De l’Enseignement professionnel en France
- I. Rapport de M. le général Morin et de M. Tresca, professeurs au Conservatoire des arts et métiers, fait à la suite de l’exposition de Londres de 1862 ; tome VI. — Rapport du jury. — II. Working men’s colleges, by David Chadwick ; Manchester 1862. — III. Economical Statistics of Glasgow, by John Strand ; Glasgow 1863. — IV. Documens administratifs.
Notre temps a un goût marqué pour les méthodes expéditives : en toute chose, on veut arriver vite, n’importe par quels moyens. Pour l’enseignement, par exemple, que semble-t-on désormais se proposer ? D’accélérer les études plutôt que de les fortifier, d’abréger les délais, d’appliquer aux élèves des procédés d’entraînement qui les rendent aptes à fournir à jour fixe un service déterminé. En vain s’en défendrait-on : c’est là l’esprit qui règne, outré ou mitigé suivant les hommes, très persistant au fond parce qu’il tient à un système. Naguère encore il y avait, pour les classes aisées, un ensemble commun de connaissances qu’il fallait d’abord acquérir, et au-delà duquel les vocations se décidaient. Maintenant les vocations se préjugent, et, le choix fait, le faisceau des études se rompt. Tant pis pour qui s’est mal engagé : un retour est bien difficile, et bon gré, mal gré, le sujet porte la peine d’une option prématurée. La communauté n’en souffre pas moins : si heureuses qu’elles soient, les cultures de détail ne peuvent remplacer la grande culture où le génie de notre langue s’est formé, et le niveau des intelligences décline en même temps que s’affaiblit par la dispersion la sève de l’enseignement.
Parmi les incidens de cette expérience, aucun n’est plus curieux que l’essai d’enseignement professionnel dont on s’occupe en France depuis quelque temps. Des projets sont à l’examen ; il est question d’une loi : l’enseignement professionnel paraît donc devoir prendre parmi nous quelque consistance. On y a été conduit par la marche des faits. À force de descendre du général au spécial, on est arrivé à cette limite où, au lieu de meubler l’esprit, il s’agit de préparer la main. Sous l’empire des vieilles règles, franchir ce pas, pour l’ Université c’eût été déchoir. ; Non-seulement elle l’a franchi, mais, pressée d’un beau zèle, elle a pris les devans. Sa préoccupation la plus visible a été qu’on ne lui fît pas une part suffisante dans l’œuvre projetée ; elle a donc voulu affermir sa compétence contre les revendications. D’autres droits évidens se montraient à côté des siens. Dès qu’on touchait à l’instruction manuelle, le ministère du commerce, qui a dans son ressort les écoles des arts et métiers, était fondé à dire qu’on empiétait sur ses domaines et à demander un règlement d’attributions. La matière s’est ainsi compliquée. D’un côté, il fallait définir cet enseignement professionnel, en fixer les cadres, donner du corps à ce qui n’est qu’une ombre, de l’autre vider le conflit entre les prétendans, et assigner à chacun d’eux le lot qui lui revient naturellement et légitimement. Il fallait en outre s’assurer si les exemples empruntés aux pays étrangers sont vraiment péremptoires, et dans tous les cas s’ils répondent à nos besoins, à nos habitudes, à notre tempérament. Il y avait enfin à s’entendre sur les moyens d’exécution. La tâche, on le voit, était vaste et délicate. Après quelques circulaires échangées, une commission en a été saisie. Les noms de ses membres sont la garantie d’un examen sérieux ; il en est dans le nombre qui ont eu l’occasion de traiter le sujet en litige à propos de la dernière exposition de Londres, M. Mérimée pour les beaux-arts, M. le général Morin et M. Tresca pour l’industrie. Les autres commissaires étaient désignés ou par leurs fonctions ou par leurs études. Si nos informations sont exactes, des délibérations ont été prises et sont consignées dans un dossier qui est soumis au conseil d’état. À ses divers degrés, le travail est assez avancé pour qu’il puisse être porté sans retard devant le corps législatif. Le débat est donc opportun et éclairé par des pièces à l’appui. Nous pouvons rechercher, en connaissance de cause, ce qu’il y a de sérieux ou d’illusoire dans les institutions en projet, ce qu’il faut, à notre sens, en admettre ou en écarter pour aboutir à de moindres charges et laisser le moins de prise possible à d’inévitables déceptions.
Pour tomber d’accord sur les faits, il est bon de s’entendre d’abord sur les mots. Que veut-on dire par « enseignement professionnel ? » Dans leur généralité, ces mots prêtent à l’équivoque ; la signification en reste vague, précisément parce qu’ils signifient trop. L’élasticité dégénère ici en impropriété. Si l’on désigne ainsi la préparation à toutes les carrières, cet enseignement existe dans de larges proportions, et dans bien des cas il n’est plus à créer. On n’en était pas venu jusqu’à ce jour sans comprendre qu’au-delà de l’instruction fondamentale, qui est le lien et le titre des communautés lettrées, un partage doit s’opérer dans les études, et que dans un libre choix chacun obéit alors à ses goûts, à ses dispositions, à ses intérêts. Les uns vont vers le barreau, d’autres vers l’armée ; ceux-ci seront magistrats, médecins, ingénieurs, ceux-là savans, professeurs ou artistes. Quelque destination qu’ils prennent, des établissemens leur sont ouverts pour des études spécifiées et la collation des grades. Sous des noms divers, — facultés, écoles normales, écoles militaires, écoles d’application, grands séminaires,— ces établissemens se confondent dans le même objet, qui est de former des hommes à l’exercice des fonctions par lesquelles une société pense, agit, s’administre et se gouverne. C’est là incontestablement de l’enseignement professionnel, d’autant plus élevé qu’il touche à la vie morale. Est-ce de celui-là qu’il s’agit ? Non, il est fortement constitué. Serait-ce en faveur de l’agriculture que l’on revendique le nom avec la pensée d’en tirer toutes les conséquences ? Les illusions, à ce qu’il semble, ne vont pas jusque-là. L’agriculture s’apprend moins sur les bancs que dans ce vaste atelier dont la nature fait libéralement les frais, et où les méthodes se jugent par leurs fruits. L’agriculture n’est pas d’ailleurs si dépourvue qu’on le croit ; elle a dans Paris même les chaires du Conservatoire des arts et métiers, en province les cours et les sociétés libres, les concours régionaux, les fermes-modèles, les fermes-écoles, où se donnent, sur le terrain, les meilleures et les plus profitables leçons. S’il y a un vide dans l’éducation agronomique, c’est celui qu’a causé la suppression de l’Institut de Versailles, qui a duré si peu et. dans son passage a rendu tant de services. Voilà déjà bien des classes, puissantes par le nombre et les lumières, qui ne sont pour rien dans l’agitation dont l’enseignement professionnel a été le drapeau. Que reste-t-il en dehors ? En cherchant bien, on ne trouve guère que l’industrie et le commerce. C’est donc en vue de l’industrie et du commerce qu’on a mené ce bruit, créé des rivalités administratives, usurpé un nom qui est et doit rester commun à toutes les formes que revêt l’activité du pays.
Ce n’est point là une vaine querelle ; la confusion des mots passe toujours dans les choses. On l’a vu quand le débat s’est ouvert dans le sein de la commission et entre les deux ministères en présence. Il a été aussi difficile de s’accorder sur les désignations que sur la compétence. Comme règle à suivre, on disait que l’enseignement professionnel, dans son acception populaire, ne s’applique qu’au travail des mains, et qu’ainsi désigné, il ne relevait que du ministre du commerce. On admettait bien que le ministre de l’instruction publique s’adressât aux mêmes catégories de cliens, mais sous des emblèmes et avec un signalement distincts, l’enseignement spécial par exemple. Sur un terrain plus libre, MM. Morin et Tresca ont montré la même hésitation. Ayant à qualifier l’enseignement dont ils étaient les partisans zélés, ils ne l’ont nommé ni professionnel ni spécial ; à leurs yeux, ces termes manquaient de justesse, et pour mieux le caractériser ils s’en sont tenus à la désignation « d’enseignement industriel, » ce qui n’est qu’une autre nuance dans l’impropriété. D’un sens trop absolu ils tombaient dans un sens trop restreint. On conçoit par ces détails ce que la question avait d’embarrassant à l’origine : il était aussi malaisé de la poser que de la résoudre, et personne, parmi les plus autorisés, n’eût pu dire avec précision ce qu’elle était et de qui elle relevait. Ni les rapports, ni les circulaires, ni ce que l’on sait des délibérations pendantes n’en ont changé la nature, et ce ne sera pas une tâche facile que d’en dégager les ambiguïtés.
