De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/Pétitions

Paulin (p. 142-160).

PÉTITIONS
ADRESSÉES
PAR M. FÉLIX MILLIROUX
À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.


Je soumets ici au public trois pétitions qui avaient été destinées aux Chambres par M. Félix Milliroux, citoyen français, habitant aujourd’hui la Guiane anglaise. Conformément aux intentions du pétitionnaire, qui, croyant aux événemens de juillet, avait pris confiance dans la représentation nationale, je remis ses notes au comité soit-disant commercial qu’un certain nombre de députés formèrent à l’ouverture de la dernière session. Malheureusement la velléité de bien public qui avait saisi ces messieurs ne tarda pas à s’éteindre ; le comité se dissout, sans avoir donné même signe d’existence, et il n’en reste plus que le souvenir d’une misérable déception. Quant à m’adresser directement à la Chambre, je n’en eus jamais l’idée. Après un long délai, quelque honorable rapporteur serait venu dire, un samedi, au milieu de ses collègues indécemment couchés sur le dos, et occupés à lire leur correspondance, ou à lorgner les femmes des tribunes : « Messieurs, ce projet contenant des vues éminemment utiles, nous avons l’honneur de vous proposer d’en faire le renvoi au ministre de la marine et les colonies. » L’assemblée eût adopté, et les larges propositions de mon noble et excellent ami seraient allées s’endormir d’un sommeil éternel dans quelque vieux carton du ministère ; car on sait que les pétitions renvoyées aux ministres par la chose qui tient lieu, en France, d’assemblée législative, sont toujours celles qu’ils lisent le moins et qu’ils oublient le plus vite. — Il est évident qu’à la façon dont les représantans du peuple s’occupent des requêtes du peuple, notre droit de pétition n’est qu’une amère et odieuse dérision. — Je cesse d’en être dupe, et j’adresse celles de mon ami au public, qui a toujours de la sympathie pour les projets d’un honnête homme. Ceux qui nous lisent ne s’en plaindront pas : elles sont l’ouvrage d’un penseur accoutumé à renfermer beaucoup d’idées en peu de mots. — Autant que la conviction peut être formée sur un sujet quelconque, celle de M. Milliroux l’est à l’égard de la question coloniale. Mais anéantir les privilèges de nos colonies comme il l’indique, ouvrir nos ports à toutes les nations comme il le demande, c’est là une grande affaire qui ne se peut guère décider spéculativement. Il s’agit de savoir si, après avoir licencié notre armée de douaniers et son immense état-major, ainsi que l’appelle M. Blanqui, nous pourrions jeter dehors des marchandises françaises assez recherchées, et qui nous procureraient assez de bénéfices pour compenser les pertes que nous ferions sur celles auxquelles la concurrence nous forcerait de renoncer. Il y a sous cette question un traité de commerce universel entre toutes les nations peut-être ; et les livres du fameux économiste Say ne paraissent pas avoir encore résolu le problème. Disons avec le National : « Les principes de la liberté du commerce doivent être posés comme le point de mire de la législation commerciale, et la tendance doit être la décroissance progressive des tarifs protecteurs, comme préparation lente à leur entière abolition. » — Au reste, voici quelques-unes des réflexions qui accompagnaient pour moi les pétitions de mon ami : « L’ensemble de ce que je vois et de ce que j’entends me laisse dans l’esprit cette impression : c’est qu’une force irrésistible agit lentement sur le système faux et contre nature des colonies. Le prix des denrées coloniales et celui des esclaves baisse graduellement comme pour témoigner de ce fait. Les gouvernemens d’Europe n’ont pas voulu trancher les liens commerciaux ; eh bien ! ces liens se relâcheront d’eux-mêmes ; et le moment n’est pas éloigné où le mot douane, et tous ceux qui composent son train, appartiendront au dictionnaire des mots vieillis. Nous ne pouvons tarder à reconnaître que la libre circulation des choses est aussi inattaquable que la libre locomotion des personnes. »


À messieurs les membres de la Chambre des Députés de France.
Demerara, 1er novembre 1830.

Le soussigné a l’honneur de soumettre à votre examen les considérations suivantes sur le moyen d’anéantir la traite des noirs dans les colonies françaises, et de vous proposer l’adoption d’une loi propre à conduire à ce but.

