De l’Économie (Trad. Talbot)/Texte entier

De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 1 (p. De l'économie-256).


DE L’ÉCONOMIE[1].



CHAPITRE PREMIER.


Principes de l’économie : c’est l’art de gouverner sa maison ou celle d’un autre ; mais cette science ne suffit pas pour faire un bon père de famille, il faut encore être libre des mauvaises passions.


J’ai entendu un jour Socrate s’entretenir ainsi sur l’économie : « Dis-moi, Critobule[2], l’économie a-t-elle un nom de science comme la médecine, la métallurgie et l’architecture ? — Je le crois, dit Critobule. — Oui, mais de même que nous pouvons déterminer l’objet de chacun de ces arts, pouvons-nous dire aussi ce que l’économie a pour objet ? — Je crois, dit Critobule, qu’il est d’un bon économe de bien gouverner sa maison. — Et la maison d’un autre, dit Socrate, si on l’en chargeait, ne pourrait-il pas, en le voulant, la gouverner aussi bien que la sienne ? Celui qui sait l’architecture peut aussi bien travailler pour un autre que pour lui : il en est de même de l’économie. — Je le crois, Socrate. — Ainsi, reprit Socrate, celui qui, connaissant la science économique, se trouverait sans bien, pourrait comme gouverneur de maison, ainsi que le faiseur de maisons[3], recevoir un salaire ? — Oui, par Jupiter, dit Critobule, et même un salaire plus considérable, s’il pouvait, en administrant la maison, remplir tous ses devoirs et en augmenter la prospérité. — Une maison, qu’est-ce donc, selon nous ? Est-ce la même chose qu’une habitation, ou bien tout ce qu’on possède en dehors de l’habitation fait-il partie de la maison ? — Je le crois, dit Critobule ; et, quand même on n’aurait aucun bien dans la ville où l’on réside, tout ce qu’on possède fait partie de la maison. — Mais ne possède-t-on pas des ennemis ? — Oui, par Jupiter, et quelques-uns beaucoup. — Dirons-nous que les ennemis font partie de nos possessions ? — Il serait plaisant, dit Critobule, qu’en augmentant le nombre des ennemis, on reçût pour cela un salaire. — Tu disais pourtant que la maison d’un homme est la même chose que la possession. — Par Jupiter, dit Critobule, quand on possède quelque chose de bon ; mais, par Jupiter, quand c’est quelque chose de mauvais, je n’appelle pas cela une possession. — Tu m’as l’air d’appeler possession ce qui est utile à chacun. — C’est cela même ; car ce qui nuit, je l’appelle perte plutôt que valeur[4]. — Et si quelqu’un achetant un cheval, sans savoir le mener, tombe et se fait mal, ce cheval ne sera donc pas une valeur ? — Non, puisqu’une valeur est un bien. — La terre n’est donc pas non plus une valeur, quand celui qui la façonne perd en la façonnant ? — Évidemment, elle n’en est pas une, quand au lieu de nourrir elle produit la pauvreté. — N’en diras-tu pas autant des brebis ? Quand un homme qui ne sait pas en tirer parti éprouve une perte, les brebis sont-elles pour lui une valeur ? — Pas du tout, selon moi. — Ainsi, à ton avis, ce qui est utile est une valeur, et ce qui est nuisible une non-valeur. — C’est cela. — La même chose, pour qui sait en user, est donc une valeur, et une non-valeur pour qui ne le sait pas. Ainsi une flûte pour un homme qui sait bien jouer de la flûte est une valeur, tandis que pour celui qui ne sait pas, elle ne lui sert pas plus que de vils cailloux, à moins qu’il ne la vende. — Oh ! alors, si nous vendons la flûte, elle devient une valeur ; mais si nous ne la vendons pas et que nous la gardions, c’est une non-valeur pour qui n’en sait point tirer parti. — Nous sommes conséquents, Socrate, dans notre raisonnement ; puisqu’il a été dit que ce qui est utile est une valeur, par suite une flûte non vendue n’est pas une valeur, attendu qu’elle est inutile, au lieu que, vendue, c’en est une. » Alors Socrate : « Oui, mais il faut savoir la vendre : car, si on la vend à un homme qui n’en sait pas tirer parti, on ne lui aura pas fait acquérir une valeur, d’après ton raisonnement. — Tu m’as l’air de dire, Socrate, que l’argent même n’est pas une valeur, si l’on ne sait pas s’en servir. — Et toi, tu m’as l’air de convenir que tout ce qui peut être utile est une valeur. Si donc quelqu’un emploie son argent à l’achat d’une maîtresse qui dérange sa santé, son âme et sa maison, dira-t-on que l’argent lui soit utile ? — Pas du tout ; à moins que nous n’appelions valeur la jusquiame, qui rend fous ceux qui en mangent. Que l’argent donc, si l’on ne sait pas s’en servir, Critobule, soit rejeté bien loin comme une chose qui n’est nullement une valeur. Mais les amis, quand on sait s’en servir à son avantage, qu’en dirons-nous ? — Par Jupiter, que ce sont des valeurs, repartit Critobule, et ils méritent mieux d’être appelés ainsi que des bœufs, puisqu’ils sont beaucoup plus utiles. — Les ennemis alors, d’après ton raisonnement, sont donc des valeurs pour qui sait en tirer avantage ? — C’est mon avis. — Il est donc d’un bon économe de savoir user de ses ennemis de façon à en tirer avantage ? — Assurément. — Tu vois, en effet, Critobule, combien de maisons particulières se sont enrichies à la guerre, combien de maisons de tyrans. — Voilà qui est bien dit, Socrate, à mon avis, reprit Critobule. Mais que penser, quand nous avons sous les yeux des gens qui pourraient, avec leurs talents et leurs ressources, agrandir leurs maisons en travaillant, et que nous les voyons s’obstiner à ne rien faire, et rendre par cela même leurs talents inutiles ? Peut-on dire autre chose, sinon que pour ces gens-là les talents ne sont ni des valeurs, ni des possessions ? — C’est des esclaves, sans doute, Critobule, repartit Socrate, que tu veux me parler ? — Non, par Jupiter, mais de certaines gens qui passent pour nobles, que je vois versés les uns dans les arts de la guerre, les autres dans ceux de la paix, mais s’obstinant à n’en point tirer parti, faute, selon moi, d’avoir des maîtres. — Et comment n’auraient-ils pas de maîtres, dit Socrate, puisque, désirant être heureux et voulant faire ce qu’il faut pour atteindre aux biens, ils se trouvent arrêtés par des maîtres absolus ? — Mais quels sont donc, dit Critobule, ces maîtres absolus et invisibles qui les gouvernent ? — Par Jupiter, dit Socrate, ils ne sont pas invisibles ; on les peut voir au grand jour ; et tu ne peux ignorer combien ils sont pervers, si tu nommes perversité la paresse, la mollesse de l’âme et l’insouciance. Il est encore d’autres perfides souveraines, qui trompent sous le nom de voluptés, les jeux de hasard, les sociétés frivoles, qui, avec le temps, démasquées par leurs dupes mêmes, laissent voir qu’elles sont des peines déguisées en plaisirs, dont la domination nous détourne d’utiles travaux. — Il y a pourtant des gens, Socrate, qui, loin d’être détournés par cette tyrannie, se montrent, au contraire, très-actifs, très industrieux à augmenter leurs revenus ; et cependant ils ruinent leurs maisons et voient échouer leur industrie. — C’est que ce sont encore des esclaves, dit Socrate, asservis à de dures maîtresses : les uns à la gourmandise, les autres à la lubricité, ceux-ci à l’ivrognerie, ceux-là à une folle ambition et à la prodigalité, qui font peser un joug si lourd sur les hommes, dont elles sont souveraines, que, tant qu’elles les voient jeunes et capables de travailler, elles les contraignent à leur apporter tout le fruit de leurs labeurs et à fournir à tous leurs caprices ; puis, quand elles s’aperçoivent qu’ils sont devenus incapables de rien faire, à cause de leur grand âge, elles les abandonnent à une vieillesse misérable, et s’efforcent de trouver d’autres esclaves. Il faut donc, Critobule, combattre avec ces ennemis pour notre indépendance avec autant de cœur que contre ceux qui essayeraient, les armes à la main, de nous réduire en servitude. Et encore des ennemis généreux, après avoir donné des fers, ont souvent forcé les vaincus, par cette leçon[5], à devenir meilleurs, et les ont fait vivre plus heureux à l’avenir, au lieu que ces souveraines impérieuses ne cessent de ruiner le corps, l’âme et la maison des hommes, tant qu’elles exercent sur eux leur empire. »


CHAPITRE II.


Socrate démontre, en raillant, à Critobule qu’il est pauvre dans sa richesse, et que lui, Socrate, est riche dans sa pauvreté. Critobule le prie de lui enseigner l’art d’augmenter sa fortune. Socrate répond qu’il ne le connaît pas, mais qu’il lui désignera ceux auprès desquels il peut l’apprendre.


À cela Critobule répondit à peu près ainsi : « Je crois sur tout cela comprendre à merveille ce que je viens de l’entendre dire ; et, quand je m’examine moi-même, il me semble que pour ce qui est de cet esclavage, je suis suffisamment maître de moi ; en sorte que, si tu veux me conseiller ce que j’ai à faire pour augmenter ma maison, je ne pense pas trouver d’obstacles dans ce que tu appelles des maîtresses. Donne-moi donc, en toute confiance, ce que tu as de bons conseils. Crois-tu donc, Socrate, que nous sommes assez riches, et te semble-t-il que nous n’avons plus besoin d’acquérir ? — Si c’est de moi que tu parles, dit Socrate, je ne crois plus avoir besoin d’acquérir, et je me trouve assez riche. Mais toi, Critobule, tu m’as l’air tout à fait pauvre, et, par Jupiter, il y a des instants où j’ai réellement pitié de toi. » Alors Critobule se mettant à rire : « Eh mais, au nom des dieux, quelle somme crois-tu donc, Socrate, que l’on trouverait eu vendant tous mes biens, et quelle en vendant les tiens ? — Moi, je crois, dit Socrate, que, si je tombais sur un bon acquéreur, je trouverais de ma maison et de tous mes biens très-facilement cinq mines[6] ; quant à toi, je sais positivement que tu trouverais de tes biens plus de cent fois la même somme. — Comment ! tu sais cela, et tu crois n’avoir besoin de rien acquérir, et tu as pitié de ma pauvreté ? — Oui, car ce que j’ai suffit à me procurer le nécessaire, tandis que toi, vu le train qui t’environne, et pour soutenir ta réputation, eusses-tu le triple de ce que tu possèdes à présent, il me semble que tu n’aurais point assez. — Pourquoi cela ? dit Critobule. — Parce que d’abord, dit Socrate en s’expliquant, je te vois obligé à de grands et nombreux sacrifices ; autrement ni les dieux ni les hommes ne te seraient favorables. Ensuite ton rang t’impose la nécessité de recevoir beaucoup d’hôtes, et de les traiter magnifiquement : tu dois donner à dîner à tes concitoyens et leur rendre de bons offices, sous peine d’être sans partisans.

« Ce n’est pas tout : je sais qu’à présent même la ville t’impose de grandes contributions, entretien de chevaux, chorégies, fonctions de gymnasiarque et de prostate[7] ; en cas de guerre, on te nommera triérarque, et l’on te chargera d’impôts et de contributions si fortes qu’il ne te sera pas aisé d’y faire honneur ; et si tu ne fournis pas à tout noblement, je sais que les Athéniens te puniront avec la même rigueur que s’ils te prenaient à voler leurs biens. En outre, je vois que, te croyant riche, tu négliges les moyens de faire fortune, et que tu t’occupes d’enfantillages, comme si cela t’était permis. Voilà pourquoi j’ai pitié de toi ; je crains qu’il ne t’arrive quelque malheur irréparable et que tu ne tombes dans une extrême indigence. Quant à moi, s’il me manquait quelque chose, je sais, et tu ne l’ignores pas toi-même, qu’il y a telles personnes qui, même en me donnant peu, verseraient l’abondance dans mon humble maison ; tes amis, au contraire, qui ont plus de ressources pour soutenir leur état que tu n’en as pour le tien, ne songent qu’à tirer parti de toi. »

Alors Critobule : « À cela, Socrate, dit-il, je n’ai rien à répliquer ; mais il est temps que tu arrives à mon aide, afin que je ne devienne pas réellement un objet de pitié. » En entendant ces mots, Socrate repartit : « Est-ce que tu ne trouves pas étrange, Critobule, ton procédé envers toi-même ? Il n’y a qu’un instant, quand je te disais que j’étais riche, tu t’es mis à rire comme si je ne savais pas ce qu’il en est ; tu as tenu bon jusqu’à ce que tu m’eusses convaincu et fait avouer que ma fortune n’est pas la centième partie de la tienne ; et maintenant tu veux que je te protége et que mes soins t’empêchent de tomber dans une véritable et complète pauvreté. — C’est que je te vois, Socrate, en possession d’un moyen sûr de faire fortune. Or, quiconque sait gagner avec peu, est à plus forte raison capable avec beaucoup de faire une grande fortune. — Tu as donc oublié que tout à l’heure, dans la conversation, tu disais, sans me laisser la permission d’ouvrir la bouche, que, quand on n’en sait point tirer parti, les chevaux ne sont pas une valeur, pas plus que la terre, les brebis, l’argent ou toute autre chose, pour qui ne sait pas s’en servir. On peut bien de tout cela tirer des revenus ; mais, moi, comment veux-tu que je sache les faire valoir, quand de ma vie je n’ai eu rien de tel en propre ? — Cependant nous sommes convenus que, quand même on ne posséderait rien, il y aurait toujours une science économique. Qui t’empêche donc de l’avoir ? — Ce qui, par Jupiter ! peut empêcher un homme de savoir jouer de la flûte quand il n’a jamais eu de flûte à lui, et que personne ne lui en a prêté pour apprendre : voilà où j’en suis pour ce qui est de l’économie. L’instrument nécessaire pour apprendre, c’est-à-dire les biens, je n’en ai jamais eu, et jamais personne ne m’a prêté les siens à administrer, toi seul as maintenant cette idée. Or, ceux qui apprennent pour la première fois à jouer de la cithare gâteraient même les lyres[8] ; de même moi, si j’essayais sur ta maison l’étude de l’économie, je serais peut-être capable de la ruiner. » À cela Critobule répondit : « Tu as grande envie de m’échapper, Socrate, et tu ne veux pas me venir en aide pour m’alléger la charge des affaires que je suis contraint de porter. — Mais non, par Jupiter ! dit Socrate, je n’y songe point ; au contraire, tout ce que je sais, je m’empresserai de te l’apprendre. Je crois que, si tu venais me demander du feu, et que, n’en ayant pas, je te conduisisse où tu en pourrais prendre, tu ne te plaindrais pas de moi. De même pour de l’eau ; si tu m’en demandais et que, n’en ayant pas, je te conduisisse où tu pourrais aussi t’en procurer, je suis sûr que tu ne m’en voudrais pas davantage. Enfin si, me priant de t’enseigner la musique, je t’adressais à des maîtres plus habiles que moi et qui, de plus, te sauraient gré de prendre leurs leçons, sur cela, quel reproche aurais-tu à me faire ? — Aucun du moins qui fût fondé, Socrate. — Eh bien, Critobule, je vais t’indiquer des gens plus habiles que moi dans la science dont tu me pries en ce moment de te donner des leçons. J’avoue que j’ai soigneusement cherché quels sont, dans tous les genres, les meilleurs maîtres de notre ville : car, ayant un jour remarqué que la même profession laisse les uns tout à fait pauvres et rend les autres tout à fait riches, cette singularité me parut mériter d’être approfondie ; et l’examen me fit trouver qu’il n’y avait rien là que de naturel. Je vis que ceux qui exercent au hasard ces professions ne manquent pas d’y perdre, tandis que ceux qui raisonnent et combinent avec soin arrivent à un gain plus prompt et plus facile. Je crois qu’à pareille école, si tu le veux, et si la divinité n’y met point obstacle, tu pourras devenir un excellent faiseur d’affaires. »


CHAPITRE III.


Socrate conseille à Critobule d’examiner la conduite de ceux qui gèrent bien ou mal leurs affaires. Principes qu’il doit tirer de cet examen.