Quand on cherche d’où sont partis ces projets et à quel besoin ils répondent, on ne trouve d’abord que cet entraînement vers les nouveautés qui s’imposent au public et au gouvernement à force d’obsessions. Dieu sait quel chemin font ces nouveautés quand l’engouement s’en mêle ! Cependant il y a ici autre chose dont il convient de tenir compte ; il y a en présence un bon et un mauvais sentiment. Le mauvais sentiment est l’esprit de dénigrement qui, depuis dix ans surtout, s’attache à la culture des lettres classiques. Peu s’en faut qu’on ne les accuse de fausser le jugement par les influences qu’elles exercent, et qu’on ne regarde comme indigne des modernes de vivre si obstinément dans le commerce des anciens. C’est en partie de ces préventions que cette agitation est venue. L’autre sentiment dont elle émane est de beaucoup meilleur. Il est constant que, dans une instruction plus universellement répandue, un traitement à part peut et doit être ménagé aux enfans dont les familles n’ont les moyens de supporter ni les frais ni les délais de l’enseignement des collèges et des lycées. Évidemment il y avait là un besoin nouveau. L’aisance qui gagne les régions moyennes comporte un degré de culture de plus, et l’encouragement le plus naturel est de mesurer les dépenses aux ressources. Entre l’école primaire et l’école secondaire, une combinaison était donc à imaginer qui fût moins que celle-ci et plus que celle-là. Dans cette vue, il allait de soi que les programmes fussent simplifiés et que la durée des cours fût renfermée dans de strictes limites. Quant aux langues mortes, elles pouvaient être ou éliminées ou ramenées à leurs premiers élémens. Dès qu’on vise à l’économie, les formes sommaires sont de rigueur, et le choix des matières a pour condition déterminante l’utilité immédiate. Jusque-là point de dissentiment ; un besoin se produit, qu’il y soit pourvu ; reste seulement à savoir par quelles mains ou dans quel mode. Il s’en présentait deux très distincts : l’un consistait à laisser ce besoin se prononcer assez vivement et sur une assez grande échelle pour que l’industrie particulière trouvât une convenance naturelle à le défrayer et y procédât librement, en variant les types suivant les lieux, les races et le genre d’activité. L’autre mode, et c’est parmi nous le plus commun, consistait à créer tout d’une pièce, au nom et aux frais de l’état, des cadres uniformes et artificiels pour des besoins à naître, encore mal définis et dont on n’a pas l’entière conscience. C’est à ce dernier parti qu’on s’est arrêté ; le génie administratif, peu délié de sa nature, s’exerce aujourd’hui sur une œuvre qui plus qu’une autre eût exigé toutes les souplesses du génie privé.
Il est à regretter que le ministre de l’instruction publique se soit mêlé à ce mouvement au point d’y figurer en première ligne. Autant que personne j’applaudis à la tolérance éclairée, à la droiture d’intentions, à la vigueur qu’il apporte dans la liquidation d’un héritage embarrassé ; mais il s’agit moins ici de la personne que de la fonction. Dans cette mêlée de projets éclos ou à éclore, il serait bon de s’entendre sur le rôle du chef de l’Université. À mon sens, il est avant tout le gardien des fortes études ; ce devoir prime les autres et quelquefois les exclut. Ces humanités que la tradition nous a léguées comme le meilleur aliment des esprits, il a charge de les défendre contre le caprice ou la raillerie, la mobilité des goûts et des intérêts ; il ne saurait voir d’un œil indifférent qu’on y touche et qu’on les mutile ; dans aucun cas, il ne devrait prêter les mains à ces remaniemens et à ces mutilations. Est-il d’obligation pour l’Université d’aller au-devant de toutes les velléités qui se déclarent, de leur donner de la consistance en y attachant son nom, de prendre tout à faire, au risque d’aboutir à des avortemens ? Non, son esprit s’y prête mal, sa dignité y répugne. Ces poursuites aléatoires sont du domaine de la spéculation libre, qui s’y engage isolément et s’amende quand elle se trompe : c’est là qu’il faut les laisser. Pour l’Université mieux vaut se dessaisir en pareil cas, et se dessaisir pleinement. Là-dessus encore son éducation est à faire. Il est dans ses habitudes de donner et de retenir, et de troubler par ses ingérences ce qui échappe à sa direction. Elle ne supporte pas volontiers ce qui réussit par d’autres mains que les siennes, et n’a de cesse qu’elle ne se le soit approprié quand elle ne parvient pas à. l’énerver à force d’ombrages. Ce sont là de véritables contradictions, lorsque d’autre part on encourage l’enseignement à briser ses vieux cadres, à multiplier ses formes, à réchauffer tous les germes des imaginations en travail. En de telles matières, rien ne se vivifie que par l’effort individuel et ne se féconde que par le souffle de la liberté.
L’Université a mieux aimé courir elle-même les chances de l’entreprise et s’en réserver les honneurs. Voyons donc ce qu’elle se propose et comment elle entend procéder. Les plans de détail sont résumés dans deux documens. L’un est le modèle des programmes de l’enseignement professionnel, l’autre est une circulaire aux recteurs, en date du 2 octobre 1863, dans laquelle le ministre s’explique sur les moyens d’application. Son premier soin est de définir la pensée et de fixer les origines de cet enseignement. Il rappelle que si l’Université a toujours résisté, comme son fondateur le lui conseillait, aux petites fièvres de la mode, elle n’a jamais repoussé les innovations que le vœu public ou les besoins de l’état lui recommandaient. Or ce besoin n’est pas né d’hier ; la convention en avait eu le pressentiment, et dans un décret de 1793 elle avait établi « un premier degré d’instruction pour les connaissances indispensables aux artistes et aux ouvriers de tout genre. » Jusqu’en 1808, des écoles centrales en furent le foyer. En 1821, la combinaison fut reprise ; on décida qu’au sortir de la troisième les élèves pourraient entrer dans un cours spécial ; c’était introduire sous Une première forme ce qu’on a nommé depuis la bifurcation. En 1829, on alla plus loin : le collège de Nancy devint le siège d’un enseignement véritablement professionnel « en faveur des élèves qui, après avoir suivi les premières années des cours communs, voudraient se livrer au commerce, aux divers arts industriels ou à une profession quelconque, pour laquelle l’étude approfondie des langues anciennes ne serait point indispensable. » Le gouvernement de 1830 ne répudia point ce legs ; les collèges de Versailles et de La Rochelle ouvrirent leurs portes à cet enseignement mixte, et en 1847 il avait été arrêté en principe qu’il serait appliqué à tous les collèges royaux et communaux. À quelques années de là, la loi du 15 mars 1850 à son tour classa cet ordre d’études dans notre système d’éducation, mais, en enregistrant le nom, elle ne fixa point le mode : il y est dit seulement que des jurys particuliers seront constitués pour l’enseignement professionnel. Point de dotation spéciale, rien de précis non plus sur les moyens d’exécution. Ces jurys particuliers restèrent une lettre morte, et des commissions nommées avec quelque bruit s’éteignirent dans le silence ; leurs travaux, s’il en existe, n’ont pas été livrés à la publicité. Tout se réduisit à des annexes facultatives que 64 de nos lycées sur 74 greffèrent sur leurs autres cours, ici séparées, là confondues, partout disparates. Même dans ces conditions informes, l’essai réussit ; le sixième des élèves passait par cette voie comme la plus expéditive. « C’est une marée montante, écrivaient les inspecteurs-généraux ; il faut lui ouvrir un large lit. » Peut-être eût-il mieux valu conseiller de rendre ce lit plus profond au lieu de l’élargir ; l’aveu en échappe au ministre lui-même. À bien peu d’exceptions près, cet enseignement distribué au hasard n’a donné que des résultats stériles.
