De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/XI

CHAPITRE XI.

L’esclavage des nègres est une injure à la dignité humaine, parce que l’intelligence de l’homme noir est parfaitement égale à celle de l’homme blanc.

Que L’esclavage soit ou non nécessaire, après tout c’est un vice politique aussi bien qu’un vice moral, un attentat au bon sens comme à l’équité ; — c’est un crime. — Il n’est justifiable sous aucun rapport, et doit toujours exciter en nous une haine vigoureuse et invincible. — La liberté ne peut être vendue ; un membre de l’espèce humaine ne saurait devenir un objet de commerce, et c’est une idée qu’on ne comprend plus dans ce siècle, que de prétendre acheter par une somme d’argent, qu’il ne reçoit même pas, le droit de réduire un homme à une servitude éternelle, lui et toute sa postérité. Toute sa postérité !!

Si cette proposition est vraie, et nous défions même un possesseur d’esclaves de nous regarder en face, et de dire non ! s’il est vrai que l’esclavage viole les moindres degrés du droit commun, aucune considération de commerce ni de propriété ne peut lui donner de sanction.

La quakers ont dit avec sagesse : « Ce qui est moralement mauvais ne peut être politiquement bon. » Je ne sais quel homme d’église disait à un partisan de l’esclavage : « Montrez-moi le contrat de vente que vous a passé le Tout-Puissant ! » Moi, qui ne suis pas évêque, je dirai : Prouvez-moi d’abord que le nègre n’appartient pas à l’espèce homme, et je vous permettrai de le faire servir à vos besoins. — Inutile de rien ajouter.

Il ne s’agit donc plus que de décider enfin si les nègres sont des êtres intelligens, comme nous le prétendons, ou des créatures inférieures ; des bêtes de somme, comme le prétendent les possesseurs d’esclaves.

Nous allons reprendre une seconde fois cette importante question, parce qu’il ne nous a pas été possible de la traiter, au chap. VIII, sous tous ses points de vue.

Si les nègres font partie de l’espèce humaine, ils ne nous appartiennent plus, ils sont nos égaux.

Si les nègres font partie de l’espèce brute, nous avons le droit de les exploiter, de les utiliser à notre profit, comme les rennes, les bœufs et les chameaux ; nous avons même aussi le droit, c’est une conséquence forcée, de les manger comme des poulets et des chevreuils : — il n’y a pas ici de juste milieu.

À ceux qui sont de cet avis, nous opposerons la colossale révolution de Saint-Domingue[1]. Jamais le système cranologique de Gall ne pourra empêcher que les noirs n’y aient fait éclater toute la valeur, toutes les ressources d’esprit, tout le génie des cerveaux les mieux placés, des hommes les plus blancs, les plus braves et les plus civilisés. J’opposerai encore la guerre d’Haïti qui coûta trente mille soldats à la république française. Si M. F. P., qui m’a fait l’honneur de répondre à mon premier travail, consent à se reconnaître, devant tous nos lecteurs, une intelligence supérieure à Toussaint-Louverture qui ne savait pas lire, je lui donne dès ce moment gain de cause ; mais qu’il me soit permis jusque-là de n’abandonner à cet antagoniste aucun de mes avantages, et de me fortifier encore des contradictions auxquelles la défense d’un faux principe entraîne son adresse.