En entendant ces mots, Critobule reprit : « À présent, certes, je ne te laisserai point aller, Socrate, que tu ne m’aies donné les leçons promises en présence des amis que voici[9] — Eh bien, Critobule, dit Socrate, si d’abord je te montre des gens qui construisent avec beaucoup d’argent des maisons incommodes, tandis que d’autres, avec beaucoup moins, se bâtissent des demeures où ils trouvent tout ce qu’il faut, est-ce que cela seul ne te paraîtra pas une leçon d’économie ? — Tout à fait, Critobule. — Et maintenant, si je te fais voir, ce qui en est une suite, des gens qui possèdent une infinité d’ustensiles de toute espèce sans pouvoir s’en servir au besoin, sans savoir s’ils sont en bon état, et qui, à cause de cela, se tourmentent sans cesse et sans cesse tourmentent leurs serviteurs ; si je t’en fais remarquer d’autres qui, n’ayant pas plus et même ayant moins d’ustensiles que les premiers, les ont toujours tout sous la main lorsqu’ils veulent s’en servir ? — La raison, Socrate, n’en est-elle pas que chez les uns tout est jeté pêle-mêle, tandis que chez les autres chaque chose est à sa place ? — Oui, par Jupiter ! et encore ce n’est pas à la première place venue, mais à la place qui lui convient, que chaque chose est affectée. — Ce que tu dis, reprit Critobule, m’a tout l’air d’être aussi de la science économique. — Et si je te montre ici des serviteurs presque tous enchaînés et qui bien souvent s’échappent ; là, des serviteurs qui, libres de toutes chaînes, consentent à travailler et à demeurer, ne te paraîtrai-je pas t’avoir exposé un fait très-curieux d’économie ? — Oui, par Jupiter ! très-curieux ! — Si je te cite des cultivateurs qui cultivent de la même manière, et dont cependant les uns se disent ruinés par la culture et privés de ressources, tandis que les autres doivent à la culture la prospérité et l’abondance de tout ce dont ils ont besoin ? — Ma foi, dit Critobule, je croirais peut-être qu’outre les dépenses indispensables, les premiers en font encore de ruineuses pour leur maison. — Il est possible, dit Socrate, qu’il y ait des gens de cette sorte. Mais je ne parle pas de ceux-là ; je ne parle que de ceux qui, se disant cultivateurs, ne peuvent faire face aux dépenses nécessaires. — Et quelle pourrait être, Socrate, la cause de cette détresse ? — Je te conduirai chez eux, dit Socrate ; tu verras toi-même et tu jugeras. — Oui, ma foi, si je puis. — Il faut voir par expérience si tu pourras juger. Je sais que maintenant, quand il s’agit d’aller à la comédie, tu te lèves de bon matin, tu fais une longue route, et tu me proposes instamment de t’accompagner au spectacle. Mais pour une affaire du genre de celle qui nous occupe, tu ne m’as jamais fait de proposition. — Je te parais donc bien ridicule, Socrate ? — Par Jupiter ! c’est bien plus à toi-même que tu le parais. Et si je te fais voir des gens que l’élève[10] des chevaux a fait tomber dans la privation du nécessaire, tandis que l’élève des chevaux en a conduit d’autres à l’aisance et au plaisir que procure le gain ? — Oui, j’en vois tous les jours et j’en connais de l’une et l’autre espèce, et je n’en suis pas plus du nombre de ceux qui gagnent. — C’est comme quand tu regardes les tragiques et les comiques ; tu ne songes pas, je crois, à devenir poète, mais tu cherches le plaisir de voir et d’entendre, et sur ce point tu n’as pas tort, car tu ne veux pas être poëte. Mais, forcé d’élever des chevaux, ne crois-tu pas que tu es fou de ne point chercher à t’instruire dans cette industrie, surtout lorsque cette instruction doit t’être avantageuse pour ton propre usage et pour le commerce ? — Tu veux, Socrate, que je me fasse dresseur de poulains[11] ? — Non, par Jupiter ! pas plus que je ne veux que tu formes des cultivateurs en les achetant tout petits. Mais je crois qu’il y a, pour les chevaux et pour les hommes, un certain âge où l’on peut déjà s’en servir et où chaque jour les rend meilleurs. Je puis aussi te citer des maris qui en usent avec leurs femmes de manière à s’en faire d’utiles auxiliaires pour la prospérité de leur maison, tandis que pour d’autres elles sont une cause essentielle de ruine. — Et qui faut-il en accuser, Socrate, de l’homme ou de la femme ? — Quand un troupeau est tout à fait en mauvais état, reprit Socrate, nous en accusons le berger ; lorsqu’un cheval est très-méchant, c’est au cavalier qu’on s’en prend. À l’égard d’une femme, si, malgré la bonne direction de son mari, elle se conduit mal, peut-être a-t-on raison de n’en accuser qu’elle ; mais si le mari la laisse ignorer le bien et le beau, et qu’il l’emploie malgré son ignorance, n’est-il pas juste de rendre le mari responsable ? Allons, Critobule, nous sommes ici tous amis ; parle-nous bien franchement ; est-il quelqu’un qui entre plus intimement dans tes affaires que ta femme ? — Personne. — Cependant, y a-t-il des gens avec qui tu converses moins qu’avec elle ? — Il n’y en a guère. — Quand tu l’as épousée, n’était-ce pas une véritable enfant, qui n’avait, en quelque sorte, rien vu, rien entendu ? — C’est cela. — Ce serait donc une chose beaucoup plus étonnante si elle savait rien de ce qu’il faut dire ou faire, que si elle se conduisait mal. — Mais ces maris que tu dis avoir de bonnes femmes, est-ce qu’ils les ont élevées eux-mêmes ? — Rien de mieux que d’examiner ce point ; aussi, je te présenterai à Aspasie[12] qui t’instruira de tout cela plus pertinemment que moi. Pour moi, je pense qu’une bonne maîtresse de maison est tout à fait de moitié avec le mari pour le bien commun. C’est le mari le plus souvent qui, par son activité, fait entrer le bien dans le ménage, et c’est la femme qui, presque toujours, est chargée de l’employer aux dépenses : si l’emploi est bien fait, la maison prospère ; l’est-il mal, elle tombe en décadence[13]. »


CHAPITRE IV.


Suite du précédent. — Épisode de Cyrus et de Lysandre.


« Il en est de même de tous les autres arts ; je crois pouvoir t’y montrer des artistes de mérite, si tu le crois utile. — Dans tous ? À quoi bon, Socrate, me les faire voir ? dit Critobule. Il n’est ni facile d’en trouver qui excellent dans tous les arts, ni possible d’y être habile soi-même. Mais, sans sortir de ce qu’on appelle les beaux-arts, de ceux dont la culture peut m’honorer, fais-les moi connaître, ainsi que ceux qui s’y exercent ; et toi-même, autant que possible, viens-moi en aide de tes lumières. — C’est bien parlé, Critobule ; car les arts appelés mécaniques sont décriés, et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils ruinent le corps de ceux qui les exercent et qui s’y adonnent, en les forçant de demeurer assis de vivre dans l’ombre, et parfois même de séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie. En outre, les arts manuels ne vous laissent plus le temps de rien faire ni pour les amis ni pour l’État, en sorte qu’on passe pour de mauvais amis et de lâches défenseurs de la patrie. Aussi, dans quelques républiques, principalement dans celles qui sont réputées guerrières, il est défendu à tout citoyen d’exercer une profession mécanique. — Mais nous, Socrate, quel art nous conseilles-tu d’exercer ? — Rougirions-nous, dit Socrate, d’imiter le roi de Perse ? Ce prince, dit-on, convaincu que l’agriculture et l’art militaire sont les plus beaux et les plus nécessaires de tous, s’occupe de tous les deux avec une égale ardeur. » En entendant ces mots, Critobule reprit : « Quoi ! Socrate, tu t’imagines que le roi de Perse donne quelques soins à l’agriculture ? — Eh mais, dit Socrate, examinons, cher Critobule, et nous verrons peut-être s’il y donne quelque soin. Nous convenons qu’il s’occupe particulièrement de l’art militaire, parce que, sur quelque nation qu’il prélève des tributs, il prescrit à chaque gouverneur le nombre de cavaliers, d’archers, de frondeurs, de gerrophores[14] qu’il doit nourrir, soit pour contenir ses propres sujets, soit pour défendre le pays contre toute invasion des ennemis. En outre, il leur prescrit d’entretenir une garnison dans les citadelles. Le gouverneur à qui l’ordre est donné fournit la citadelle de subsistances. Le roi, chaque année, se fait présenter un état des troupes mercenaires, ainsi que de ceux auxquels il est enjoint de porter les armes ; et, les convoquant tous, sauf les garnisons, au lieu fixé pour la réunion générale, il fait en personne la revue des troupes voisines de sa résidence, et confie l’inspection de celles qui sont éloignées à des officiers dévoués. Les commandants de place, les chiliarques[15], les satrapes, qui ont leurs troupes au complet, et qui présentent des escadrons bien montés, des bataillons bien armés, sont comblés d’honneurs et de magnifiques présents. Ceux des gouverneurs de province ou de place que le roi prend en délit de négligence ou de malversation sont punis sévèrement, privés de leur emploi, ou remplacés par d’autres chefs. Une telle conduite nous prouve infailliblement qu’il s’occupe de l’art militaire. Il fait plus : quelque pays de sa domination qu’il parcoure, il voit et juge tout par lui-même, et, partout où il ne peut voir par lui-même, il envoie des inspecteurs fidèles. Ceux des gouverneurs qui peuvent offrir à sa vue une province bien peuplée, un territoire bien cultivé, plein des arbres et des fruits que comporte la nature du sol, il augmente leur département, les comble de dons, et leur accorde une place d’honneur ; mais s’il voit un pays inculte, mal peuplé, à cause de la dureté, de la violence ou de l’incurie des gouverneurs, il les châtie, les casse ou leur substitue d’autres chefs[16]. Une telle conduite ne prouve-t-elle pas tout l’intérêt qu’il prend à ce que la terre soit bien cultivée par les habitants et bien défendue par les garnisons ? Aussi, pour atteindre ce double but, nomme-t-il des officiers qui ne réunissent pas les deux fonctions à la fois : les uns ont, dans leur districts, les propriétaires et les ouvriers, sur lesquels ils prélèvent des tributs, et les autres les grandes armées. Lorsque le chef de garnison ne veille pas, autant qu’il le doit, à la sûreté du pays, alors le chef des propriétaires et le surveillant des travaux se plaignent du chef militaire, dont la mauvaise garde nuit aux travaux agricoles ; et si, au contraire, malgré la sécurité faite aux travaux par le chef de garnison, le chef civil laisse le pays inculte et mal peuplé, alors c’est lui que le commandant de la citadelle accuse à son tour. En effet, du moment où les cultivateurs du pays font mal leur service, ils ne nourrissent plus les garnisons et ne peuvent plus payer les tributs. Dans les pays soumis à un satrape, c’est ce dernier qui a une inspection sur les deux officiers. »

Alors, Critobule : « Si telle est, Socrate, dit-il, la conduite du roi, il me semble qu’il n’a pas moins soin de l’agriculture que de l’art militaire. — Ce n’est pas tout, Critobule : quelque part qu’il séjourne, dans quelque pays qu’il aille, il veille à ce qu’il y ait de ces jardins, appelés paradis, qui sont remplis des plus belles et des meilleures productions que puisse donner la terre ; et il y reste aussi longtemps que dure la saison d’été. — Par Jupiter ! dit Critobule, il faut donc, Socrate, que, partout où il séjourne, il veille à ce que les paradis soient parfaitement entretenus, pleins d’arbres et de tout ce que la terre produit de plus beau. — On dit encore, Critobule, reprit Socrate, que quand le roi distribue des présents, il commence par appeler les meilleurs guerriers, parce qu’il est inutile de cultiver de grandes terres s’il n’y a pas d’hommes qui les protégent ; puis il fait venir ceux qui savent le mieux rendre un terrain fertile, disant que les plus vaillants ne sauraient vivre s’il n’y avait pas de cultivateurs. On raconte, enfin, que Cyrus[17], qui fut un prince fort illustre, dit un jour à ceux qu’il avait appelés pour les récompenser, que lui aussi aurait droit aux deux prix ; car il prétendait être le plus habile soit à cultiver ses terres, soit à défendre ses cultures. — Cyrus, par conséquent, mon cher Socrate, dit Critobule, ne se glorifiait pas moins, s’il a dit cela, de rendre les terres fertiles et de les bien préparer, que d’être habile à la guerre. — Par Jupiter ! reprit Socrate, Cyrus, s’il eût vécu, eût été bien digne de commander. Mille autres faits en témoignent ; et, quand il marcha contre son frère pour lui disputer la royauté, il n’y eut pas, dit-on, un seul soldat de Cyrus qui passât au parti du roi, tandis que plusieurs myriades passèrent du roi à Cyrus. Pour ma part, je regarde comme une grande marque de mérite d’un souverain, quand on le suit de bon cœur et qu’on veut demeurer auprès de lui dans les dangers. Or, tant que celui-ci vécut, ses amis combattirent à ses côtés ; dès qu’il fut mort, tous moururent en combattant auprès de son cadavre, à l’exception d’Ariée. Ariée se trouvait à la tête de l’aile gauche.

« C’est ce même Cyrus qui, dit-on, lorsque Lysandre vint lui apporter des présents de la part des alliés, lui fit mille démonstrations d’amitié, ainsi que l’a raconté jadis Lysandre lui-même à l’un de ses hôtes de Mégare, et le fit promener avec lui dans son paradis de Sardes[18]. Lysandre s’extasiait devant la beauté des arbres, la symétrie des plants, l’alignement des allées, la précision des rectangles, le nombre et la suavité des parfums qui faisaient cortége aux promeneurs ; et, tout plein d’admiration : « Oui, Cyrus, dit-il, j’admire toutes ces beautés ; mais ce que j’admire le plus, c’est celui qui t’a dessiné et ordonné tout cela. » En entendant ces mots, Cyrus fut charmé, et lui dit : « Eh bien, Lysandre ! c’est moi qui ai tout dessiné, tout ordonné ; il y a même des arbres, ajouta-t-il, que j’ai plantés moi-même. » Alors Lysandre, jetant les yeux sur lui, et voyant la beauté de ses vêtements, sentant l’odeur de ses parfums, frappé de l’éclat de ses colliers, de ses bracelets, de toute sa parure, s’écria : « Que dis-tu, Cyrus ? C’est bien toi qui, de tes propres mains, as planté quelqu’un de ces arbres ? » Alors Cyrus : « Cela te surprend, Lysandre ? lui dit-il. Je te jure par Mithra[19] que, quand je me porte bien, je ne prends jamais de repos avant de m’être couvert de sueur, en m’occupant de travaux militaires ou de tout autre exercice. » Alors Lysandre, lui serrant la main : « C’est à bon droit, Cyrus, dit-il, que tu me sembles heureux : homme vertueux ! tu mérites ton bonheur. »



CHAPITRE V.


Éloge de l’agriculture : elle procure de douces jouissances, augmente la fortune, prépare le corps aux travaux guerriers, enseigne la justice et la libéralité, enfante et nourrit les arts. — Réfutation d’une objection de Critobule.


« Ce que je te dis là, Critobule, continua Socrate, n’est que pour t’apprendre que même les plus heureux des hommes ne peuvent se passer de l’agriculture. Sans contredit, le soin qu’on y apporte est une source de plaisir, de prospérité pour la maison, et d’exercice pour le corps, qu’elle met en état d’accomplir tous les devoirs d’un homme libre. Et d’abord, tout ce qui est essentiel à l’existence, la terre le procure à ceux qui la cultivent ; et les douceurs de la vie, elle les leur donne par surcroît. Ensuite, les parures des autels et des statues, celles des hommes eux-mêmes, avec leur cortége de parfums suaves et de délices pour la vue, c’est encore elle qui les fournit. Viennent encore mille aliments qu’elle produit ou qu’elle développe : car l’élève des troupeaux se lie étroitement à l’agriculture ; de telle sorte qu’elle nous donne de quoi sacrifier pour apaiser les dieux et subvenir à nos propres besoins.

« D’ailleurs, en nous offrant une variété si abondante, elle n’en fait point le prix de la paresse ; elle nous apprend à supporter les froids de l’hiver et les chaleurs de l’été. L’exercice qu’elle impose à ceux qui cultivent la terre de leurs mains leur donne de la vigueur ; et, quant à ceux qui surveillent les travaux, elle les trempe virilement en les éveillant de bon matin, et en leur faisant faire de longues marches.

« En effet, aux champs, de même qu’à la ville, c’est à heure fixe que se font les opérations les plus essentielles. Si l’on veut avoir un cheval bon pour le service de l’État, l’agriculture est ce qu’il y a de mieux fait pour nourrir ce cheval ; si l’on veut servir dans l’infanterie, elle vous fait le corps vigoureux. La terre ne favorise pas moins les plaisirs du chasseur, puisqu’elle offre une nourriture facile aux chiens et au gibier. D’autre part, si les chevaux et les chiens reçoivent des services de l’agriculture, ils les lui rendent à leur tour : le cheval, en portant l’inspecteur aux champs de grand matin et en lui donnant la faculté d’en revenir tard ; le chien, en empêchant les animaux sauvages de nuire aux productions et aux troupeaux, et en assurant la tranquillité de la solitude.

« La terre encourage aussi les cultivateurs à défendre leur pays les armes à la main, par ce fait même que ses productions sont offertes à qui veut, et la proie du plus fort. Est-il, en outre, un art qui, mieux qu’elle, rende apte à courir, à lancer, à sauter ; qui paye d’un plus grand retour ceux qui l’exercent ; qui offre plus de charmes à ceux qui s’y livrent ; qui tende plus généreusement les bras à qui vient lui demander ce qu’il lui faut ; qui fasse à ses hôtes un accueil plus généreux ? En hiver, où trouver mieux un bon feu contre le froid ou pour les étuves qu’à la campagne ? En été, où chercher une eau, une brise, un ombrage plus frais qu’aux champs ? Quel art offre à la divinité des prémices plus dignes d’elle, ou célèbre des fêtes plus splendides ? En est-il qui soit plus agréable aux serviteurs, plus délicieux pour l’épouse, plus désirable pour les enfants, plus libéral pour les amis ? Quant à moi, je serais surpris qu’un homme libre cherchât une position plus attrayante, ou une occupation plus agréable et plus utile à la vie. Ce n’est pas tout : la terre enseigne d’elle-même la justice à ceux qui sont en état de l’apprendre ; car ceux qui s’appliquent le plus à la cultiver, elle leur rend le plus de bienfaits. Que quelque jour de nombreuses armées viennent arrêter dans leurs travaux ceux qui vivent aux champs, où ils puisent une éducation forte et virile, cette excellente préparation de l’âme et du corps leur permettra, si Dieu n’y met obstacle, de marcher sur les terres de ceux qui les dérangent et de leur prendre de quoi se nourrir. Souvent même, à la guerre, il est plus sûr d’enlever sa nourriture à la pointe des armes qu’avec les instruments aratoires.

« L’agriculture nous apprend encore à nous aider les uns les autres : car pour marcher contre les ennemis il faut des hommes, et c’est avec des hommes que se façonne la terre. Celui donc qui veut être bon cultivateur doit se préparer des ouvriers actifs et prêts à obéir ; de même que celui qui marche contre les ennemis doit avoir pour système de récompenser ceux qui font ce que doivent faire des hommes de cœur, et de punir ceux qui manquent à la discipline. Ainsi le cultivateur ne doit pas encourager moins souvent ses travailleurs, que le général ses soldats. L’espérance, en effet, n’est pas moins nécessaire aux esclaves qu’aux hommes libres ; elle l’est même davantage, afin qu’ils veuillent rester.

« On a dit une grande vérité, que l’agriculture est la mère et la nourrice des autres arts[20] : dès que l’agriculture va bien, tous les autres arts fleurissent avec elle ; mais partout où la terre est forcée de demeurer en friche, presque tous les autres arts s’éteignent et sur terre et sur mer. » En entendant ces mots, Critobule s’écria : « Oh ! oui, Socrate, tout ce que tu dis là me paraît excellent. Mais il est en agriculture des accidents que l’homme ne peut prévoir, les grêles, les gelées inattendues, les sécheresses, les grandes pluies, la rouille, et le reste, qui souvent détruisent nos plus heureuses combinaisons et nos meilleurs travaux : maintes fois nos troupeaux les plus beaux et les mieux soignés sont enlevés par une maladie soudaine et terrible. » À ces mots, Socrate répondit : « Je croyais, Critobule, que tu connaissais le pouvoir des dieux, aussi absolu sur les travaux des champs que sur ceux de la guerre. Tu vois, je crois, qu’avant de commencer une œuvre guerrière les hommes se rendent les dieux propices en les consultant par l’intermédiaire des victimes et des oiseaux sur ce qu’ils doivent faire ou non ; de même, avant toute œuvre agricole, n’es-tu pas d’avis qu’il faut se rendre les dieux favorables ? Sache bien que les sages rendent hommage aux dieux à propos des fruits juteux ou secs, des bœufs, des chevaux, des brebis, en un mot de tout ce qu’ils possèdent. »



CHAPITRE VI.


Résumé des précédents. — Exemple d’Ischomachus.