Les choses en sont là ; une expérience de soixante et dix années n’a pu conduire ni à une législation positive, ni à une organisation régulière. Il en a été de l’enseignement professionnel comme de la direction des aérostats : cet enseignement est entré dans les préjugés populaires, on l’a cru et on le croit possible ; jusqu’ici pourtant il n’a connu que des échecs. Faut-il pour cela y renoncer ? L’Université ne le pense pas, et d’ailleurs comment y renoncer en présence de besoins démontrés ? L’industrie est une puissance avec laquelle on doit compter. On cite à ce propos quelques chiffres sans doute exagérés. Il existerait, en face de la propriété foncière, pour 80 ou 100 milliards de valeurs mobilières, au lieu de 20 ou 30 milliards qui formaient notre avoir mobilier en 1830. Même accroissement dans le matériel et le personnel affectés au travail manufacturier. La France aurait aujourd’hui (je cite sans rien garantir) 150,000 usines, 1,500,000 ouvriers de fabrique, sans compter 5 millions d’hommes ou de femmes occupés par la petite industrie et le commerce, et 500,000 chevaux-vapeur qui peuvent représenter le travail de 10 millions d’hommes. Quelque discutable que soit cette statistique, la conclusion du ministre de l’instruction publique n’en est pas moins fondée ; il faut ménager une place dans l’enseignement à ce qui en occupe une si considérable dans la communauté. Le problème est impérieusement posé, il est urgent de le résoudre. Rien n’est prêt, il est vrai, pour un régime définitif ; des délais sont à prévoir, des sanctions sont à obtenir, les crédits nécessaires pour une transformation ne peuvent être votés que pour 1865. N’importe, un effort immédiat est nécessaire. Il est temps de mettre un terme à la confusion dont les cours annexés donnent çà et là le spectacle. L’enseignement professionnel, quoi qu’il arrive, aura du moins ses programmes. Dès à présent les recteurs seront saisis ; ils les mettront à l’épreuve autant que le comportent les ressources des lycées et les éclaireront par une première expérience.
En quoi consiste le système du ministre de l’instruction publique ? En apparence rien de plus simple. Le plan d’études adopté en 1852, et qui, sous le nom de bifurcation, a soulevé tant de plaintes, lui paraît être une erreur. Il s’en sépare résolument. Ce n’est, à tout prendre, qu’une bifurcation artificielle ; on a bâti Chalcédoine quand on avait l’emplacement de Byzance sous les yeux. Une bifurcation naturelle existait dans la législation de 1793 et de l’an III, reproduite et prescrite en 1850, livrée depuis aux aventures et appliquée empiriquement. Il suffit d’y revenir et de l’affermir. Sur la base de l’enseignement primaire s’élèveraient parallèlement deux enseignemens secondaires, l’un classique pour les carrières libérales, l’autre professionnel pour les carrières du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Cet enseignement professionnel, qui aurait une durée de quatre années, comprendrait la langue et la littérature françaises, les langues vivantes, l’histoire et la géographie, des notions élémentaires de morale, d’économie et de législation industrielle, la comptabilité, les mathématiques appliquées, la physique, la chimie, l’histoire naturelle, le dessin linéaire, d’ornement et d’imitation, la gymnastique et le chant. L’uniformité des programmes n’exclurait pas les études particulières à l’usage d’industries locales. Déjà, au lycée du Puy, le dessin des dentelles est compris dans les leçons ; à La Rochelle, il y a des cours d’hydrographie et de construction navale. Ces exemples seraient suivis. Dans la vallée du Rhône, on insisterait sur ce qui touche l’industrie de la soie, dans les bassins du Forez sur les applications de la métallurgie, dans les villes maritimes sur la géographie et la législation commerciale. Pour mieux assurer cette élasticité des règlemens, un conseil de perfectionnement serait institué auprès de chacun des collèges français, et des chefs d’industrie et de commerce seraient appelés à y figurer. Enfin, comme dernière sanction, un diplôme es arts serait délivré par un jury spécial aux élèves les plus méritans, et il y aurait lieu d’examiner plus tard si ce diplôme n’ouvrirait pas aux titulaires l’accès de certaines carrières administratives.
Quant au siège de cet enseignement, il est tout désigné ; les lycées lui seraient ouverts. Toute au Ire combinaison semble impraticable. Comment, dans l’état de nos finances, demander au corps législatif 50 ou 60 millions pour l’érection de quatre-vingt-neuf maisons nouvelles, à ne compter qu’un seul collège français par département ? Ce ne serait là d’ailleurs qu’une portion de la dépense ; à ces bâtimens neufs il faudrait attacher un personnel administratif et enseignant que l’Université, prise au dépourvu, ne pourrait pas fournir ou ne formerait qu’à grands frais. Les deux enseignemens devraient donc s’accommoder de la même maison, y vivre juxtaposés sous des maîtres soit communs, soit distincts. Non-seulement le ministre se résigne à cet arrangement, mais il y voit un avantage : c’est à ses yeux un gage et un signe de plus de cette égalité que notre pays aime tant. On vient au lycée de tous les rangs de la société, et en établissant des maisons séparées pour les deux ordres d’enseignement, l’un des deux serait nécessairement considéré comme inférieur à l’autre. Dès lors les familles se feraient un point d’honneur de donner la préférence à celui qui serait le mieux placé dans l’opinion. La vanité jetterait du trouble dans le choix des carrières ; on ajouterait par l’on plus d’un chapitre à l’histoire des vocations manquées. Ce préjugé ne saurait être combattu qu’en mettant les deux enseignemens sur le même pied, en rangeant sous la même discipline, dans une communauté de goûts et de sentimens, des enfans d’origine et de destination différentes. Le lycée resterait ce qu’il est, avec une affectation de plus ; à la culture désintéressée de l’esprit il joindrait une préparation plus directe aux combats et aux nécessités de la vie. Sur un point, le rapprochement aurait tout son effet : ce serait dans cette partie de l’éducation qui comprend les devoirs moraux où l’homme et le citoyen puisent leurs règles de conduite.
Tel est le plan qu’il s’agirait de réaliser, et il prête le flanc à plusieurs objections. Ce qui frappe d’abord, c’est qu’il s’appuie sur une hypothèse. Dans ce plan, la bifurcation des études, telle qu’elle existe, est implicitement condamnée. En réalité, cette bifurcation a plusieurs années à courir, et il se peut que, par la force des habitudes et en raison des influences établies, elle ne succombe pas de sitôt. Les lycées auraient alors à mener de front trois sortes d’enseignement, l’enseignement des lettres classiques dans son intégrité, l’enseignement des lettres scindé en seconde et dérivant vers les sciences, enfin l’enseignement professionnel, c’est-à-dire l’enseignement français. N’est-ce pas beaucoup embrasser, et est-on bien assuré de pouvoir tout étreindre ? De cet amalgame d’élèves et de cours il est douteux que les proviseurs puissent faire sortir l’harmonie. L’effort s’énerve toujours quand il est dispersé, et rarement il y a lieu de s’applaudir d’un cumul de tâches. Admettons que la bifurcation actuelle disparaisse définitivement ; nous resterions en présence de deux enseignemens, — l’enseignement classique, l’enseignement français. Le terrain serait moins obstrué sans être meilleur pour cela ; l’Université ne ferait que descendre d’un degré de plus. Avec la bifurcation en troisième ou en seconde, l’élève avait du moins le temps de montrer ses dispositions pour les lettres ; avec un enseignement purement français, il serait soustrait à cette épreuve. Dans un passage de sa circulaire aux recteurs, le ministre parle avec quelque dédain des mauvais lettrés. Les mauvais lettrés ! mais c’est l’élément dont le gros du public se compose, c’est cet auditoire qui ne garde des études qu’il a faites qu’un sentiment général, un goût presque involontaire. Les mauvais lettrés servent à élever, dans les pays où ils abondent, la valeur moyenne des opinions et des idées : pour peu que leurs lèvres aient touché à la coupe, il leur reste la saveur de ce qu’elle contenait. Les mauvais lettrés ! mais pour en former de bons, encore faudrait-il les essayer, et en les vouant au français, en les rivant à des programmes dont les langues mortes sont exclues, l’Université s’expose à étouffer en germe des talens qui lui feraient honneur et répandraient de l’éclat sur la communauté.
