De l'Incapacité des Militaires à faire la Guerre



De l’Incapacité des Militaires à faire la Guerre




Dans la très intéressante série de conférences organisées par « Clarté », nos camarades m’ont demandé de traiter de l’incapacité des militaires avant et pendant la guerre. Je les en remercie très sincèrement. Je suis un peu devenu, parmi les hommes du Parti socialiste, le spécialiste de l’histoire de la guerre, et, comme on vient de le rappeler, j’ai publié un livre, peu de temps après avoir été mobilisé, sur les « erreurs » commises par l’état-major (1). Ce livre, aujourd’hui, aurait besoin d’être complété. Peut-être le ferai-je quelque jour. Il avait surtout pour mérite d’être antérieur aux autres ouvrages similaires parus depuis. Tel quel, d’ailleurs, il a déjà gêné beaucoup l’Etat-major puisque celui-ci a éprouvé le besoin d’en fabriquer, sous le même titre, une contrefaçon, en violation des lois sur la propriété littéraire et en violation surtout des règles de la plus élémentaire probité (2).

Je vous en résumerai ce soir la thèse en ajoutant un certain nombre de faits et de documents que j’ai relevés dans les nombreux ouvrages publiés depuis un an sur tel ou tel point de mon sujet et surtout dans les deux comités secrets dont le compte rendu a paru à l’Officiel.

Ce n’est pas dans le cadre d’une heure que l’on peut épuiser une question comme celle-ci, mais ce qui me paraît essentiel, dans des conférences de propagande et d’éducation comme celles de « Clarté » c’est de vous indiquer, avec un plan général, les sources auxquelles vous pourrez vous reporter pour poursuivre votre examen si le sujet vous intéresse.


Les Idées et les Hommes


Avant d’aborder le sujet lui-même, je suis obligé de faire une courte préface pour exposer ce qu’était la doctrine des militaires qui ont eu à préparer puis à conduire la guerre.

Vous savez tous qu’ils sont partis de ce principe : l'offensive à tout prix. Mais il faut savoir comment ce principe est devenu la règle générale de l’Etat-major, comment il s’est introduit dans les règlements militaires, dans la tactique et dans la stratégie, et comment, par conséquent, se sont produites les conséquences qui en découlent.

Il ne semble pas que dans l’Etat-major, tel qu’il fonctionnait jusqu’aux premières années de notre siècle, il y ait eu une doctrine très précise et très établie. On avait une sorte de théorie moyenne, une théorie de bon sens, basée sur un certain nombre de notions pratiques, plutôt que des dogmes strictement arrêtés.

A la suite de la guerre de 1870, un Conseil supérieur de Défense avait été formé par Mac-Mahon, président de la République, sous la présidence de Canrobert, conseil qui avait étudié la façon dont on pourrait défendre une frontière rendue mauvaise par le traité de Francfort. Ce conseil, qui avait pour principal interprète et principal exécutant le général Séré de Rivières, s’était surtout préoccupé de constituer un certain nombre de forteresses pour protéger les points naturellement faibles ; trouée de Belfort, trouée de Charmes, trouée de Stenay, trouée de l’Oise, par lesquels on peut gagner les vallées de la Seine, de la Marne ou de l’Oise qui toutes trois convergent vers Paris. Séré de Rivières avait essayé ou bien de boucher ces routes d’invasion, ou bien, tout au moins, de les endiguer par la création d’un certain nombre de musoirs entre lesquels il entendait canaliser les armées ennemies. La trouée de Belfort, plus étroite, avait été fermée complètement par les défenses de la ville elle-même, par la fortification des places de Besançon et de Langres. La trouée de Charmes avait été limitée par les camps retranchés de Toul et d’Epinal, la trouée de Stenay par ceux de Verdun et Mézières ; celle de l’Oise était protégée par les forts de Givet, d’Hirson, des Ayvelles et la place de Maubeuge. Plus au nord, Séré de Rivières comptait surtout sur les défenses naturelles des forêts de Mormal et de Raismes et sur les inondations faciles à tendre de la Rhonelle et de l’Escaut. Les forts du Quesnoy, de Curgies sur la première de ces rivières, de Condé, de Flines et de Maulde sur la seconde garantissaient les écluses. La place de Lille et les écluses maritimes complétaient le système.

A l’intérieur de cette première ligne de défense, une seconde s’indiquait tout naturellement sur les hauteurs qui, à une distance de 80 à 100 kilomètres de Paris, forment autour de la capitale un rempart qui commence sur l’Oise, vers La Fère, pour finir sur la Marne, à Epernay. Séré de Rivières comptait établir une série de camps fortifiés à La Fère, à Laon, à Reims, à Epernay, sur la falaise de Champagne, le Chemin des Dames, comme on l’appelle d’un nom tristement fameux.

Ce système n’a jamais été réalisé complètement. Et, là où il avait été réalisé, il a, sur bien des points, etc détruit.

C’est ainsi qu’un certain nombre de projets de loi, préparés par l’Etat-major, présentés en 1880, 1899 et jusqu’à la veille de la guerre, par les Ministres de la guerre successifs, le général Farre, M. de Freycinet, M. Krantz, M. Messimy, rapportés par des parlementaires conservateurs, comme MM. Vandame et Grosjean, avaient déclassé peu à peu un certain nombre de places et de forts, restreint ou supprimé les travaux prévus. Je ne saurais vous rien dire de mieux que de vous lire les descriptions que voici du fort d’Hirson, prises en 1914. Le général Le Gros, dans La Genèse de la Bataille de la Marne, écrit ce qui suit à son sujet :

« Dans le courant d’août 1914, nous étant rendu à Vervins, où se trouvait le Q. G. du Groupe dont faisait partie la division que nous commandions, le chef d’état-major nous fit lire une lettre du général en chef qui indiquait, en réponse à des observations qui lui avaient été soumises, que « le rassemblement du « groupe était couvert par le fort d’Hirson ». Or, un officier d’état-major, envoyé aussitôt au fort, l’avait trouvé inoccupé et désarmé ; un gardien de batterie et sa femme, c’était tout ; cela n’avait rien de surprenant, attendu que le fort était déclassé depuis longtemps. »

M. Engerand, député bonapartiste du Calvados, qui a voté la loi de trois ans, dit dans son très beau livre, Le Secret de la Frontière :

« A Hirson, la situation était incroyable. Le 14 août, à 20 heures, les 7e et 2e compagnies du 23e territorial y débarquaient… Le fort était une agréable maison de campagne, ombragée par de beaux arbres poussés sur les glacis. Les ponts-levis du fort étaient rouillés, la tourelle à éclipse servait de grenier à foin ; quelques canons, mais pas d’obus, aucun approvisionnement d’artillerie ; naturellement, pas la moindre mitrailleuse, ni tôles pour abris, ni fil de fer, ni chevaux, ni voitures. »

Voilà l’état dans lequel on avait mis les fortifications qui, dans le système du général Séré de Rivières, étaient destinées à défendre nos frontières.

C’est qu’une opinion hostile aux fortifications s’était formée peu à peu dans l’armée.

Celui qui lui a donné de premier sa forme complète nous a été révélé, à nous autres profanes, dans cet admirable livre L’Armée nouvelle, où Jaurès a prévu tout ce qui devait se passer, avec ce merveilleux esprit intuitif qui lui permettait de tout comprendre, de tout deviner et dont les militaires professionnels ont si complètement manqué en tout ce qui était pourtant de leur métier. Cet homme, qui est mort très jeune, s’appelait le capitaine Gilbert. De 1888 à 1891, il a publié dans La Nouvelle Revue et ensuite, en 1892, en un livre, ses Sept Etudes militaires, qui sont considérées comme l’Evangile des dernières générations d’officiers. Il y exposait la doctrine qui est devenue celle de l’offensive à tout prix. Il démontrait que la défensive constitue par elle-même un aveu d’infériorité ; que l’offensive, au contraire, renferme en elle-même toutes les vertus. J’ai là beaucoup de citations que vous trouverez dans le livre de Jaurès. Gilbert condamnait, bien entendu, les fortifications et en particulier celles de la falaise de Champagne, c’est-à-dire du Chemin des Dames. Il déclarait que Paris était, somme toute, une ville comme une autre. Il Indiquait que la véritable direction de la ligne de retraite éventuelle ne devait pas être prise sur Paris, mais sur le Morvan, voire sur le bassin de la Loire, parce que c’est là que se trouvent les principales usines de guerre et qu’il n’y avait que cela à protéger dans l’intérêt de la défense nationale.