Des calculs approximatifs établissent que le nombre des nègres exportés d’Afrique annuellement, maintenant, n’est pas au-dessous de celui des mêmes hommes exportés avant qu’il existât des lois prohibitives à ce sujet.

Et cependant, depuis 12 ans au moins, il n’est pas entré un noir de traite dans les colonies anglaises, qui forment une partie considérable de la masse des colonies à esclaves.

D’une autre part, si l’on en croit les rapports officiels des gouvernemens français et anglais, la marine des deux nations n’a cessé d’exercer la surveillance la plus active sur les négriers, et a fait beaucoup de prises.

Quelque surprenant que cela puisse paraître, il n’en est pas moins vrai que la traite des noirs, depuis qu’elle a été abolie par la majorité des nations européennes, est presque aussi étendue qu’elle l’était auparavant.

L’abolition n’a donc été qu’une déclaration de principes appuyée sur des lois impuissantes.

En effet, ces lois, y compris celle du 11 janvier 1831, sont toutes répressives, au lieu de préventives qu’elles devraient être. Il semble qu’elles soient l’œuvre de philanthropes passionnés qui n’ont vu que le nègre arraché de son sol, et le négrier qui le porte à son bord et là lui rive des fers.

Cependant cette question si propre à enflammer les passions, doit, à cause de son importance, être traitée froidement. Il faut enfin détourner nos regards du spectacle affligeant que présente cette cale où gémissent entassés deux ou trois cents nègres, et les porter vers celui pour le compte et par l’ordre de qui marche le navire, vers le planteur, en un mot.

Mais le planteur n’est lui-même que le faible et aveugle instrument de l’intérêt personnel et de l’avarice : il faut actuellement produire 35 % à ses capitaux, comme on va le voir ; dans des temps meilleurs il leur faisait produire 100 et 200 % : ce sont ces profits illicites, ces profits bases sur le maintien de l’esclavage, qu’il faut lui arracher. Alors il n’aura plus intérêt à acheter des esclaves ; alors disparaîtront et les bailleurs de fonds, et les assureurs pour la traite ; alors enfin le négrier, ne trouvant plus d’acheteur dans nos colonies, ira porter ailleurs sa cargaison, et l’on aura réellement fait un pas vers l’abolition de la traite.

On semble avoir voulu la fin, et on a refusé les moyens. On a menacé de peines terribles l’acheteur, le vendeur et tous leurs complices, et, par de complaisans et absurdes tarifs, on a continué d’assurer aux planteurs ces gains qui servent à payer le prix des noirs.

Cette contradiction est si forte qu’elle autorise à accuser les auteurs de ces lois ou d’imprévoyance ou d’arrière-pensée.

Voici comment peuvent être appréciés les gains du planteur.

La valeur commune d’un Africain de traite est fr. 1,200
Les intérêts de cette somme à 6 % pendand 3 ans, sont 
  216
Les dépenses annuelles d’une plantation à sucre sont d’environ 150 fr. par an pour chaque individu noir, sans distinction ; il faut donc ajouter aux sommes ci-dessus 450 francs pour les 3 premières années 
  450
Plus, l’intérêt de ces dépenses à 6 % sur les 2 premières années 
  27
Ce nègre, à la fin de la 3e année, revient donc à fr. 1,893


Sur une sucrerie bien conduite et d’une moyenne fertilité, on fait produire à chaque noir, sans distinction, un tonneau et demi de sucre. Le tonneau contient communément 750 kilog. Le nègre acheté a donc produit au planteur, après 3 ans, 3, 375 kilog. de sucre que celui-ci a vendus dans la colonie aux taux moyen de 54 francs les 100 kilog. ; il a retiré en argent, du travail du nègre 1, 822 fr. 50, somme à peu près égale à celle qu’il a déboursé pendant le même temps. Le nègre est donc payé par le produit, après un laps de 3 ans.

Désormais le même homme qui, dans le principe, a coûté 
fr. 1,200
dont l’intérêt annuel à 6 % est de   72
  Fr. 1,272.
rapportera à son maître 
fr. 607, 50 c.
moins ses dépenses 
  150.
  Fr. 457, 50 c.


Ainsi un capital de 1272 francs rapportera 457 fr. 50, c’est-à-dire un peu plus de 35 %.