Si encore, au moyen de ces sacrifices, on obtenait cet enseignement professionnel qui est la passion et la fantaisie du temps, une compensation serait acquise ; mais là-dessus aucune illusion n’est possible : le plan proposé n’a rien de professionnel ; il n’est que l’abrégé des programmes en vigueur ; il conduit à beaucoup de professions et n’en spécifie aucune. C’est un coup de crible donné aux études pour en élaguer la partie la plus raffinée, la réduction sur une moindre échelle de ce qu’on enseigne déjà. Au bout de ces quatre années de cours, les élèves ne seraient pas plus fixés sur leur destination que s’ils avaient suivi la section des sciences et même celle des lettres. Il y a là un achoppement, et c’était inévitable. L’Université n’est pas, ne peut pas être une école d’application. Le ministre l’a senti, et il cherche à tromper ses propres scrupules. Il demande, comme on l’a vu, que l’on s’occupe de la dentelle au Puy, de la soie à Lyon, de l’hydrographie à La Rochelle ; il s’efforce de pénétrer par quelques détails dans un domaine qui lui est interdit. Ce qui n’est pas dans les leçons, il veut qu’on le trouve dans la manière de les donner, il indique en passant quelques moyens d’arriver par la pédagogie à l’initiation professionnelle. Ainsi les élèves seraient conduits dans un laboratoire de chimie pour faire des manipulations, sur le terrain pour lever des plans, à la campagne pour étudier certaines cultures, dans les usines pour voir fonctionner les appareils ; au lieu de s’en tenir aux livres pour les langues vivantes, oh les leur ferait parler. Cet enseignement en action n’est pas nouveau, et, partout où il a été essayé, il s’est arrêté à la superficie. Il peut éveiller l’attention des enfans, piquer leur curiosité, rien de plus. On le raffinerait, on le rendrait plus ingénieux qu’on n’en rencontrerait pas moins cette limite où de l’étude des sciences, si élémentaires qu’elles soient, il faut passer à l’exercice d’un art. Alors les incompatibilités commencent non-seulement dans les matières enseignées, mais dans les maîtres chargés de l’enseignement. Ceux que l’Université forme et délègue parlent plus couramment la langue des facultés que celle des ateliers : la plupart sont étrangers au travail manuel ou n’en ont que des notions très insuffisantes ; ils seraient fort empruntés, si des théories ils étaient obligés de descendre à la pratique. Les grades qu’ils ont pris ne les y préparaient pas, et leur chaire serait mieux remplie par un contre-maître.
Voilà bien des faiblesses, bien des concessions, et en résumé le but n’est pas atteint. Il ne l’est ni par l’exclusion des langues anciennes, ni par les programmes réduits, ni par une moindre durée des études, ni par des exercices superficiels sous forme de récréations, ni par les recommandations données aux professeurs. On a beau se rapetisser, l’enseignement que l’on rêve, qu’indique sans le définir le sentiment populaire, échappe toujours. Il s’agit, pour en trouver l’analogue, de descendre encore, de se mettre à la portée de besoins plus modestes. Par l’enchaînement des faits, on est amené à des écoles d’application vraiment sérieuses et en tout genre, en d’autres termes à des ateliers d’apprentissage. Ici du moins l’Université résiste : non, elle ne sera pas une succursale de l’administration des travaux publics ; elle ne mettra aux mains de ses élèves ni le ciseau, ni le tour, ni la lime ; elle ne fera ni des mineurs, ni des mécaniciens. Elle sait par de nombreux exemples où peut mener ce goût pour les aventures. Les instituteurs de campagne ne demandaient-ils pas, eux aussi, qu’on mît un petit champ à leur disposition pour qu’ils pussent varier leurs classes de grammaire par des leçons de culture ? Toutes les fantaisies s’engendrent ; une fois l’élan donné, c’est à qui s’évertuera. Il est bon que l’on sache, à ne plus s’y méprendre, que l’Université forme les esprits et non les bras, et que dans tous les cas elle aimera mieux se désister que déchoir. Peut-être même devrait-elle couvrir par une défense plus résolue cette culture supérieure qui est son plus beau titre et son fonds le plus sûr. Quand on l’accuse de faire des Grecs et des Romains plutôt que des hommes de notre temps, c’est à elle de relever le défi et de venger l’injure commune. Ces hommes à qui l’antiquité est familière sont de notre temps comme les autres, mieux que les autres ; ils en sont la lumière et l’honneur ; ils gardent, dans nos civilisations positives, au moins la notion des traditions intellectuelles et des influences morales auxquelles l’espèce humaine doit la meilleure partie de sa grandeur.
Pour beaucoup de motifs, il est donc à désirer que l’enseignement purement français n’aille pas au-delà de ses programmes. Il nuirait aux lettres sans profiter aux arts ; il servirait de prétexte à ceux qui, même avec les moyens d’en faire les frais, préfèrent à de pleines études des études plus faciles et moins coûteuses ; aux excès de l’imagination il substituerait les excès du calcul, et, tout bien considéré, la société n’a rien à gagner au change. De toutes les manières, il ne remplirait pas son objet et n’aurait point de caractère professionnel. Que l’enseignement français soit mis en vigueur ou non, le problème reste ce qu’il est ; c’est par d’autres voies et d’autres mains qu’il faudra essayer de le résoudre.
L’Université une fois dessaisie, le champ devient libre pour le ministère du commerce et des travaux publics, qui se trouve là du moins dans son élément naturel vis-à-vis des hommes et des intérêts dont il est particulièrement chargé, vis-à-vis des chefs d’industrie, des contre-maîtres, des ouvriers. La grande et la petite industrie ont par elles-mêmes une vie, une activité qui n’ont besoin ni d’assistance ni de conseils ; elles ont la conscience et l’expérience des services qu’elles doivent rendre. Ce qu’elles demandent, quand elles sont bien inspirées, c’est qu’on les laisse juges de leurs intérêts et libres dans le choix des moyens. Pour se convaincre que, d’une façon ou d’une autre, le degré de l’instruction s’y élèvera même sans encouragement officiel, il suffit de réfléchir à ce fait, que l’ignorance en matière d’industrie est un moindre profit, lorsqu’elle n’est pas une cause de dommage. Pour le patron comme pour l’ouvrier, toute conquête en ce genre est une perspective de bénéfices, et la partie est si heureusement liée que ce que les uns ajoutent à la somme de leurs connaissances sert aux autres, et réciproquement. On pourrait à la rigueur s’en remettre, pour l’avancement de l’éducation, à cette convenance mutuelle qui a déjà beaucoup agi et agira de plus en plus. Les dépenses ne sont pas un obstacle ; la grande industrie, la preuve en est faite, y souscrira ; l’argent s’offre en pareil cas, et il est d’autant plus prompt que c’est de l’argent bien placé. Il en est de même du commerce dans un cercle plus étroit. Le succès dans ces carrières est si inséparable du degré d’instruction, qu’on pourrait en laisser la responsabilité et le soin à ceux qui y sont directement intéressés. Ils frapperaient plus juste, et s’attacheraient à leur œuvre en raison de ce qu’elle leur aurait coûté. Ces garanties échappent dans une œuvre administrative, qui va toujours au hasard, au gré des systèmes et des influences. Voyons pourtant où en sont les choses sous ce dernier rapport, quels sont les établissement dont l’état dispose, et en quoi il est possible de les fortifier.
Les classes qui relèvent du ministère du commerce lui arrivent formées à un certain point par les mains de l’Université. Les chefs d’industrie, presque tous dans l’aisance, ont envoyé leurs enfans dans les lycées ou dans des institutions qui en sont à peu près l’équivalent. Beaucoup d’entre eux ont suivi jusqu’au bout l’enseignement des lettres, et il est heureux que les préjugés de métier ne les en aient pas détournés. Plus tard, parvenus à la fortune, ils auraient senti ce vide, comme la chose est arrivée à Joseph Kœchlin, mort récemment maire de Mulhouse. Retiré des affaires, ayant pris goût à la géologie, il ne pouvait se consoler de n’avoir pas donné plus tôt cette distraction à ses loisirs, cet appui à ses études, cet ornement à son esprit. Quant aux ouvriers, avant d’arriver aux fabriques, ils ont passé par les écoles primaires, ou en suivent tant bien que mal les cours, tout en fréquentant les ateliers. C’est à ce moment que l’industrie s’empare des uns et des autres. Les ouvriers savent lire, écrire et compter ; sur le métier, ils apprendront le reste. Parmi les fils d’industriels, il en est qui seront entraînés vers d’autres vocations. À ceux qui prendront la suite des affaires paternelles, l’Université ouvre encore les portes d’un enseignement supérieur. À Paris, ils n’ont que l’embarras du choix : dans quelques départemens, ils ont les facultés des sciences ; mais ces études gardent, et c’est leur titre, un caractère spéculatif, même quand on les désigne sous le nom d’études appliquées. Elles roulent sur les lois du mouvement, les propriétés des corps, plutôt que sur le produit de ces propriétés et de ces lois. Tout au plus comportent-elles quelques expériences de laboratoire. L’Université ne saurait, dans sa constitution actuelle, aller au-delà, et ici commencent les attributions du ministère du commerce et des travaux publics !