« Oui, tu as bien raison, Socrate, répondit Critobule, quand tu me conseilles de n’entreprendre aucune œuvre sans implorer la protection des dieux, maîtres souverains de tout, soit en paix, soit à la guerre. Nous essayerons donc d’agir ainsi. Mais le point où tu en es resté au sujet de l’économie, essaye donc d’y revenir, et d’achever ce qu’il en restait ; il me semble maintenant, après avoir entendu ce que tu as dit, que je vois plus clair qu’auparavant à faire ce qu’il faut pour vivre dans l’aisance. — Que veux-tu, dit Socrate ? Faut-il revenir sur tout ce que nous avons établi d’un commun accord, afin de nous trouver du même avis, s’il est possible, sur le reste de la discussion ? — S’il est agréable, dit Critobule, quand on est en société d’intérêts, de se rendre des comptes exacts, il l’est aussi, quand on est en société de pensées, d’être bien d’accord dans la discussion. — Eh bien, dit Socrate, le nom d’économie nous a paru être celui d’une science, et cette science, nous l’avons définie celle par laquelle les hommes font prospérer une maison. Une maison est pour nous la même chose que toute espèce de possession, et nous avons appelé possession ce qui pour chacun est utile à la vie ; enfin le mot utile, nous l’avons appliqué à tous les objets dont on sait user. Il nous a paru impossible d’apprendre tous les autres arts, et nous avons dit que les États méprisent les arts appelés manuels parce qu’ils semblent dégrader le corps et briser l’âme. On en aurait, disions-nous, une preuve convaincante, si, dans une invasion des ennemis, l’on partageait les laboureurs et les artisans en deux sections, et qu’on demandât aux uns et aux autres s’il faut défendre les campagnes ou sortir des champs pour garder les murs. Nous pensions bien qu’ainsi les cultivateurs voteraient pour se défendre et les artisans pour ne point combattre, mais pour demeurer fidèles à leur éducation, c’est-à-dire assis loin des fatigues et des dangers.

« Nous avons ensuite prouvé qu’il n’y a pas pour un homme beau et bon de profession ni de science au-dessus de l’agriculture, qui procure aux hommes le nécessaire. Car cette profession est la plus facile à apprendre et la plus agréable à exercer ; elle donne au corps la plus grande beauté, la plus grande vigueur, et aux âmes assez de loisir pour songer aux amis et à la chose publique. L’agriculture nous a paru encore exciter les hommes à devenir courageux, vu que c’est en dehors des remparts qu’elle fournit le nécessaire et la nourriture à ceux qui l’exercent. Voilà pourquoi, dans tous les États, c’est la profession la plus honorée, parce qu’elle donne à la société les citoyens les meilleurs et les mieux intentionnés. » Alors Critobule : « Que l’agriculture, Socrate, soit le plus beau, le meilleur et le plus agréable genre de vie, c’est ce dont je suis pleinement convaincu. Mais ce que tu prétends avoir remarqué, c’est-à-dire qu’il y a des cultivateurs qui travaillent de manière à se procurer abondamment par l’agriculture tout ce dont ils ont besoin, et d’autres qui s’y prennent de façon à ne tirer de l’agriculture aucun profit, c’est ce que j’entendrai de toi avec un double plaisir, afin de faire ce qui est bon et de ne pas faire ce qui est mauvais. — Eh bien, dit Socrate, cher Critobule, je vais tout d’abord te raconter comment un jour j’abordai un homme, qui me parut être réellement un de ceux auxquels on a justement donné le nom de beaux et de bons[21]. — Je désire d’autant plus t’entendre, Socrate, que moi-même je souhaite vivement devenir digne de ce titre. — Je te dirai donc, reprit Socrate, comment j’entrai en rapport avec lui. Pour les bons architectes, les bons graveurs, les bons peintres, les statuaires et les autres artistes, j’avais fort peu de temps à donner à leurs visites et à la vue de leurs œuvres jugées belles ; mais considérant ceux qui possèdent le titre respectable de beau et de bon, et me demandant par quel moyen ils avaient été jugés dignes de l’obtenir, le penchant de mon cœur me poussait à nouer une relation avec quelqu’un d’entre eux. Et d’abord, comme le mot beau se joignait au mot bon, dès que je voyais un homme beau, je l’abordais et j’essayais de démêler si je trouverais quelque part en lui le beau en compagnie du bon. Mais il n’en allait point ainsi : je crus découvrir que beaucoup, sous de belles formes, avaient des âmes tout à fait dépravées. Je résolus donc de ne plus faire attention à la beauté du visage, mais d’aller droit à l’un de ceux qu’on appelle beaux et bons ; et comme j’entendais Ischomachus surnommé le beau et le bon par tout le monde, hommes et femmes, étrangers et citoyens, je résolus de faire effort pour lier connaissance avec lui. »



CHAPITRE VII.


Comment Ischomachus est le type de l’homme de bien et du père de famille.


« Un jour donc que je le vis assis sous le portique de Jupiter libérateur et qu’il me parut de loisir, je m’avançai près de lui, et m’asseyant à ses côtés : « Pourquoi, Ischomachus, lui dis-je, contrairement à ton habitude, es-tu assis sans rien faire ? Je te vois presque toujours occupé, et perdant bien peu de temps sur l’agora[22]. — Aussi tu ne me verrais pas là aujourd’hui, Socrate, si je n’étais convenu d’y attendre des étrangers. — Mais quand tu n’attends personne, à quoi donc, au nom des dieux, lui dis-je, passes-tu le temps ? que fais-tu ? Je désire vivement savoir de toi quelle occupation te mérite le nom de beau et de bon ; car tu ne vis pas renfermé chez toi et tu n’as point la complexion d’une vie sédentaire. » Alors Ischomachus se mettant à sourire à propos de l’occupation qui lui méritait le titre de beau et de bon, et satisfait, du moins à ce qu’il me parut : « Qu’on me donne ce nom, Socrate, dit-il, quand on te parle de moi, je n’en sais rien ; mais quand il s’agit de me faire venir pour l’échange d’une charge de triérarque ou de chorége[23], personne ne cherche le beau et le bon, mais on m’appelle simplement par mon nom, Ischomachus, comme mon père. Pour répondre maintenant à ce que tu me demandais ensuite, Socrate, je ne reste jamais à la maison : car, ajouta-t-il, pour toutes les affaires du ménage, j’ai ma femme qui est parfaitement en état de les diriger. — Mais alors, Ischomachus, lui dis-je, j’éprouverais un grand plaisir à savoir si c’est toi qui, par tes leçons, as rendu ta femme ce qu’elle est, ou bien si tu l’as reçue de son père et de sa mère tout instruite de ses devoirs. — Eh ! Socrate, comment aurais-je pu la recevoir tout instruite ? Elle n’avait pas quinze ans quand elle entra chez moi ; elle avait vécu tout ce temps soumise à une extrême surveillance, afin qu’elle ne vît, n’entendît et ne demandât presque rien. Pouvais-je souhaiter plus, dis-le-moi, que de trouver en elle une femme qui sût filer la laine pour en faire des habits, qui eût vu de quelle manière on distribue la tâche aux fileuses ? Pour la sobriété, Socrate, on l’y avait tout à fait bien formée ; et c’est, à mon avis, une excellente habitude pour l’homme et pour la femme. — Et sur les autres points, Ischomachus, lui dis-je, est-ce encore toi dont les leçons ont rendu ta femme capable des soins qui la regardent ? — Oui, par Jupiter, dit Ischomachus, mais non pas avant d’avoir offert un sacrifice et prié le ciel de m’accorder à moi la faveur de bien l’instruire et à elle celle de bien apprendre ce qui pouvait le mieux assurer notre bonheur commun. — Ta femme, lui dis-je, sacrifiait donc avec toi et adressait au ciel les mêmes prières ? — Assurément, dit Ischomachus ; même elle promettait solennellement, à la face des dieux, de rester toujours ce qu’elle devait être, et je voyais bien qu’elle serait docile à mes leçons. — Au nom des dieux, lui dis-je, Ischomachus, que commenças-tu donc à lui apprendre. Raconte-le-moi[24] ; j’écouterai ton récit avec plus de plaisir que si tu me faisais celui d’un combat gymnique ou de la plus belle course de chevaux. »

Alors Ischomachus me répondit : « Quand elle se fut familiarisée avec moi et que l’intimité l’eut enhardie à converser librement, je lui fis à peu près les questions suivantes[25] : « Dis-moi, femme, commences-tu à comprendre pourquoi je t’ai prise et pourquoi tes parents t’ont donnée à moi ? Ce n’était pas qu’il nous fût difficile d’en trouver quelque autre avec qui partager un même lit : je suis sûr que toi-même en es convaincue. Mais après avoir réfléchi, moi pour moi, et tes parents pour toi, aux moyens de s’assortir le mieux possible pour avoir une maison et des enfants, je t’ai choisie, de même que tes parents m’ont probablement choisi, comme le parti le plus convenable. Nos enfants, si la divinité nous en donne, nous aviserons ensemble à les élever de notre mieux : car c’est aussi un bonheur, qui nous sera commun, de trouver en eux des défenseurs et de bons appuis pour notre vieillesse. Mais dès aujourd’hui cette maison nous est commune. Moi, tout ce que j’ai je le mets en commun, et toi tu as déjà mis en commun tout ce que tu as apporté. Il ne s’agit plus de compter lequel de nous deux a fourni plus que l’autre ; mais il faut bien se pénétrer de ceci, c’est que celui de nous deux qui gérera le mieux le bien commun, fera l’apport le plus précieux. » À ces mots, Socrate, ma femme me répondit : « Mais en quoi pourrais-je t’aider ? De quoi suis-je capable ? Tout roule sur toi. Ma mère m’a dit que ma tâche est de me bien conduire. — Oui, femme, par Jupiter ! lui dis-je, et mon père aussi me disait la même chose ; mais il est du devoir d’un homme et d’une femme qui se conduisent bien, de faire en sorte que ce qu’ils ont prospère au mieux et qu’il leur arrive en outre beaucoup de biens nouveaux par des moyens honnêtes et justes. — Mais en quoi vois-tu, me dit ma femme, que je puisse coopérer avec toi à l’accroissement de la maison ? — Par Jupiter ! répondis-je, ce pour quoi les dieux t’ont créée et ce que la loi ratifie, essaye de le faire de ton mieux. — Qu’est-ce donc ? reprit-elle. — Je crois, lui dis-je, que ce ne sont pas choses de médiocre importance, ou l’on dira que dans la ruche la mère abeille n’est occupée que des plus viles fonctions. Les dieux, femme, me semblent avoir bien réfléchi, quand ils ont assorti ce couple qui se nomme mâle et femelle, pour la grande utilité commune.

« Et d’abord, afin d’empêcher l’extinction de la race animale, ce couple est destiné à engendrer l’un par l’autre ; ensuite il résulte de cette union, du moins chez l’homme, des appuis pour la vieillesse ; puis, les hommes ne vivant pas en plein air comme le bétail, il est évident qu’il leur faut des abris. Cependant il faut aussi, pour avoir de quoi rentrer sous des abris, que quelques-uns travaillent en plein air. Ainsi le défrichement, les semailles, les plantations, la pâture, sont tous travaux à ciel ouvert, et qui procurent les nécessités de la vie. Puis, les provisions une fois placées sous les abris, il faut quelqu’un qui les conserve et s’occupe des travaux qui ne peuvent avoir lieu que sous ces abris mêmes : abris nécessaires encore pour nourrir les nouveau-nés ; abris nécessaires pour préparer les aliments que fournit le sol, et pour convertir en habits la laine des troupeaux.

« Or, comme ces doubles fonctions, de l’intérieur et de l’extérieur, demandent de l’activité et du soin, la divinité a d’avance approprié, selon moi, la nature de la femme pour les soins et les travaux de l’intérieur, et celle de l’homme pour les travaux et les soins du dehors. Froids, chaleurs, voyages, guerres, le corps de l’homme et son âme ont été mis en état de tout supporter, et la divinité l’a chargé pour cela des travaux du dehors ; quant à la femme, en lui donnant une plus faible complexion, la divinité me semble avoir voulu la restreindre aux travaux de l’intérieur. C’est pour une raison semblable que la femme ayant le penchant et la mission de nourrir ses enfants nouveau-nés, la divinité lui a donné bien plus qu’à l’homme le besoin d’aimer ces petits êtres. Et comme c’est aussi la femme qui est chargée de veiller sur les provisions, la divinité, qui sait que, pour surveiller, la timidité de l’âme n’est point un mal, a donné à la femme un caractère plus timide qu’à l’homme. Mais la divinité sachant aussi qu’il faudra que le travailleur du dehors repousse ceux qui tenteraient de lui nuire, elle a donné à l’homme une plus large part d’intrépidité. En même temps, l’un et l’autre ayant à donner et à recevoir, elle a pourvu également l’un et l’autre de mémoire et d’attention ; si bien que, sous ce rapport, on ne saurait décider lequel l’emporte, de la femelle ou du mâle.

« Pour ce qui est de la tempérance, la divinité les en a rendus également susceptibles, et elle a permis que celui des deux qui porterait le plus loin cette vertu, soit l’homme, soit la femme, en reçût une plus belle récompense. Cependant, comme la nature d’aucun d’eux n’est parfaite en tout point, cela fait qu’ils ont besoin l’un de l’autre, et leur union est d’autant plus utile que ce qui manque à l’un l’autre peut le suppléer. Il faut donc, femme, qu’instruits des fonctions qui sont assignées à chacun de nous par la divinité, nous nous efforcions de nous acquitter le mieux possible de celles qui incombent à l’un comme à l’autre.

« La loi ratifie cette intention d’en haut en unissant l’homme et la femme. Si la divinité les associe en vue des enfants, la loi les associe en vue du ménage : c’est elle aussi qui déclare honnête tout ce qui résulte des facultés accordées par le ciel à l’un et à l’autre. Il est, en effet, plus honnête pour la femme de rester à l’intérieur que d’être toujours en courses, et il est plus honteux pour l’homme de rester à l’intérieur que de soigner les affaires du dehors. Si donc l’un agit contrairement aux desseins de la divinité, ce désordre n’échappe point aux regards des dieux, et l’on est puni d’avoir négligé ses propres devoirs ou accompli les actes de la femme.

« Il me semble, dis-je encore, que, soumise aux desseins de la divinité, la mère abeille remplit des fonctions semblables aux tiennes. — Et quelles sont donc, dit ma femme, ces occupations de la mère abeille qui ressemblent à ce que j’ai à faire ? — Elle a, lui dis-je, à rester dans la ruche, et à ne point permettre aux abeilles de demeurer oisives : mais celles qu’elle doit envoyer au dehors, elle les fait sortir pour l’ouvrage, voit et reçoit ce que chacune d’elles apporte, et conserve avec soin les provisions jusqu’au moment de s’en servir. Quand le temps d’en user est arrivé, elle fait à chacune une distribution équitable. Dans l’intérieur, elle préside à la confection des cellules, elle veille à ce que la construction en soit régulière et prompte ; elle prend soin de la nourriture des essaims qui viennent d’éclore. Les petites abeilles une fois élevées et capables de travailler, elle envoie en colonie avec un chef toute cette jeune postérité. — Et moi, dit ma femme, faudra-t-il donc que je fasse la même chose ? — Il faudra, lui dis-je, que tu restes à la maison, que tu fasses accompagner ceux de tes serviteurs chargés des travaux du dehors, et que tu surveilles toi-même le travail de ceux qui travaillent à l’intérieur : tu auras à recevoir ce qu’on y apportera et à distribuer les provisions qui doivent être employées : à l’égard du superflu, tu devras veiller et prendre garde à ce qu’on ne fasse pas dans un mois la dépense affectée à l’année tout entière. Lorsqu’on t’aura apporté des laines, tu auras à faire filer des vêtements pour ceux qui en ont besoin : tu auras également à veiller à ce que les provisions sèches soient bonnes à manger. Il est toutefois, lui dis-je, une de tes fonctions qui peut-être t’agréera moins : c’est que, si quelqu’un de tes esclaves tombe malade, tu dois, par suite des soins dus à tous, veiller à sa guérison. — Par Jupiter ! dit ma femme, rien ne m’agréera davantage, puisque rétablis par mes soins ils me sauront gré et me montreront plus de dévouement encore que par le passé. » Cette réponse m’enchanta, reprit Ischomachus, et je lui dis : « N’est-ce point, femme, parce que la mère abeille fait preuve du même intérêt à l’égard des essaims, que les abeilles témoignent pour elle une certaine affection si tendre, que, quand elle abandonne la ruche, aucune ne croit pouvoir y rester, toutes la suivent ? » À cela ma femme répondit : « Je suis surprise que les fonctions de chef ne t’appartiennent pas plutôt qu’à moi. Car ma surveillance et ma distribution à l’intérieur paraîtraient, je crois, ridicules, si tu ne veillais à ce qu’on apportât quelque chose du dehors. — Et mes soins à moi, lui dis-je, ne sembleraient-ils pas ridicules, s’il n’y avait personne pour conserver ce que j’apporte ? Ne vois-tu pas ceux qu’on dit vouloir remplir un tonneau percé, quelle pitié ils inspirent, parce qu’on sait l’inutilité de leurs efforts ? — Oui, par Jupiter ! dit ma femme ; ils sont malheureux d’agir ainsi. — Mais toi, femme, lui dis-je, tu auras d’autres soins agréables à prendre, quand d’une esclave que tu auras reçue incapable de filer tu auras fait une bonne fileuse, qui doublera de prix pour toi ; quand d’une intendante ou d’une femme de charge incapable, tu auras fait une servante capable, dévouée, intelligente, d’un prix inestimable ; quand tu seras en droit de récompenser les gens sages et utiles à ta maison, et de punir les mauvais.

« Mais le charme le plus doux, ce sera lorsque, devenue plus parfaite que moi, tu m’auras rendu ton serviteur ; quand loin de craindre que l’âge en arrivant ne te fasse perdre de ta considération dans ton ménage, tu auras l’assurance qu’en vieillissant tu deviens pour moi une compagne meilleure encore, pour tes enfants une meilleure ménagère et pour ta maison une maîtresse plus honorée. Car la beauté et la bonté, lui dis-je, ne dépendent point de la jeunesse ; ce sont les vertus qui les font croître dans la vie aux yeux des hommes. » Tel est, Socrate, si j’ai bonne mémoire, mon premier entretien avec ma femme. »



CHAPITRE VIII.


Suite de l’entretien d’Ischomachus avec sa femme.