Sa doctrine était une sorte de métaphysique, une espèce de mystique militaire, qui ne tenait compte ni des facteurs moraux, ni des facteurs économiques.

Elle aboutissait à cette conséquence immédiate que seule l’armée active compte en définitive, car la tactique du coup droit s’accommode mal de l’armement général du peuple et se lie directement à la prépondérance de l’armée de métier.

Gilbert réservait à l’armée active seule le rôle important.

Cette doctrine, depuis trente ans, a été enseignée à l’Ecole de guerre, fondée en 1896 pour former les officiers brevetés, et au Centre des hautes études militaires, créé en 1910 pour les « élèves-maréchaux », c’est-à-dire pour la sélection des futurs grands chefs recrutés parmi les brevetés. On l’a résumée en ces formules simplistes ; Tapez dans le tas, rentrez dedans. On l’a dénommée la théorie du « bourrage ». Un général, un des rares qui aient vu clair et qui a été naturellement limogé dès le début de la guerre, le général Lanrezac, l’a résumée assez spirituellement dans cette phrase d’un style tout ce qu’il y a de plus militaire : « Attaquons, attaquons… comme la lune ! » (Rires.)

Autre conséquence qui en découle tout naturellement : Puisque la seule tactique à appliquer est l’offensive à tout prix, le canon léger seul est utile, le 75 seul est précieux. Nous trouvons là la cause et l’explication de l’absence d’artillerie lourde dont je vous dirai un mot lorsque nous examinerons tout à l’heure la question des armements.


Joffre et Castelnau


Je ne vous raconterai pas en détail le pronunciamiento, comme l’a nommé, dans un de ses livres, le général Percin, auquel se sont livrés en 1911, les élèves de Gilbert, pour s’emparer, grâce à M. Messimy, ministre de la Guerre, et à M. Millerand, son successeur, de la direction de l’armée.

Je vous dirai seulement ceci : c’est qu’en 1910, il y avait à la tête de l’armée comme généralissime éventuel le général Michel, dont M. Messimy a dit, devant la Commission d’enquête sur la métallurgie, qu’il n’était pas un chef. Je n’en sais rien. C’est possible. Il l’a limogé à deux reprises : en 1911 comme généralissime, en 1914 comme gouverneur militaire de Paris.

Mais on doit reconnaître qu’il avait montré ce qu’il convenait de faire pour empêcher que ce qui est arrivé arrivât. Il avait, à la suite des manœuvres de 1910, compris qu’aucun danger ne se présentait sur la frontière de l’est, en raison des fortifications qui y existaient et que le danger en cas de guerre était dans le nord. Il avait conclu à la nécessité de fortifier le nord, qui ne l’était pas.

Il avait également indiqué la nécessité d’armer les réserves et préconisé en 1911, dans un rapport que vous trouverez in extenso dans sa déposition devant la Commission d’enquête sur la métallurgie, le doublement des régiments actifs par des régiments de réserve ; les deux régiments formant ensemble ce qu’il appelait, d’un vieux nom révolutionnaire, une demi-brigade. La demi-brigade atteignait ainsi l’effectif d’une brigade, la brigade celui d’une division, la division celui d’un corps d’armée. Le général Michel obtenait de cette manière des corps d’armée de 75.000 hommes, au lieu de 45.000, c’est-à-dire une armée infiniment plus considérable pour le premier choc que celle que nous avons eue en 1914.

Ces idées, qui mettaient les réservistes sur le même pied que les soldats de l’active, ne pouvaient pas plaire évidemment aux élèves du capitaine Gilbert. Aussi firent-ils le nécessaire pour démolir le général Michel. A la suite d’une campagne menée en 1911, dans le Matin, dans laquelle on démontra que le généralissime n’avait plus la confiance de ses collègues, le général Michel fut débarqué.

Le ministre de la Guerre lui demanda sa démission. Le général Michel la lui refusa, mais le ministre supprima son emploi de « vice-président du Conseil supérieur de la guerre ». Après quoi, il choisit comme « chef d’état-major général » l’illustre Joffre, lui adjoignant comme sous-chef le non moins illustre de Castelnau.

Derrière Joffre, paravent commode, inerte et insensible, — « un tube digestif dans une absence de système nerveux », comme l’a défini Victor Margueritte — Castelnau, chef véritable, put faire entrer dans l’Etat-major, aux postes importants de l’armée, tous ses amis, toute la jésuitière bottée. Le général Dubail, qui paraissait trop républicain, vit son poste supprimé. De même le général Régnault. Il n’y eut plus à la tête de l’armée que le général Joffre et ses deux aides, le général de Castelnau et le général Legrand, créature des deux premiers. Ce sont ces trois hommes qui, pendant les deux ministères Poincaré et Barthou, de 1911 à 1913, ont recruté pour les hauts emplois tous leurs amis.

Inutile d’ajouter que si ces gens sont condamnables, ce n’est pas parce qu’ils sont réactionnaires. Il serait de peu d’importance que les chefs militaires eussent été réactionnaires s’ils avaient connu leur métier. Ce n’est pas parce que « calotins » qu’ils sont condamnables, mais parce qu’incapables. Etaient-ils incapables parce que réactionnaires ? Ceci, c’est fort possible, puisque, comme réactionnaires, ils devaient être hostiles à l’armement du peuple, à l’armement des réserves. Tout se tient. Il est évident qu’il est difficile à un réactionnaire d’avoir des idées intelligentes. Mais, encore une fois, ce n’est pas en raison de leurs opinions politiques, c’est en raison de leur incapacité qu’il faut les condamner.

Vous trouverez d’ailleurs des indications tout à fait intéressantes sur l’état d’esprit des officiers brevetés, des officiers d’état-major dans le livre de M. de Pierrefeu, G. Q. G., secteur I. M. de Pierrefeu était, avant la guerre, rédacteur en chef de L’Opinion. Il n’est donc rien moins que révolutionnaire. Blessé au début de la guerre, il a été envoyé au Grand Quartier Général, et c’est là que, depuis 1915 jusqu’à l’armistice, il a rédigé le communiqué. M. de Pierrefeu, ayant vécu dans l’intimité des officiers du Grand Quartier pendant trois ans, a été à même de les juger et de nous faire connaître la psychologie des hommes dont nous allons maintenant examiner les actes.

Il nous reste en effet à voir dans l’application quelles furent les conséquences des principes dont je vous ai donné une idée très rapide. Pour la commodité de mon exposé, je le diviserai en trois paragraphes : d’abord, question des effectifs ; ensuite, question des armements ; enfin, plan de mobilisation.


Pourquoi nous n’eûmes pas assez d’hommes


La question des effectifs est celle de la loi de trois ans.

Vous vous souvenez certainement de la campagne que le Parti socialiste a menée en 1913. Il y avait jusque-là une loi de deux ans votée en 1905, que l’armée professionnelle n’avait jamais acceptée. Lorsqu’elle avait été votée, le général Hagron, alors généralissime, avait donné sa démission avec éclat. Ni lui, ni ses collègues n’avaient admis ce qu’ils considéraient comme une déviation fâcheuse de l’armée vers la démocratie. Lorsque l’Etat-major ne fut plus composé que d’hommes de leur sorte, leur premier soin fut d’essayer de démolir la loi de deux ans.

M. Etienne, ministre de la Guerre dans le cabinet Barthou, et qui, en tant que chef des coloniaux, était, lui aussi, tout naturellement partisan d’une armée professionnelle, M. Etienne était l’homme qui devait les aider à réaliser leurs projets.

L’argumentation des troisannistes brillait par sa simplicité : Nous avons, disaient-ils, une armée de 544.000 hommes sur le pied de paix. Les Allemands ont 653.000 hommes et ils en auront bientôt, avec leur nouvelle loi militaire, 863.000. Pour pouvoir lutter efficacement, il faut augmenter nos troupes de couverture de 84.000 hommes et nos autres troupes de 59.000, afin d’avoir des compagnies de 200 hommes dans les régiments de couverture et de 140 dans les autres. Avec les 143.000 soldats exigés pour ces besoins, ils demandaient quelques milliers d’hommes pour créer diverses unités nouvelles. Ils arrivaient ainsi à un total d’environ 150.000 hommes de supplément qui ne pouvaient être trouvés que par l’appel d’une classe de plus sous les drapeaux.

Evidemment, ce raisonnement ne tenait pas debout. Il avait toujours été entendu que l’armée de choc, l’armée de première ligne, se composerait des hommes de vingt et un à vingt-sept ans, composant les six plus jeunes classes. De ces six classes, qu’on mît deux sous les drapeaux et qu’on laissât quatre chez elles, ou qu’on mît trois sous les drapeaux et qu’on laissât trois chez elles, il y avait toujours six classes qui devaient marcher dès le premier jour. Le service de trois ans n’ajoutait pas un homme pour la première bataille.