Ce ministère a dans son ressort le Conservatoire des arts et métiers, l’École centrale des arts et manufactures, les écoles des ponts et chaussées et des mines, trois écoles des arts et métiers à Châlons, Aix et Angers, l’École des mineurs à Saint-Étienne, l’École des maîtres mineurs à Alais. Au Conservatoire, trois chaires sont consacrées à l’agriculture, qui a en outre trois écoles spéciales à Grignon, à Granjouan et à La Saulsaye. Voilà de quoi se composent les établissemens de l’état pour les arts industriels et agricoles. MM. Morin et Tresca ont cherché à se rendre compte du nombre d’élèves qui en sortent chaque année. Pour le Conservatoire, le chiffre n’est pas appréciable ; il n’a qu’un auditoire mobile, et qui varie suivant les cours, les saisons et le nom des professeurs. L’École centrale délivre cent diplômes, les écoles d’arts et métiers distribuent trois cents certificats d’étude, et, en y ajoutant trois cents élèves libres pour les ponts et chaussées et les mines, répartis sur quatre écoles d’application, on obtient un total de six cents jeunes gens que ces institutions versent annuellement dans l’industrie. Maintenant si l’on estime à douze cent mille le nombre des personnes engagées dans ces carrières, cet état-major à divers degrés représente un deux-millième de la population de nos usines. En admettant que la durée moyenne des services soit de vingt-cinq ans, pour les uns comme pour les autres, on arrive à cette conséquence qu’il y aurait un homme instruit sur quatre-vingts, c’est-à-dire un groupe de caporaux et un très petit nombre de capitaines. Du rapprochement de ces chiffres MM. Morin et Tresca concluent qu’il y a une insuffisance évidente de sujets, et qu’il est temps de mettre les cadres au niveau des besoins. Ce calcul est plus ingénieux que vrai ; il suppose que, hors des brevets de l’état, il n’y a que routine et empirisme. Il néglige les hommes que les institutions particulières ont formés, et qui ont achevé dans des cours publics ou libres leur éducation industrielle. Il ne tient pas compte non plus de ces laborieux artisans qui, par une pratique assidue, sont arrivés à une science relative, ont pris leurs grades dans les ateliers, et en sont devenus les meilleurs, les plus sûrs agens. Tout n’est pas profit avec les élèves à diplôme, et combien d’entre eux trouvent dans les fabriques des contre-maîtres capables de leur donner des leçons ! Puisqu’il s’agit de caporaux, en voilà une légion toute trouvée, avec des chevrons gagnés sur le terrain, et qui feraient dans les rangs une aussi bonne figure que ceux qui sortent des écoles. Les chiffres de MM. Morin et Tresca en seraient profondément modifiés. Prenons-les comme ils sont, dans les catégories où ils sont renfermés ; admettons avec eux que l’état ne fournit pas assez d’auxiliaires à l’industrie. Quels moyens a-t-il à sa disposition pour suppléer à cette insuffisance ?
Dans l’enseignement supérieur, le Conservatoire des arts et métiers est un modèle dont il serait difficile d’approcher. Le choix des professeurs, l’éclat des leçons, lui ont valu le nom de Sorbonne industrielle. C’est une institution à part qui honore le pays, et qui doit rester sans analogue. Nulle part en province on ne trouverait les élémens de succursales, si on imaginait de lui en créer. Il serait impossible également de reproduire en diminutif l’École des ponts et chaussées, en la mettant à la portée des conducteurs et des piqueurs. Avec ses cours libres, cette école suffit aujourd’hui à tous les services, soit qu’elle donne un enseignement complet pour les carrières publiques, soit qu’elle en détache quelques parties à l’usage des carrières privées. Reste l’École centrale des arts et manufactures, pépinière d’ingénieurs civils, et dont l’histoire est une leçon. On y voit un témoignage significatif de ce que peut l’effort individuel, quand il est servi par l’intelligence et la fermeté. Rien de pareil n’existait en 1829, quand M. Lavallée conçut un plan d’études préparatoires pour l’industrie, et se mit à l’œuvre avec ses seules ressources, sans le concours de l’état, et en s’entourant de collaborateurs libres comme lui. Il n’avait qu’une force à ses débuts : c’était d’être le maître de ses mouvemens et de ne relever que de ses inspirations. Cette force a suffi pour assurer le succès de l’établissement, dont son nom est inséparable. Quand il s’est démis, il y a peu d’années, entre les mains du gouvernement, le crédit de l’école était à son apogée ; elle obéit aujourd’hui au mouvement qu’il lui a imprimé, elle vit de ses traditions, et, avec une certaine indépendance, garde son caractère d’universalité. Elle est ouverte aux Français et aux étrangers, sans distinction. La durée des études y est de trois ans ; elle ne reçoit, suivant la coutume allemande, que des externes. t)n y entre sur un examen, on en sort avec un diplôme. Pour les résultats, ses preuves sont faites ; dans aucun autre pays, on n’en trouve l’équivalent : elle est pour notre industrie un honneur et une force. Voilà donc un type bien réussi ; serait-il possible d’en multiplier les exemplaires ? L’objection est la même que pour le Conservatoire. Le titre essentiel de l’École centrale est la réunion de professeurs éminens que leurs noms et leurs fonctions enchaînent à la résidence de Paris. Ils y attirent de tous les coins de la France et de l’Europe la fleur des élèves. À fonder ailleurs des écoles semblables, on rencontrerait le double inconvénient d’avoir des maîtres et des élèves d’un moindre degré. Il se peut même que le nombre de ces derniers ne fût en province nulle part suffisant pour fournir un auditoire aux chaires créées. On serait allé au-devant d’une hypothèse pour n’aboutir qu’à des essais coûteux. Si ailleurs ce besoin existe et là où il existe, pourquoi ne suivrait-on pas l’exemple de Paris ? On vient de voir jusqu’où va la puissance d’un homme bien inspiré. Le fondateur de l’École centrale peut trouver hors de Paris des imitateurs qui glaneront là où il a moissonné. Des écoles des arts et manufactures sur une échelle réduite ont quelque chance de réussir dans des localités bien choisies, à la condition qu’elles y naîtront naturellement, par l’effet d’une convenance démontrée. La spéculation privée est seule bon juge du temps, du lieu et des moyens. Comme elle s’y engage avec ses ressources, toute erreur lui serait un dommage, souvent une ruine : aussi n’a-gira-t-elle qu’à coup sûr, et sur un terrain bien étudié. Pour l’état, ce sera tout profit de s’en remettre à ces éclaireurs ; il s’épargnera des dépenses faites à l’aventure et laissera une porte ouverte à l’effort volontaire, que l’on chasse de position en position.
Dans l’enseignement supérieur, l’expectative est donc le parti le plus sage ; les cadres actuels suffisent aux ingénieurs civils, et, s’il y avait affluence, on pourrait élargir ces cadres sans recourir à de nouvelles créations. Voyons si le cas est le même pour les contremaîtres et les ouvriers. Trois écoles des arts et métiers en reçoivent un certain nombre, trois cents par école, neuf cents en tout. L’instruction y est essentiellement pratique ; cinq heures trois quarts par jour sont consacrées à la théorie, sept heures à l’apprentissage manuel. La durée des études est de trois ans ; le travail ne porte que sur le fer et le bois, dans quatre ateliers distincts, celui du tour et des modèles, celui de la fonderie, celui de la forge, celui de l’ajustage ; l’enseignement du dessin est triennal. Chaque année, ces trois écoles versent dans les ateliers des machines trois cents jeunes gens dont la main et le jugement sont formés ; les uns entrent, comme mécaniciens, au service de la flotte, des compagnies de navigation ou de chemins de fer, c’est l’élite ; d’autres exploitent pour leur compte de petits établissemens de serrurerie ou de menuiserie, d’autres deviennent contre-maîtres dans les fabriques, d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, se placent comme dessinateurs et acquièrent une grande habileté dans la composition des pièces. Quant aux écoles des mines, elles se renferment exclusivement dans leur objet ; Saint-Étienne prépare des gardes-mines et des directeurs d’exploitations métallurgiques, Mais des maîtres mineurs. Pour ces derniers, un régime à part est en vigueur : les élèves restent ouvriers dans les mines et doivent suffire par leur salaire à leur nourriture et à leur entretien ; les frais à la charge de l’état sont ainsi réduits au strict nécessaire, et l’école ne prend que les heures dont le chantier ne dispose pas. Tous ces établissemens remplissent pleinement leur objet ; l’enseignement y est ce qu’il doit être, élémentaire, mais approprié, professionnel dans toute la rigueur du mot. Les ouvriers, quand ils en sortent, sont assurés de trouver de l’emploi à des conditions avantageuses. Leur certificat d’étude est un titre qui a cours dans le domaine de la main-d’œuvre, et dont la valeur est désormais vérifiée : il constate à quoi ils sont propres et quel fond on peut faire sur leur travail.