Ces calculs sont applicables aux noirs employés sur les plantations à café, coton et autres produits de moindre importance : car si ces produits rapportent moins que le sucre, le travail de culture n’est pas aussi pénible, et les hommes qu’on y emploie durent plus long-temps.

Généralement le propriétaire vit en Europe, riche, honoré, revêtu souvent de hautes fonctions, et, par l’effet d’une contradiction frappante, il doit en partie sa position élevée à l’usure, oui, à l’usure la plus odieuse : il a prêté son argent, et on lui a donné en gage des hommes.

Il tient fortement à cet état de choses ; il n’a pas de scrupules ; pour lui la traite n’est qu’un moyen de s’enrichir, axiome reçu dans les colonies françaises.

Quant au négrier, tant qu’il trouvera des acheteurs, il bravera toutes les lois. On n’essayera pas d’apprécier ses gains ; ce sont ceux du pirate ou du voleur de grands chemins.

Ainsi, Messieurs, le crime de la traite des noirs prend sa source dans l’intérêt personnel du colon, auquel vient s’associer celui de plusieurs complices, tels que les bailleurs de fonds, les assureurs, le capitaine du bâtiment négrier et son équipage. IL n’est qu’un moyen de tarir cette source impure, c’est de faire cesser le monopole qui a été accordé aux colons français, et d’anéantir sans retour le privilège qu’ils ont d’approvisionner, seuls, les marchés de la France de produits coloniaux ; c’est, enfin, d’ouvrir nos ports à ces produits venant de l’étranger.

La traite des noirs est un grand mal, et demande un grand remède. Il s’agit d’arrêter le cours d’opérations depuis long-temps flétries comme criminelles. Le pétitionnaire ne croit pas devoir réfuter les objections qu’on pourrait tirer de la nécessité de maintenir l’impôt et de protéger certaines industries : aucune considération de ce genre ne peut lutter contre l’urgence de la mesure demandée.

En conséquence, attendu

Que dans les colonies françaises le promoteur de la traite des noirs est le planteur ou cultivateur de sucre, café et autres produits coloniaux, que les autres intéressés ne sont que ses complices ;

Que le remède le plus efficace à apporter à la traite est de détruire l’intérêt du planteur, et par suite celui des individus qui le secondent ;

Que, si tous les colons n’achètent pas des noirs de traite, ce ne peut être un obstacle à l’adoption d’une mesure préventive générale, les intérêts de la société ne devant pas dépendre du caprice de quelques individus ;

Néanmoins qu’il convient de donner aux colons un délai suffisant pour prendre les arrangemens que nécessiterait pour eux une nouvelle législation ;

Le pétitionnaire vous prie de vouloir bien adopter une loi basée sur les dispositions suivantes :

1° « Les produits coloniaux ci-après énumérés, importés dans les ports de France par navires français ou étrangers, sans distinction, y seront admis, pour la consommation et l’exportation, aux mêmes droits que ces mêmes produits importés des colonies françaises par navires français. »

2° « Cette disposition ne préjudiciera pas aux droits de tonnage perçus sur les navires étrangers. »

3° « La présente loi ne sera exécutée que deux ans après sa promulgation. »

« Les produits mentionnés au paragraphe 1 sont :

Sucres bruts et terrés, confitures, sirop, rum et tafia, mélasse, café, cacao et pelures, poivre et piment, girofle, clous, queues et antofles, cannelle et cassia lignea, muscades et macis, coton en laine, bois d’ébénisterie.

Signé, Félix Milliroux

New-Amsterdam ; Berbice, 30 décembre 1830.

Félix Milliroux demande que vous veuillez bien adopter une loi qui déclare libres les ports principaux des Antilles françaises, et qui apporte à la législation commerciale en vigueur dans ces possessions tous les changemens qui seraient la conséquence de cette mesure.

Il croit motiver cette demande sur les considérations suivantes :

Il est généralement admis aujourd’hui que l’ancien système colonial n’est plus en harmonie avec l’ordre nouveau qui s’établit successivement dans les institutions politiques des États européens.

Les rapports de colonie à métropole ne doivent plus se borner à un transport de sucre et de café de la colonie à la métropole, et à un retour de la part de celle-ci à la première, d’une certaine quantité de farine, de vins spiritueux et de vêtemens.