« Mais as-tu remarqué, Ischomachus, lui dis-je, que cet entretien ait fait assez d’impression sur elle pour augmenter sa vigilance ? — Oui, par Jupiter ! répondit Ischomachus ; je la vis même un jour fort affectée et toute rougissante de n’avoir pu me donner sur ma demande un des objets apportés à la maison. Aussi remarquant son chagrin : « Femme, lui dis-je, ne t’afflige point de ne pouvoir me donner ce que je te demande en ce moment. C’est assurément la pauvreté même que de n’avoir pas à son usage ce dont on a besoin ; mais c’est une privation moins pénible de chercher sans trouver que de ne pas chercher du tout, parce qu’on sait ne rien avoir. Au reste, ajoutai-je, ce n’est point ta faute, mais la mienne, parce qu’en te livrant ma maison je n’ai pas eu soin de ranger les objets à une place fixe, de telle sorte que tu connusses bien l’endroit où il fallait les placer et les prendre.

« Or, il n’est rien de plus beau, femme, rien de plus utile pour les hommes que l’ordre. Un chœur est une réunion d’hommes. Que chacun prétende y faire ce qu’il lui plaît, quelle confusion, quel spectacle désagréable[26] ! Mais si tous exécutent avec ensemble les mouvements et les chants, quel charme pour les yeux et pour les oreilles ! Il en est de même d’une armée indisciplinée : c’est un immense pêle-mêle, une proie facile pour l’ennemi, un coup d’œil désolant pour les amis, une confusion stérile d’ânes, d’hoplites, de fourgons, de troupes légères, de cavalerie, de chariots. Car comment marcher en avant, quand tous s’embarrassent les uns dans les autres, celui qui marche avec celui qui court, celui qui court avec celui qui reste en place, le chariot dans le cavalier, l’âne dans le chariot, le skeuophore[27] dans l’hoplite ? S’il faut combattre, le moyen de le faire en pareil désarroi ? Ceux qui se voient contraints de fuir devant une attaque, sont capables de culbuter dans leur fuite ceux qui ont des armes.

« Au contraire, une armée bien rangée est le plus beau des spectacles pour des amis, le plus redoutable pour des ennemis. Quel ami n’admirerait volontiers de nombreux hoplites marchant en bon ordre ? qui n’admirerait des cavaliers galopant en escadrons bien formés ? Quel ennemi ne tremblerait pas en voyant hoplites, cavaliers, peltastes, archers, frondeurs, tous distribués en corps distincts, et suivant en rang leurs officiers ? Quand une armée s’avance en si bel ordre, y eût-il plusieurs myriades de soldats, tous marchent aisément comme un seul homme, les derniers remplissant successivement le vide laissé par les premiers.

« Pourquoi une galère chargée d’hommes fait-elle trembler l’ennemi, tandis qu’elle offre un spectacle agréable à des amis, si ce n’est parce qu’elle navigue avec vitesse ? Et pourquoi les navigateurs ne se gênent-ils pas les uns les autres, si ce n’est parce que chacun est assis en ordre, se couche en ordre sur sa rame, la retire en ordre, s’embarque et débarque en ordre ?

« Je crois me former une juste idée du désordre, quand je me représente un laboureur serrant pêle-mêle de l’orge, du froment, des légumes, et obligé ensuite, s’il veut un gâteau, du pain, un plat, de faire un triage qu’il devrait trouver tout fait au besoin.

« Ainsi, femme, si tu veux éviter une semblable confusion, savoir bien administrer notre ménage, trouver sans peine ce qui est nécessaire, et à moi m’offrir avec grâce ce que je pourrai te demander, choisissons une place convenable pour chaque chose ; et, chaque chose étant mise en place, indiquons à la femme de charge où elle doit la prendre et la remettre. Par là, nous saurons ce qui est perdu et ce qui ne l’est pas. En effet, la place elle-même aura l’air de regretter ce qui manque, la vue cherchera ce qui réclame nos soins, et la connaissance de la place réservée à chaque objet nous le mettra si vite sous la main, que nous ne serons jamais pris au dépourvu.

« La plus belle et la plus régulière ordonnance que je crois avoir jamais vue, Socrate, est celle qui frappa mes regards en montant sur ce grand vaisseau phénicien. Une grande quantité d’objets, rassemblés dans un fort petit coin, s’offrirent à mes yeux. Il entre une foule de pièces de bois et de cordages dans un vaisseau pour le faire entrer au port ou prendre le large ; il ne vogue qu’à l’aide d’une grande quantité de ce qu’on nomme apparaux ; il lui faut l’armure de plusieurs machines pour se défendre contre les vaisseaux ennemis : sans parler des armes des troupes, il porte, pour chaque groupe de convives, tous les meubles nécessaires aux hommes dans leur maison : il est chargé de toutes les marchandises que le pilote transporte à son profit. Eh bien ! tout ce que je viens de dire n’occupait que la place d’une salle ordinaire à dix lits. Je remarquai que tous ces effets étaient si bien placés, qu’ils ne s’embarrassaient pas les uns dans les autres, qu’il n’y avait pas besoin d’une personne préposée à leur recherche, qu’ils n’étaient pas confondus de manière à ne pouvoir être détachés et à faire perdre du temps sitôt qu’on voudrait s’en servir. Le second du pilote, qu’on appelle le commandant de la proue, me parut connaître si bien la place de chaque objet, que, même absent, il eût pu faire l’énumération de tout et indiquer la place de chaque chose aussi facilement qu’un homme qui connaît ses lettres dirait celles qui entrent dans le nom de Socrate et la place de chacune d’elles.

« J’ai vu, continua Ischomachus, ce même commandant, à ses heures de loisir, faire l’inspection de tous les effets nécessaires dans un vaisseau. Surpris de ce soin extrême, je lui demandai ce qu’il faisait. Il me répondit : « J’examine, étranger, en cas d’accidents, l’état du vaisseau, s’il y a quelque chose de dérangé ou de difficile à manœuvrer. Car si la divinité envoie une tempête sur la mer, ce n’est pas le moment de chercher ce qu’il faut, ni de fournir un mauvais équipement. La divinité menace alors et punit les lâches : si elle est assez bonne pour ne pas perdre des hommes qui ne sont pas essentiellement coupables, il faut lui en savoir gré ; et si elle protége et sauve ceux qui n’ont rien négligé, il faut avoir pour les dieux la plus profonde reconnaissance.

« Pour moi, lorsque j’eus admiré cette disposition si régulière, je dis à ma femme que ce serait de notre part une extrême indolence si, quand dans un navire, tout étroit qu’il est, on trouve de la place ; quand, malgré la violence des tempêtes, on conserve cependant le bon ordre ; quand, malgré la crainte, on trouve cependant tout ce dont on a besoin, nous, qui avons dans notre maison d’amples celliers, distincts les uns des autres, et des pièces solidement établies sur le plancher, nous n’assignions pas aux objets une place convenable et facile à trouver. « Comment, en effet, ne serait-ce pas le comble de l’ineptie ? L’avantage qu’on rencontre à bien ranger les objets, la facilité qu’on trouve à leur assigner une place convenable, nous venons de le dire. Mais la belle chose à voir que des chaussures bien rangées de suite et selon leur espèce ; la belle chose que des vêtements séparés, suivant leur usage ; la belle chose que des couvertures ; la belle chose que des vases d’airain ; la belle chose que des ustensiles de table ; la belle chose, enfin, malgré le ridicule qu’y trouverait un écervelé et non point un homme grave, la belle chose, dis-je, que de voir des marmites rangées avec intelligence et avec symétrie ! Oui, tous les objets sans exception, grâce à la symétrie, paraissent plus beaux encore, quand ils sont disposés avec ordre. Tous ces ustensiles semblent former un chœur : le centre que concourent à former les objets compose une beauté que rehausse la distance des autres ; c’est ainsi qu’un chœur circulaire n’offre pas seulement par lui-même un beau spectacle, mais le centre qu’il forme paraît beau et net aux regards. La vérité de ce que je dis, femme, nous pouvons en faire l’épreuve sans risque et sans peine. Mais ne va pas non plus te décourager, ajoutai-je, en croyant qu’il sera difficile de trouver quelqu’un en état d’apprendre la place de chaque meuble et de se rappeler où il l’aura mis. Nous savons, en effet, qu’il y a dans toute la ville dix mille fois plus d’objets que chez nous : cependant, si tu dis à tel esclave d’aller faire une emplette au marché et de te l’apporter, aucun ne sera embarrassé, tous sauront où il faut aller et prendre n’importe quel objet. Et la cause en est, dis-je encore, que chaque chose est placée en son lieu. Cependant qu’un homme en cherche un autre, qui souvent même le cherchera de son côté, il désespérera de pouvoir jamais le rencontrer : la raison en est simple, c’est qu’ils ne sont point convenus du point où ils se rejoindraient. « Tel est, au sujet de l’ordre de nos effets et de leur usage, l’entretien que j’eus avec ma femme, si ma mémoire ne me trahit point. »


CHAPITRE IX.


Suite de l’organisation de la maison d’Ischomachus.


« Eh bien ! Ischomachus, lui dis-je[28], ta femme parut-elle faire attention aux leçons que tu avais à cœur de lui donner ? — Pouvait-elle faire autrement que de me promettre tous ses soins et de laisser éclater toute la vivacité de sa joie en trouvant la facilité au sortir de l’embarras ? Aussi me pria-t-elle de ranger tout au plus tôt comme je l’avais dit. — Et comment, Ischomachus, lui dis-je, fis-tu pour elle ce rangement ? — Comment le faire mieux qu’en lui montrant d’abord tout le parti qu’elle pouvait tirer de la maison ? En effet, Socrate, cette maison ne brille point par les ornements[29] ; mais les différentes pièces en sont distribuées dans la prévision que chaque objet y soit mis dans la place la plus avantageuse qu’il puisse occuper : de telle sorte qu’on eût dit que chaque lieu appelait l’objet qui lui convenait. La chambre nuptiale, qui est dans la partie la plus sûre du logis, demandait naturellement ce qu’il y a de plus précieux en tapis et en vaisselle ; la partie la plus sèche voulait le blé, la plus fraîche le vin, la plus claire les travaux et les objets qui exigent de la lumière[30]. Je lui montrai ensuite les appartements réservés aux hommes : ce corps de logis plein d’ornements est frais l’été et chaud l’hiver ; je lui fis remarquer aussi que, dans sa partie méridionale, la maison se développait de manière à avoir évidemment du soleil en hiver et de l’ombre en été. Je lui fis voir après que le gynécée n’est séparé de l’appartement des hommes que par la porte des bains, de peur que l’on ne sortît rien de prohibé, et que nos esclaves ne fissent des enfants à notre insu : car, si les bons domestiques auxquels il vient de la famille redoublent de bons sentiments envers nous, les mauvais, en se multipliant, acquièrent de nouveaux moyens de nuire.

« Après cette inspection, continua Ischomachus, nous faisons un triage[31] par groupes de tous nos effets. Nous commençons par réunir tout ce qui est utile aux sacrifices, puis les parures de femme pour les jours de fête, et les habits d’hommes pour les fêtes et pour la guerre ; tapis pour le gynécée, tapis pour l’appartement des hommes, chaussures d’homme et chaussures de femme : dans un groupe les armes ; dans un autre les instruments pour le lainage ; dans celui-ci les ustensiles de boulangerie ; dans celui-là ceux de cuisine ; ici tout ce qui sert au bain, là tout ce qui concerne la pâtisserie et la table ; le tout divisé suivant l’usage journalier ou le service des galas. Nous séparons également les provisions affectées au mois et celles qui, d’après ce calcul, doivent durer l’année : excellent moyen de savoir au juste jusqu’où elles conduisent. Après ce triage par groupes de nos effets, nous les faisons porter à la place qui leur convient ; puis, les ustensiles qui doivent chaque jour servir aux esclaves, tels que ceux de boulangerie, de cuisine, de lainage, et autres semblables, nous en indiquons la place exacte aux gens qui doivent s’en servir, nous les leur livrons, et nous leur enjoignons de les bien conserver. Quant à ceux dont nous ne nous servons qu’aux jours de fête et de réception, ou dans des circonstances rares, nous les confions à l’intendante, nous lui montrons la place qu’ils doivent occuper, nous les comptons, et nous en gardons le nombre écrit, en lui commandant de ne donner à chaque domestique que le strict nécessaire, et de bien se rappeler ce qu’elle donnait, à qui elle donnait, et, quand on le lui rapportait, de le remettre où elle l’avait pris.

« Nous établîmes intendante celle qui, après examen, nous parut le plus en garde contre la gourmandise, le vin, le sommeil, la hantise des hommes, douée en outre de la meilleure mémoire, et capable soit de prévoir les punitions que lui attirerait de notre part sa négligence, soit de songer aux moyens de nous plaire et de mériter des récompenses[32].

« Nous lui apprîmes à avoir de l’affection pour nous, en la faisant participer à notre joie quand nous étions joyeux, et en nous affligeant avec elle quand elle avait du chagrin. Nous l’instruisîmes à désirer d’accroître notre fortune en lui faisant connaître notre position, et en partageant notre bonheur avec elle. Nous développâmes en elle le sentiment de la justice en plaçant dans notre estime l’homme juste au-dessus de l’injuste, en lui montrant que le premier vit plus riche et plus indépendant que l’autre : voilà le pied sur lequel nous l’avons mise dans notre maison.

Après tout cela, Socrate, je dis à ma femme que tout cet appareil ne nous servirait de rien[33], si elle ne veillait point elle-même au maintien de l’ordre. Je lui appris que, dans les villes bien policées, les citoyens ne croient pas suffisant de se donner de bonnes lois ; ils choisissent pour conservateurs de ces lois des hommes qui, sentinelles vigilantes, approuvent ceux qui les observent et punissent ceux qui les transgressent. Je recommandai à ma femme de se considérer comme la conservatrice des lois dans notre ménage, de passer, quand elle le jugerait bon, la revue de tout notre mobilier, comme un commandant de garnison passe la revue de ses troupes ; d’examiner si chaque objet est en bon état, comme le sénat fait l’inspection des chevaux et des cavaliers ; de louer et d’honorer, en sa qualité de reine, tout ce qui relève de son autorité ; de gourmander et de punir tout ce qui en est digne. Je lui fis sentir encore qu’elle aurait tort de m’en vouloir de ce que je lui donnais dans notre ménage plus d’occupation qu’aux domestiques, attendu que ceux-ci ont en maniement les biens de leurs maîtres pour porter, soigner, garder, mais rien à leur usage, à moins d’une permission expresse ; tandis qu’un maître peut user de tout ce qu’il possède comme il l’entend. Celui donc qui gagne le plus à ce que son avoir se conserve, et qui perd le plus à ce qu’il se détériore, est le plus intéressé à le surveiller : voilà ce que je lui fis comprendre. — Eh bien ! repris-je, Ischomachus, ta femme, après t’avoir écouté, a-t-elle fait ce que tu désirais ? — Socrate, reprit-il, qu’avait-elle à me répondre, sinon que j’aurais d’elle une fausse opinion, si je croyais qu’elle acceptât à regret les fonctions et les soins dont je lui faisais voir la nécessité ? Elle ajouta que ce serait pour elle une peine beaucoup plus grande, si je lui enseignais de négliger son avoir au lieu de soigner notre bien commun. « De même, dit-elle encore, qu’il est naturel et plus facile à une bonne mère de soigner ses enfants que de les abandonner, de même c’est un plaisir plus grand pour une femme raisonnable de prendre soin des provisions qui lui agréent que de les négliger. »


CHAPITRE X.


Ischomachus raconte comment il a détourné sa femme de la coquetterie et d’un ridicule amour de la toilette.


« En entendant, reprit Socrate, la réponse de la femme d’Ischomachus, je dis : « Par Junon ! mon cher Ischomachus, voilà qui montre l’âme toute virile de ta femme. — Ce n’est pas tout, répondit-il ; je veux te raconter avec quelle résolution généreuse elle profita de mes avis. — Comment ? lui dis-je, parle ; pour ma part, j’éprouve beaucoup plus de plaisir à contempler la vertu d’une femme vivante, que si Zeuxis me faisait voir une belle femme créée par son pinceau. » Alors Ischomachus : « Un jour, Socrate, je la vis toute couverte de céruse, afin de paraître plus blanche qu’elle ne l’était, et de rouge pour se donner un faux incarnat ; elle avait des chaussures élevées, afin d’ajouter à sa taille[34]. « Réponds-moi, femme, lui dis-je ; me jugerais-tu plus digne de tendresse, moi qui vis en société de fortune avec toi, si je t’en faisais simplement l’exhibition, sans en rien surfaire, sans en rien déguiser, ou bien si je m’efforçais de te tromper en te disant que j’ai plus de bien que je n’en ai, en te montrant de l’argent de mauvais aloi, des colliers de bois recouvert en métal, de la pourpre en mauvais teint que je te donnerais pour vraie ? » Elle alors reprenant aussitôt : « Pas de mauvaises, de funestes paroles ! puisses-tu ne jamais agir ainsi ! car je ne pourrais plus, si tu faisais cela, t’aimer de toute mon âme. — Eh bien ! femme, lui dis-je, en nous unissant ne nous sommes-nous pas fait un don mutuel de nos corps ? — C’est ce que disent les hommes. — Me jugerais-tu plus digne de tendresse, moi qui vis en commerce charnel avec toi, si je m’efforçais de t’apporter un corps soigné, sain et fortifié par l’exercice, et si par conséquent je t’offrais une belle carnation, ou bien si, frotté de vermillon, avec une teinte d’incarnat sous les yeux, je me présentais à toi pour te faire illusion dans nos embrassements, et te donner à voir et à toucher du vermillon au lieu d’un teint naturel ? — Certes, dit-elle, je n’aimerais pas à toucher du vermillon au lieu de toi-même, ni à voir une teinte fausse d’incarnat au lieu de la tienne, ni trouver une couche de peinture sous tes yeux au lieu de l’éclat de la santé. — Eh bien ! pour ce qui est de moi, répondit Ischomachus, sois assurée, femme, que je ne préfère pas la céruse ni le rouge à ton teint naturel ; mais de même que les dieux ont fait les chevaux pour plaire aux chevaux, les bœufs aux bœufs, les brebis aux brebis, de même ils ont voulu que le corps tout simple de l’homme fût agréable à l’homme. Ces supercheries peuvent bien tromper les gens du dehors, qui ne cherchent rien au delà ; mais quand on vit toujours ensemble, on se trahit nécessairement quand on essaye de se tromper. On se surprend au sortir du lit, avant la toilette ; la sueur, des larmes, révèlent l’artifice ; on se voit au bain sans aucun voile. — Au nom des dieux, repris-je, quête répondit-elle ? — Que pouvait-elle faire de mieux que de cesser à tout jamais ces sortes de façons, et de se montrer toujours à moi simple et convenablement parée ? Elle me demanda pourtant, si je pourrais lui indiquer le moyen, non-seulement de paraître, mais d’être vraiment belle.