De toutes les épreuves, aucune n’a été ni plus concluante ni plus heureuse ; c’est bien là un exercice manuel, un apprentissage sérieux. Il semblerait naturel d’en conclure que, puisque le type est reconnu bon, il n’y a plus qu’à le reproduire. On retendrait d’abord aux matières déjà essayées, le fer et le bois, puis à d’autres arts qui ne sont pas moins essentiels, l’art du bâtiment, l’art du tissage, de l’impression et de la teinture ; on pourrait le pousser jusqu’à des arts plus délicats, les arts de précision et d’ornement, le traitement des métaux ; enfin on irait dans une certaine mesure jusqu’aux arts agricoles. On aurait ainsi, dans toutes les branches, des maisons de noviciat où les ouvriers passeraient non plus par centaines, mais par milliers, et dont l’influence changerait avant peu la physionomie de l’activité industrielle. Le rêve est séduisant, mais ce n’est qu’un rêve. Un régime constitué sur ce pied manquerait forcément d’équilibre. Il est des tâches qui n’exigent ni tant de savoir ni tant d’habileté, et qui, quoi qu’on fasse, resteront à peu près machinales ; il faut des bras pour les remplir, et c’est le lot du plus grand nombre. L’industrie est comme une armée, les grades doivent être en proportion avec la troupe. Non pas que, dans l’état des choses, il n’y ait place pour une plus grande quantité d’hommes de choix, ayant la conscience de ce qu’ils font : c’est un progrès qui s’opère tous les jours et qui pourrait s’accélérer par les mains de l’état ; seulement, si l’état s’en mêle, le mouvement aura bientôt rencontré une limite. Deux obstacles s’opposent au développement des écoles des arts et métiers : la dépense et un échec porté à l’industrie régulière. La dépense n’effraie pas, il est vrai, les donneurs de conseils, et ils ne manquent pas de dire qu’en raison de l’intérêt en jeu c’est une très petite considération. Il est bon cependant de compter. Chacune des écoles existantes coûte par an à l’état 250,000 francs pour trois cents élèves, et 300,000 francs au moins si l’on y comprend l’amortissement des sommes engagées. C’est sensiblement 1,000 francs par élève, autant et même plus que dans les lycées. Pour des écoles nouvelles, cette dépense serait de beaucoup dépassée. Les communes n’auraient pas toutes des locaux à donner ; il faudrait en acquérir et passer par les fourches caudines de l’expropriation. L’outillage serait à créer, et pour plus d’une industrie il doublerait le prix de l’immeuble. Ce n’est pas exagérer que de porter à 300,000 francs par école ce surcroît de dépense. Supposons maintenant qu’il s’agisse de fonder vingt écoles : c’est bien le moins, si l’on prétend embrasser toutes les industries et si l’on accède aux demandes des localités qui y ont droit. On aurait alors six mille élèves de plus avec un coût de 1,700 francs par élève pour la première année, et 1,200 francs au moins pour les années suivantes. Évidemment le sacrifice ne serait pas en rapport avec les résultats, et encore les élèves admis seraient-ils des privilégiés, mot malsonnant que les ouvriers éconduits ne prononceraient pas sans murmure.
Ce n’est là qu’un des empêchemens ; en voici un autre qui n’est pas moins grave. Par le fait de la multiplication des écoles, l’état deviendrait un véritable entrepreneur d’industries ; il prendrait rang sur le marché. Avec ses trois cents apprentis, sa concurrence est insensible ; elle serait réelle avec sept mille apprentis dans tous les genres et distribués dans les divers centres de fabrication. L’état en viendrait forcément à acheter des matières et à vendre des produits sur une assez grande échelle. Ces opérations cadreraient mal avec ses habitudes de comptabilité et les garanties qu’il cherche dans les adjudications publiques ; par la force des choses, il serait conduit à donner à ses agens plus de latitude, une délégation moins étroite, à placer sa confiance dans les hommes et non dans les règlemens. De là des abus possibles et un certain trouble jeté dans la production ; par leurs achats ou leurs ventes, les ateliers officiels pèseraient sur les cours, en affecteraient la marche. Quel sujet de plaintes et d’ombrages ! L’industrie n’est pas tolérante de sa nature et ne souffre guère d’empiétemens. On se souvient des doléances qu’elle fit entendre à propos du travail des couvens et des prisons : comment s’accommoderait-elle d’une concurrence établie sur vingt points à la fois, et qui offrirait à tout prix, d’une manière incessante, les produits imparfaits de l’apprentissage ? L’état en ferait l’essai, qu’il serait contraint de s’arrêter devant les clameurs. Ces usines administratives donneraient lieu d’ailleurs à une assez triste réminiscence. Ce serait comme un chapitre détaché du volume de M. Louis Blanc sur l’organisation du travail. L’auteur, qui voyait dans la concurrence un fléau, voulait l’anéantir dans un monopole exercé par l’état ; son plan était conforme aux convictions qui l’animaient. Il proposait la création d’ateliers publics qui auraient été à la fois des modèles et des régulateurs. Bien gérés, bien armés, ils auraient graduellement et sans violence absorbé les ateliers privés ; ils auraient dans tous les cas fourni des types et préservé les ouvriers des fluctuations et des crises du salaire. Sans forcer le rapprochement, n’y aurait-il pas quelques traits analogues dans la multiplication exagérée des écoles des arts et métiers ? Ne serait-ce pas également l’état entrant de plain-pied dans l’industrie et devenu malgré lui entrepreneur et spéculateur ? Que le gouvernement produise de ses mains ce qu’il doit consommer lui-même, c’est rarement un avantage : c’est quelquefois une nécessité, comme pour les services militaires et maritimes ; mais, s’il produit pour revendre, il prend vis-à-vis des tiers une position abusive qui n’est tolérable que pour un petit nombre d’exceptions.