À l’en croire d’abord, les nègres sont indignes de la liberté ; l’esclavage est un bienfait pour eux. Puis un peu plus loin, il leur accorde l’instinct du juste et de l’injuste, parce qu’ils ne se plaignent jamais quand ils reçoivent les coups qu’ils ont mérités. — Il y a là évidemment deux idées qui se combattent, et personne n’osera soutenir, je pense, qu’un animal puisse être bon juge. À la vérité, M. F. P. ne parle que d’instinct, et en cela il est conséquent, puisqu’il veut parler de bêtes. Tout animal, depuis le plus malin jusqu’au plus stupide, aura, par exemple, l’instinct de fuir les coups ou de s’en défendre, mérités ou non ; c’est l’instinct de la douleur, instinct inné, inhérent à une certaine disposition d’organes à laquelle la nature a pourvu pour la conservation des ses ouvrages, et dont le principal caractère est de n’avoir d’effet qu’au moment où il en est besoin. Mais je le demande, qu’est-ce que l’instinct du juste et de l’injuste ? Cette idée du juste pour l’esclave que vous frappez, suppose l’idée d’un droit ; et, sans doute, vous ne prétendez pas que ce soit la nature qui ait formé ce nègre au respect du droit que vous vous arrogez de le battre, non plus qu’au sentiment des condition qui lui font trouver juste votre rigueur : ce n’est donc pas un instinct qui lui inspire sa résignation ; l’instinct le pousserait à la fuite, ou à une subite vengeance ; mais sa raison modère ce premier mouvement : c’est précisément en dominant son instinct, qu’elle lui rend perceptible la position où il peut être relativement à ce qui est juste et injuste selon la société ; il saisit des rapports et constate une différence qui le provoque à la plainte ou le décide à se taire. — Il y a là une opération de l’esprit qui n’appartient qu’au cerveau de l’homme ; une opération qui suppose la faculté de comparer. — Eh bien ! cette faculté de comparer est la seule qui nous élève au-dessus des autres animaux[2] ; c’est par-là qu’on est homme ; c’est par-là qu’on juge du bien et du mieux, du plus et du moins, du bon et du mauvais. — Or, quoi qu’en ait dit M. F. P., il est certain que les animaux ne peuvent comparer ; s’ils pouvaient le faire, il y a déjà long-temps que les lions, se réunissant et combinant leurs forces, se seraient rendus maîtres de nous, auraient inventé des signes ou un langage pour s’entendre, et se feraient servir par les hommes des cuisses de jeunes filles sur des plats d’or, ou mieux d’ivoire, dans le cas où les éléphans consentiraient à leur en vendre.

Je conclus de ce raisonnement tant soit peu métaphysique, que les nègres sont hommes au même titre que nous, puisque, de l’aveu même de M. F. P., ils possèdent la faculté de discerner et de comparer[3]. Les plus brillantes dissertations médicales, les plus sublimes raisonnemens psychologiques, des Cuvier, des Spurzheim, des Virey, pour démontrer l’infériorité des noirs d’après la dépression de leur cerveau ou la structure de leurs os, viennent échouer contre les récits des voyageurs que nous avons cités ; et s’il faut des noms pour combattre des maîtres, nous leur opposerons les Brissot, les Grégoire, les Clarkson et les Trotter, personnages aussi de science profonde et respectable, dont la parole protectrice de note opinion suppléerait seule à tous nos efforts.

Je ne sais si M. X.-B. Saintine a voulu se moquer de ces superbes anatomistes qui condamnent fièrement toute une espèce d’hommes, sur la conformation plus ou moins régulière de leurs yeux ou de leur cervelet ; mais il est certain qu’il a fait une excellente critique de ces hauts docteurs, dans son histoire de la société antédiluvienne. À son dire, il y avait déjà une armée et une potence en Éthiopie, (les deux derniers degrés de la perfection sociale, à mon avis,) que les blancs étaient encore sauvages. Or, il raconte que les savans et les philosophes d’Auxuma discutèrent pour savoir si un blanc, que des voyageurs avaient amené dans cette ville, était bien un homme, et le reconnurent pour tel avec un empressement qui fait beaucoup d’honneur à leur perspicacité. Seulement, comme les philosophes et les académiciens, de quelque couleur qu’ils soient, ont toujours la manie de vouloir tout expliquer, même ce qui n’est pas explicable, ceux d’Auxuma constatèrent qu’il y avait eu deux créations d’hommes, à de longs siècles d’intervalle. Dans la première, Dieu s’était complu à faire le nègre éthiopien avec de gros et forts cheveux laineux, pour lui mettre la tête à l’abri du danger, et de bonnes lèvres épaisses, type éternel du vrai beau ; dans la seconde, la puissance de l’ouvrier ou la qualité de la matière défaillant, il n’avait pu produire que l’homme blanc, avec sa couleur pâle, ses cheveux plats et ses lèvres rétrécies.

Arrivés au point où nous en sommes, la question de fond est décidée depuis long-temps : — Le nègre naît essentiellement libre, puisque les hommes ont fait de la liberté un de leurs attributs primitifs ; — le pacte même qui l’aurait fait esclave est illégal, puisqu’il n’a pas été réciproque, et qu’on ne lui a rien donné en échange de sa personne ; le droit du premier propriétaire était par conséquent nul, comme étant établi par la force contre le principe, et celui du propriétaire actuel est également sans valeur, comme n’ayant pu lui être transmis qu’entaché de nullité radicale, quoique cimenté par des centaines d’actes, de rois et de parlemens.

