De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 243-246).



CHAPITRE XVII.


De l’époque des semailles et de l’usage du sarcloir.


« Au sujet de la façon, tu le vois, Socrate, nous sommes tous les deux du même avis. — Oui, lui dis-je. — Maintenant, sur le temps des semailles, as-tu, Socrate, une opinion particulière, ou crois-tu que la saison de semer est bien celle dont nos devanciers ont fait l’épreuve, celle que tous les cultivateurs d’aujourd’hui ont adoptée comme étant la meilleure ? Quand la saison d’automne est venue, tous les hommes ont les yeux tournés vers le ciel, et attendent que le dieu versant la pluie sur la terre leur permette d’ensemencer. — C’est un fait reconnu, Ischomachus, parmi tous les hommes, qu’il ne faut pas sciemment semer dans un terrain sec ; et l’on a vu nombre de gens punis par de grands dommages pour avoir fait leurs semailles avant l’ordre de la divinité[1]. — Ainsi, reprit Ischomachus, voilà un point sur lequel tous les hommes sont d’accord. — En effet, sur ce que la divinité enseigne, il n’y a point de partage. Par exemple, tous les hommes ensemble croient qu’il vaut mieux en hiver porter des vêtements épais, si l’on peut ; tous sont d’avis qu’il faut faire du feu, si l’on a du bois. — On diffère pourtant d’avis, Socrate, sur l’article des semailles ; on se demande quel est le moment le meilleur de la saison, le commencement, le milieu ou la fin. — Mais la divinité, repris-je, ne fixe pas invariablement le cours de l’année : une année il vaut mieux semer au commencement, une autre année au milieu, et telle autre à la fin. — Pour toi, Socrate, y a-t-il des époques que tu croies meilleures, et que l’on doive choisir quand on a peu ou beaucoup à semer ? ou bien faut-il commencer les semailles avec la saison et les continuer jusqu’à la fin ? — Je crois, Ischomachus, lui dis-je, que le plus avantageux est de semer aux trois époques. Je crois qu’il vaut bien mieux avoir chaque année une récolte suffisante que d’avoir tantôt abondance et tantôt disette. — Eh bien ! Socrate, te voilà encore, toi, mon disciple, de l’avis de ton maître, et même tu te prononces avant moi. — Mais y a-t-il, Ischomachus, repris-je, différents procédés pour jeter la semence ? — Voilà, Socrate, une chose qui mérite encore toute attention. Tu sais probablement que c’est avec la main qu’on doit jeter la semence ? — Oui, car je l’ai vu. — Les uns ont l’adresse de la jeter également, et les autres ne l’ont pas. — La main, repris-je, a donc besoin d’être exercée comme celle de ces théoristes, pour être en état de seconder l’intention. — C’est cela même, dit-il. Mais si une terre est plus maigre et l’autre plus grasse ? — Que dis-tu ? Appelles-tu plus maigre une terre plus faible, et plus grasse une terre plus forte ? — C’est là ce que je dis ; et je te demande si tu donnerais à chacune des deux terres la même quantité de semence, ou bien plus à l’une qu’à l’autre ? — Quand il s’agit de vin, repris-je, j’ai pour habitude de verser plus d’eau dans celui qui est plus fort ; s’il y a quelque fardeau à porter, de charger plus l’homme plus robuste ; et, s’il fallait nourrir un certain nombre de personnes, j’ordonnerais que ceux qui possèdent le plus contribuassent pour la plus grosse part. Mais une terre faible devient-elle plus forte si on la bourre de grain, comme on ferait d’une bête de somme ? Dis-moi cela. » Alors Ischomachus se mettant à rire : « Tu plaisantes, Socrate, me dit-il ; sache pourtant que si, après avoir confié la semence à la terre, tu profites pour la retourner du moment où le germe, placé sous l’influence du ciel, sera monté en herbe, cette herbe même nourrira la terre et lui servira comme d’un engrais puissant. Si au contraire tu laisses la semence croître librement jusqu’à la maturité du grain, il sera aussi difficile à une terre faible d’en produire beaucoup, qu’il est difficile à une truie faible de nourrir de gros marcassins. — Tu dis donc, Ischomachus, qu’il faut jeter moins de semence dans une terre plus faible ? — Oui, par Jupiter ! Socrate ; et tu en conviens toi-même, puisque tu penses qu’on doit charger un homme faible d’un moindre fardeau. — Et le sarcloir, Ischomachus, repris-je, pourquoi le fait-on passer au milieu des grains ? — Tu sais probablement que l’hiver il tombe beaucoup d’eau. — Est-il possible de l’ignorer ? — Eh bien ! supposons qu’il y ait des grains ensevelis sous la terre délayée et des racines mises à jour par l’épanchement des eaux ; supposons encore que, favorisées par l’humidité, des plantes s’élèvent avec le bon grain et l’étouffent. — Tout cela, répondis-je, peut arriver. — Alors, Socrate, le grain n’a-t-il pas besoin de secours ? — Assurément, lui dis-je. — Et comment, selon toi, venir en aide au grain qui se noie ? — En soulevant le limon. — Et en aide à celui dont la racine est à nu ? — En le recouvrant de terre. — Et maintenant, si l’herbe étouffe le grain qui pousse, si elle lui dérobe son suc nourricier, comme les frelons paresseux dérobent le miel que l’abeille industrieuse met de côté pour sa nourriture ? — Il faut alors, par Jupiter ! couper l’herbe, comme on chasse les frelons de la ruche. — Tu vois donc que nous avons raison d’user du sarcloir. — Tout à fait ; et je songe, Ischomachus, à l’avantage d’amener des comparaisons justes. Tu m’as bien plus mis en colère contre l’herbe en me parlant des frelons, que quand tu m’as parlé de l’herbe sans comparaison. »



  1. Cf. un passage curieux de Pline l’Ancien, XVIII, chap. xxv : « Sementibus tempora plerique prœsumunt et ab undecimo die autumnalis œquinoctii fruges serunt, adveniente Coronae exortu, continuis diebus certo prope imbrium promisso ; Xenophon, non ante quam deus signum dederit. Hoc Cicero novembris imbre fleri interpretatus est, quum sit vera ratio non prius serendi quam folia cœperint decidere. »