L’impression que laisse ce coup d’œil jeté sur les établissemens qui dépendent du ministère du commerce et des travaux publics, c’est que, tout considéré, ils ne sont pas susceptibles d’un notable accroissement. Tout au plus serait-il expédient d’ajouter quelques unités soit aux écoles des arts et métiers, soit à l’école centrale des arts et manufactures, comme on vient de le faire à Lyon. Des combinaisons mixtes peuvent en outre associer l’état et les communes dans des fondations isolées, après des études faites et sous des conditions mûrement débattues. La règle déterminante serait l’opportunité ; elle exclurait les plans généraux, les cadres en l’air, plus faciles à imaginer qu’à remplir. Cette campagne en faveur de l’éducation professionnelle se réduirait ainsi à ce qui se fait le plus naturellement du monde. À quoi se prendre et que reste-t-il en dehors du domaine que nous venons de parcourir ? Dans un récent discours, le ministre de l’instruction publique citait les écoles des manufactures et s’attachait à elles comme à une dernière ressource ; mais les écoles des manufactures n’ont ni l’importance, ni les prétentions qu’on leur suppose. Elles n’existent qu’à l’état d’exception, à titre d’octroi seulement, au gré de l’entrepreneur : comme aucune loi ne les prescrit, elles échappent aux rigueurs des règlemens et se fermeraient plutôt que de supporter les plus petites violences ; elles ne sont ni maniables, ni susceptibles de prendre, dans leurs conditions actuelles, un caractère général. On en rencontre plusieurs en Alsace, moins dans la Flandre, quelques-unes en Normandie. Partout où l’instruction primaire est à portée, il s’en fonde peu ; elles sont presque toutes créées en vue des dérangemens que causent les distances. On rapproche alors l’école de l’atelier par convenance et par une libéralité bien entendue. Dans ce cas, ce n’est pas l’école, c’est l’atelier, qui est professionnel. Les entrepreneurs n’ont point d’illusions à ce sujet ; ils savent que les véritables leçons se prennent devant le métier, dans un ensemble d’opérations où la vue se forme comme la main, où tout est sérieux depuis la façon la plus élémentaire jusqu’à la façon la plus définitive. Pour le jugement comme pour les bras, rien ne supplée cet apprentissage ; c’est le plus simple et aussi le meilleur. Quant aux écoles annexées aux manufactures, elles apprennent aux enfans à lire, à écrire et à calculer ; leur ambition ne va point au-delà. Tels sont les faits ; songerait-on à les modifier ? Ferait-on à l’entrepreneur une obligation de ce qui n’est qu’une faculté ? On irait de propos délibéré au-devant de difficultés dont on n’a pas la conscience. Il s’agirait d’abord de fixer la limite où commence l’industrie en groupe et où elle finit, de mettre les charges en rapport avec le nombre ; il resterait ensuite à prendre d’autres dispositions pour l’industrie disséminée, pour l’industrie en chambre. Tout serait obstacle. Si les fabricans devaient faire les frais de ces écoles, l’impôt serait lourd et donnerait ouverture à des dédommagemens ; si c’est le trésor, la dépense excéderait tous les calculs préalables. À nos quarante mille écoles primaires, il faudrait ajouter au moins cinq mille écoles des manufactures, qui n’auraient de professionnel que le nom. L’atelier n’en resterait pas moins le siège réel de l’apprentissage. On aura beau s’agiter, aller de projets en projets, se mettre en frais d’éloquence ; on aura toujours affaire à des hommes qui ne se paient pas de mots. Ils savent ce qui leur convient, ce qui convient à leurs ouvriers mieux que ceux qui veulent stipuler pour eux et sans eux. En fait d’arrangemens, ils n’accepteront que les mieux vérifiés, les plus compatibles avec leur position ; le reste se brisera contre la nature des choses.
Après avoir dégagé le concours de l’état des témérités où on l’implique et montré dans quelles bornes ce concours doit être renfermé, il reste à voir s’il n’y aurait rien à tenter par d’autres moyens et d’autres mains. Se refuser à toute nouveauté serait aussi peu sensé que d’accueillir toutes celles qui se présentent. Dès qu’il est constant qu’un enseignement simplifié, accessible aux petites bourses, est dans les vœux des sociétés modernes, c’est un devoir étroit de rechercher comment et par qui cet enseignement doit être donné. L’inconvénient, quand les gouvernemens s’en mêlent, est d’agir sur un trop grand pied, de procéder par improvisations, d’adopter des cadres trop vastes et trop rigides, d’astreindre à des règles communes ce qui aurait surtout besoin de variété et de liberté. Ceci reconnu, qu’y a-t-il donc à faire ? Changer résolument de méthode et aller droit aux moyens qui laisseraient plus d’aisance dans des cadres plus réduits. Trois modes d’action s’offrent dans ce cas, que l’on peut ou combiner ou séparer : l’action privée, l’action corporative, l’action communale. Mes préférences seraient pour le premier. On n’a pas la conscience parmi nous du parti que l’on pourrait tirer du génie individuel, si on lui enlevait ses lisières, de cette énergie latente qui se perd faute d’aliment. L’état, en voulant le devancer, en se substituant à lui, l’étouffe ou le paralyse. Nos organes ne s’animent plus que par le souffle officiel ; notre vie comme corps de nation est une vie d’emprunt, soutenue par un certain artifice ; nous ne respirons pas à pleins poumons, largement, régulièrement. Il serait temps d’y réfléchir et d’appliquer à ce malaise un traitement qui le soulage. Peut-être suffirait-il, pour cela, de se former une notion plus juste de la responsabilité, de vérifier comment elle agit et ce qu’elle produit. Là où un homme est en nom, elle est directe ; cet homme répond de ce qu’il fait, il y engage sa personne, ses facultés, son honneur ; il aura en propre le profit et la notoriété, s’il réussit ; il supportera le dommage et le discrédit, s’il échoue. On conçoit à quel point cette responsabilité nominative excite l’effort et affermit la volonté, quelles ressources ingénieuses elle suggère, ce qu’elle comporte de souplesse, de vigilance, à quel point elle sollicite la réflexion et l’imagination. Une entreprise dans ces conditions prend le caractère d’une idée fixe dont rien ne distrait, et que ne découragent pas les obstacles ; l’homme peut se tromper, l’entreprise avorter, mais la limite de ce qu’il peut et de ce qu’elle vaut est du moins atteinte.
Avec une responsabilité collective, comme celle d’une société et d’un corps constitué, l’effort est déjà moindre, le partage l’affaiblit, l’intérêt cesse d’être direct. Volontiers on s’en remet les uns aux autres du soin de remplir la tâche commune ; on a des faiblesses et des oublis ; on y va mollement, et non avec la pénétrante activité d’un seul engagé. Cependant, quand on a l’œuvre sous les yeux et l’opinion publique pour appui, l’esprit de corps supplée, égale quelquefois l’inspiration personnelle ; il engendre le dévouement et s’affirme par des sacrifices. Des sociétés libres par les mains de leurs comités, les communes sous l’influence d’un maire noblement animé, ont créé, soutenu, mené à bien d’utiles institutions. Même là, si l’on remontait aux origines, on trouverait un homme, plus actif, plus opiniâtre que les autres, sans lequel la semence eût dépéri. Cette responsabilité collective n’en est pas moins, à un certain degré, douée de vertu et pleine de ressort ; il faut d’autant plus l’honorer qu’elle est volontaire. En dehors et au-delà, il ne reste que la plus effacée et la plus inerte de toutes, celle de l’état, que l’on peut nommer la responsabilité anonyme. Elle l’est en effet ; à peine de loin en loin s’y rattache-t-il le nom d’un grand ministre qui passe ; elle s’anéantit par la dispersion, et d’une réalité qu’elle était dans l’individu, elle devient une abstraction dans l’état. La responsabilité a une limite et une mesure, c’est la liberté dont on jouit ; dans l’obéissance, elle ne va pas au-delà des devoirs imposés. Que s’ensuit-il ? C’est que l’effort n’est plus en proportion des facultés, et que l’activité s’émousse même quand le caractère ne décline pas. Pour l’homme, c’est une atrophie ; pour la communauté, c’est un préjudice, et il serait difficile de calculer la somme des énergies qui se perdent dans cette défaillance des volontés. La gradation est donc bien accusée. Avec la responsabilité directe, l’individu montre pleinement ce qu’il est : tout ce qu’il y a en lui de puissance est lié à l’acte qu’il accomplit ; avec la responsabilité indirecte, l’individu se ménage et se réduit, il ne porte à la fonction qu’un intérêt relatif, et presque toujours il demeure en-deçà des services qu’il pourrait rendre.