La liberté individuelle est antérieure à toutes les lois humaines, elle fait corps avec nous, et aucune puissance imaginable ne peut consacrer la violation de ce principe naturel. — L’homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été enlevé par la force, l’adresse ou la trahison, et pour l’esclave, comme pour le peuple opprimé, l’insurrection est le plus saint des devoirs.

Toute fondée, néanmoins, que soit notre conviction, tout pénétrés que nous soyons de l’excellence du dogme que nous venons de professer, ce n’est pas dans ces débats que nous avons jamais prétendu à en être les apôtres, et pourtant on nous crie toujours : « Est-ce donc la ruine ou le massacre des blancs que vous voulez ? L’émancipation des noirs serait le signa d’une boucherie générale. » Oui, sans doute, les blancs seraient vite sacrifiés ; nous ne l’ignorons pas, si l’on s’en allait un matin, criant par les colonies et les Indes : « Esclaves, vous êtes libres ! » car chacun d’eux aurait à venger la mort d’un frère, la vente d’un fils, le viol d’une sœur, le rapt d’une femme, et tout le sang de leurs maîtres ne suffirait pas à laver tant d’offenses barbares, à réparer tant de cruautés ; mais l’idée de prévenir ces féroces représailles a toujours été, au contraire, la première pensée des négrophiles, la première condition de la tâche qu’il leur a plu d’entreprendre. — C’est en tarissant la source qu’on peut anéantir l’esclavage ; c’est en mettant fin à la traite, à ce commerce sacrilège, condamné au congrès de Vienne même, comme ayant désolé l’Afrique, dégradé l’Europe et affligé l’humanité.

  1. Qu’on ne nous reproche pas de citer la révolution de Saint-Domingue : tout en l’approuvant dans son principe, tout en l’admirant comme une œuvre gigantesque, je ne célèbre point les crimes qui ont pu souiller cette conquête de la liberté et de la force brutale sur la tyrannie et l’astuce ; mais quelle nation oserait lui jeter la première pierre ? N’avons-nous pas nous la Saint-Barthélemy, les Cévennes, et sans remonter si loin, ne trouverons-nous pas dans les faits contemporains des férocités tout aussi odieuses ?
  2. L’homme n’a pas le pouvoir de créer des idées ; il peut combiner un projet, mais c’est avec les idées qu’il a reçues ou qu’il reçoit de la source inconnue de toutes les idées. Il n’est pas maître de ne pas les recevoir, mais il l’est de les garder ou de les repousser ; et voilà précisément ce qui le distingue des autres animaux ; voilà ce qui constitue de qu’on appelle improprement son libre arbitre ; les animaux ne l’ont pas, puisqu’ils ne peuvent adopter ni rejeter les idées qu’ils reçoivent, faute de pouvoir en peser le bien ou le mal. Cette proposition n’est pas absolue, sans doute, car un chien et un chat se cachent pour mal faire ; les singes placent des sentinelles pour aller à la maraude ; les renards s’associent pour chasser le lapin, et des loups se rassemblent pour cerner les chevaux dont ils veulent s’emparer. Mais un tel emploi de facultés raisonnables est assez rare et assez restreint pour qu’on puisse le nier en thèse générale, surtout en remarquant qu’elles ne s’exercent jamais que pour satisfaire le besoin de se nourrir.
    F. Milleroux.
  3. Il n’existe qu’une seule espèce d’hommes. On ne contestera pas cette vérité, si l’on remarque que parmi les animaux, lorsqu’on réunit, pour l’accouplement, des individus dont l’espèce n’est pas entièrement identique, le produit est infécond, que dans la même espèce, lorsqu’à force de temps et de patience, on parvient à se procurer une variété qui s’écarte beaucoup du type primitif, on ne la perpétue qu’avec des soins infinis ; que cependant les hommes de couleur, provenus des nègres et des blancs, sont d’une aussi grande fécondité que les Européens ou les Africains, et se perpétuent avec la même facilité.

    L’archéologie, qui nous montre les différentes langues comme des canaux qui tendent, à mesure qu’on s’enfonce dans l’antiquité, à se réunir au même tronc ; l’histoire des migrations, qui nous les représente comme provenant d’un centre commun, confirment encore cette vérité, qui, dès lors, est tout à la fois naturelle et historique.

    Lacharrière.