De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/12

H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 149-154).

CHAPITRE XII


CONCLUSION.


On lit dans un recueil infiniment estimable, que les jésuites avaient entraîné avec eux les jansénistes dans la tombe[1]. C’est une grande et bien étonnante erreur, semblable à celle de Voltaire, qui disait déjà, dans son Siècle de Louis XIV (tom. III, chap. xxxvii) : « Cette secte, n’ayant plus que des convulsionnaires, est tombée dans l’avilissement… Ce qui est devenu ridicule ne peut plus être dangereux. » Belles phrases de poëte, qui ne tromperont jamais un homme d’État. Il n’y a rien de si vivace que cette secte, et sans doute elle a donné dans la révolution d’assez belles preuves de vie pour qu’il ne soit pas permis de la croire morte. Elle n’est pas moins vivante dans une foule de livres modernes que je pourrais citer. N’ayant point été écrasée dans le XVIIe siècle, comme elle aurait dû l’être, elle put croître et s’enraciner librement. Fénélon, qui la connaissait parfaitement, avertit Louis XIV, en mourant, de prendre garde au jansénisme. La haine de ce grand prince contre la secte a souvent été tournée en ridicule dans notre siècle. Elle a été nommée petitesse par des hommes très-petits eux-mêmes, et qui ne comprenaient pas Louis XIV. Je sais ce qu’on peut reprocher à ce grand prince ; mais sûrement aucun juge équitable ne lui refusera un bon sens royal, un tact souverain, qui peut-être n’ont jamais été égalés. C’est par ce sentiment exquis de la souveraineté qu’il jugeait une secte, ennemie, comme sa mère, de toute hiérarchie, de toute subordination, et qui, dans toutes les secousses politiques, se rangera toujours du côté de la révolte. Il avait vu d’ailleurs les papiers secrets de Quesnel[2], qui lui avaient appris bien des choses. On a prétendu, dans quelques brochures du temps, qu’il préférait un athée à un janséniste, et là-dessus les plaisanteries ne tarissent pas. On raconte qu’un seigneur de sa cour lui ayant demandé, pour son frère, je ne sais quelle ambassade, Louis XIV lui dit : Savez-vous bien, monsieur, que votre frère est violemment soupçonné de jansénisme ? Sur quoi le courtisan s’étant écrié : Sire, quelle calomnie ! je puis avoir l’honneur d’assurer V. M. que mon frère est athée ; le roi avait répliqué, avec une mine toute rassérénée : — Ah ! c’est autre chose.

On rit ; mais Louis XIV avait raison. C’était autre chose, en effet. L’athée devait être damné, et le janséniste disgracié. Un roi ne juge point comme un confesseur. La raison d’État, dans cette circonstance, pouvait être justement consultée avant tout. À l’égard des erreurs religieuses qui n’intéressaient que la conscience et ne rendaient l’homme coupable que devant Dieu, Louis XIV disait volontiers : Deorum injuriæ diis curæ. Je ne me souviens pas du moins que l’Histoire l’ait surpris à vouloir anticiper à cet égard sur les arrêts de la justice divine. Mais quant à ces erreurs actives[3] qui bravaient son autorité, il ne leur pardonnait pas : et qui pourrait l’en blâmer ? On a fait au reste beaucoup trop de bruit pour cette fameuse persécution exercée contre les jansénistes dans les dernières années de Louis XIV, et qui se réduisait au fond à quelques emprisonnements passagers, à quelques lettres de cachet, très-probablement agréables à des hommes qui, n’étant rien dans l’État et n’ayant rien à perdre, tiraient toute leur existence de l’attention que le gouvernement voulait bien leur accorder en les envoyant déraisonner ailleurs.

On a poussé les hauts cris au sujet de cette charrue passée sur le sol de Port-Royal. Pour moi, je n’y vois rien d’atroce. Tout châtiment qui n’exige pas la présence du patient est tolérable. J’avais d’ailleurs conçu de moi-même d’assez violents doutes sur une solennité qui me semblait assez peu française, lorsque, dans un pamphlet janséniste nouvellement publié, j’ai lu « que Louis XIV avait fait passer en quelque manière la charrue sur le terrain de Port-Royal[4]. » Ceci atténuerait notablement l’épouvantable sévérité du roi de France ; car ce n’est pas tout à fait la même chose, par exemple, qu’une tête coupée en quelque manière ou réellement coupée ; mais je mets tout au pis, et j’admets la charrue à la manière ordinaire. Louis XIV, en faisait croître du blé sur un terrain qui ne produisait plus que de mauvais livres, aurait fait toujours un acte de sage agriculteur et de bon père de famille.