C’était donc une loi de bluff pur et simple. Tout au plus aurait-on pu dire qu’elle simplifiait un peu la mobilisation, puisque le jour de la déclaration de guerre on aurait une classe de moins à amener dans les casernes, à habiller et à armer. Mais ce n’était pas là ce qui préoccupait les troisannistes. Ce qu’ils voulaient surtout, disaient-ils, c’était renforcer les troupes de couverture et par là ils montraient que leur préoccupation restait toujours la même : ne considérer comme armée de choc que les jeunes soldats encasernés, les autres ne devant remplir que des missions de second ordre ; réserver à l’armée active seule toute la besogne principale.

Vous vous souvenez de ce qu’on a raconté au moment de la discussion de la loi de trois ans sur l’ attaque brusquée. Vous vous rappelez les sottises débitées, en particulier par M. André Lefèvre et par M. Joseph Reinach, par M. Messimy aussi, sur l’invasion soudaine à laquelle les Allemands se livreraient dès les premiers jours de la guerre. M. Messimy avait même fixé la date : « Cette attaque se produirait, disait-il, le quatrième jour ou le soir du troisième, avec sept corps ou sept corps et demi. » Vous voyez si cela a quelques rapports avec ce qui s’est passé, puisque les Allemands sont entrés en France au bout de la troisième semaine avec deux millions d’hommes !

Les militaires commissaires du gouvernement, le général Pau, le général Joffre et le général Legrand, faisaient chorus avec eux devant les Chambres.

« A partir du 1er avril, les Allemands, disait le général Pau, auront des effectifs de couverture tels que, en quelques heures, avec le seul appoint des réservistes recrutés sur place, ils seront susceptibles d’entrer immédiatement en campagne… L’armée allemande se trouve ainsi composée de deux parties dont l’une, l’armée de couverture, sera susceptible, en quelques heures et par l’appel de quelques éléments locaux, de se trouver sur le pied de guerre et d’entrer en campagne en quelques heures. »

D’autres militaires, comme le général Percin, le général Goirand, le général Pédoya, avaient beau déclarer que c’était là une création de l’esprit qui n’avait aucune espèce de ressemblance avec ce que serait la réalité, les Chambres passèrent outre. Jaurès eut beau, une fois de plus, prononcer des paroles prophétiques, il n’obtint pas le rejet du projet de loi. Voici quelques extraits de son discours du 18 juin 1913, que nous avons édité en brochure. Il est utile de les relire pour savoir qui avait raison des professionnels incompétents et ignares, ou des « laïcs » qui s’inspiraient du bon sens et de la raison :

« Tandis que l’on nous présente la stratégie allemande comme une stratégie d’offensive improvisée, hâtive, partielle, qui sacrifiera à l’effet de surprise l’effet de masse, tous les stratèges, tous les théoriciens de l’Allemagne sont d’accord pour porter d’abord au maximum l’action de masse. »

Et encore :

« Si je disais toute ma pensée, je dirais que probablement l’Etat-major allemand sourit avec une joie profonde de la naïveté par laquelle nous donnons à l’hypothèse d’une attaque brusquée avec un petit nombre d’hommes une place de premier rang, alors que nous paraissons méconnaître la préparation profonde des masses qu’elle mobiliserait à la première heure. Si vous vous bornez à étudier, à prévoir et à parer l’hypothèse d’une irruption soudaine de 150.000 hommes de couverture ou d’une attaque brusquée à effectifs réduits, si vous ne vous mettez pas en face de la véritable hypothèse ; l’Allemagne méthodique, l’Allemagne pénétrée de l’esprit d’offensive, mais qui ne cesse de répéter que l’offensive ne doit débuter que lorsqu’on a groupé toutes ses forces, l’Allemagne qui étudie la stratégie des masses, si vous méconnaissez ce véritable péril, cette véritable donnée du problème, vous aurez affolé la nation sur des périls de surface et vous lui aurez caché les périls réels. »

Il disait aussi : « Si vous ne voulez pas être débordés, ce n’est pas seulement vos effectifs de casernes, ce n’est pas seulement votre armée de première ligne et vos quatre classes les plus jeunes de réserve, c’est la totalité de la force virile de ce pays qu’il faut mettre en mouvement. »

Mais pour mettre en mouvement la totalité des forces viriles de ce pays, il n’aurait pas fallu en avoir le mépris, qui possédait tous les militaires.

En lisant cette discussion de la loi de trois ans, on retrouve des paroles véritablement fantastiques, de MM. Reinach, Barthou, Bénazet, Pâté et Messimy. Ce dernier déclarait :

« Vouloir, dans cette fournaise où le cœur, la cohésion, l’entraînement des régiments seront les facteurs prépondérants et décisifs, jeter dès le début des régiments de réserve, masses amorphes, encore sans âme et sans consistance, ce serait un crime contre la Patrie. »

M. Barthou argumentait en ces termes :

« M. Jaurès a dit que les réserves sont une armée de première force ; je n’y contredis pas…

« M. Jaurès. — Et de première ligne !

« M. Chautemps. — De première heure.

« M. le Président du Conseil. — …Mais je réponds à M. Jaurès qu’elles ne sont pas, qu’elles ne peuvent pas être une armée de premier rang. »

Voilà ce que les personnages officiels pensaient à la veille de la guerre des réservistes qui devaient supporter tout le poids du cataclysme une fois l’armée active démolie par l’incapacité des dirigeants.

Le général Pau et le général Joffre ont prononcé des paroles du même ordre. D’autres allaient plus loin. Voici les paroles du général Langlois qui déclarait, lui, que les réservistes étaient des gêneurs inutiles à une bonne armée de métier bien réduite et bien étroite : « Pour la guerre fatale et prochaine, la France a suffisamment de soldats. L’Allemagne en aura peut-être trop ! »

Il faut tout lire ! J’ai retrouvé dans les Annales du 15 décembre 1912 un article d’un olibrius de la même farine, le lieutenant-colonel Rousset (rires) :

« On aurait tort de se laisser influencer par la fantasmagorie de pareils chiffres — il parle des effectifs de l’armée allemande. — Ils dépassent toute mesure, parce que des masses aussi énormes ne pourront jamais être armées, nourries, transportées et surtout commandées. Une armée moderne ne vaut, à l’heure actuelle, que par ce qu’elle peut utiliser dans le choc du début. La guerre future sera courte, pour des raisons multiples, que j’ai déjà exposées ici, et auxquelles l’aventure des Balkans vient de donner une valeur expérimentale. Un million d’hommes en première ligne, livrant la bataille décisive qui durera huit, dix ou quinze jours, c’est un maximum. »

Ne croyez pas que les culottes de peau seules ont écrit des choses comme celles-ci. Il y a un homme qui a droit, sans aucune contestation possible, bien que ce titre ait été quelquefois donné à M. Barrès ou à M. Hervé, au titre de « prince des bourreurs de crâne » ; c’est M. Georges Clemenceau. Il a émis pendant la guerre toutes les sottises, des sottises trop oubliées et qu’on ne relit pas assez. Le 7 août 1914, c’est-à-dire dans les premiers jours de la guerre, voici ce qu’il disait dans L’Homme libre :

« La natalité de la population française a décru ? Nous aurons trop de soldats ! » (Exclamations.)

Le résultat de ces niaiseries, c’est que sur les 1.600.000 hommes que comprenaient nos onze classes de réserve, 200.000 seulement, en 1914, ont complété les unités actives, 400.000 ont formé les unités de réserve et plus d’un million sont restés dans les dépôts. A nos 700.000 soldats encasernés se sont joints tout juste 600.000 réservistes. Ces 1.300.000 hommes ont formé notre armée de premier choc. Les Allemands, qui avaient également 700.000 hommes en caserne, leur ont joint 1.300.000 réservistes, la plupart organisés en unités distinctes. C’est avec deux millions d’hommes qu’ils ont marché contre nos 1.300.000. Ils avaient pratiqué, eux, le principe de la nation armée.

C’est le secret de nos défaites des premiers jours avec les défectuosités de l’armement que je vais vous indiquer.


Pourquoi l’armement était défectueux


Je passerai rapidement, me bornant à vous donner les sources où vous pourrez compléter vos renseignements.

D’abord, avant d’examiner la question des armements, disons quelques mots de ce qu’étaient les règlements militaires.