« Alors, Socrate, continua Ischomachus, je lui conseillai de ne pas rester continuellement assise comme les esclaves, mais de s’efforcer, en bonne maîtresse, avec l’aide des dieux, de se tenir debout devant la toile, pour enseigner ce qu’elle savait le mieux, ou pour apprendre ce qu’elle savait le moins : elle aurait l’œil à la boulangerie, serait présente aux mesurages de l’intendante, ferait sa ronde pour examiner si tout est bien en place[35]. À mon avis, ce serait là tout ensemble une surveillance et une promenade. Je lui dis que ce serait aussi un bon exercice de détremper le pain et de pétrir, de battre et de serrer les habits et les couvertures. Un tel régime, ajoutai-je, lui ferait trouver plus de charme aux repas, lui procurerait une meilleure santé, et lui donnerait réellement un plus beau teint. Son air même comparé à celui d’une servante, son extérieur plus propre et sa parure plus décente, n’en seront que plus engageants, surtout si c’est d’elle-même qu’elle cherche à plaire et non contre son gré. Quant à ces femmes continuellement assises avec un air de fierté, qu’on les range dans la classe des coquettes et des trompeuses. Et maintenant, Socrate, sache bien que ma femme, formée par ces leçons, se conduit comme je le lui ai montré, et vit comme je viens de te le dire. »



CHAPITRE XI.


Par quels moyens Ischomachus est robuste de corps, bien vu de ses concitoyens, cher à ses amis, à l’abri durant la guerre, et maître d’une fortune honorablement acquise.


« Aussitôt je lui dis : « Ischomachus, pour ce qui concerne les devoirs de ta femme, je crois en avoir assez entendu dès à présent, et tout cela fait complétement ton éloge et le sien : parle-moi maintenant de tes propres fonctions, afin que tu aies le plaisir de te rappeler tes titres à l’estime publique, et moi celui d’apprendre et de connaître à fond, si je puis, les devoirs d’un citoyen beau et bon ; je t’en saurai un gré infini. — Par Jupiter ! répondit Ischomachus, c’est de grand cœur, Socrate, que je vais poursuivre en t’exposant ce que je suis, afin que tu me redresses, si je ne te parais pas bien agir. — Moi, te redresser ? lui dis-je ; eh ! comment le pourrais-je, toi, l’homme beau et bon par excellence, tandis que je passe pour un conteur de fadaises, un mesureur d’air, et qu’on me jette à la tête la plus sotte des accusations, le surnom de pauvre[36]. Cette accusation, Ischomachus, m’aurait mis au désespoir, sans la rencontre que je fis dernièrement du cheval de l’étranger Nicias : voyant que tout le monde le suivait pour le considérer, entendant qu’on ne tarissait pas sur ses louanges, je m’approchai de l’écuyer et lui demandai si ce cheval avait une grande fortune. Sur cette question, l’écuyer me regardant comme un homme qui n’est pas sain d’esprit : « Comment, dit-il, un cheval aurait-il de la fortune ? » Pour moi, je m’en allai baissant la tête en apprenant qu’il est permis à un cheval, même pauvre, d’être bon, quand il a un bon naturel. Comme il ne m’est pas non plus défendu d’être homme de bien, raconte-moi entièrement ce que tu fais, afin que, si je puis m’instruire à ton école, je m’applique dès demain à marcher sur tes traces ; car chaque jour est bon, ajoutai-je, pour commencer l’étude de la vertu. — Tu badines, Socrate, dit Ischomachus ; je vais néanmoins te raconter tout ce que je m’efforce de faire pour bien passer la vie.

« Convaincu que jamais les dieux n’ont permis que le succès fût assuré aux hommes qui ne connaissent point leurs devoirs, ni les soins qu’ils ont à prendre pour l’accomplir, et qu’à ceux même qui sont prudents et actifs, tantôt ils accordent la réussite, tantôt ils ne l’accordent pas, je commence, moi, par rendre hommage aux dieux, et je m’efforce de mériter par mes prières la santé, la force du corps, l’estime de mes concitoyens, la bienveillance de mes amis, l’avantage d’être à l’abri durant la guerre, une fortune honorablement acquise. » Et moi, en l’entendant : « Tu as donc soin, Ischomachus, de t’enrichir, et, une fois à la tête d’une grande fortune, tu prends les soins nécessaires pour la gérer ? — Aucun soin ne m’agrée plus, reprit Ischomachus, que celui que tu viens de dire ; il me paraît bien doux, Socrate, de traiter magnifiquement les dieux et mes amis, s’ils sont dans le besoin, de venir en aide à la ville, et de contribuer, autant que je puis, à l’embellir. — Tout ce que tu dis là, Ischomachus, est fort beau, et ne convient qu’à un homme puissamment riche. Le moyen de le nier, quand on voit tant de citoyens hors d’état de subsister sans la générosité des autres, tant d’autres s’estimant heureux de se procurer le strict nécessaire ? Et ceux qui peuvent non-seulement administrer leur maison, mais gagner encore de quoi embellir la ville et venir en aide à leurs amis, comment ne pas les appeler opulents et puissants ? Oui, ajoutai-je, nous pourrions faire ce compliment à bien des hommes. Mais toi, Ischomachus, dis-moi, puisque c’est par là tu que as commencé, par quels moyens tu t’es fait la santé, comment tu as développé ta force physique ; ensuite, comment il t’est permis sans honte de n’avoir rien à redouter de la guerre ; tu me parleras enfin des moyens de faire fortune, et je t’écouterai avec plaisir.

— Tous ces avantages, Socrate, reprit Ischomachus, ont entre eux, à mon avis, une liaison intime. Un homme qui a de quoi manger doit naturellement par le travail fortifier sa santé, et par un travail continu développer ses forces ; exercé au métier de la guerre, il doit s’en tirer honorablement ; industrieux et ennemi de la mollesse, il doit naturellement augmenter son avoir. — Jusque-là, Ischomachus, repris-je, je suis parfaitement ton raisonnement, quand tu dis que l’homme qui travaille, qui s’occupe, qui s’exerce, obtient plus sûrement ces avantages ; mais quels exercices faut-il pour se procurer une constitution bonne et vigoureuse ? Comment t’endurcis-tu au métier des armes ? À quels moyens dois-tu l’excédant qui te permet de secourir tes amis et d’embellir la ville ? Voilà ce que je serais curieux d’apprendre.

— Eh bien, Socrate, dit Ischomachus, j’ai l’habitude de sortir du lit à l’heure où je puis encore trouver au logis les personnes que je dois voir. Quand j’ai quelque affaire dans la ville, je m’en occupe, cela me sert de promenade. Si je n’ai rien d’indispensable à la ville, un garçon mène devant moi mon cheval à la campagne, et cette promenade de la ville aux champs me plaît cent fois plus, Socrate, que si je me promenais dans le Xyste[37]. Dès que je suis arrivé à la campagne, si j’ai là des gens qui plantent, qui labourent, qui sèment, qui rentrent les récoltes, je vais voir comment tout se passe, et je les redresse, si je crois mon procédé meilleur que le leur. Ensuite, je monte à cheval, et je fais faire à l’animal les manœuvres hippiques qui se rapprochent le plus de celles de la guerre : chemins de traverse, collines, fossés, ruisseaux, je franchis tout, et, autant que possible, dans ces manœuvres je tâche de ne point estropier mon cheval. Cette course faite, mon garçon laisse mon cheval se rouler[38], puis le ramène à la maison, rapportant des champs ce qu’il faut pour la ville. De mon côté, je rentre moitié marchant, moitié courant, et je me frotte avec l’étrille. Alors je dîne, Socrate, de manière à passer le reste de la journée sans avoir l’estomac vide ni plein. — Par Junon, dis-je, Ischomachus, j’approuve une telle conduite. User d’un régime qui donne tout à la fois la santé et la vigueur, faire des manœuvres et des exercices qui servent pour la guerre et pour l’accroissement de la fortune, voilà qui me paraît tout à fait admirable ! Et certes, tu fournis des preuves suffisantes que tu fais bien tout ce qu’il faut. Grâce aux dieux, nous te voyons d’ordinaire bien portant et robuste, et nous savons que l’on te compte parmi les meilleurs cavaliers et les gens les plus riches. — Pourtant avec tout cela, Socrate, je suis indignement calomnié, et peut-être croyais-tu que j’allais te dire que tout le monde m’appelle le beau et le bon. — J’allais te demander encore, Ischomachus, si tu te mets en état de rendre compte de tes actions ou de juger celles des autres, s’il en est besoin. — Est-ce que, selon toi, Socrate, je ne me prépare pas continuellement, soit à me justifier, puisque je ne fais de tort à personne, et qu’au contraire je fais le plus de bien que je peux, soit à en accuser d’autres, puisque, en public comme en particulier, mes regards ne peuvent rencontrer que des hommes injustes et pas un homme de bien ? — Mais dis-moi, Ischomachus, tes impressions se traduisent-elles en paroles ? réponds : — Jamais, Socrate, je ne cesse de dire ce que j’ai sur le cœur. Ou quelqu’un de la maison accuse, ou il se justifie ; j’écoute, alors, et je tâche de confondre le mensonge ; tantôt je me plains à un ami de celui-ci ; tantôt je loue celui-là ; je réconcilie des parents, et je m’efforce de leur prouver qu’ils ont beaucoup plus d’intérêt à être amis qu’ennemis. Sommes-nous en présence du stratége, nous blâmons l’un, ou nous prenons le parti d’un autre accusé injustement, ou nous censurons ceux d’entre nous qui obtiennent des faveurs sans les avoir méritées. Souvent, dans nos délibérations, nous louons un projet que nous voulons qu’on adopte, nous en blâmons un qui nous déplaît. Plus d’une fois, Socrate, je me suis vu condamné à une peine, à une amende déterminée. — Par qui donc, Ischomachus ? Voilà une chose que je ne savais pas. — Par ma femme ! — Et comment te défends-tu avec elle ? — Fort bien, quand j’ai le bonheur d’être dans le vrai ; mais quand je suis dans le faux, Socrate, par Jupiter, je ne puis faire que la mauvaise cause devienne la bonne[39] ! — C’est sans doute, Ischomachus, parce que tu ne peux faire que le mensonge soit la vérité. »



CHAPITRE XII.


Qualités d’un bon contre-maître : de l’œil du maître : le roi de Perse et l’écuyer.


« Mais, lui dis-je, Ischomachus, que je ne te retienne pas, si tu veux t’en aller. — Par Jupiter, Socrate, reprit-il, je ne m’en irai pas que la séance ne soit levée. — Par Jupiter, dis-je à mon tour, tu as grand’peur de perdre ton surnom de beau et bon. Mais tu as sans doute beaucoup d’affaires, tu as donné parole à des hôtes, et tu les attends pour ne pas fausser compagnie. — Cependant, Socrate, répondit il, je ne néglige pas pour cela les affaires que tu dis : j’ai des contre-maîtres à la campagne. — Dis-moi, Ischomachus, quand tu as besoin d’un contremaître et que tu sais qu’il y a quelque part un esclave intelligent, fais-tu des démarches pour l’acheter, comme tu en fais quand tu as besoin d’un bon ouvrier, et que, sachant qu’il y a quelque part un ouvrier adroit, tu essayes de te le procurer ? ou bien est-ce toi-même qui formes tes contre-maîtres[40] ? — C’est moi, par Jupiter, qui essaye de les former. Celui, en effet, qui doit me représenter en mon absence, a-t-il besoin de savoir autre chose que ce que je sais moi-même ? Si je suis capable de surveiller les travaii, je puis bien apprendre cette science à d’autres. — Avant tout, repris-je, c’est de l’attachement à ta personne et aux tiens que doit avoir ton remplaçant : car sans attachement, à quoi servirait la science, quelle qu’elle fût, de ton contre-maître ? — À rien, par Jupiter, reprit Ischomachus ; aussi, c’est cet attachement à moi et aux miens que j’essaye d’abord de lui inspirer. — Et comment, au nom des dieux, peux-tu inspirer à qui tu veux cet attachement à toi et aux tiens ? — En faisant du bien, dit Ischomachus, toutes les fois que les dieux m’accordent à moi-même quelque faveur. — C’est-à-dire, repris-je, que ceux qui ont pris part à tes bienfaits se montrent attachés à toi et te souhaitent du bien. — Je ne vois pas, Socrate, de meilleur procédé pour provoquer l’attachement. — Eh bien, Ischomachus, repris-je, dès qu’un esclave se montre attaché, est-il par cela même un bon contre-maître ? Ne vois-tu pas que tous les hommes ont de l’attachement pour eux-mêmes, mais que pourtant un grand nombre d’entre eux ne veulent pas se donner de peine pour se procurer les biens qu’ils désirent ? — Par Jupiter, dit Ischomachus, quand je veux avoir des contre-maîtres tels que nous disons, je m’attache à les rendre soigneux. Aussi, Socrate, ne sont-ils pas tous capables de devenir soigneux. — Quels sont donc ceux avec qui l’on peut réussir ? Indique-les-moi clairement. — D’abord, Socrate, tu ne pourras jamais rendre soigneux les gens adonnés au vin : l’ivrognerie engendre l’oubli de tous les devoirs. — N’y a-t-il que les ivrognes, lui dis-je, qui ne soient point capables de devenir soigneux, ou bien y en a-t-il d’autres ? — Par Jupiter, reprit Ischomachus, il y a encore les dormeurs : le dormeur ne saurait faire son devoir ni le faire faire aux autres. — Eh bien, repris-je, sont-ce là les seuls que l’on ne puisse rendre soigneux, ou bien y en a-t-il encore d’autres ? — Il me semble, reprit Ischomachus, que les gens trop passionnés pour l’amoureux plaisir sont incapables de s’intéresser à autre chose qu’à leur passion ; il n’y a point, en effet, d’espoir ni de soin plus doux que la recherche de l’objet aimé, ni de supplice plus cruel que quand la nécessité du devoir nous arrache à ce que nous aimons. Quand je rencontre de pareilles gens, je n’essaye même pas de les rendre soigneux. — Maintenant, lui dis-je, ceux qui sont épris du gain, les crois-tu donc incapables de devenir soigneux et versés dans les travaux agricoles ? — Non, par Jupiter, dit Ischomachus, en aucune façon ; au contraire, je les crois dans d’excellentes dispositions pour soigner ces sortes de travaux. Il n’y a qu’une chose à leur prouver, c’est que le soin conduit au gain. — Quant à ceux, repris-je, qui, doués de la sagesse que tu exiges, sont pourtant peu sensibles à l’appât du gain, comment leur apprends-tu à devenir soigneux en ce que tu désires ? — Tout simplement, Socrate. Quand je les vois prendre quelque soin, je les loue et j’essaye de les honorer ; et quand ils se négligent, j’essaye de dire et de faire des choses qui puissent les piquer. — Voyons, Ischomachus, repris-je, laissons un peu de côté la discussion relative à l’éducation de ceux que tu veux rendre soigneux, et dis-moi s’il est possible qu’un homme négligent puisse en rendre d’autres soigneux. — Non, par Jupiter, répondit Ischomachus, pas plus qu’un homme qui ne sait pas la musique ne peut en rendre d’autres musiciens. Il est difficile, quand un maître montre mal, d’apprendre à bien faire ce qu’il montre, et, par suite, quand un maître apprend à être négligent, il est difficile au serviteur de devenir soigneux. Pour tout dire en un mot, je ne crois pas avoir jamais vu de bons serviteurs à un mauvais maître ; tandis que j’ai vu de mauvais serviteurs à un bon maître, et cependant ils étaient châtiés pour cela. Donc, quiconque veut s’entourer de gens soigneux, doit avoir l’œil à tous les travaux et se rendre compte de tout ; s’empresser, quand une chose est bien, d’en savoir gré à l’auteur, et ne point hésiter à punir comme il le mérite celui qui semontre négligent. Je trouve parfaite, continua Ischomachus, cette réponse d’un barbare. Le roi de Perse ayant rencontré un bon cheval et désirant l’engraisser en peu de temps, demanda à un habile écuyer quel était le moyen d’engraisser en peu de temps ce cheval, et celui-ci, dit-on, répondit : « L’œil du maître[41] ! » De même, Socrate, tout le reste, avec l’œil du maître, me paraît en état de devenir bel et bon. »


CHAPITRE XIII.


Suite des qualités d’un bon contre-maître.


« Quand tu auras, repris-je, parfaitement inculqué dans l’âme de quelqu’un la conviction qu’il faut être vigilant dans tout ce que tu lui confies, sera-t-il dès lors bon contre-maître, ou bien lui faudra-t-il encore apprendre comment on devient bon contre-maître ? — Par Jupiter, reprit Ischomachus, il lui reste encore à savoir ce qu’il doit faire, quand et comment ; autrement le régisseur, sans ces connaissances, serait-il plus utile qu’un médecin qui viendrait matin et soir visiter son malade, sans savoir ce qu’il convient d’ordonner ? — Mais quand il saura les travaux qu’il doit faire, lui manquera-t-il quelque chose, ou sera-t-il dès lors un contre-maître accompli ? — Il faut, en outre, qu’il sache commander aux travailleurs. — Est-ce encore toi qui montres à tes contre-maîtres l’art de commander ? — Je l’essaye, reprit Ischomachus. — Comment, au nom des dieux, t’y prends-tu pour rendre des hommes capables de commander ? — Bien simplement, Socrate ; aussi tu vas sans doute rire en m’écoutant. — Mais non, repris-je, ce n’est point là une chose risible, Ischomachus ; car celui qui peut rendre des hommes capables de commander, peut évidemment enseigner aussi l’art d’être maître, et celui qui peut enseigner l’art d’être maître, peut enseigner également l’art d’être roi. Il n’est donc point permis de rire d’un tel homme ; on lui doit plutôt de grands éloges. — Eh bien, Socrate, les autres animaux apprennent à obéir grâce à deux mobiles : le châtiment, quand ils essayent de désobéir, et, quand ils se prêtent au service, le bon traitement. Ainsi les poulains apprennent à obéir aux dresseurs, parce qu’on leur donne quelques douceurs quand ils obéissent ; puis, quand ils désobéissent, on leur donne fort à faire, jusqu’à ce qu’ils se prêtent à la volonté du dresseur. De même les petits chiens, qui sont si inférieurs à l’homme sous le rapport de l’intelligence et du langage, apprennent cependant par le même moyen à courir en rond, à faire des culbutes, et le reste. Dès qu’ils obéissent, ils ont tout ce qu’il leur faut ; quand ils se négligent, on les punit. Les hommes peuvent devenir plus obéissants au moyen de la parole[42], si on leur fait voir que c’est leur intérêt d’obéir ; et, quant à l’éducation des esclaves, qui se rapproche de celle de la bête, ils sont très-faciles à plier à l’obéissance. En satisfaisant les appétits de leur ventre, on se fait bien venir auprès d’eux[43]. Les âmes généreuses sont aiguillonnées par la louange. Certaines natures ont tout aussi besoin de louanges que de boire et de manger.

