De l’Éducation religieuse (Léon Tolstoï - La Revue blanche)



De l’Éducation religieuse


Depuis que j’ai vu clairement — il y a vingt ans de cela — comment l’humanité devait et pouvait vivre heureuse, et par quelle folie cependant générations après générations se torturaient et se perdaient, j’ai reporté de plus en plus loin la cause fondamentale de cet égarement funeste.

J’avais cru la voir d’abord dans une fausse organisation économique, puis dans la violence qu’emploient les gouvernements pour faire fonctionner cette organisation ; je suis maintenant convaincu que la cause originaire de tout le mal est cette conception religieuse erronée que nous recevons de notre éducation.

Nous sommes tellement habitués au mensonge religieux qui nous entoure que nous ne remarquons pas toute l’horreur, toute la sottise et toute la dureté qui remplissent l’enseignement de l’Église. Nous ne remarquons pas cela : mais nos enfants le remarquent et leurs âmes restent irrémédiablement déformées par cet enseignement. Il suffit cependant d’avoir clairement compris ce que nous faisons en imposant à nos enfants l’étude de cette prétendue loi divine pour être effrayé du crime terrible que nous commettons ainsi.

Un enfant, tout pureté et tout innocence, qu’on n’a pas encore trompé et qui n’a jamais trompé vient à nous — à nous, hommes qui avons vécu et qui disposons ou pouvons disposer de tout le savoir accessible à l’humanité de notre temps ; il nous interroge sur les principes qui doivent guider l’homme dans la vie. Et que lui répondons-nous ? Souvent nous n’avons même plus à lui répondre, car notre prévoyance a pris soin qu’il put trouver en lui la réponse toute prête, à l’heure où s’éveillerait sa curiosité.

Nous répondons à ses questions par une légende juive, grossière, incohérente, souvent purement inepte et surtout cruelle, dont nous lui donnons à lire la version authentique, quand nous ne lui en faisons pas, ce qui est pis encore, un récit de notre façon. Nous lui racontons — en lui inspirant par nos paroles le respect qu’on doit à une vérité sacrée — des choses auxquelles nous savons bien qu’il serait absurde de croire et qui n’ont aucun sens pour nous. Nous lui disons qu’un être mystérieux et sauvage, que nous appelons Dieu, conçut, il y a quelque six mille ans, le projet de créer le monde, qu’il le créa en effet ainsi que l’homme ; mais que, l’homme ayant péché, le dieu méchant lui imposa, et à nous aussi, la punition de sa faute, puis qu’au prix de la mort de son fils il s’acheta à soi-même notre pardon. Nous ajoutons que notre grande affaire est de nous rendre ce dieu propice et d’échapper aux tourments auxquels il nous a condamnés.

Il nous semble que toutes ces fables n’ont pas grande importance, et même qu’elles peuvent rendre service à l’enfant. Et nous l’écoutons avec joie répéter toutes ces horreurs, sans nous représenter le terrible bouleversement moral qui s’accomplit alors dans son âme. Nous pensons que l’âme d’un enfant est une table rase sur laquelle il nous est permis de graver ce que bon nous semble.

Or cela n’est pas vrai. L’enfant a une confuse idée du principe de toutes choses, de la cause de son existence et de la force dont il subit la puissance. Il a une conception élevée, vague, intraduisible par des mots, mais avouée par tout son être, du principe propre à l’homme raisonnable. Et voici qu’on vient lui dire que le véritable principe des choses est tout bonnement un être personnel, capricieux, terrible et méchant — le dieu juif.

L’enfant a une idée tout à la fois confuse et vraie du but de cette vie, qu’il voit dans le bonheur réalisé par l’amour des hommes les uns pour les autres. Et voici qu’on vient lui dire que le but universel de la vie est de satisfaire au caprice d’une divinité despotique et que le but particulier de chaque homme est de se soustraire aux châtiments éternels, aux tourments que mérita je ne sais plus quel coupable et que ce dieu a imposés à tous les hommes.

Tout enfant a conscience que les obligations de l’homme sont complexes et qu’elles ont un caractère moral. Et voici qu’où vient lui dire que ses obligations principales consistent à croire aveuglément, à prier, c’est-à-dire à prononcer des paroles convenues à des heures convenues, à avaler une sorte de soupe, faite de pain et de vin, qui doit lui représenter la chair et le sang de son dieu.