La baisse graduelle des produits coloniaux sur tout les marchés de l’Europe, baisse occasionnée par l’extension et les perfectionnements de la culture, a ôté aux spéculations dont ils étaient autrefois l’objet, leur principal attrait, celui de grands bénéfices obtenus sans peine. Les colonies, réduites au commerce de leurs produits naturels, ont décliné et déclineront jusqu’à ruine complète, si on ne se hâte d’y apporter remède.

Quelques personnes, plus préoccupées du souvenir des sacrifices que les colonies ont coûtés à la France, que de la recherche des moyens de les réparer, ou du moins d’en arrêter le cours, disent : Que nous importent les colonies ? ce sont des grains de sable perdus au milieu de l’Océan ; finissons-en avec elles, et abandonnons-les à leurs propres ressources ! Mais ceux qui envisagent froidement cette question répondent : Les colonies françaises sont des points importans quoique d’une petite étendue, sans se regarder comme entièrement dépendantes de la France, elles considèrent cette nation comme leur protectrice naturelle ; elles y ont toutes des relations d’intérêt et de famille ; elles ne désirent pas l’indépendance absolue. Pourquoi donc trancher violemment les liens qui les unissent à la France ? Ne vaut-il pas mieux tirer parti, dans leur intérêt et dans celui de la métropole, des ressources que présentent leur sol et surtout leur position géographique ?

Si, dominé de cette pensée, l’on déploie la carte, et si les yeux embrassent l’ancien et le nouveau monde, on voit d’un côté l’Europe, foyer de la civilisation, couverte de populations actives et industrieuses, qu’aucun travail ne lasse, qu’aucune découverte ne satisfait, qu’aucun perfectionnement n’arrête, et dont les besoins sans nombre ne suffisent cependant pas pour l’épuisement de leurs produits industriels.

De l’autre côté de l’Atlantique est le double continent américain, dont la partie septentrionale seulement est habitée par un ancien peuple qui, sous quelques rapports, peut se suffire à lui-même, mais dont la partie méridionale, échauffée par un soleil énervant, est possédé par des populations encore peu compactes, quoique s’accroissant de jour en jour, indolentes, ennemies du travail, et incapables à jamais de manufacturer les objets, soir de première nécessité, soit de luxe, dont elles ont besoin.

Au milieu de ces deux grandes divisions, sont les îles Antilles, espèces de points d’observation et de postes avancés, qu’une série d’événements a mis au pouvoir de quelques-unes des nations de l’Europe.

À cette vue, l’idée la plus simple qui se présente, c’est que, puisque les rapports restreints et usés de ces colonies avec leurs métropoles respectives, ne suffisent plus pour assurer l’existence et l’indépendance des colons, il faut en créer de nouveaux ; il faut faire de ces colonies les intermédiaires entre le continent actif et producteur et le continent indolent et consommateur ; il faut y établir des magasins où le commerce européen viendra en sûreté déposer des produits que les nations tropicales viendront acheter à mesure que les besoins de leur consommation le demanderont.

En particularisant ces idées générales, on est amené à la conclusion que la Martinique et la Guadeloupe, au lieu de rester colonies dans l’ancienne acception de ce mot, doivent devenir, concurremment avec les îles voisines, l’entrepôt de toutes les marchandises de tous les pays de l’Europe, et notamment des produits de l’industrie du sol français, pour la consommation d’une partie des États-Unis, du Mexique, de Guatimala, de la Colombie, des colonies de la Guiane, et des différents îles de l’archipel des Antilles.

Le système proposé n’est pas tellement nouveau, qu’on doive le considérer comme hasardeux dans l’application. La Havane, grâce à ses franchises, est depuis long-temps le centre d’un commerce actif ; Saint-Thomas, port franc, est fréquenté par les pavillons des deux mondes, et il se fait plus de commerce dans cette unique possession du Danemarck que dans toutes les autres petites îles des Antilles réunies. Comment de tels exemples ont-ils été perdus jusqu’à présent pour la France ?

La Martinique et la Guadeloupe, dans une position entre les deux Amériques, pour le moins aussi centrale que St-Thomas, et d’un accès beaucoup plus facile aux navires d’Europe et à ceux de l’Amérique du sud, auraient pu devenir ce qu’est devenu Saint-Thomas, si, en France, le pouvoir qui vient de tomber aux applaudissemens de tout le monde civilisé, n’avait eu pour règle invariable de restreindre et d’exclure, et n’avait, dans l’intérêt d’un petit nombre, tenu ces possessions en état d’interdiction et de séquestre.