« Tels sont donc les moyens que je crois devoir employer pour rendre les hommes plus obéissants ; je les indique à ceux dont je veux faire des contre-maîtres, et je les seconde, en outre, de cette manière. Lorsque je dois fournir des vêtements ou des chaussures aux travailleurs, je ne les fais pas faire tous de même qualité : j’en ai d’inférieurs et de meilleurs, afin de donner les meilleurs aux bons travailleurs, à titre de récompense, et les plus mauvais aux moins bons. Je vois en effet, Socrate, que les bons esclaves se découragent quand ils remarquent que tout l’ouvrage se fait par leurs mains, et que cependant on a les mêmes procédés pour ceux qui ne travaillent pas, et qui, au besoin, ne veulent point partager les périls. Aussi, moi, je me garde bien de mettre la même égalité entre les bons et les mauvais travailleurs, et, si je vois les contre-maîtres distribuer le meilleur aux meilleurs esclaves, je les en loue ; mais quand je vois quelqu’un obtenir des préférences par des flatteries ou par de vaines complaisances, loin de fermer les yeux, je gronde le régisseur, et j’essaye de lui prouver, Socrate, qu’en cela même il va contre mes intérêts. »


CHAPITRE XIV.


Suite du précédent : comment on inspire aux contre-maîtres le sentiment de la justice.


« Enfin, Ischomachus, repris-je, quand il est capable de commander de manière à être obéi, le crois-tu un contre-maître accompli, ou lui manque-t-il quelque chose, quand il a tout ce que tu viens de dire ? — Mais oui, par Jupiter, dit Ischomachus : il faut qu’il ne touche pas au bien de son maître et qu’il ne vole rien. Car, si celui qui a le maniement des fruits est assez hardi pour les faire disparaître de manière à ne rien laisser qui puisse indemniser des travaux, à quoi sert de cultiver la terre par l’entremise d’un pareil homme ? — Est-ce toi, lui dis-je, qui te charges de donner des leçons de justice ? — Oui, dit Ischomachus ; mais il s’en faut bien que je trouve tous les esprits disposés à les recevoir. Je prends en partie dans les lois de Dracon[44], en partie dans celles de Solon, pour enseigner la justice à mes serviteurs. Il me semble, en effet, que ces grands hommes ont donné beaucoup de lois propres à inspirer cette sorte de justice. Des châtiments y sont prononcés contre le vol : la prison pour le voleur pris sur le fait ; la mort pour les tentatives violentes. Il est évident, continua-t-il, qu’ils ont prononcé ces peines pour rendre infructueux aux fripons leur gain sordide. Pour ma part, c’est en empruntant quelques-unes de ces lois, auxquelles j’ajoute quelques ordonnances royales[45], que je m’efforce de rendre mes serviteurs fidèles dans leur gestion. Ces lois, en effet, n’offrent que des peines aux délinquants, tandis que les ordonnances royales, à côté de la peine pour le délit, offrent des prix à la fidélité ; de sorte que beaucoup de gens, même épris du gain, voyant l’homme juste devenir plus riche que l’injuste, s’abstiennent de toute injustice. Ceux que je vois, malgré mes bons traitements, s’efforcer de mal faire, je les considère comme atteints d’une cupidité incurable, et je les mets hors de service, tandis que ceux que je vois non-seulement heureux du sort meilleur que leur procure la justice de leur conduite, mais désireux de mériter mes éloges, je les traite comme des hommes libres, je les enrichis et je les honore comme des gens beaux et bons. Car, si je ne m’abuse, Socrate, l’homme avide d’estime diffère de l’homme avide de gain en ce qu’il n’a en vue que les éloges et l’estime, soit lorsqu’il travaille, soit lorsqu’il brave les dangers, soit lorsqu’il s’abstient de honteux profits. »



CHAPITRE XV.


Résumé des qualités propres à un bon contre-maître : de l’agriculture et des agriculteurs.


« Je suppose que tu as inspiré à un homme le désir de voir prospérer ta chose, et l’ardeur nécessaire pour travailler à ton bien ; tu lui as donné les instructions nécessaires pour tirer le plus d’avantages de chacun des travaux exécutés chez toi ; de plus, tu l’as rendu capable de commander ; enfin il se plaît à t’offrir la plus grande quantité possible de fruits mûris dans leur saison ; c’est un autre toi-même : je ne demanderai donc plus, au sujet de cet homme, s’il lui manque encore quelque chose : c’est un vrai trésor qu’un pareil contre-maître. Mais n’oublie pas, Ischomachus, un point que nous n’avons fait qu’effleurer en courant. — Qu’est-ce donc ? reprit Ischomachus. — Tu m’as dit, je crois, que la grande affaire était de savoir comment chaque chose doit se pratiquer ; qu’autrement la surveillance devient inutile, puisqu’on ne sait ni ce qu’on doit faire ni comment il faut le faire. — C’est-à-dire, reprit Ischomachus, que tu veux que je te donne une leçon d’agriculture[46] ? — C’est qu’en effet, repris-je, l’agriculture enrichit ceux qui la connaissent, tandis que ceux qui ne la connaissent pas ont grand’peine à vivre, malgré le mal qu’ils se donnent. — Eh bien, Socrate, tu vas juger combien cet art est ami de l’homme. Cet art, le plus utile de tous, le plus agréable à exercer, le plus beau, le plus cher aux dieux et aux hommes, et, par-dessus tout, le plus facile à apprendre, comment ne serait-il pas aussi l’un des plus nobles ? N’appelons-nous pas nobles ceux des animaux qui sont beaux, grands, utiles, doux envers les hommes ? — Il est vrai, Ischomachus, que j’ai parfaitement compris, d’après ce que tu as dit, quelles sont les instructions qu’il faut donner à un contre-maître, car je crois avoir bien saisi les procédés par lesquels tu le rends attaché à ta personne, soigneux, capable de commander, et juste ; mais ce que doit étudier celui qui veut devenir bon agriculteur, ce qu’il doit faire, et quand, et comment, il me semble que nous n’avons fait que l’effleurer en courant. — Si tu me disais qu’il faut être versé dans l’écriture lorsqu’on veut soit écrire sous la dictée, soit lire ce que l’on a écrit, j’entendrais seulement qu’il faut posséder l’art de l’écriture, mais je verrais que je ne sais pas autre chose qu’écrire. De même à présent je n’ai pas de peine à comprendre qu’un bon contre-maître doit connaître l’agriculture ; mais, en sachant cela, je n’en suis pas plus avancé sur les principes de cet art. Si, dans ce moment même, je me décidais à cultiver, je ressemblerais, selon moi, à un médecin qui ferait des visites, et examinerait l’état de ses malades sans savoir ce qui convient à leur mal. Ainsi, pour m’épargner cette ressemblance, apprends-moi en quoi consistent les travaux agricoles. — Il n’en est point ici, Socrate, comme des autres arts, qui exigent un long apprentissage de ceux qui les étudient, avant qu’ils en vivent honorablement ; l’agriculture n’est pas si difficile à apprendre ; mais regarde travailler le cultivateur, écoute-le, et bientôt tu en sauras assez pour donner, si tu veux, des leçons à d’autres. Je te crois même fort avancé, sans que tu t’en doutes. Les autres artistes semblent, en général, réserver pour eux seuls les finesses de leur art, tandis que l’agriculteur le plus habile à planter, le plus habile à semer, est content quand on l’observe. Questionnez-le sur les procédés qui lui réussissent, il ne vous cache rien des moyens qu’il emploie, tant l’agriculture excelle à donner un caractère généreux à ceux qui l’exercent. — Voilà, dis-je, un beau début, et bien fait pour inviter un auditeur à questionner. Mais toi, vu l’excellence de la matière, prends la peine, pour cela même, d’entrer dans de longs détails. Il n’y a point de honte pour toi à consigner des choses faciles ; mais ce serait pour moi une grande honte d’ignorer ce qui est d’une si haute importance. »


CHAPITRE XVI.


De la nature du terrain. Moyens de la reconnaître.
Des travaux relatifs à la jachère[47].


« Et d’abord, Socrate, me dit-il, je veux te démontrer qu’il n’y a point la moindre difficulté dans ces finesses qu’attribuent à l’agriculture ceux qui en dissertent merveilleusement en paroles, mais qui n’y entendent rien en pratique. Ils vous disent que, pour être bon agriculteur, il faut commencer par connaître la nature du sol. — Ils ont raison, repris-je, de parler ainsi : car, si l’on ne sait pas ce qu’un terrain peut porter, on ne saura pas, je crois, ce qu’on doit semer ou planter. — Mais, répondit Ischomachus, on acquiert même sur le terrain d’autrui la connaissance de ce qu’il peut porter ou non, en voyant les fruits et les arbres ; et, une fois cette connaissance acquise, il ne faut plus aller contre la volonté des dieux. Ce n’est point en plantant ou en semant suivant nos besoins que nous obtiendrons de meilleures récoltes, c’est en examinant ce que la terre aime à produire et à nourrir. Si, par suite de la négligence de ceux qui la possèdent, elle ne montre pas ce qu’on peut tirer d’elle, souvent la terre du voisin donnera des renseignements plus précis que le voisin lui-même. Même en friche, elle indique encore sa nature : car un terrain qui donne de beaux produits sauvages peut, avec des soins, donner de beaux produits cultivés ; et voilà comment la nature d’un terrain peut être reconnue par ceux même qui ne sont pas du tout versés dans l’agriculture. — Dès ce moment, Ischomachus, repris-je, je me sens quelque confiance ; je ne dois pas renoncer à l’agriculture par la crainte de mal juger la nature de la terre. D’ailleurs je songe aux pêcheurs, qui, dans leurs courses maritimes, ne s’arrêtent point par curiosité et ne se ralentissent jamais, et qui, tout en longeant les côtes, à la seule inspection des fruits que produit la terre, n’hésitent point à déclarer que telle terre est bonne et telle autre mauvaise, mais blâment celle-ci et vantent celle-là ; et je vois qu’en général les agriculteurs habiles jugent ainsi de la bonté d’une terre. — Par où veux-tu, Socrate, que je commence avec toi mes leçons d’agriculture ? Je vois que tu en sais déjà beaucoup plus que ce que j’ai à te dire des procédés agricoles. — Il me semble, Ischomachus, que ce que j’apprendrais le plus volontiers, comme le plus digne d’un philosophe, c’est à façonner la terre de manière à récolter à volonté le plus d’orge et le plus de blé possible. — Sais-tu qu’avant d’ensemencer il faut labourer ? — Oui, lui dis-je. — Eh bien ! si nous commencions le labour en hiver ? — Nous ne trouverions que de la boue. — Et en été, qu’en dis-tu ? — La terre serait trop dure à remuer pour l’attelage. — Le printemps m’a bien l’air du moment favorable pour commencer ce travail. — C’est, en effet, dans cette saison surtout que la terre est plus friable et se prête à la façon. — Et puis, Socrate, l’herbe coupée sert immédiatement d’engrais, sans donner de graine qui la fasse repousser. Or tu sais bien, je pense, que, pour qu’une jachère entre en rapport, il faut qu’elle soit débarrassée des mauvaises herbes et exposée à la pleine chaleur du soleil. — Je suis tout à fait convaincu, repris-je, qu’il en doit être ainsi. — Maintenant, reprit-il, penses-tu qu’on puisse s’y prendre autrement qu’en donnant à son champ le plus de façons possible durant l’été ? — Je sais parfaitement, lui dis-je, qu’il n’y a pas de meilleur moyen pour faire monter les mauvaises herbes à la surface, les dessécher par la chaleur, et exposer la terre au grand soleil, que de la remuer avec l’attelage au cœur de l’été et au milieu du jour[48]. — Et si ce sont des hommes qui labourent la terre à la bêche, n’est-il pas évident qu’ils devront renverser la terre d’un côté et les mauvaises herbes de l’autre ? — Oui, repris-je, et, de plus, les coucher de sorte qu’elles sèchent à la surface du sol, puis remuer la terre pour en recuire la crudité. »



CHAPITRE XVII.


De l’époque des semailles et de l’usage du sarcloir.


« Au sujet de la façon, tu le vois, Socrate, nous sommes tous les deux du même avis. — Oui, lui dis-je. — Maintenant, sur le temps des semailles, as-tu, Socrate, une opinion particulière, ou crois-tu que la saison de semer est bien celle dont nos devanciers ont fait l’épreuve, celle que tous les cultivateurs d’aujourd’hui ont adoptée comme étant la meilleure ? Quand la saison d’automne est venue, tous les hommes ont les yeux tournés vers le ciel, et attendent que le dieu versant la pluie sur la terre leur permette d’ensemencer. — C’est un fait reconnu, Ischomachus, parmi tous les hommes, qu’il ne faut pas sciemment semer dans un terrain sec ; et l’on a vu nombre de gens punis par de grands dommages pour avoir fait leurs semailles avant l’ordre de la divinité[49]. — Ainsi, reprit Ischomachus, voilà un point sur lequel tous les hommes sont d’accord. — En effet, sur ce que la divinité enseigne, il n’y a point de partage. Par exemple, tous les hommes ensemble croient qu’il vaut mieux en hiver porter des vêtements épais, si l’on peut ; tous sont d’avis qu’il faut faire du feu, si l’on a du bois. — On diffère pourtant d’avis, Socrate, sur l’article des semailles ; on se demande quel est le moment le meilleur de la saison, le commencement, le milieu ou la fin. — Mais la divinité, repris-je, ne fixe pas invariablement le cours de l’année : une année il vaut mieux semer au commencement, une autre année au milieu, et telle autre à la fin. — Pour toi, Socrate, y a-t-il des époques que tu croies meilleures, et que l’on doive choisir quand on a peu ou beaucoup à semer ? ou bien faut-il commencer les semailles avec la saison et les continuer jusqu’à la fin ? — Je crois, Ischomachus, lui dis-je, que le plus avantageux est de semer aux trois époques. Je crois qu’il vaut bien mieux avoir chaque année une récolte suffisante que d’avoir tantôt abondance et tantôt disette. — Eh bien ! Socrate, te voilà encore, toi, mon disciple, de l’avis de ton maître, et même tu te prononces avant moi. — Mais y a-t-il, Ischomachus, repris-je, différents procédés pour jeter la semence ? — Voilà, Socrate, une chose qui mérite encore toute attention. Tu sais probablement que c’est avec la main qu’on doit jeter la semence ? — Oui, car je l’ai vu. — Les uns ont l’adresse de la jeter également, et les autres ne l’ont pas. — La main, repris-je, a donc besoin d’être exercée comme celle de ces théoristes, pour être en état de seconder l’intention. — C’est cela même, dit-il. Mais si une terre est plus maigre et l’autre plus grasse ? — Que dis-tu ? Appelles-tu plus maigre une terre plus faible, et plus grasse une terre plus forte ? — C’est là ce que je dis ; et je te demande si tu donnerais à chacune des deux terres la même quantité de semence, ou bien plus à l’une qu’à l’autre ? — Quand il s’agit de vin, repris-je, j’ai pour habitude de verser plus d’eau dans celui qui est plus fort ; s’il y a quelque fardeau à porter, de charger plus l’homme plus robuste ; et, s’il fallait nourrir un certain nombre de personnes, j’ordonnerais que ceux qui possèdent le plus contribuassent pour la plus grosse part. Mais une terre faible devient-elle plus forte si on la bourre de grain, comme on ferait d’une bête de somme ? Dis-moi cela. » Alors Ischomachus se mettant à rire : « Tu plaisantes, Socrate, me dit-il ; sache pourtant que si, après avoir confié la semence à la terre, tu profites pour la retourner du moment où le germe, placé sous l’influence du ciel, sera monté en herbe, cette herbe même nourrira la terre et lui servira comme d’un engrais puissant. Si au contraire tu laisses la semence croître librement jusqu’à la maturité du grain, il sera aussi difficile à une terre faible d’en produire beaucoup, qu’il est difficile à une truie faible de nourrir de gros marcassins. — Tu dis donc, Ischomachus, qu’il faut jeter moins de semence dans une terre plus faible ? — Oui, par Jupiter ! Socrate ; et tu en conviens toi-même, puisque tu penses qu’on doit charger un homme faible d’un moindre fardeau. — Et le sarcloir, Ischomachus, repris-je, pourquoi le fait-on passer au milieu des grains ? — Tu sais probablement que l’hiver il tombe beaucoup d’eau. — Est-il possible de l’ignorer ? — Eh bien ! supposons qu’il y ait des grains ensevelis sous la terre délayée et des racines mises à jour par l’épanchement des eaux ; supposons encore que, favorisées par l’humidité, des plantes s’élèvent avec le bon grain et l’étouffent. — Tout cela, répondis-je, peut arriver. — Alors, Socrate, le grain n’a-t-il pas besoin de secours ? — Assurément, lui dis-je. — Et comment, selon toi, venir en aide au grain qui se noie ? — En soulevant le limon. — Et en aide à celui dont la racine est à nu ? — En le recouvrant de terre. — Et maintenant, si l’herbe étouffe le grain qui pousse, si elle lui dérobe son suc nourricier, comme les frelons paresseux dérobent le miel que l’abeille industrieuse met de côté pour sa nourriture ? — Il faut alors, par Jupiter ! couper l’herbe, comme on chasse les frelons de la ruche. — Tu vois donc que nous avons raison d’user du sarcloir. — Tout à fait ; et je songe, Ischomachus, à l’avantage d’amener des comparaisons justes. Tu m’as bien plus mis en colère contre l’herbe en me parlant des frelons, que quand tu m’as parlé de l’herbe sans comparaison. »



CHAPITRE XVIII.


De la moisson, du battage et du van.