Le règlement en vigueur avant l’accession de la jeune armée aux affaires, était le règlement de 1895 sur la conduite des grandes unités. Il a été remplacé par un décret du 28 septembre 1913. Un autre règlement du 2 décembre 1913 a remplacé en même temps celui qui avait trait au service des armées en campagne. Ces deux textes, dont je ne veux pas vous donner les détails, ont codifié la nouvelle tactique, celle du capitaine Gilbert et de ses élèves. En voici quelques passages saillants :

« L’armée française, revenue à ses traditions, n’admet plus dans la conduite des opérations, d’autre loi que l’offensive.

« Un commandant en chef énergique, ayant confiance en soi, en ses subordonnés, en ses troupes, ne laissera jamais à son adversaire la priorité de l’action, sous le prétexte d’attendre des renseignements précis. Il imprimera, dès le début de la guerre un tel caractère de violence et d’acharnement, que l’ennemi, frappé dans son moral et paralysé dans son action, se verra réduit peut-être à rester sur la défensive.

« Chacune des décisions doit venir à son heure, même si les données recueillies jusque-là sur les forces et les dispositions de l’ennemi sont obscures et incomplètes. »

On retrouve des formules presque identiques dans deux conférences du lieutenant-colonel Loyseau de Grandmaison, qui furent faites à l’Ecole de Guerre en 1911 et qui ont été éditées sous ce titre : La notion de sûreté et la conduite des grandes unités. M. de Grandmaison y avait émis comme des principes strictement nécessaires ce qu’on voudrait pouvoir ne considérer que comme des paradoxes. Il avait dit entre autres choses : « La moindre retenue dans l’offensive en détruit toute l’efficacité… Il faudra préjuger, se décider sur des renseignements incertains, risquer et risquer beaucoup. Dans l’offensive, l’imprudence est la meilleure des sûretés… Allons jusqu’à l’excès et ce ne sera peut-être pas assez ! »

Ce sont ces formules de folie qu’on lit presque textuellement dans le nouveau règlement de 1913 :

« La progression de l’attaque n’a qu’un but : amener la chaîne de tirailleurs à distance d’assaut. C’est avec la baïonnette que l’infanterie brise la dernière résistance de l’ennemi. L’assaut, c’est-à-dire l’abordage à l’arme blanche, peut seul dénouer la crise. »

La baïonnette était érigée en reine des batailles. Il s’ensuivait naturellement que les fortifications ne comptaient plus ; cinq lignes seulement les concernent dans le règlement de 1913 ! Quant à la mitrailleuse, qui devait dominer toute la guerre, son nom n’est même pas prononcé une fois dans les règlements. Evidemment, l’existence de la mitrailleuse condamnait à elle seule les principes de l’offensive à tout prix. On l’ignorait donc systématiquement. Quelques lignes dédaigneuses sur l’aviation. Sur la mitrailleuse, rien.

En ce qui concerne l’armement de l’armée française en 1914, voici quelques chiffres extraits d’un livre fort intéressant du général Gascouin sur L’Evolution de l’Artillerie pendant la Guerre :

Nous avions 4.000 canons de 75 ; les Allemands 5.000 canons de 77. En fait d’artillerie lourde, nous avions en tout 300 canons lourds, alors que les Allemands possédaient 1.500 obusiers légers de 105 et 2.000 obusiers lourds. L’approvisionnement de nos pièces était ridicule : Chaque canon de 75 était approvisionné à 1.500 coups. La fabrication des obus ne devait commencer, d’après les prévisions, que le trentième jour de la mobilisation et se montait à 10.000 coups par jour, ce qui donnait, pour plus de 4.000 canons, deux coups un quart par pièce, alors que, tous les artilleurs le savent, le 75 peut tirer 15 coups à la minute.

Nous possédions en 1914 2.500 mitrailleuses, les Allemands 50.000. Nous avions 138 avions et les Allemands 1.500.

Ces chiffres, joints à la disproportion des effectifs que je vous indiquais tout à l’heure, suffisent pour se rendre compte, tout bourrage de crâne mis à part, des raisons de nos échecs du début.


Pourquoi nous fûmes battus à Charleroi


Voyons maintenant rapidement quel était le plan de mobilisation préparé et mis en œuvre par l’Etat-major.

En 1910, à l’époque du général Michel, le plan de mobilisation portait le numéro 16. Celui qu’ont rédigé le général Joffre et ses hommes — je ne veux pas dire que Joffre ait rédigé quoi que ce soit, mais Joffre c’est la « raison sociale » (rires) — ce nouveau plan portait le numéro 17. Tous les plans, jusqu’au seizième, avaient prévu uniquement la défense de la frontière de l’Est. Le plan 16 avait déjà remonté légèrement l’emplacement des troupes sur la frontière et l’avait porté exactement jusqu’à la frontière belge.

Le plan 17 le reportait un peu plus haut. Il prévoyait l’emplacement des troupes ainsi qu’il s’est réalisé en 1914, jusqu’à Mézières, mais pas plus haut. L’Etat-major essaye aujourd’hui de faire croire qu’il a prévu l’invasion de la Belgique. En réalité, il avait admis que l’Allemagne écornerait peut-être la Belgique et passerait par la rive droite de la Meuse. Mais il avait toujours nié que l’invasion allemande pourrait dépasser la Meuse. Il l’avait toujours nié malgré les avertissements de certains militaires, parmi lesquels le général Herment et le colonel Grouard, qui ont écrit tous deux des livres prophétiques. Ils sont restés inutilisés pendant la guerre, parce qu’ils avaient vu clair. L’Etat-major avait dédaigné, bien entendu, les avertissements que Jaurès avait donnés, lui aussi en ces termes :

« Notre frontière de l’Est est défendue depuis le Jura jusqu’à Verdun, mais la frontière belge est ouverte. Or, les Allemands ne cachent pas leur intention de nous assaillir à la fois par Nancy et par Namur, et notre haut commandement n’a prévu, sur le front nord-est, aucune forteresse. Il consacre à l’édification de casernes les millions qui pourraient servir à la construction de quelques forts d’arrêt. »

Il avait dédaigné également les avis de civils comme Maxime Lecomte, sénateur du Nord, qui publiait en 1913 un livre intitulé : Neutralité belge et invasion allemande. Il avait dédaigné les avis des Allemands eux-mêmes qui ne cachaient en rien leurs intentions. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le livre classique du général Von Bernhardi : La Guerre d’aujourd’hui, dont la traduction française a paru en 1913 et que connaissait bien notre Etat-major. Bernhardi y annonce froidement que l’Allemagne, en cas de guerre, violera la Belgique tout entière et que ses armées suivront le littoral de la mer dû Nord.

Tout cela, l’Etat-major français avait refusé de le voir. Au contraire, tous ceux de ses théoriciens qui ont écrit sur le sujet ont nié, de la façon la plus catégorique, en des textes qu’il est facile de retrouver, que la Belgique dût être envahie au delà de la Meuse.

En 1911, le général Bonnal, directeur de l’Ecole de Guerre, le niait dans ses Questions d’actualité. Le général Maitrot, dont il a été bien souvent question dans la discussion de la loi de trois ans, le niait également dans ses ouvrages. Le lieutenant-colonel Buat, aujourd’hui chef d’état-major de l’armée française, dans une brochure officielle qui s’appelle La Concentration allemande, déclarait en 1913 que les Allemands en aucun cas ne passeraient sur la rive gauche.

Le colonel Boucher, en retraite avant la guerre, devenu général pendant, écrivait ces paroles inouïes :

« La violation de la neutralité belge par l’Allemagne ne peut que donner lieu à la destruction complète de son armée. Le général Bernhardi, s’il est un brillant général de cavalerie, est un bien médiocre stratège. Si nous étions à la place de ses compatriotes, nous l’inviterions fortement à retourner sur les bancs de l’Ecole de Guerre pour revoir son Clausewitz… Quant à nous, nous ne pouvons, avec nos amis belges, que désirer ardemment l’adoption de ses idées par le grand Etat-major allemand. Jamais la victoire ne nous aura été aussi facile. » (Exclamations.)

J’ai eu le plaisir de rencontrer il y a quinze mois le général Boucher, qui habite Boulogne et qui était la tête de liste du « Bloc » aux élections municipales. Nous avons eu la joie de battre sa liste et la joie non moins grande de voir le général Boucher arriver le dernier de sa liste battue. Cette petite citation, produite dans nos réunions publiques, n’a pas été indifférente à son échec. Ceci pour vous indiquer en passant qu’il est utile d’étudier les questions militaires et que cela peut avoir une portée pratique dans bien des cas. (Rires.)