Le moment est venu d’agir d’après d’autres principes à l’égard des colonies.

Il est incontestable que les produits du sol et des manufactures de France manquent de débouchés : en créer de nouveaux, sans heurter aucun intérêt essentiel, est un des objets qui appellent le plus immédiatement l’attention des mandataires de la nation.

Les entrepôts de la Martinique et de la Guadeloupe, bien que faiblement approvisionnés, se trouvent néanmoins, par suite des entraves existantes, encombrés de marchandises que les négocians de ces colonies sont obligés d’envoyer sur navires étrangers en entrepôt à Saint-Thomas, Trinidad, et autres places où ils paient de fortes commissions, et sont souvent, par l’effet de leur éloignement et des vicissitudes trop fréquentes dans cette partie du monde, exposés à tout perdre.

Cet état de choses cesserait si les navires nationaux et étrangers, avec cargaison étrangères, étaient admis dans les ports de ces colonies, qu’ils ne quitteraient qu’après y avoir pris un chargement en marchandises françaises et étrangères qui y seraient entreposées.

On objecterait en vain que la France, pouvant envoyer directement ses vaisseaux au Mexique et à la Colombie, n’a pas besoin d’entreposer ses marchandises à la Martinique et à la Guadeloupe. Il n’es que trop réel que des spéculateurs français ont fait des expéditions immédiates à ces divers états ; mais chacun en connaît les résultats : un petit nombre a réussi. Quant aux autres, ils n’ont trouvé que des pertes sur des marchés dans lesquels ils sont arrivés sans notions préliminaires ou avec des notions inexactes.

D’ailleurs, il est en Amérique beaucoup d’établissemens, dont l’importance ne comporte pas l’importation de France en ligne directe d’une cargaison entière. Telles sont la plupart des Antilles anglaises et hollandaises, et les colonies de Démérara, Berbice et Surinam ; et cependant les habitans de ces localités recherchent les produits français. Si leurs navires, dont la majeure partie est du port de soixante tonneaux et au-dessous étaient admis, avec cargaisons, dans les colonies françaises, ils en exporteraient nécessairement des produits de France, pour utiliser leur retour, et parce qu’ils auraient la certitude d’en opérer le placement avec avantage.

Le gouvernement anglais, ordinairement si exclusif, surtout dans tout ce qui a trait aux intérêts commerciaux de la nation, a fait depuis long-temps, dans la carrière d’un système plus libre, un premier pas qui n’a pas été imité. L’ancien acte de navigation admettait dans les ports des possessions britanniques les vaisseaux étrangers avec leurs cargaisons, sans autre condition que le payement de certains droits. Mais la plupart des autres nations ayant maintenu les prohibitions en vigueur dans leurs colonies, l’acte du parlement du 5 juillet 1825, a, par représailles, apporté quelques changemens à cet état de choses. Cet acte, après avoir énuméré les ports des Indes occidentales qui seront réputés ports libres, contient des dispositions dont voici la substance : « Attendu que les navires étrangers sont admis à importer dans les possessions d’outre-mer de la Grande-Bretagne, des pays auxquels ils appartiennent, les produits de ces pays ; qu’il convient d’assujétir cette faculté à de certaines conditions, il est arrêté que la permission ainsi accordée aux navires étrangers sera limitée à ceux des nations qui, ayant des possessions coloniales, accorderont aux navires de la Grande-Bretagne semblable permission de commercer avec ces possessions. »

L’acte du 2 juillet 1827 porte, entre autres choses, que « aucune nation ne sera censée avoir rempli la condition imposée par l’acte du 5 juillet 1825, à moins que ce n’ait été avant le 5 juillet 1826, et que Sa Majesté n’ait déclaré, d’après l’avis de son conseil-privé, que la condition a été remplie, et que par suite, cette nation a le droit d’exercer le privilège en question. »