Et je ne parle pas des icônes, des miracles, des récits immoraux de la Bible, présentée comme un miroir de belles actions. Je ne dis rien non plus des prodiges de l’Évangile ni de la signification immorale que nous donnons à toute cette histoire. Il ne serait pas cependant plus extravagant de composer du cycle des « bylines » russes — des aventures de Dobrynia, de Diouk et de leurs compagnons, en y joignant celles d’Iérouslane Lazarévitch — un tout systématique que l’on ferait apprendre aux enfants comme une histoire raisonnable.

Il nous semble que tout cela n’a pas grande importance, et cependant le fait d’enseigner aux enfants, comme cela continue de se faire parmi nous, cette prétendue loi divine — constitue le plus horrible crime qui se puisse imaginer. La persécution, le meurtre, le viol d’un enfant ne sont rien auprès de cela.

Les gouvernements, les classes dirigeantes, qui détiennent la puissance, sont intéressés à ce mensonge ; car leur puissance y est indissolublement liée. Aussi les classes dirigeantes travaillent-elles sans cesse à faire agir sur les enfants le prestige de ces fictions et redoublent-elles d’efforts pour que leur influence hypnotique se continue sur les adultes. Quiconque, loin de désirer le maintien d’un ordre social artificiel, en souhaite au contraire la transformation, quiconque surtout aspire à faire du bien aux enfants qui vivent dans son entourage — doit tendre de toutes ses forces à délivrer les enfants de cette terrible duperie.

Une parfaite indifférence à l’égard des questions religieuses, la négation des formes religieuses, l’absence de toute croyance religieuse positive valent incomparablement mieux pour un enfant que tous les enseignements des Églises juives sous quelque forme qu’ils lui soient présentés.

Il me semble qu’un homme qui a bien compris ce qu’il ferait en proposant comme vérité sacrée une doctrine mensongère, ne peut hésiter sur le parti qu’il doit prendre pour l’éducation d’un enfant, à supposer même qu’il n’ait à lui transmettre aucune foi positive. Sachant que tout n’est que fictions dans l’enseignement de l’Église, comment pourrais-je dire à l’enfant, qui vient m’interroger avec naïveté, avec confiance, que ces fictions, dont je connais l’inanité, sont des vérités sacrées ? Il vaudrait mieux que je pusse lui indiquer les vraies solutions de toutes les questions auxquelles l’Église répond par des mensonges. Mais, si j’en suis incapable, je dois tout au moins de ne pas lui donner pour une vérité ce que je tiens pour un mensonge, car je sais d’une façon certaine qu’il ne résultera rien que du bien de ma constance dans le vrai. Au reste il est faux qu’un homme ne puisse trouver en lui d’autre conviction à transmettre à son enfant que sa foi dans les dogmes d’une religion positive. Tout homme sincère connaît le bien, qui est la raison de sa vie. Ce bien, qu’il le révèle à l’enfant par la parole et par l’exemple ; ainsi fera-t-il œuvre bonne sans se mettre en risque de nuire.

Dans une brochure intitulée « La doctrine chrétienne » j’ai tâché d’exprimer toute ma foi aussi simplement et aussi clairement que possible. Dans sa forme définitive cet ouvrage est inaccessible aux enfants, pour qui cependant je l’avais écrit.

Mais, voici ce que je dirais, s’il me fallait tout de suite expliquer à un enfant le fond de la doctrine religieuse où je crois avoir trouvé la vérité. Nous sommes venus au monde et nous y vivons, non par notre propre volonté, mais par la volonté de celui que nous appelons Dieu. C’est pourquoi nous ne goûterons de joie qu’en accomplissant cette volonté. Or, cette volonté se propose le bonheur de tous les hommes ; et, pour que se réalise le conseil de Dieu, une seule chose est nécessaire : c’est que chacun de nous en use avec autrui comme il voudrait qu’on en usât avec lui-même.

Que si ce même enfant m’interrogeait sur les origines du monde et sur la destinée qui nous attend après la mort, je répondrais à sa première demande par l’aveu de mon impuissance à résoudre une question naturellement insoluble — que les bouddhistes du reste se sont toujours abstenus de poser — ; à la seconde, par cette hypothèse : que la volonté de celui qui nous a appelés à la vie pour notre bien nous conduit par delà le tombeau vers quelque demeure mystérieuse où se poursuivra probablement la réalisation du même dessein.

Léon Tolstoï

Moscou, 13 décembre 1899.