106.
  7. Condé aimait beaucoup les jésuites : il leur confia son fils et leur légua son cœur en mourant. Il honorait surtout d’une amitié particulière l’illustre Bourdaloue, qui n’était pas médiocrement inquiet des irrésolutions du prince sur l’article important de la foi. Un Jour que ce grand orateur prêchait devant lui, entraîné tout à coup par un mouvement intérieur, il pria publiquement pour son auguste ami, demandant à Dieu qu’il lui plût de mettre fin aux ba]ancements de ce grand cœur et de s’en emparer pour toujours. Bourdaloue parla bien puisqu’il ne déplut pas ; et plusieurs années après, prêchant l’oraison funèbre de ce même prince et dans la même chaire, il remercia Dieu publiquement de l’avoir exaucé. Il me semble que cette anecdote intéressante n’est pas assez connue (Voyez l’Oraison funèbre du grand Condé, par le P. Bourdaloue, IIe partie vers la fin).
  8. Voltaire, Siècle de Louis XIV, tom. III, chap. xxxvii.
  9. Voltaire, Siècle de Louis XIV, tom. III, chap. xxxvii.