Je n’éprouve pas le besoin de citer des paroles du général Mordacq qui, lui aussi, a écrit des sottises analogues. Mais je veux citer le général de Castelnau. Il y a une scène édifiante qui est dépeinte tout au long dans les procès-verbaux de l’Enquête sur la métallurgie et qui s’est passée en 1911, au ministère de la Guerre.

M. Vandame, député conservateur de Lille, était rapporteur à ce moment du projet de loi déclassant Lille, projet présenté par l’Etat-major et le ministre de la Guerre. M. Vandame éprouva quelques scrupules et il demanda à être confronté, ainsi que le général Lebas, gouverneur de Lille, hostile à son déclassement, avec le général Joffre. A défaut du général Joffre, le général de Castelnau fit venir le général Lebas qui énonça ses arguments et fit valoir que l’armée allemande pourrait passer par la Belgique. De Castelnau lui répondit, après avoir bien entendu affirmé que les Allemands ne marcheraient qu’avec leur armée active :

« Général, voilà une table sur laquelle se trouvent dressés nos plans de la Belgique. Voyez la distance qui sépare ses frontières de l’est et de l’ouest. De combien de corps d’armée pensez-vous que nos ennemis puissent disposer au moment de la mobilisation ? Vingt-trois ou vingt-cinq au plus, car nous ne pouvons pas admettre que, dès le début des opérations, leurs réserves soient en ligne…

« Vous admettez que les Allemands devront laisser des corps d’occupation du côté de leur frontière orientale, car si la Russie est lente à se mobiliser, ils ne peuvent cependant pas se laisser envahir par les cosaques. Du côté de la trouée de Belfort et de l’ Alsace-Lorraine, il faudra que les Allemands maintiennent des troupes de couverture. Pour envahir la Belgique, ils disposeront donc tout au plus de dix corps d’armée, ou douze au maximum, s’ils engagent la totalité de leurs réserves stratégiques (ce qui ne signifie pas leurs contingents de réservistes) y compris les deux corps de la garde. Eh bien, général, voici un double décimètre, veuillez mesurer la distance qui sépare Malmédy de Lille et calculez le développement dangereux pour leurs troupes d’un mouvement aussi excentrique par rapport à leur ligne d’invasion. Ce serait une grave imprudence de leur part ! Mais ils ne commettront pas cette faute et nous n’aurons pas cette chance-là ! »

J’ajoute que M. Clemenceau, au début de la guerre, a, lui aussi, sous une autre forme, prononcé des paroles semblables et que le 9 août 1914 il a écrit dans L’Homme libre :

« Il est impossible de passer (par la Belgique) et quant à supposer qu’une armée qui aurait traversé la Belgique pourrait établir ses services d’arrière exigeant des possibilités de communication, c’est simplement inadmissible. » (Exclamations.)

L’armée française était donc concentrée, grâce à ces messieurs, entre Belfort et Mézières. Il n’y avait au delà, dans la trouée de l’Oise, dans la région de Vervins, que trois divisions de réserve, celles du général Valabrègue.

Le dispositif de l’armée française répondait, d’ailleurs, parfaitement au projet que l’Etat-major prêtait à ses adversaires. Dans l’Instruction générale numéro 1 du 8 août, l’Etat-major communique aux différents chefs d’armée l’emplacement des armées allemandes : 6 corps en Alsace-Lorraine, 10 corps au centre et 5 corps en Belgique. En réalité la formation allemande était tout autre. Les Allemands n’avaient pas eu la sottise, comme notre Etat-major leur en prêtait l’intention, les jugeant à son aune, de mobiliser contre nous 21 corps d’armée, mais 34, par l’adjonction de 13 corps de réserve. Ils les avaient placés pour la plupart au nord. Ils n’avaient que 8 corps d’armée, le quart de leurs effectifs, en Alsace et en Lorraine, mais ils en avaient 13 au centre, c’est-à-dire en face de notre aile gauche, et 13 en Belgique, où ceux-ci ne trouvaient en face d’eux que les 117.000 hommes de l’armée belge.

Le général Bonnal, directeur de l’Ecole de Guerre, avouant avec une naïveté charmante que ses collègues et lui avaient été — passez-moi le mot — roulés, a écrit quelques mois plus tard ces phrases qui, si elles ne s’appliquaient pas à un sujet aussi tragique, seraient véritablement désopilantes :

« Nous nous trompions étrangement, car, à la date du 2 août, les Allemands disposaient à la frontière belge de 21 corps d’armée actifs et de 13 corps d’armée de réserve, soit de 34 corps d’armée.

« …Le secret du plan de guerre allemand fut si bien gardé, malgré le grand nombre d’officiers mis dans sa confidence, que dans les premiers jours d’août on en ignorait en France les dispositions essentielles… »

Cependant le grand Etat-major français refusait de voir clair et, loin de corriger ses erreurs, il s’y roulait avec une véritable frénésie. Tous les jours des renseignements lui parvenaient de tous côtés : renseignements que lui donnait le corps de cavalerie Sordet qu’on avait envoyé en Belgique et qui se fit massacrer pour recueillir des informations dont on ne tint aucun compte ; renseignements fournis par le général Lanrezac, commandant de notre armée de gauche, qui, tous les jours, avertissait qu’il avait en face de lui des troupes considérables. L’Etat-major se refusait à écouter quoi que ce soit. Lanrezac, dans son ouvrage, Le Plan de campagne français, rapporte la réponse que lui firent le général Joffre et ses aide-majors, les généraux Belin et Berthelot, lorsque, le 12 août, las d’envoyer des rapports dont on ne tenait aucun compte, il se rendit lui-même à Vitry-le-François, au G. Q. G. Ils lui répondirent : « Nous avons le sentiment que les Allemands n’ont rien de prêt par là ! »

D’autres témoignages corroborent le sien. C’est le lieutenant-colonel de Thomasson qui raconte, dans une étude intitulé Le Revers de 1914 et ses causes, que, quelques jours après l’attaque de Liège, comme il énonçait ses craintes à l’égard de Maubeuge à l’un de ces officiers du G. Q. G. que l’on a fort justement baptisés depuis : les Jeunes-Turcs, il s’entendit rétorquer : « Ah ! Maubeuge ! Plaise au ciel qu’ils aillent à Maubeuge, qu’ils s’étirent d’une façon aussi insensée, parce que, alors, nous crèverons leur centre ! » (Rires.)

C’est M. Messimy lui-même qui a déposé devant la Commission d’Enquête sur la Métallurgie que le 19 août, à la veille de Charleroi, le général Berthelot, aide-major de Joffre, lui avait téléphoné : « Plus nous aurons de monde à notre gauche, mieux cela vaudra ; cela nous permettra de mieux enfoncer leur centre. » C’est Victor Margueritte qui, dans Aux bords du Gouffre, raconte qu’en novembre 1914, à Cassel, au Q. G. du général Foch, il rencontra l’officier d’état-major André Tardieu, qui lui rapporta ce propos du général Berthelet tenu dans les premiers jours d’août : « Plus il en passera la Meuse, moins il en reviendrai »

Telle était la théorie officielle. Les résultats furent ces belles attaques que vous connaissez : le 14 août, l’attaque de Morhange, le 20 août l’attaque de Virton, le 21 celle de Charleroi. M. Clemenceau à ce moment continuait toujours la série de ses prophéties. Le 19 août 1914, j’ai relevé dans L’Homme libre ces phrases merveilleuses :

« Aussi bien, tout en faisant de mon mieux pour ne rien forcer de nos succès, ne puis-je faire autrement que de constater, presque chaque jour, que l’ennemi recule et que nous avançons. » (Rires.)

Le 10 août, quelques jours plus tard, il avait déjà constaté dans son journal ;

« Les soldats allemands ont une façon si particulière d’avancer très vite à reculons qu’il a fallu leur envoyer des cavaliers pour les ramener à l’idée de se voir de plus près. Ils ont préféré se retirer à toutes jambes, vaillamment. »

Mais il ajoutait avec son ordinaire courage :

« On s’abordera à la baïonnette, messieurs de l’Allemagne, et vous pourrez voir ce jour-là ce que vaut votre ferraille tapageusement aiguisée en public, à la mode des sauvages, pour essayer de vous donner une allure de fanfarons. »

Comme le général Lanrezac, le général Ruffey, qui commandait la IIIe armée, avait essayé d’avertir, le 21 août, à la veille de l’attaque de Virton qu’on lui prescrivait. Au commandant Bel, du G. Q. G., qui lui affirmait, le 22, à son poste de commandement de Marville, qu’il n’avait devant lui que le 12e corps et peut-être une ou deux divisions, il répondit — il l’a dit devant la Commission d’Enquête :

« Je vous ai envoyé hier une note dans laquelle j’indiquais qu’il y avait devant moi douze divisions d’infanterie et deux divisions de cavalerie. Mais vous ne lisez jamais les notes qu’on vous envoie ! Vous êtes ignorants comme des carpes de tout ce que l’ennemi a dans le ventre ! »

Comme à Lanrezac, sa franchise lui valut tout juste d’être limogé quelques jours plus tard.