« Après cela, dis-je, il s’agit de moissonner. Apprends-moi ce que tu peux savoir là-dessus. — Oui, dit-il, à condition que je ne te trouverai pas aussi savant que moi. Tu sais donc qu’il faut couper le blé ? — Belle demande ! — Oui ; mais le coupe-t-on en se tenant sous le vent ou à contre-vent ? — Pas à contre-vent, lui dis-je : car, selon moi, les yeux et les mains ont à souffrir quand on moissonne en sens contraire de la paille et de l’épi. — Couperas-tu près de l’épi ou à fleur de terre ? — Si le brin est court, je couperais au pied, pour que la paille fût de grandeur suffisante : s’il est haut, je pense qu’il vaudrait mieux scier à mi-chaume, pour épargner un travail inutile aux batteurs et aux vanneurs. Quand au chaume qu’on laisse sur la terre, je crois qu’il la fertilise si on le brûle, et que, si on le jette au fumier, il augmente la masse d’engrais. — Tu le vois, Socrate, te voilà pris sur le fait, et tu en sais autant que moi sur la moisson. — J’en ai peur ; mais voyons si je sais aussi comment il faut battre. — Tu n’ignores pas, dit-il, que l’on se sert de bêtes d’attelage pour battre le grain ? — Comment ne le saurais-je pas ? Et l’on appelle indistinctement bêtes d’attelage les bœufs, les mulets, les chevaux. — Tu crois, n’est-ce pas, que ces animaux ne savent que fouler le grain sur lequel on les fait marcher ? — Quelle autre chose peux-tu espérer de ces bêtes ? — Mais, Socrate, qui veillera à ce qu’elles ne foulent que ce qui doit être foulé, et que le battage se fasse d’une manière égale ? — Il est évident que ce sont les batteurs[50]. — En retournant la paille, en mettant sous les pieds des animaux ce qui n’y a point encore passé, il est clair qu’ils auront un battage égal et promptement achevé. — Sous ce rapport, tes connaissances ne le cèdent point aux miennes. — Après cela, repris-je, Ischomachus, nous nettoyons ce blé en le vannant. — Oui ; mais dis-moi, Socrate, sais-tu que, si tu te mets à vanner contre le vent, toute l’aire se couvrira de balles ? — Cela doit être. — Et tout naturellement la balle reviendra sur le grain. — Il serait, en effet, fort singulier qu’elle passât par-dessus le tas de blé pour se rendre dans la partie vide de l’aire. — Mais si l’on se met à vanner sous le vent ? — Il est clair qu’alors les pailles seront chassées dans le pailler. — Quand tu auras nettoyé le grain jusqu’au milieu de l’aire, continueras-tu de vanner le reste, en le laissant ainsi épars, ou bien réuniras-tu le grain nettoyé à l’extrémité de l’aire, pour qu’il occupe le moins de place possible ? — Je réunirais, par Jupiter ! lui dis-je, tout le grain nettoyé, de sorte que la paille soit emportée par-dessus le blé, dans la partie vide de l’aire[51], et que je n’aie pas à vanner deux fois la même paille. — Tu pourrais bien, Socrate, enseigner à un autre la manière de vanner promptement. — Je ne me connaissais pas ce talent : et peut-être, j’y songe, y a-t-il longtemps que je suis, sans m’en douter, orfévre, joueur de flûte, peintre. Personne ne m’en a donné des leçons, pas plus que d’agriculture. Or je vois que l’agriculture est un métier comme les autres. — Il y a longtemps, reprit Ischomachus, que je te l’ai dit ; l’agriculture est le plus noble des arts, parce qu’il est le plus facile à apprendre. — Je le sais bien, Ischomachus, puisque, sachant tout ce qui a trait aux semailles, je ne me connaissais pas ce talent. »


CHAPITRE XIX.


De la plantation des arbres, notamment de la vigne, des figuiers et des oliviers. — Nouvel éloge de l’agriculture.


« L’art de planter, continuai-je, fait-il partie de la science agricole ? — Assurément, répondit Ischomachus. — Comment alors se fait-il que je n’entende rien à planter, lorsque je sais semer ? — Toi, reprit Ischomachus, tu ne sais pas planter ? — Eh ! comment le saurais-je, moi qui ne connais ni les terrains propres aux plantations, ni la profondeur ni la largeur qu’il convient de donner aux fosses[52], ni à quel point il faut enfoncer le jeune plant pour qu’il devienne beau ? — Eh bien ! dit Ischomachus, apprends donc ce que tu ne sais pas. Tu as vu, j’en suis sûr, des fosses comme on en creuse pour faire des plants. — Oui, bien souvent, lui dis-je. — En as-tu vu qui eussent plus de trois pieds de profondeur ? — Non, par Jupiter ! elles n’avaient pas plus de deux pieds et demi. En as-tu vu de plus de trois pieds en largeur ? — Non, par Jupiter ! elles n’avaient pas même deux pieds. — Maintenant, réponds-moi, en as-tu vu qui eussent moins d’un pied de profondeur ? — Non, par Jupiter, jamais moins d’un pied et demi ; car les arbres se déplanteraient au moindre coup de bêche, s’ils étaient plantés à fleur de terre. — Tu sais donc, Socrate, qu’on ne donne aux fosses ni plus de deux pieds et demi, ni moins d’un pied et demi de profondeur. — Nécessairement, repris-je ; ce qui saute aux yeux est de toute évidence. — Maintenant, reprit-il, un terrain sec et un terrain humide, les sais-tu distinguer à la vue ? — Un terrain sec, répondis-je, est, par exemple, celui qui avoisine le mont Lycabette[53], et tout autre analogue, un terrain humide est celui qui avoisine le marais de Phalère[54], et tout autre semblable. — Creuseras-tu profondément la fosse de ton plant dans un terrain sec ou dans un terrain humide ? — Dans un terrain sec, ma foi ! En creusant profondément dans un terrain humide, on rencontre l’eau : or, on ne saurait planter dans l’eau. — C’est bien dit ; mais, quand les fosses sont creusées, as-tu remarqué quel temps on choisit pour planter chaque espèce d’arbre ? — Oui, certes. — Comme tu veux sans doute que tes plants prennent racine le plus vite possible, crois-tu que, mis dans une terre labourée, le pivot de la bouture perce plus tôt à travers une terre meuble qu’à travers une terre durcie faute de culture ? — Il est clair qu’il viendra plus tôt dans une terre façonnée que dans une qui ne l’est pas. — Faut-il mettre une couche de terre sous la plante ? — Sans contredit. — Mais crois-tu que la bouture prenne mieux racine, plantée droite vers le ciel ; ou bien, la renversant légèrement sous une couche de terre, lui feras-tu prendre la forme d’un gamma renversé ? — C’est ainsi, par Jupiter, que je planterais ! Par là on renferme plus d’yeux dans la terre : des yeux de la partie supérieure, je vois sortir des branches : ceux de la partie inférieure doivent de leur côté, je crois, produire des racines. Or, si le plant jette beaucoup de racines en terre, je ne doute pas qu’il ne soit prompt à se fortifier. — Là-dessus, dit-il, tu es encore aussi avancé que moi. Mais te borneras-tu à combler la fosse, ou apporteras-tu la plus grande attention à fouler la terre autour du plant ? — Par Jupiter ! je la foulerai avec soin : car si la terre n’était point foulée, l’eau, je le sais, la détremperait et la rendrait molle ; au premier soleil, elle se sécherait jusqu’au fond de sorte qu’il y aurait danger ou que le plant se pourrît par excès d’humidité, ou qu’il fût desséché par la chaleur, les fentes de la terre laissant brûler les racines.

— Pour la plantation des vignes[55], tu en sais tout autant que moi, Socrate. — Et le figuier, repris-je, est-ce ainsi qu’on le plante ? — Je le crois, dit Ischomachus, et il en est de même pour tous les arbres à fruit : car, si la méthode est réputée bonne pour la vigne, comment la trouver mauvaise pour les autres plantations ? — Et l’olivier, Ischomachus, comment le planterons-nous ? — Tu veux encore me mettre à l’épreuve, tu le sais parfaitement. Tu vois, n’est-ce pas, que la fosse où l’on plante l’olivier est très-profonde, attendu qu’on le plante surtout le long des routes ; tu vois aussi qu’il y en a des marcottes dans toutes les pépinières ; tu vois enfin qu’on en recouvre les têtes d’une terre grasse, et que la partie supérieure de tous ces végétaux est également enduite. — Je vois tout cela, lui dis-je. — Eh bien, en le voyant, qu’y a-t-il que tu ne comprennes pas ? Ignores-tu, Socrate, comment on place une coquille par-dessus la terre grasse ? — Par Jupiter ! je n’ignore rien de ce que tu viens de dire, Ischomachus ; mais je songe en moi-même pourquoi, lorsque tu me demandais tout à l’heure sommairement si je savais planter, je t’ai dit non. Je me figurais n’avoir rien à dire sur la manière de planter ; puis, aux questions que tu as cherché à me faire, j’ai répondu, s’il faut t’en croire, ce que tu sais, toi l’agriculteur par excellence. Ainsi, Ischomachus, interroger, c’est donc enseigner ? Je me rappelle comment à l’instant même tu m’interrogeais sur chaque détail. Me conduisant à travers ce que je sais, tu m’as offert ensuite des idées analogues à celles que je ne croyais point avoir, et tu m’as fait voir que je les avais[56].

— Mais, reprit Ischomachus, si je te questionnais sur l’argent, à savoir s’il est de bon ou de mauvais aloi, pourrais-je te persuader que tu sais distinguer le vrai titre du faux ? Et de même pour la flûte, pourrais-je te convaincre que tu en sais jouer ? pour la peinture, que tu es peintre ? et successivement pour tous les autres arts ? — Peut-être que oui, puisque tu m’as prouvé que je savais l’agriculture, bien que je sache qu’on ne m’en a jamais donné de leçons. — Ce n’est pas tout à fait cela, Socrate. Mais depuis longtemps je te dis que l’agriculture est un art si ami de l’homme, si bienveillant, que, pour peu qu’on entende et qu’on voie, l’on y devient habile. C’est elle-même qui nous apprend à y réussir au mieux ; et, pour preuve immédiate, la vigne, en grimpant sur les arbres, quand elle a quelque arbre auprès d’elle, nous enseigne à lui donner un appui : lorsqu’elle étend ses pampres de tous côtés, quand ses raisins sont encore jeunes, elle enseigne à ombrager les parties exposées au soleil durant cette saison[57]. Lorsque le temps est arrivé où le soleil mûrit les raisins, en se dépouillant de ses feuilles, la vigne nous avertit de l’y mettre à nu pour aider à la maturité du fruit. Enfin, sa fécondité nous présentant ici des raisins mûrs, là des raisins encore verts, elle nous indique qu’il faut les cueillir comme les figues, à mesure qu’ils mûrissent. »


CHAPITRE XX.


Retour aux qualités propres à l’agriculture : conseils pratiques.


Sur ce point je repris : « Comment se fait-il, Ischomachus, si tout ce qui est relatif à l’agriculture s’apprend avec tant de facilité, si tous les hommes en connaissent aussi bien les principes, que tous ne la pratiquent point également, mais que les uns vivent dans l’abondance et aient le superflu, tandis que les autres, ne pouvant même se procurer le nécessaire, contractent des dettes ? — Je vais te le dire, Socrate, répondit Ischomachus. En agriculture, ce n’est ni la science ni l’ignorance qui enrichit les uns et qui ruine les autres. Jamais tu n’entendras dire que telle maison est ruinée parce qu’un semeur a semé inégalement, parce qu’on n’a pas bien fait les plants, parce que, ne sachant pas les terrains propres à la vigne, on l’a mise dans un terrain qui ne lui va pas, parce qu’on ne savait pas qu’il est bon pour la semaille que la terre ait été façonnée, parce qu’on ignorait qu’il est bon pour la terre d’être graissée avec du fumier. Tu entendras plutôt dire : Cet homme ne récolte point de blé de son champ : c’est qu’il n’a pas soin de l’ensemencer ni de le fumer ; cet homme n’a pas de vin, c’est qu’il n’a pas soin de planter des vignes, ni de faire valoir celles qu’il a ; cet homme n’a ni olives ni figues : c’est qu’il ne fait rien pour en avoir. Telle est, Socrate, la différence qui existe, quand il y en a, entre les différents laboureurs : elle consiste plus dans la pratique que dans l’invention de quelque ingénieux procédé de travail.

« Il y a des généraux qui, dans les affaires de stratégie, ont un égal degré d’intelligence, mais qui sont meilleurs ou pires suivant le degré d’activité. Car ce que savent les généraux, tout le monde à peu près le sait également ; mais, parmi les chefs les uns le mettent en pratique, et les autres non. Par exemple, chacun sait qu’il vaut mieux, quand on passe sur un territoire de l’ennemi, marcher en bon ordre, afin d’être prêt, s’il le faut, à bien se battre : c’est une règle que tout le monde connaît ; mais les uns l’observent et les autres ne l’observent pas. Personne n’ignore combien il est utile de placer jour et nuit des sentinelles en avant du campement ; mais ceux-ci veillent à ce qu’il soit fait ainsi, ceux-là le négligent. Quand on doit traverser une gorge, il est difficile de trouver quelqu’un qui ne sache pas qu’on doit plutôt s’emparer des positions favorables que de ne pas le faire : et cependant il y en a qui négligent d’agir de la sorte, et d’autres non. De même, tout le monde dit que le fumier est excellent en agriculture, et l’on voit qu’il se produit de lui-même : cependant, bien qu’on sache comment il se fait et malgré la facilité qu’on a de s’en procurer à discrétion, les uns se préoccupent des moyens de l’amasser et les autres n’y songent pas.

« Le dieu du ciel nous envoie de l’eau qui convertit toutes les fosses en mares ; et la terre, de son côté, produit toutes sortes d’herbages : il faut nettoyer la terre quand on veut semer : arrachez ces herbes, jetez-les dans l’eau, et le temps vous donnera ce qui plaît à la terre. Quelle herbe, en effet, quelle terre ne devient pas fumier dans une eau stagnante ?

« Les soins qu’exige un terrain trop humide pour y semer, ou trop imprégné de sel pour y planter, personne ne les ignore ; l’on sait également comment l’eau s’écoule par des tranchées, et comment l’on corrige la salure, en y mêlant des substances douces, humides ou sèches ; cependant quelques-uns s’en occupent, et d’autres n’en font rien.

« Prenons un homme qui ne sache pas du tout ce que peut produire un terrain, qui n’en ait vu ni plante, ni fruit, qui ne puisse entendre de personne la vérité sur ce point, n’est-il pas plus facile à qui que ce soit de faire l’épreuve d’une terre que celle d’un cheval ou d’un homme ? Jamais la terre ne trompe ; elle dit simplement et nettement ce qu’elle peut ou non ; elle parle avec sincérité.

« Par suite, la terre me paraît faire connaître à plein les gens lâches et les gens actifs, grâce à la netteté et à la précision des connaissances qu’elle fournit. Il n’en est plus ici comme dans les autres métiers où ceux qui ne les exercent point peuvent prétexter leur ignorance : tout le monde sait que la terre rend le bien pour le bien ; et, dans l’agriculture, elle accuse hautement les âmes lâches. Que l’homme, en effet, puisse vivre sans le nécessaire, c’est ce que personne n’ira se persuader. Or, celui qui, n’ayant pas d’autre profession qui le fasse vivre, refuse de cultiver la terre, a certainement le projet de devenir voleur, brigand, mendiant pour vivre, ou bien il a tout à fait perdu l’esprit.

« Un point essentiel[58], dit encore Ischomachus, pour le bon ou le mauvais succès en agriculture, c’est que parmi ceux qui occupent des travailleurs, et en grand nombre, les uns veillent avec soin à ce que les ouvriers emploient bien leur temps à leur ouvrage, tandis que les autres n’y veillent pas. Or, il y a la différence de un à dix entre deux hommes, dont l’un emploie bien son temps, et dont l’autre quitte l’ouvrage avant l’heure. Permettre à ses hommes de paresser tout le jour, fait une différence de moitié sur la totalité de l’ouvrage. Dans une route de deux cents stades, souvent deux hommes laissent entre eux pour la vitesse une distance de cent stades, quoique également jeunes et robustes, parce que l’un des marcheurs ne perd pas de vue le but où il tend, au lieu que l’autre prend ses aises, se repose auprès des fontaines et sous les ombrages, et s’amuse à regarder, ou à chercher la fraîcheur des brises. De même, en ce qui touche à l’ouvrage, il y a une grande différence entre les hommes qui exécutent ponctuellement ce qu’on leur commande, et ceux qui, loin de l’exécuter, trouvent des prétextes pour ne point agir ou s’abandonner à la paresse. Entre bien travailler et négliger il y a certainement toute la différence qui existe entre travailler sans interruption et rester complétement oisif. Quand j’ai des bêcheurs pour débarrasser ma vigne des mauvaises herbes, et qu’ils bêchent de manière à laisser l’herbe devenir plus épaisse et plus belle, comment ne pas dire qu’il n’y a rien eu de fait ? Voilà ce qui ruine une maison bien plus qu’une excessive ignorance. En effet, quand tous les frais sont prélevés sur le bien même, et que les travaux ne sont pas conduits de manière à couvrir la dépense, on ne doit pas s’étonner de voir à l’aisance succéder la misère.

« Il y a pour les cultivateurs soigneux et rangés un moyen infaillible de faire fortune dans l’agriculture ; mon père le pratiquait et me l’a transmis. Jamais il ne permettait d’acheter un champ bien cultivé ; mais y avait-il quelque terre stérile et non plantée, par la négligence ou la gêne des propriétaires, c’était celle-là qu’il conseillait d’acheter. Il disait qu’une terre bien cultivée coûtait beaucoup d’argent, sans être susceptible d’amélioration ; et il pensait que cette amélioration impossible enlevait tout plaisir à l’acquéreur, vu que, selon lui, toute possession ou tout bétail qui va s’améliorant est une véritable jouissance. Apprends, Socrate, que la première valeur de plusieurs de nos fonds se trouve déjà sensiblement augmentée par notre travail ; et notre combinaison, Socrate, est si belle, si facile à saisir, que, quand tu m’auras écouté, tu t’en iras aussi avancé que moi, et tu pourras, si tu le veux, communiquer ta science à un autre. Mon père ne tenait son savoir de personne, et cette découverte ne lui a pas coûté de longues réflexions ; mais son amour de l’agriculture et du travail lui avait fait chercher, comme il le disait lui-même, un champ où il trouvât, en s’occupant, plaisir et profit ; car, vois-tu, Socrate, s’il y eut jamais à Athènes un homme passionné pour l’agriculture, ce fut mon père. » En entendant ces mots, je repartis : « Dis-moi donc, Ischomachus, ton père gardait-il les champs qu’il avait défrichés, ou bien les vendait-il, s’il en trouvait un bon prix ? — Vraiment, dit Ischomachus, il les vendait ; et aussitôt il achetait quelque autre champ inculte, par amour pour le travail. — À t’entendre, Ischomachus, ton père avait naturellement pour l’agriculture le même goût que les marchands de blé ont pour leur commerce ; et comme ces marchands-là aiment singulièrement le blé, dès qu’ils entendent parler d’un pays où il abonde, ils y naviguent, traversant la mer Égée, le Pont-Euxin, la mer de Sicile : là ils en prennent tant qu’ils peuvent, puis ils le rapportent par mer sur le vaisseau qui les porte eux-mêmes. S’ils ont besoin d’argent, ce n’est pas au hasard ni au premier endroit qu’ils déchargent le bâtiment ; mais quand ils entendent parler d’un pays où le blé est à haut prix et dont les habitants sont prêts à le payer cher, ils s’y rendent et font livraison. Il me semble que c’est comme cela que ton père était un agriculteur passionné. — Tu plaisantes, Socrate, répondit Ischomachus. Pour moi, je pense que ceux-là sont de vrais amateurs de maisons, qui, à mesure qu’ils en bâtissent une, la vendent pour en bâtir une autre. — Par Jupiter, Ischomachus, répliquai-je, je suis prêt à jurer que tu as raison de croire qu’on aime naturellement ce dont on espère tirer profit. »


CHAPITRE XXI.