Sans proposer comme modèle cette législation qui repose sur le principe étroit et trop vanté de réciprocité, et qui était sans doute calculé comme devant profiter aux colonies anglaises seulement, on peut affirmer qu’elle aurait été, par contre-coup, avantageuses aux autres colonies, si les nations étrangères avaient accepté le défi. Il n’en a pas été ainsi, et le commerce des colonies anglaises avec les colonies françaises est resté nul. Le système prohibitif, maintenu avec une si étrange obstination dans les îles françaises, y a introduit la gêne et la défiance, y a rendu difficile l’accomplissement des engagemens de planteurs à négocians et de négocians entre eux. Le plus grand nombre des débiteurs y sont insolvables, parce que le défaut d’avenir y a rendu les lois sans force et relâché tous les liens sociaux. L’activité et l’industrie coloniale, trouvant fermées les seules issues honorables par lesquelles elles pussent se faire jour, se sont rejetées sur des opérations illégales et criminelles, telles que$ la contrebande, la traite et la piraterie ; et s’il est dans ces colonies un grand nombre d’hommes honnêtes qui déplorent le mal, il est un plus grand nombre de gens qui le voient avec indifférence, et qui disent hautement que « la traite est maintenant le seul moyen de s’enrichir. »

Il est à propos d’aller au-devant d’une objection qu’on ne manquera pas de renouveler, celle-ci : « Si on ouvre les ports de nos colonies aux produits des colonies voisines, les colons français seront ruinés. » Cette objection peut être développée et rendue sans les termes suivans : « Un certain nombre de propriétaires à la Martinique et à la Guadeloupe cultivent et recueillent à grand frais du sucre et du café. Le dernier gouvernement leur a accordé le monopole des marchés de la France, pour les mettre à même de retirer leurs frais de culture et de faire de forts bénéfices. Ainsi, la France a payé et paye encore un subside annuel à ces propriétaires qui n’y ont aucun droit, à moins qu’on ne considère, comme conférant ce droit, le fait de cultiver du sucre et du café ; et si l’on fait cesser le monopole, les colons seront mis sur le pied d’égalité avec les autres citoyens de l’État. »

Est-il besoin d’argumens pour prouver que cette mesure serait de la plus stricte justice ? Qui oserait soutenir qu’un gouvernement économe n’a pas le droit de retrancher une dépense inutile que faisait un gouvernement prodigue ?

Les mesures que le pétitionnaire propose n’auraient pas, au reste, pour effet nécessaire d’attaquer d’une manière si directe les intérêts des colons français. Il leur resterait une chance assez belle, celle de concourir avec les étrangers ; ils apprendraient de quelques-uns d’eux à mieux administrer leurs plantations, à avoir des directeurs et sous-directeurs éclairés, et non des serviteurs à gage, à ne pas encourager le trafic infâme et trop long-temps souffert des noirs d’Afrique, à améliorer la position de ceux que la tolérance des lois et la nécessité leur laissent, à régulariser leur travail, à employer plus qu’ils ne font les machines à vapeur et les autres perfectionnemens de l’industrie moderne, en un mot, à suivre les principes d’une économie sage et éclairée.

Si l’on objecte, en outre, qu’en permettant dans les colonies la libre introduction des objets de fabrique étrangère, on porte coup aux manufactures françaises, on peut avec assurance opposer à cette objection les raisons suivantes :

1°. C’est bien assez que les lois françaises garantissent à certaine branche d’industrie le monopole pour la consommation intérieure. Si les habitans du sol français peuvent, à la rigueur, être condamnés à payer plus cher pour la protection et le développement des manufactures, cette exception aux vrais principes ne doit pas être étendue à des possessions lointaines qui ne sont pas assez riches pour être imposées.

2°. Les colonies françaises faisant le sacrifice du privilège qu’elles exercent aujourd’hui pour la vente de leurs produits, devraient être dédommagées par la libre admission dans leurs ports des marchandises étrangères aussi bien que des marchandises françaises.

3°. L’effet le plus immédiat des changemens proposés serait d’appeler les étrangers sur les marchés français, et conséquemment d’augmenter les chances d’un plus grand écoulement de marchandises françaises.

En se résumant, le pétitionnaire propose, à l’égard du commerce des colonies françaises des Indes occidentales, l’adoption d’une nouvelle législation reposant sur les bases suivantes :

1°. Affranchissement des ports de Fort-Royal, Pointe-à-Pitre, la Trinité, Basse-Terre et Saint-Pierre.