A côté de ces témoignages de généraux français, il est très curieux de lire ceux des généraux allemands. Le livre de Von Falkenhayn a paru depuis un certain temps ; celui de Von Bülow, commandant de la IIe armée (celle de Charleroi), vient de paraître en français ; les traductions de ceux de Von Klück et de Von Hausen, commandants de la Ire et de la IIIe armées, sont annoncées. Dans le livre de Von Bülow, on trouve la preuve de ce fait que les Allemands ne songeaient pas du tout le 21 à attaquer à Charleroi. S’ils ont attaqué, c’est qu’ils se sont rendu compte à ce moment qu’ils n’avaient encore devant eux que des forces très faibles :

« Une offensive au delà de la Sambre n’était pas envisagée pour le 21 août… Je me rendis moi-même le 22 août, à dix heures du matin, à Fleuras, D’après les nouvelles arrivées là jusqu’à midi, on eut l’impression que l’ennemi n’avait encore, au sud de la Sambre, en dehors des trois divisions de cavalerie déjà repérées, qu’une faible infanterie. Dans ces conditions, il parut indiqué de saisir le moment favorable et de traverser la coupure particulièrement difficile de la Sambre avec l’aile gauche, avant l’arrivée d’importants renforts ennemis. »

C’est la preuve que si l’armée Lanrezac avait été remontée à temps entre Sambre et Meuse, le désastre de Charleroi ne se serait pas produit, du moins dans les mêmes conditions.

Il se produisit par la faute de l’Etat-major et, le 23 août, les Allemands, envahissant la France, descendirent sur Paris.

Il s’était écoulé, à ce moment, près d’un mois depuis la déclaration de guerre. La main-d’œuvre militaire et civile ne manquait pas. On avait eu tout le temps de fortifier l’arrière, en particulier la falaise de Champagne, le Chemin des Dames. Rien n’avait été fait. Cela ne faisait pas partie du Credo, des principes essentiels.

Dix départements français furent occupés et le restèrent pendant quatre ans. L’Etat-major n’avait su défendre ni les frontières, ni le territoire. Le fameux plan 17 avait livré le pays !

Voulez-vous une conclusion à tout ceci ? En voici une. Je vous l’offre, je ne vous conseille pas de l’adopter :

« Que dire des bureaux militaires qui avaient réglé, heure par heure, les points les plus importants comme les plus minutieux de cet immense drame soudain, qui avaient tout prévu et qui, après un silence de quarante-quatre ans, traversé de si terribles alertes, reprenaient la parole pour dire simplement : « Tout est prêt. » Quelle revanche par le fait, par la preuve éclatante, quelle revanche des dénigreurs et des calomniateurs qui avaient incriminé à l’avance et sans savoir ces merveilleux rouages… », etc…

Ceci a paru le 18 août 1914 dans l’Action Française et c’est signé Léon Daudet. (Applaudissements)-


De sottises en sottises


Nous ne suivrons pas l’Etat-major dans les détails de ses offensives et de ses opérations pendant les quatre années qui ont suivi. Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire de la guerre ; cela nous entraînerait trop loin. Elle sera écrite un jour. Elle s’écrit peu à peu, difficilement.

Tous les documents officiels qui s’y rapportent sont truqués. Dans toutes les unités, les journaux de marche ont été faussés, falsifiés. Au Q. G., de la division à laquelle j’appartenais, j’ai appris par les secrétaires d’état-major, au printemps de 1915, qu’ils étaient occupés à refaire le journal de marche de la division et que cela leur arrivait pour la troisième fois. Il en a été de même partout et si vous voulez en avoir une preuve, vous la trouverez dans le livre de M. de Pierrefeu, qui s’adresse en ces termes aux naïfs, à la page 149 de son premier volume :

« Crions-leur tout de suite : « Casse-cou ! » Mettons-les en garde contre cette vaste entreprise d’atténuation de la vérité que j’ai vu s’accomplir, jour à jour, sous mes yeux… Certes, je ne marchanderai pas les éloges à l’Etat-major au cours de ce livre, on vient de le voir ; mais quant à adopter sans examen critique les papiers officiels du temps de Joffre et de Nivelle, jamais ! Il m’en est trop passé par les mains pour n’être pas fixé et j’en ai trop écrit moi-même. Lorsque Pétain vint, une sincérité relative commença à régner. Néanmoins sa présence n’a pu arrêter le travail des bureaux et le jeu de l’antique solidarité guerrière. Il eût fallu changer l’esprit des brevetés, mais de cela nul n’était capable. »

Et il donne cet exemple typique :

« Un soir, au G. Q. G. de Chantilly, on me fit voir le fameux ordre de la Marne qui prescrivait de faire face au nord, écrit tout entier de la main du colonel Gamelin et signé Joffre. Magnifique pièce historique, sur papier rouge ! Enfin, j’allais savoir qui pouvait revendiquer l’honneur et la gloire d’avoir dit : on s’arrêtera là ! On sera victorieux à tel endroit ! Déception cruelle ! Le fameux ordre portait trois dates différentes surchargées. Ce n’est pas par lui que nous connaîtrons la vérité. »

Si vous voulez être édifié non pas sur tous les faits de la guerre, mais sur les questions que nous avons examinées jusqu’ici dans leur développement, il vous faut lire d’abord le texte ides deux Comités secrets qui a été publié au Journal Officiel des 24, 25, 26, 27, 29, 30 octobre 1919 et des 10, 11, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20 novembre 1920. Il vous faut lire ensuite le rapport que M. Dalbiez a publié en octobre 1919 sur les travaux de la Commission de l’armée au cours de la guerre. Il vous faut lire encore le livre d’Abel Ferry : La Guerre vue d’en haut et d’en bas. Vous comprendrez alors la cause de l’échec de nos offensives.

Pour ce qui est de l’organisation du front, vous y verrez qu’elle a constamment été réclamée, en vain, aux militaires, et je vous engage à lire particulièrement, dans le 1er comité secret, ce qui fut dit à la Chambre sur l’absence de tranchées dans le secteur de Verdun, que le député nationaliste Driant, qui y fut tué, avait signalée à ses collègues.

Pour ce qui concerne l’armement, vous y trouverez des choses qui font rétrospectivement frissonner.

La Commission de l’armée s’est réunie au début de 1915, lorsque la Chambre, licenciée après le départ du gouvernement à Bordeaux, s’assembla de nouveau. Et voici ce que rapporte M. Dalbiez de sa première séance :

« Les révélations du président (général Pédoya), relatives à l’armement de l’infanterie, produisent une telle émotion que, le lendemain, le gouvernement le prie de ne pas continuer. La Commission est unanime à penser que la gravité de la situation, dévoilée en partie, exige que le gouvernement vienne s’expliquer plus complètement. »

Le ministre de la guerre, M. Millerand, comparut le lendemain avec ses directeurs.

Le directeur de l’artillerie, le général Baquet, de sinistre mémoire, déclara que, depuis le début de la guerre, 700.000 fusils avaient été perdus. Il ajouta qu’on n’en avait fabriqué aucun, car le plan de mobilisation n’avait jamais prévu qu’il serait nécessaire de fabriquer des fusils après la déclaration de guerre ; qu’il suffisait de transformer les fusils Gras et que les deux cinquièmes au moins de la classe 15 n’en recevraient pas d’autres.

En ce qui concerne l’artillerie, il exposa qu’on n’avait pas fabriqué non plus de nouveaux canons, parce que le plan de mobilisation n’avait prévu, après la déclaration de guerre, que la réparation du matériel existant, et qu’au surplus nous avions assez de 75.

Après lui, le contrôleur général Mauclère, directeur des poudres, expliqua de même qu’on n’avait fabriqué aucun explosif depuis le mois d’août, parce qu’on n’avait jamais songé à en fabriquer pendant les hostilités. Le médecin-inspecteur Toussaint, directeur du service de santé, l’intendant général Défait, directeur de l’intendance, déposèrent, pour ce qui les regardait, en termes analogues.