Suite du précédent et conclusion de tout l’ouvrage.


« Mais j’y songe, Ischomachus, comme tout ce discours vient à l’appui de ton sujet ! Tu avais pris pour texte que l’agriculture est de tous les arts le plus facile à apprendre ; et maintenant, d’après tout ce que tu viens de dire, j’en suis parfaitement convaincu. — Par Jupiter, reprit Ischomachus, j’en suis d’avis. Quant au talent de commander, Socrate, talent nécessaire en agriculture, en politique, en économie, à la tête des armées, je conviens avec toi qu’il y a parmi les hommes une grande différence sous le rapport de l’intelligence. Ainsi, quand on vogue sur une galère, et qu’il s’agit de fournir à la rame des traites d’un jour, tels céleustes[59] savent dire et faire ce qu’il faut pour stimuler les esprits et faire travailler les hommes ; d’autres sont tellement incapables qu’ils emploient au même trajet le double des journées ; et, d’une part on débarque, couverts de sueur, mais se félicitant les uns las autres, chefs de manœuvre et rameurs ; de l’autre, on arrive sans sueur, mais détestant le chef qui déteste l’équipage. Les généraux diffèrent de même les uns des autres. Les uns produisent des soldats qui ne veulent point affronter une fatigue, qui ne daignent point obéir et s’y refusent tant qu’il n’y a pas absolue nécessité, mais qui vont jusqu’à se faire honneur de leur résistance à leur chef ; incapables de rougir d’un échec déshonorant. Mais que des chefs favorisés du ciel, pleins de valeur et d’habileté, prennent ces mêmes hommes, et d’autres avec eux, ils les rendront honteux de la moindre lâcheté, convaincus qu’il est mieux d’obéir, fiers de leur soumission individuelle et collective, prêts à la fatigue quand il le faut, et l’endurant de bon cœur. On voit parmi les simples particuliers des hommes naturellement portés au travail ; ici c’est une armée tout entière, qui, guidée par de bons chefs, se laisse ravir à l’amour du travail et de la gloire, et est fière d’un bel exploit accompli sous l’œil du général. D’ailleurs, sous quelques chefs que se rangent de pareils hommes, ces chefs ne peuvent manquer de devenir puissants, non pas vraiment parce qu’ils sont plus robustes que leurs soldats, qu’ils lancent bien le javelot et la flèche, qu’ils sont bons cavaliers, et qu’ils affrontent le danger sur un excellent cheval et avec un bouclier solide, mais parce qu’ils sont capables d’inspirer à leurs troupes le courage de les suivre au travers du fer et de tous les périls. On a raison d’appeler hommes d’un grand cœur ceux que suit une troupe ainsi animée, et de dire que celui-là s’avance avec un grand bras, à qui tant de bras obéissent ; en effet, on est réellement un grand homme quand on fait de grandes choses plutôt par le génie que par la force du corps. Il en est de même dans les œuvres domestiques : quand le contre-maître, le surveillant, le chef des travailleurs, savent rendre les gens ardents au travail, appliqués, assidus, ce sont vraiment eux qui font prospérer la maison et y versent l’abondance. Mais quand un maître, Socrate, se montre aux ouvriers, sans que la présence de celui qui peut fortement punir le paresseux et récompenser largement le travailleur fasse rien produire de remarquable à ces hommes, je ne puis avoir d’admiration pour lui ; mais celui dont la vue met tout en mouvement, et communique aux ouvriers un élan, une émulation générale, une ambition puissante et individuelle, je dirai de lui qu’il a l’âme d’un roi.

« Or c’est là, selon moi, le point capital, dans toute œuvre qui se fait par des hommes, et notamment dans l’agriculture. Seulement, par Jupiter, je ne dis point que ce talent s’acquière à simple vue et dans une simple leçon ; je prétends, au contraire, que, pour y atteindre, il faut l’instruction et un bon naturel, et, ce qui est plus encore, une inspiration d’en haut. En effet je ne puis croire que ce soit une œuvre humaine, mais divine, de régner sur des cœurs qui se donnent ; seulement ce don n’est accordé qu’aux hommes véritablement doués d’une prudence accomplie. Quant à tyranniser des cœurs qui s’y refusent[60], c’est, selon moi, un privilége accordé par les dieux à ceux qui sont dignes de vivre comme Tantale, éternellement tourmenté, dit-on, dans les enfers, par la crainte de mourir deux fois[61]. »



  1. J’ai préféré ce titre à celui d’Économique, par lequel on désigne parfois l’ouvrage de Xénophon. Étienne de La Boëtie, l’ami de Montaigne, auteur d’une traduction de ce dialogue, l’avait parfaitement intitulé la Mesnagerie. Le mot n’a plus cours aujourd’hui, mais il exprime bien l’idée de l’auteur grec. M. Legouvé, de l’Académie française, qui a donné, il y a quelques années, dans le Magasin pittoresque, une analyse très-judicieuse de ce dialogue de Xénophon, en a eu sous les yeux une traduction très-rare, faite par Pyramus de Candolle, un des ancêtres de l’illustre botaniste. Je regrette de n’avoir pu me la procurer. Mais je signalerai au lecteur un excellent livre à rapprocher de celui de Xénophon : c’est l’ouvrage de M. L. Mézières, intitulé l’Économie, ou remède au paupérisme. M. Mézières appelle quelque part Xénophon l’un des plus aimables écrivains de l’antiquité ; il a bien fait de traiter son devancier en termes courtois : on ne doit jamais dire de mal des gens de sa famille.
  2. Sur Critobule, voy. Mémoires, II, chap. vi.
  3. Nous avons essayé de donner une idée de l’allitération produite en grec par la rencontre des mots οἶκον οἰκονομοῦντα, ὥσπερ καὶ οἰκοδομούντα.
  4. L’auteur joue longtemps sur le verbe χρῆσθαι et le mot χρῆμα : j’ai tâché de conserver de mon mieux cette distinction et même un peu subtiles, en adoptant, pour traduite χρῆμα, le mot valeur, dans le sens spécial de tout bien disponible.
  5. Je lis σωφρονίσαντες avec H. Estienne et Zeune, la leçon ordinaire σωφρονήσαντας formant un pléonasme avec βελτίους.
  6. Moins de 500 francs. Cf. Platon, Αpologie de Socrate, chap. xi, et Xénophon, Mém., I, ii.
  7. Pour ces prestations, entretiens de chevaux, etc. Cf. Mém., II, chap. vii ; Commandant de cavalerie, i ; Lucien, Timon, 23 ; Aristophane, Nuées, v. 13, etc.
  8. Il y avait une différence entre les lyres et les cithares. La grande lyre, appelée barbitos, se jouait avec un plectrum, espèce d’archet, et les branches en étaient ajustées sur un magas ou coffret qui augmentait la sonorité des cordes ; la petite lyre, dite chelys ou cithare, était beaucoup moins grande, et l’on en pinçait directement avec le doigt les cordes adaptées à des branches qui avaient pour base une carapace de tortue mise de champ.
  9. Socrate avait toujours autour de lui quelques amis qui écoutaient ses conversations, sans y prendre part. Il est évident que Xénophon, sans se mettre en scène, et sans figurer comme interlocuteur, a dû entendre presque tous les dialogues qu’il a rapportés dans ses Mémoires. Ce n’était point une règle de discipline qui imposait le silence à ces confidents, comme chez les disciples de Pythagore, mais un sentiment de déférence et de respect pour le maître.
  10. Je n’ai pas cru devoir hésiter à me servir de ce mot, nouvellement introduit dans la langue, et qui joint la précision à la brièveté.
  11. Il y a ici un jeu de mots intraduisible entre πώλησιν, commerce, et πωλοδαμέω, dompter des poulains.
  12. Voy. Mémoires, II, vi.
  13. Croirait-on ces lignes écrites il y a plus de deux mille ans ? Les conditions sociales du mari et de la femme paraissent-elles avoir changé ?
  14. Porteurs de boucliers d’osier.
  15. Commandants de mille hommes.
  16. On retrouvera cette organisation et ces détails administratifs dans la Cyropédie, liv. VIII, vi et vii.
  17. Cyrus le Jeune, un des héros de l’Anabase.
  18. Cf. Cicéron, De la vieillesse, chap. xvii, § 59.
  19. Divinité persane qu’on a tort de confondre avec le soleil, et qui n’est autre que le principe des générations et de la fécondité qui perpétue et rajeunit le monde. Voy. le Dict. de Jacobi.
  20. C’est le mot de Sully : « Pâturage et labourage sont les deux mamelles de l’État. »
  21. Cicéron avait traduit ce dialogue de Xénophon. Nous trouvons dans se » fragments la traduction d’une partie de cette phrase : « Homo ex eo numero hominum qui apud nos hoc nomine dignantur. » (Priscien, VIII, iv, § 19.) Au fond, l’épithète καλός τε κᾀγαθός s’applique aux gens vertueux, aux gens de bien ; mais on perdrait souvent toute la délicatesse de la pensée de Xénophon, si on ne la traduisait pas littéralement, et dans ce passage entre autres.
  22. Le temple de Jupiter libérateur était situé près de l’Agora : il avait deux portiques, l’un qui portait le nom même du dieu, l’autre dit portique royal, parce que les magistrats d’Athènes y venaient rendre la justice.
  23. Lorsqu’un riche Athénien, requis pour une prestation publique, répondait par un refus, parce que son bien ne lui paraissait pas suffisant, il en désignait un autre plus riche que lui et auquel on allait alors s’adresser. Cette désignation, que suivait un échange, s’appelait ἀντίδοσις.
  24. Cette phrase se trouve dans les fragments de Cicéron : « Quid igïtur, proh Deum immortalium, primum eam docebas, quœso ? » (Donat, notes sur le Phormion de Térence, acte II, scène iii, v. 4.)
  25. Nous n’avons pas besoin de dire tout ce qu’il y a d’admirable, d’exquis, et en même temps de positif et de pratique, dans cette conversation : le reste de l’antiquité n’a rien, selon nous, de comparable à ce morceau. — Cf. Columelle, livre XII, préface, § 1-7.
  26. Voy. la traduction de Cicéron dans Columelle, XII, chap. ii, § 6, où l’on trouvera également quelques autres fragments de ce chapitre.
  27. Nous avons transporté ce mot littéralement du grec dans le français toutes les fois qu’il s’est reproduit dans notre auteur, afin de lui conserver son sens propre, qui est double : il signifie tout à la fois les fourgons de bagages et ceux qui les conduisent.
  28. C’est Socrate qui reprend la conversation.
  29. Pour ces bariolages, cf. Mémoires, III, viii.
  30. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, ii.
  31. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, ii.
  32. Cf. Id., Ibid., i.
  33. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, iii.
  34. Voici un passage des Recherches philosophiques de de Pauw, qui peut servir de commentaire à ce chapitre : « Ce qu’il y a de fort remarquable et de fort surprenant, c’est que le territoire d’Athènes, où l’on vit naître uni d’hommes en qui les facultés corporelles étaient portées à un si haut degré de perfection, ne produisit en aucun siècle, ni en aucun âge, des femmes célèbres par leur beauté. Si, au peu de grâces qu’elles avaient reçues de la nature, s’était joint encore le mépris des ornements, alors l’attrait qui devait réunir les sexes se serait de plus en plus affaibli. Et voilà ce qu’on tâcha de prévenir à Athènes, en y établissant cette magistrature si singulière (gynécosme) qui forçait sans cesse les femmes à se parer d’une manière décente. La rigueur de ce tribunal était extrême : il imposait une amende énorme de 1000 drachmes à des personnes qui étaient ou mal coiffées ou mal vêtues. Ensuite on inscrivait leur nom dans un tableau exposé aux yeux du peuple, de façon que l’infamie de la chose excédait la grandeur même du châtiment ; car les femmes dont le nom avait paru dans un tel catalogue étaient à jamais perdues dans l’esprit des Grecs. La sévérité de cette magistrature, au lieu de faire le bien qu’on en avait espéré, produisit un grand mal, auquel on ne s’était pas attendu : car les Athéniennes, pour se mettre à l’abri d’une censure si flétrissante, donnèrent dans un excès opposé, c’est-à-dire qu’elles se paraient trop, introduisirent dans les familles un luxe ruineux, adoptèrent les modes les plus extravagantes, et finirent par faire un abus si révoltant du fard, qu’on n’en a jamais vu d’exemple chez aucune nation civilisée, sans qu’on pût distinguer à cet égard les courtisanes les plus profanes d’avec les matrones les plus respectables, telles que celle dont il est fait mention dans l’Économique de Xénophon. Elles se noircissaient les sourcils et les paupières, se peignaient les joues et les lèvres avec le suc exprimé d’une plante que les botanistes nomment l’orcanette, qui donne un incarnat plus faible que le carmin ; et enfin elles portaient toutes sans distinction une couche de céruse sur le sein et le visage, hormis en temps de deuil ; encore voit-on par un plaidoyer de Lysias que souvent on n’y respectait pas les lois du deuil même. » T. I, 114 et suivantes.

    Et plus loin : « Les femmes, de leur côté, portèrent tous les objets relatifs à leur parure à ce degré outré qui, loin d’augmenter leurs charmes, les éclipsa totalement. Vous n’avez jamais soupçonné, leur disait un philosophe, que le grand éclat des rubis et des émeraudes qu’on attache à vos colliers, efface l’éclat même de vos yeux ; de sorte qu’il vous en coûte beaucoup pour être moins belles, que vous ne le seriez avec des ornements de fleurs cueillies sur le mont Hymette, et dans les bosquets de la Diacrie, où les bergers vous offriraient des guirlandes et des couronnes, qu’on fait sans peine et qu’on donne avec plaisir. » Id., t. I, p. 318.

  35. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, iii.
  36. Cf. Maxime de Tyr, Disc, XXXIX, qui dit de Socrate : « Laid, obscur et de basse naissance, pauvre, fils d’un statuaire, camus, ventru, bafoué dans les comédies, jeté en prison et mourant où était mort un Timagoras ! »
  37. Partie d’une palestre chez les anciens Grecs, long portique couvert où les athlètes s’exerçaient pendant l’hiver : il avait 22 pieds de large (6m,60), et le milieu formait une lice large de 12 pieds (3m,60), profonde de 1 pied et demi (0m,45), afin que les spectateurs qui se promenaient autour pussent voir les exercices sans être incommodés. Il y avait auprès du xyste un stade et des promenades plantées de platanes, avec des sièges en maçonnerie. Xyste vient du verbe ξύω polir, racler, parce que les athlètes se raclaient la peau avec des strigiles, et se frottaient d’huile. Chez les anciens Romains, un xyste était un parterre de fleurs et d’arbustes, au milieu d’un péristyle ; une allée droite et régulièrement plantée dans un jardin. » Ch. Dezobry.
  38. Cf. De l’équitation, chap. v.
  39. C’était là ce que Socrate reprochait aux sophistes ; et, chose étrange, c’est là ce qu’Aristophane reproche à Socrate lui-même, dans les Nuées, où le bonhomme Strepsiade vient demander au philosophe quelque moyen de tromper les créanciers de son fils.
  40. Cf. Cicéron dans Columelle, XI, i.
  41. Cf. Aristote, Économiq., I ; Columelle, IV, xviii ; Pline l’Ancien, XVIII, viii, et la charmante fable de La Fontaine.
  42. Le mot grec λόγῳ est bien plus expressif que le mot parole en français, λόγος signifiant à la fois raison et discours. La force de ce double sens n’a point échappé à Cicéron qui, dans ses ouvrages philosophiques, rapproche continuellement ratio et oratio. Mais Montaigne est encore plus heureux dans sa langue originale, où il emploie très-souvent le mot discours dans le sens de raison.
  43. Pour l’honneur de l’antiquité, et comme contre-partie à ces lignes désolantes, lisez la belle Épître XLVII de Sénèque.
  44. Leur sévérité est devenue proverbiale.
  45. Quelques commentateurs croient qu’il s’agit ici de lois données aux Athéniens par Eumolpe, un des premiers rois de l’Attique. Weiske, d’accord avec Zeune, pense qu’il s’agit plutôt d’ordonnances empruntées aux rois de Perse.
  46. Il y a ici controverse entre les éditeurs pour la suite et pour la contexture du dialogue. J’ai suivi, contrairement à la proposition d’Ernesti, que L. Dindorf avait d’abord adoptée dans son édition publiée par F. Didot en 1838, le mouvement adopté par Weiske et par L. Dindorf lui-même dans son édition publiée par Teubner 1858.
  47. On ne peut douter que Virgile n’ait eu ce chapitre sous les yeux quand il écrivait le Ier livre des Géorgiques. Cf. particulièrement à partir du vers 50.
  48. Cf. Cicéron dans Nonius : « Nullo modo facilius arbitror posse neque herbas arescere et interfici, neque terram ab sole percoqui. »
  49. Cf. un passage curieux de Pline l’Ancien, XVIII, chap. xxv : « Sementibus tempora plerique prœsumunt et ab undecimo die autumnalis œquinoctii fruges serunt, adveniente Coronae exortu, continuis diebus certo prope imbrium promisso ; Xenophon, non ante quam deus signum dederit. Hoc Cicero novembris imbre fleri interpretatus est, quum sit vera ratio non prius serendi quam folia cœperint decidere. »
  50. Littéralement les épalostes. On donnait ce nom a ceux qui étaient chargés de battre le grain en triturant les épis sous les pieds des chevaux.
  51. Weiske consacre une longue note a ce mot qui fait, selon lui, le désespoir des traducteurs ; nous avons essayé d’en donner l’idée la plus nette et la mieux appropriée au reste du passage.
  52. Cf. Virgile, Géorgiq., II, v. 288. Cette partie de l’ouvrage de Virgile présente encore d’autres rapprochements avec celui de Xénophon.
  53. Montagne célèbre de l’Attique, en face de l’Acropole.
  54. Marais voisin de la ville de Phalère, l’un des trois ports d’Athènes : les deux autres étaient le Pirée et Munychie.
  55. Weiske fait observer qu’il n’a pas été question de vignes dans ce qui précède.
  56. Voy. la traduction de cette phrase par Cicéron dans Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 5.
  57. C’est là le fond de la méthode socratique.
  58. Voy. la traduction de ce passage par Cicéron dans Columelle, XI, i.
  59. Chefs des matelots et des rameurs.
  60. Texte controversé ; je suis la leçon adoptée par Weiske.
  61. Cf. Pindare, Olymp., I, v. 12, et Cicéron, Tuscul., IV, xvi.