2°. Libre introduction à la Martinique et à la Guadeloupe, par les ports ci-dessus désignés, de tous produits étrangers, naturels et industriels, pour la consommation ou l’exportation sans distinction, en payant un droit de 5 à 15 p. cent de leur valeur, suivant un tarif ad hoc, sans préjudice des droits ordinaires de navigation.

3°. Allocation aux caisses coloniales d’une portion des droits d’entrée, jusqu’à concurrence seulement du montant des frais de perception ; attribution du surplus au trésor de l’État.

4°. Faculté accordée aux navires français et étrangers d’importer en France, directement des ports ci-dessus désignés, tous produits et marchandises quelconques, sans distinction d’origine, en payant, à leur arrivée dans les ports français, seulement les droits ordinaires de navigation.

5°. Dispositions rigoureuses pour s’assurer que le navire a pris son chargement dans l’un des ports ci-dessus désignés, et ne l’a point altéré ou augmenté pendant sa traversée.

6°. Nulle condition imposée à l’importation des marchandises françaises dans ces colonies par navires français ou étrangers, non plus qu’à l’exportation pour les pays autres que la France.

7°. Prohibition absolue de l’importation des pays étrangers dans ces colonies :

Des armes à feu et autres ;

Des munitions et instrumens de guerre ;

De la poudre à canon.

8°. Restrictions telles que de droit, imposées à l’importation de France des mêmes objets.

9°. Attendu que Cayenne est déjà port franc, application à ce port de la nouvelle législation, seulement en ce qu’elle pourrait ajouter à ses franchises.

Le pétitionnaire termine en exprimant le vœu que les citoyens qui ont une connaissance personnelle de l’état des colonies françaises des Indes occidentales, se hâtent de proposer à la législation des mesures analogues à celles qui viennent d’être développées, afin que toutes les parties de la grande communauté française soient régies par des lois uniformes.

Signé, Félix Milliroux

À Monsieur le Ministre des affaires étrangères de France.
Monsieur le Ministre,

Félix Milliroux, citoyen français, établi pour affaires de commerce à New-Amsterdam, chef-lieu de Berbice, l’une des colonies anglaises de la Guiane, demande que vous veuillez bien proposer au roi la création d’une agence consulaire française auprès des colonies anglaises, limitrophes de Démérara et Berbice.

La population de ces deux colonies est d’environ 100, 000 habitans, dont 80, 000 appartiennent à Démérara et 30, 000 à Berbice. Elles ne sont séparées de Cayenne que par Surinam, possession hollandaise, et ne sont qu’à quatre ou cinq jours de navigation de la Martinique e de la Guadeloupe : ainsi, elles semblent, par leur situation, destinées à servir de lien entre les diverses colonies de l’ouest.

Cayenne, port franc, a la faculté d’envoyer ses bâtimens dans les deux colonies dont il s’agit, et les armateurs qui y arrivent y sont sans protection.

Il s’y présente quelquefois des questions de contrebande apparente, dans lesquelles les Français sont intéressés ; et nul représentant de l’autorité française ne s’y trouvant pour appuyer leurs réclamations, la partialité naturelle des autorités locales ne peut être affaiblie.

Les bâtimens de l’État, en croisière ou en mission, et ceux du commerce, sont quelquefois obligés de relâcher dans les rivières de Démérara et de Berbice, et cependant aucun agent français n’y est établi pour rendre officiels et plus prompts les rapports entre ces bâtimens et les administrations coloniales, et recevoir les déclarations que leurs commandans peuvent avoir à faire.

Enfin, l’intérêt des Français établis dans ces deux colonies, ou qui, résidant en France, y ont des propriétés, exige impérieusement la nomination d’un agent consulaire, dont l’absence pourrait être fatale aux uns et aux autres, dans le cas d’une insurrection intérieure, d’une rupture entre la France et la Grande-Bretagne, ou d’une attaque de la part de tout autre pouvoir.

Comme les rapports entre Démérara et Berbice sont fréquens et réguliers, et que le gouvernement a l’intention de réunir incessamment ces deux colonies sous une même administration, il n’y aurait lieu de nommer qu’un seul agent consulaire, avec un sous-agent ou correspondant dans celle des deux résidences qu’il n’habiterait pas.

Le pétitionnaire a l’honneur d’être,


Monsieur le ministre,


Votre humble serviteur,
Signé, Félix Milliroux