Leurs déclarations suscitèrent une véritable stupeur. La Commission de l’armée tempêta, exigea, et n’obtint que bien lentement un changement de méthode. Pour vous en donner une idée, au mois de mars 1915, d’après une lettre officielle du général Pédoya au ministre de la guerre, 170 fusils seulement avaient été fabriqués. Les premiers parurent au lendemain de la création du sous-secrétariat de l’armement, c’est-à-dire au lendemain du jour où les civils ont commencé à s’en mêler.

La Commission sénatoriale de l’armée, moins indulgente que celle de la Chambre, parce qu’elle était présidée sans doute par le terrible Clemenceau, vota le 23 juin 1915, à l’unanimité, sur la proposition de son président, un ordre du jour visant M. Millerand, ministre de la guerre, et qui était ainsi conçu :

« La Commission sénatoriale de l’armée, constatant que, depuis le vote de l’ordre du jour du 17 mai dernier, la situation de notre matériel de guerre s’est aggravée, déclare que l’inactivité et les fautes lourdes de l’administration de la guerre ont créé un danger pour la Patrie. »

Que dire aussi des déboires des malheureux inventeurs qui essayaient de faire adopter tel ou tel engin utile, dont les militaires ne voulaient pas !

M. Georges Claude, le savant qui dirige la Société de « L’Air Liquide », avait essayé de doter l’aviation de bombes à oxygène liquide. Il a raconté dans un livre, Politiciens et Polytechniciens, les déboires de son invention qui ne fut jamais adoptée.

Vous avez peut-être entendu parler des aventures de M. Archer, inventeur du canon d’accompagnement, qui ne put jamais non plus faire accepter son engin et que ses réclamations véhémentes menèrent en conseil de guerre.

L’histoire des tanks a fait l’objet de longues polémiques depuis l’armistice. Nous y avons appris que le premier tank, essayé en Champagne en 1915, avait été immédiatement condamné par l’Etat-major. C’est seulement en 1918, après deux ans et demi d’efforts de la Commission de l’armée, que les tanks ont commencé à jouer un rôle dont il est inutile de dire combien il a été important.

Je connais personnellement, parce qu’il habite dans ma commune, à Boulogne, un industriel, M. Feuillette, qui a été l’inventeur de la première grenade à fusil, celle qui fut en service jusqu’au moment où l’on ne voulut plus que des grenades à main. Si vous voulez savoir comment fut adoptée la première grenade, voici, telle que je la tiens de M. Feuillette lui-même, l’histoire qui vaut, comme vous le verrez, d’être connue :

M. Feuillette était sapeur, au début de la guerre, dans une formation territoriale du côté de Verdun. Il s’aperçut rapidement qu’on avait besoin d’engins de tranchée et il imagina de fabriquer, avec un bout de tuyau, une grenade assez primitive qu’il monta sur une baguette en cuivre. L’engin, placé sur un fusil Gras, expédié avec une cartouche à blanc, pouvait porter à 200 mètres. L’inventeur alla montrer sa trouvaille à ses chefs qui lui dirent : « C’est ce qu’il nous faut ! Allez à Paris, voyez le général Baquet et faites adopter votre grenade. » M. Feuillette vint à Paris, mais le général Baquet le mit à la porte en lui disant : « Il y a 44 ans que nous préparons la guerre, Si on avait besoin d’un outil semblable, on n’aurait pas attendu le sapeur Feuillette pour le fabriquer. » Revenu à son secteur, le sapeur Feuillette fut immédiatement renvoyé à Paris et le général Baquet s’apprêtait à le faire empoigner par deux gendarmes, lorsque M. Feuillette, jouant le tout pour le tout, eut le culot de dire à son interlocuteur : « Après tout, mon général, vous pourriez bien faire attention qu’un homme comme moi en vaut deux comme vous. » Et comme l’autre, estomaqué, le regardait sans trouver un mot, il ajouta : « Parfaitement ! Avec un trait de scie, on fait deux baquets dans une feuillette ! » Le général Baquet se mit à rire et fut convaincu par cet argument irrésistible. Je ne sais si c’est à cela que cet imbécile dut d’être promu dans la Légion d’honneur en juin 1915, au grand scandale de la Commission de l’armée, mais c’est à la plaisanterie de M. Feuillette que l’infanterie dut le premier des engins de tranchée dont elle avait tant besoin. (Rires et applaudissements.)

L’Etat-Major avait bien d’autres soucis que de perfectionner l’armement. J’ai retrouvé dans mes notes un des papiers qu’il nous faisait alors distribuer à la place de ce qui nous était nécessaire. Voici à quoi il s’occupait :

« Grand Quartier Général, 2e Bureau, 8 mars 1915.

« Les armées allemandes ne peuvent plus augmenter ni en nombre, ni en qualité. Elles sont condamnées à décroître.

« Leurs pertes, y compris les malades, dépassent dès maintenant 3 millions d’hommes. Leurs cadres sont épuisés. Leurs canons sont usés. Beaucoup de leurs obus n’éclatent pas. Les soldats en ont fait l’expérience (sic). Leurs recrues, à l’exercice, n’ont qu’un fusil pour trois hommes…

« Leur ravitaillement en matériel de guerre, déjà difficile, va devenir impossible. La population est étroitement rationnée. La Turquie est menacée dans sa capitale. La Grèce et la Roumanie sont sous les armes, prêtes à marcher avec nous. Les Serbes ont chassé les Autrichiens de leur territoire. Les cuirassés allemands n’osent pas sortir de leurs ports. Quant aux sous-marins, nous en avons coulé, nos alliés et nous, plus qu’ils n’ont torpillé de bateaux de commerce… »

Etc., etc… Il y en a comme cela tout un placard.

C’est à des fariboles de ce genre que se livrait l’Etat-major pour préparer ses offensives au lieu de remplir les besognes de son métier.

Il a fallu, pour que quelque chose changeât dans les méthodes, qu’il arrivât à la tête de l’armée un homme dont je ne suis pas ici pour faire l’éloge — je n’entends faire l’éloge d’aucun général — mais dont je suis bien obligé de reconnaître qu’il est le seul, parmi les grands chefs, à avoir compris quelque chose au caractère de la guerre moderne. C’est le général Pétain. Je possède un exemplaire, assez rare pour les profanes, du rapport qu’il rédigea pour ses supérieurs le 1er novembre 1915, à la suite de l’attaque de Champagne, qu’il avait dirigée. Il y déclare nettement qu’il n’y a pas d’offensive possible tant que l’on n’aura pas une supériorité de matériel incontestable.

Le résultat fut simple. Conformément à tous les principes, le général Pétain fut aussitôt limogé. On l’envoya pendant tout l’hiver 1915-1916, à l’arrière, diriger des manœuvres de cadres au camp de Noailles. C’était la quasi-disgrâce. Il ne reprit un commandement sur le front qu’en 1916, lorsque les Allemands commencèrent l’attaque de Verdun. On recourut alors à lui pour arrêter leur irruption. Puis, après l’effroyable expérience de Nivelle, il occupa le poste suprême.

A partir de ce moment a prévalu la doctrine de temporisation relative. Il a fallu — et c’est la morale de cette histoire — près de trois ans pour qu’un hétérodoxe, prêt de prendre sa retraite en 1914 comme colonel, remplaçât les orthodoxes qui n’avaient rien su prévoir, ni organiser.


Le Crime de l’Armistice


D’ailleurs, s’ils n’avaient rien appris à ce moment, il n’est pas démontré qu’ils aient compris davantage depuis.

Quand ils ont essayé de donner des raisons de leurs échecs, ils l’ont fait en rejetant la responsabilité sur tous les pauvres bougres qu’ils avaient fait tuer, sans jamais accepter pour eux la moindre part. Le 10 décembre 1915, un récit des événements survenus depuis le début de la guerre fut adressé par le G. Q. G. aux ambassadeurs et ministres de France pour être répandu dans tous les pays étrangers. On y lisait cette explication des défaites du commencement de la guerre :

« Elles tiennent à des défaillances individuelles et collectives, des imprudences commises sous le feu de l’ennemi, des divisions mal engagées, des déploiements téméraires et des reculs précipités, une usure prématurée des hommes, enfin à l’insuffisance tactique de certaines de nos troupes et de leurs chefs. »

Telle a toujours été l’explication de Joffre et de ses complices. Lorsque Joffre a déposé devant la Commission d’enquête sur la métallurgie, il a encore reproduit les mêmes arguments. Il n’a pas hésité à dire que toutes les fautes avaient été commises par les soldats ou par leurs chefs immédiats, et à faire l’éloge de l’Etat-major et du Grand Quartier. Il l’a redit dans son discours de réception à l’Académie française. C’est le vieux système employé par Castelnau, lorsque ayant fait sabrer ses trois corps d’armée à Morhange, il fit répandre, dans Le Matin, par le sénateur Gervais, le bruit que le 15e corps avait lâché pied, que c’était la faute des Marseillais. La responsabilité pour les soldats, l’honneur pour l’Etat-major. La responsabilité pour les victimes et l’honneur pour les meurtriers !