C’est encore une observation bien importante que le fameux usurpateur, qui a fait de nos jours tant de mal un monde, guidé par ce seul instinct qui meut les hommes extraordinaires, ne pouvait pas souffrir le jansénisme, et que parmi les termes insultants qu’il distribuait autour de lui assez libéralement, le titre de janséniste tenait à son sens la première place[5]. Ni le roi, ni l’usurpateur ne se trompaient sur ce point ; tous les deux, quoique différents, étaient conduits par le même esprit ; ils sentaient leur ennemi, et le dénonçaient, par une antipathie spontanée, à toutes les autorités de l’univers. Quoique dans la révolution française la secte janséniste semble n’avoir servi qu’en second, comme le valet de l’exécuteur, elle est peut-être, dans le principe, plus coupable que les ignobles ouvriers qui achevèrent l’œuvre ; car ce fut le jansénisme qui porta les premiers coups à la pierre angulaire de l’édifice, par ses criminelles innovations[6]. Et dans ces sortes de cas où l’erreur doit avoir de si fatales conséquences, celui qui argumente est plus coupable que celui qui assassine. Je n’aime pas nommer, surtout lorsque les plus déplorables égarements se trouvent réunis à des qualités qui ont leur prix ; mais qu’on relise les discours prononcés dans la séance de la Convention nationale, où l’on discuta la question de savoir si le roi pouvait être jugé, séance qui fut, pour le royal martyr, l’escalier de l’échafaud, on y verra de quelle manière le jansénisme opina. Quelques jours après seulement (le 13 février 1793, vers les onze heures du matin), je l’entendis, dans la chaire d’une cathédrale étrangère, expliquer à ses auditeurs qu’il appelait citoyens, les bases de la nouvelle organisation ecclésiastique. « Vous êtes alarmés, leur disait-il, de voir les élections données au peuple ; mais songez donc que tout à l’heure elles appartenaient au roi, qui n’était après tout qu’un commis de la nation, dont nous sommes heureusement débarrassés. » Rien ne peut attendrir ni convertir cette secte ; mais c’est ici surtout où il est bon de la comparer à ses nobles adversaires. Ils avaient sans doute beaucoup à se plaindre d’un gouvernement qui, dans sa triste décrépitude, les avait traités avec tant d’inhumanité et d’ingratitude ; cependant rien ne peut ébranler leur foi ni leur zèle, et les restes déplorables de cet ordre célèbre, ranimant dans le moment le plus terrible leurs forces épuisées, purent encore fournir vingt-deux victimes au massacre des Carmes.

Ce contraste n’a pas besoin de commentaire. Que les souverains de la France se rappellent les dernières paroles de Fénélon ! qu’ils veillent attentivement sur le jansénisme ! Tant que la serpe royale n’aura pas atteint la racine de cette plante vénéneuse, elle ne cessera de tracer dans le sein d’une terre qu’elle aime, pour jeter ensuite plus loin ses dangereux rejetons. La protéger, l’épargner même, serait une faute énorme. « Cette faction dangereuse n’a rien oublié depuis sa naissance pour diminuer l’autorité de toutes les puissances ecclésiastiques et séculières qui ne lui étaient pas favorables[7]. » Tout Français, ami des jansénistes, est un sot ou un janséniste. Quand je pourrais pardonner à la secte ses dogmes atroces, son caractère odieux, sa filiation et sa paternité également déshonorantes, ses menées, ses intrigues, ses projets et son insolente obstination, jamais je ne lui pardonnerais son dernier crime, celui d’avoir fait connaître le remords au cœur céleste du roi martyr. Qu’elle soit à jamais maudite l’indigne faction qui vint, profitant sans pudeur, sans délicatesse, sans respect, des malheurs de la souveraineté esclave et profanée, saisir brutalement une main sacrée et la forcer de signer ce qu’elle abhorrait. Si cette main, prête à s’enfermer dans la tombe, a cru devoir tracer le témoignage solennel d’un profond repentir, que cette confession sublime, consignée dans l’immortel testament, retombe comme un poids accablant, comme un anathème éternel sur ce coupable parti qui la rendit nécessaire aux yeux de l’innocence auguste, inexorable pour elle seule au milieu des respects de l’univers.



FIN DU PREMIER LIVRE.
  1. Spectateur français au XIXe siècle, in-8o, tom. I, no XLVI, pag. 311.
  2. Lorsqu’il fat arrêté à Bruxelles, par l’ordre du roi d’Espagne, on trouva dans ses papiers tout ce qui caractérise un parti formé. ( Volt., Siècle de Louis XIV. tom. III, chap. xxxvii.) Autre projet plus coupable, s’il n’avait pas été insensé, etc. Ibid.
  3. L’athéisme, dans notre siècle, s’étant uni à un principe éminemment actif, l’esprit révolutionnaire, ce redoutable amalgame lui a prêté un air d’activité qu’il tenait seulement d’une circonstance accidentelle et peut-être unique. En général, l’athée est tranquille. Comme il a perdu la vie morale, il pourrit en silence et n’attaque guère l’autorité. Pour l’honneur du genre humain, l’athéisme, jusqu’à nos jours peut-être, n’a jamais été une secte.
  4. Du Rétablissement des jésuites en France. Paris 1816.
  5. C’est un idéologue, un constituant, un janséniste. Cette dernière épithète est le maximum des injures. (M. de Pradt. Hist. de l’ambassad. de Vars. Paris, 1815, in-8o pag. 4.) Ces trois injures sont très-remarquables dans la bouche de Buonaparte. En y réfléchissant, on s’écrie involontairement :

    Le bon sens du démon quelquefois me fait peur !

  6. Qui ne sait que cette constitution civile du clergé qui, en jetant parmi nous un brandon de discorde, prépara votre destruction totale (celle du clergé), fut l’ouvrage du jansénisme. (Lett. de Thom. de Soer, éditeur des Œuvres complètes de Voltaire, à MM. les vicaires généraux du chap. métrop. de Paris, in-8o, 1817, pag. 9.) Acceptons cet aveu, quoique nullement nécessaire. Le chef-d’œuvre du délire et de l’indécence peut, comme on voit, être utile à quelque chose.
  7. Réquisitoire de l’avocat général Talon, du 23 janvier 1688, transcrit dans les Opuscules de Fleury, p. 18.

    Talon disait, en 1688 : Depuis trente ans.