De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 240-241).



CHAPITRE XV.


Résumé des qualités propres à un bon contre-maître : de l’agriculture et des agriculteurs.


« Je suppose que tu as inspiré à un homme le désir de voir prospérer ta chose, et l’ardeur nécessaire pour travailler à ton bien ; tu lui as donné les instructions nécessaires pour tirer le plus d’avantages de chacun des travaux exécutés chez toi ; de plus, tu l’as rendu capable de commander ; enfin il se plaît à t’offrir la plus grande quantité possible de fruits mûris dans leur saison ; c’est un autre toi-même : je ne demanderai donc plus, au sujet de cet homme, s’il lui manque encore quelque chose : c’est un vrai trésor qu’un pareil contre-maître. Mais n’oublie pas, Ischomachus, un point que nous n’avons fait qu’effleurer en courant. — Qu’est-ce donc ? reprit Ischomachus. — Tu m’as dit, je crois, que la grande affaire était de savoir comment chaque chose doit se pratiquer ; qu’autrement la surveillance devient inutile, puisqu’on ne sait ni ce qu’on doit faire ni comment il faut le faire. — C’est-à-dire, reprit Ischomachus, que tu veux que je te donne une leçon d’agriculture[1] ? — C’est qu’en effet, repris-je, l’agriculture enrichit ceux qui la connaissent, tandis que ceux qui ne la connaissent pas ont grand’peine à vivre, malgré le mal qu’ils se donnent. — Eh bien, Socrate, tu vas juger combien cet art est ami de l’homme. Cet art, le plus utile de tous, le plus agréable à exercer, le plus beau, le plus cher aux dieux et aux hommes, et, par-dessus tout, le plus facile à apprendre, comment ne serait-il pas aussi l’un des plus nobles ? N’appelons-nous pas nobles ceux des animaux qui sont beaux, grands, utiles, doux envers les hommes ? — Il est vrai, Ischomachus, que j’ai parfaitement compris, d’après ce que tu as dit, quelles sont les instructions qu’il faut donner à un contre-maître, car je crois avoir bien saisi les procédés par lesquels tu le rends attaché à ta personne, soigneux, capable de commander, et juste ; mais ce que doit étudier celui qui veut devenir bon agriculteur, ce qu’il doit faire, et quand, et comment, il me semble que nous n’avons fait que l’effleurer en courant. — Si tu me disais qu’il faut être versé dans l’écriture lorsqu’on veut soit écrire sous la dictée, soit lire ce que l’on a écrit, j’entendrais seulement qu’il faut posséder l’art de l’écriture, mais je verrais que je ne sais pas autre chose qu’écrire. De même à présent je n’ai pas de peine à comprendre qu’un bon contre-maître doit connaître l’agriculture ; mais, en sachant cela, je n’en suis pas plus avancé sur les principes de cet art. Si, dans ce moment même, je me décidais à cultiver, je ressemblerais, selon moi, à un médecin qui ferait des visites, et examinerait l’état de ses malades sans savoir ce qui convient à leur mal. Ainsi, pour m’épargner cette ressemblance, apprends-moi en quoi consistent les travaux agricoles. — Il n’en est point ici, Socrate, comme des autres arts, qui exigent un long apprentissage de ceux qui les étudient, avant qu’ils en vivent honorablement ; l’agriculture n’est pas si difficile à apprendre ; mais regarde travailler le cultivateur, écoute-le, et bientôt tu en sauras assez pour donner, si tu veux, des leçons à d’autres. Je te crois même fort avancé, sans que tu t’en doutes. Les autres artistes semblent, en général, réserver pour eux seuls les finesses de leur art, tandis que l’agriculteur le plus habile à planter, le plus habile à semer, est content quand on l’observe. Questionnez-le sur les procédés qui lui réussissent, il ne vous cache rien des moyens qu’il emploie, tant l’agriculture excelle à donner un caractère généreux à ceux qui l’exercent. — Voilà, dis-je, un beau début, et bien fait pour inviter un auditeur à questionner. Mais toi, vu l’excellence de la matière, prends la peine, pour cela même, d’entrer dans de longs détails. Il n’y a point de honte pour toi à consigner des choses faciles ; mais ce serait pour moi une grande honte d’ignorer ce qui est d’une si haute importance. »



  1. Il y a ici controverse entre les éditeurs pour la suite et pour la contexture du dialogue. J’ai suivi, contrairement à la proposition d’Ernesti, que L. Dindorf avait d’abord adoptée dans son édition publiée par F. Didot en 1838, le mouvement adopté par Weiske et par L. Dindorf lui-même dans son édition publiée par Teubner 1858.