En dépit de ses efforts, l’Etat-major ne réussira pas à fausser la vérité et à établir la légende qu’il s’emploie à implanter. Trop de malheureux bougres ont souffert de ses actes pour qu’il puisse aujourd’hui se livrer à ce camouflage. Il n’y arrivera pas, parce que à tous les crimes d’impréparation et d’incapacité dans l’exécution qu’il a commis, il s’en est ajouté un autre qu’on lui pardonnera, si c’est possible, moins encore que les précédents : c’est celui de s’être montré plus incapable encore après la guerre qu’avant et pendant la guerre ; c’est celui d’avoir éternisé et aggravé le régime des armements, le régime de la paix armée.

Est-ce, de sa part, incompréhension ? Est-ce surtout préoccupation d’intérêt personnel ? Je crois qu’il y a de l’une et de l’autre. Ce serait un troisième chapitre à écrire après les deux dont je viens d’esquisser le cadre, que celui de l’impéritie des militaires après l’armistice. Il leur était facile, le 16 novembre 1918, de désarmer complètement l’Allemagne. A ce moment, un député, M. Margaine, l’a dit à la Chambre lors de la discussion du traité de paix, « tout leur était possible. Ils pouvaient tout exiger de l’Allemagne s’ils l’avaient voulu. Ils ne tenaient qu’à eux et aux gouvernements alliés de réaliser le désarmement ». Ils ne l’ont pas voulu.

Nous savons par leurs aveux, par les affirmations produites au cours de la discussion du traité, que le général Foch, à trois reprises, dans des mémoires des 28 novembre 1918, 10 janvier et 31 mars 1919, a adressé à M. Clemenceau des objurgations pressantes pour qu’il laissât à l’Allemagne une armée plus nombreuse que celle qu’elle devait conserver. Vous savez que le traité laissait à l’Allemagne 100.000 hommes recrutés par des engagements volontaires de 12 ans. Le général Foch, par trois fois, a essayé de démontrer à M. Clemenceau qu’il était indigne de ne laisser que 100.000 soldats à un grand peuple. Il suppliait qu’on l’autorisât à conserver 200.000 hommes fournis par le service obligatoire. En vertu du traité, l’Allemagne ne devait garder que 288 canons : 204 de 77 et 84 de 105. Dans ses mémoires, le général Foch a fait également valoir que ce chiffre était dérisoire et que 600 canons représentaient un minimum nécessaire aux Allemands.

A aucun moment, l’Etat-major, par la parole de son chef, n’a accepté le désarmement de l’Allemagne. Il sait trop bien que si l’on désarme d’un côté, il faudra fatalement désarmer aussi de l’autre. Comme l’a dit le député Jean Bon, il tient à « se conserver un adversaire pour pouvoir mieux le combattre ! »

Aujourd’hui, les auteurs du mauvais armistice et du mauvais traité essayent de se rejeter la responsabilité les uns sur les autres. Vous vous souvenez des articles parus, au mois de novembre dernier. Dans le Matin, le maréchal Foch a déclaré que M. Clemenceau — qui se trouvait opportunément dans les Indes — était le seul coupable. M. André Tardieu, en l’absence de M. Clemenceau, a répondu, dans le Petit Parisien, le lendemain, que c’était le maréchal Foch qui avait fait le mal.

Ils n’arriveront à tromper personne. Ils peuvent être bien certains que le peuple de France les renverra dos à dos, sinon devant le Conseil de guerre où ils ne comparaîtront peut-être pas de leur vivant, en tous cas devant le tribunal de l’Histoire, quand toutes les responsabilités seront établies.


Rien n’a changé


Si dès aujourd’hui nous voulons tirer une conclusion de tout ce que je vous ai dit, je la tirerais volontiers pour ma part du premier Comité secret du mois de juin 1916 et je la prendrais dans la bouche d’un député qu’animaient alors les sentiments dont tous étaient remplis pendant la bataille de Verdun. Il s’est depuis considérablement refroidi, pour devenir le ministre Maginot. Mais il s’écriait à ce moment :

« L’admirable héroïsme de nos soldats a empêché et empêche encore cet échec de se produire. L’héroïsme des uns est arrivé à contrebalancer l’imprévoyance des autres. Je conçois que le monde soit frappé d’admiration pour les premiers, mais j’estime, en même temps, qu’il y a des comptes à régler avec les seconds. »

Ce que disait alors M. Maginot, nous pouvons tous aujourd’hui le dire. Rien, en réalité, n’est changé. L’Allemagne n’a pas désarmé, la France non plus. L’état des choses est pis. Les armements sont infiniment plus considérables qu’en 1914. Nous n’avions, à ce moment, que 500.000 hommes dans les casernes, nous en avons aujourd’hui 800.000 en armes. Nous supportons un budget de la guerre triple de ce qu’il était avant les hostilités. Et tout ceci avec les mêmes hommes à la tête qu’en 1914. Tous ceux qui se sont montrés incapables dans la préparation, incapables dans l’exécution, incapables dans la conclusion, tous ceux-là sont les mêmes qui dirigent encore aujourd’hui :

M. Millerand, l’homme qui a choisi les hommes de l’Etat-major avec M. Messimy, est Président de la République ; M. Briand, l’homme qui a déposé le projet de loi de trois ans ; M. Barthou, l’homme qui la fait voter, sont l’un président du Conseil, l’autre ministre de la Guerre. Le Conseil supérieur de la guerre a été reconstitué, l’année dernière, par M. André Lefèvre, l’homme de l’ « attaque brusquée ». Il compte, dans son sein, le général Berthelot, le principal auteur du plan 17, dont l’unique exploit personnel, pendant la guerre, est la défaite de Crouy, en janvier 1915 ; le général Nivelle, celui qui a subi le plus sanglant échec de toute la guerre, le 16 avril 1917, au Chemin-des-Dames ; le général Mangin, son coadjuteur du 16 avril, Mangin que les soldats ne connaissent que sous le nom de Mangin-le-Boucher, Mangin qui possède ce privilège particulier, personnel, d’avoir, lui, dès avant la guerre, fait ses preuves d’incapacité. On oublie vite en France ! On a déjà oublié l’affaire du Tadla, en 1913, à propos de laquelle Jaurès interpella. Mangin fut alors renvoyé du Maroc par le général Lyautey qui déclara qu’il ne voulait pas conserver un fou sous ses ordres. En violation des ordres de son chef, il était allé dans l’Atlas et avait réussi cet exploit, unique dans les annales du Maroc, de laisser ses canons entre les mains des Arabes qui n’en avaient pas ! (Exclamations.)

Tous ces gens se retrouvent au Conseil supérieur de la guerre, comme s’il ne s’était rien passé. Le général de Castelnau n’y figure pas parce que le Bloc national l’a casé à la Chambre. On l’y verrait sans cela. Mais l’homme au décimètre, le vaincu de Morhange, sera maréchal avant peu, tout comme Joffre.

Et le chef d’Etat-major général de l’armée française est le général Buat, dont je vous ai cité le nom comme celui de l’auteur d’une brochure intitulée La Concentration allemande, dans laquelle il avait démontré, en 1913, que si les Allemands passaient par la Belgique, c’était pour eux la meilleure certitude de la défaite complète et pour nous la meilleure chance de vaincre.

Si vous ne voulez pas qu’un de ces jours, après l’adoption des beaux plans de loi militaire de M. André Lefèvre, les jeunes gens soient obligés de faire trois années de service ou davantage, si vous ne voulez pas qu’ils soient obligés de faire ce que nous avons fait et de « remettre ça », comme on dit en style militaire, le meilleur conseil que je puisse vous donner, c’est d’étudier les questions dont je viens de vous tracer l’esquisse, c’est de les faire connaître autour de vous. Car si l’Etat-major n’est pas brillant quand il s’agit de combattre l’Allemagne, il y a un adversaire devant lequel il ne figure même pas, nous le savons depuis l’affaire Dreyfus. Cet adversaire, c’est la Vérité ! (Applaudissements prolongés.)



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