À l’appui de notre opinion, il serait facile d’établir que les découvertes dont le genre humain s’enorgueillit ont eu pour auteurs des esprits indépendans, plutôt entravés qu’encouragés dans leurs travaux ; c’est d’eux également que proviennent des découvertes plus modestes et non moins utiles. Pour l’enseignement professionnel, il n’en a pas été autrement ; ce qu’il y a de possible a été préparé et réalisé par des mains libres. On a vu la part qu’y a prise M. Lavallée jusqu’au moment où, avec un désintéressement exemplaire, il a livré à l’état un établissement arrive à sa maturité. Un autre nom est à citer près du sien, c’est celui de M. Tabareau : ce que M. Lavallée a fait pour les ingénieurs civils, M. Tabareau l’a fait pour les contre-maîtres et les ouvriers. L’école de La Martinière, à Lyon, est une création dont il a été l’âme et sur laquelle il a un droit de paternité que personne ne conteste. Un legs du major-général Martin, mort dans l’Inde au service de l’Angleterre, a formé le fonds des premières dépenses et de la dotation annuelle, nécessaire au roulement. Le testament portait une affectation précise, et la commune instituée légataire était chargée de l’exécution des volontés du défunt. Plus d’un embarras s’attachait à ce devoir, il s’agissait de respecter la lettre des dispositions et d’en interpréter l’esprit dans une œuvre qui n’avait point d’analogue. Tout fut aplani par le choix de M. Tabareau. C’était en faveur des ouvriers que le major-général, né dans cette classe, avait voulu faire un acte de libéralité ; les combinaisons du directeur furent toutes dirigées vers ce but. Pour accroître le nombre des élèves, il ne fit de l’école qu’un externat purement gratuit et ouvert à des sujets de toutes les classes ; il calcula les heures des leçons de manière à les concilier avec le travail des ateliers et les habitudes de la famille. Son enseignement eut pour objet de porter promptement et sûrement à la connaissance des apprentis ce qu’il est utile de savoir pour devenir des ouvriers habiles, et en première ligne le sentiment du prix du temps. Par des méthodes particulières, il s’efforça de fixer l’attention des élèves et de reconnaître dans leurs rangs ceux qui se laissaient distraire. Sur les bancs, pas une minute n’était perdue, et les récréations étaient remplies par un travail manuel. C’est au dessin surtout qu’il s’attacha, comme au nerf des arts locaux, et il exigea que la main y obéît à une réflexion intelligente, née de l’analysé du modèle ; il y joignit assez de mathématiques et d’histoire naturelle pour faire une part convenable à l’exactitude et à l’observation. C’est dans cet esprit que l’école de La Martinière fut constituée, c’est sous cette impulsion qu’elle vit. Son succès a dépassé toute attente ; à elle seule, elle fournit cinq cents élèves par an pour des destinations très variées ; les trois écoles de l’état réunies n’en produisent que neuf cents. Ainsi les types de quelque valeur pour l’enseignement professionnel sont sortis de mains privées ; deux noms s’y sont identifiés,- et ils n’ont point d’attache administrative. De tels hommes sont rares, dira-t-on. Ils seraient moins rares, si l’état, en se dessaisissant plus souvent, leur permettait de se produire, s’il n’épiait pas avec un sentiment de jalousie ce qui se fait sans lui et en dehors de lui. Notre régime actuel n’a pas de plaie plus profonde : le terrain manque sous les pieds de ceux qui veulent se lancer hors des voies battues, et ceux qui marchent dans les rangs officiels sont enchaînés à de médiocres positions et à des tâches banales. Nos principaux ingénieurs n’ont donné la mesure de leur force et ne se sont fait un nom que lorsqu’on les a détachés des carrières publiques. Ils ont construit alors notre réseau de chemins de fer et concouru à la construction du réseau étranger : restés dans les cadres, ils n’auraient eu ni cette chance, ni cette fortune.
Pour ouvrir des sillons nouveaux, il faut des instrumens plus maniables que ceux dont les gouvernemens disposent ; ces exemples le prouvent. Dans l’enseignement professionnel, non-seulement tout est nouveau, mais ingrat, contesté, sujet à des conflits de compétence. Qu’on le laisse alors dans le domaine libre, sur le sol où il est né, qu’on ne le soumette pas à des transplantations hâtives. Il trouvera sans doute ailleurs un sol analogue, les mêmes soins, la même culture, et, si on ne lui fait pas violence, le même succès. L’essentiel est de savoir attendre, de donner à la semence le temps d’éclore en détail au lieu de la faire lever en bloc. Cet enseignement français, par exemple, dont le ministre de l’instruction publique a tracé l’esquisse et qu’il nous montre à de prochains horizons, pourquoi ne pas l’abandonner aux institutions particulières ? Il y serait mieux à sa place que dans les lycées. Si le besoin est sérieux et partout où il sera sérieux, la spéculation s’en mêlera ; des écoles s’ouvriront pour ce service, d’anciennes s’y adapteront ; leur nombre sera en rapport des cliens, leur siège là où existent des élémens de réussite. Nulle nécessité d’imposer des arrangemens et de rédiger des programmes ; sur ce point aussi, tout serait relatif : ici des internats, là des externats comme de l’autre côté du Rhin ; ici des études plus complètes, là plus sommaires suivant les catégories d’élèves et le degré d’aisance des parens. Le plus grand écueil serait de jeter ces maisons dans le même moule. Une fois du moins on aurait essayé ce que peut et ce que vaut, dans cet ordre d’intérêts, l’esprit d’entreprise quand ses franchises, lui sont restituées. Pour l’Université, ce serait, de l’aveu de ses amis les plus sincères, un véritable soulagement ; en se démettant à propos, elle aurait épargné à ses vieilles traditions un échec, à ses études principales une concurrence, aux élèves des chocs d’amour-propre, aux maîtres la confusion des langues. N’eût-on même, pour cet enseignement français, qu’une médiocre confiance dans les institutions particulières, l’Université aurait encore un suppléant tout prêt dans la commune, non pas la commune asservie aux règlemens et à des formes commandées, mais la commune prenant à cœur de gouverner ses écoles comme elle l’entend et à l’abri de toute pression gênante, la commune agissant par elle-même ou par un conseil de perfectionnement auquel elle délègue ses pouvoirs.
Le collège Chaptal et l’école Turgot, fondés et entretenus par la préfecture de la Seine, témoignent de ce que contient en germe : ce régime d’émancipation tempérée. Au début, il ne s’agissait que d’écoles primaires fortement constituées et dotées assez généreusement pour qu’elles devinssent des modèles. Le résultat a été non-seulement atteint, mais dépassé. Dans les mains de directeurs zélés et judicieux, les deux établissemens ont vu leur destination grandir et leur nom se répandre ; seulement il s’est fait entre eux comme un partage d’attributions qui tenait à la clientèle. Établie au cœur de quartiers populeux, l’institution Turgot est restée une école primaire d’un degré supérieur, avec des professeurs de choix et des matières d’enseignement poussées à la limite qu’utilement il était permis d’atteindre. Elle compte aujourd’hui sept cent quarante élèves, tous. externes et appartenant aux classes que la municipalité avait en vue de favoriser. La rétribution scolaire est des plus modiques, et pourtant, par suite d’une affluence soutenue, on est arrivé graduellement à une meilleure balance entre les dépenses et les recettes. La ville s’en tire avec quelques milliers de francs de sacrifices. Situé dans un quartier riche, le collège Chaptal a visé et dû viser plus haut ; il est devenu l’équivalent d’un lycée avec des internes et des externes, six cents des premiers, trois cent cinquante des seconds. Toutes les conditions y sont représentées. Sous ce rapport, il allait de soi qu’on élevât le niveau de l’enseignement, qu’on y comprît plus de matières, et que la durée des études fût prolongée : c’est ce qui a été fait. Le collège Chaptal, dans ses divisions intérieures, résume toutes les carrières. Il reste élémentaire pour les élèves qui ne peuvent pas aller au-delà, ouvre des classes de latin à ceux qui y ont quelque disposition, et des cours préparatoires pour ceux qui se destinent aux grandes écoles de l’état. Cette éducation est calculée de manière à être complète dans ses trois parties et à remplir son objet, même quand on l’abandonne en chemin ; elle est fortifiée à tous les degrés par des conférences littéraires qui servent de contre-poids aux notions techniques. Les aperçus généraux y sont placés, au seuil des sciences, comme introduction ; la philosophie, l’économie politique, figurent dans les programmes comme des hardiesses de bon goût. Dans tout ceci, le collège Chaptal a été justifié par le succès ; il donne. par an 100,000 francs de bénéfice. La ville, qui comptait sur une chargé, se trouve avoir fait une bonne affaire. Voilà le fruit d’une certaine indépendance ; il est vrai que, pour la maintenir, il a fallu vaincre bien des susceptibilités et triompher de plus d’une petite chicane. Toutes les communes ne sont pas aussi heureuses ni aussi fortes que la commune de Paris. L’exemple n’en est pas moins acquis ; on voit comment peut se comporter la commune livrée à elle-même, on voit qu’en fait d’enseignement elle sait au besoin marcher sans lisières, trouver ses méthodes, ses auxiliaires, ses règles propres, et dans une instruction scientifique ménager une place aux lettres, qui ne gâtent jamais rien. Si, pour son enseignement français, l’Université se tient en garde contre la spéculation privée comme inhabile ou impuissante, qu’elle s’en remette alors à la commune, qui a fait ses preuves, et qui les fera d’autant mieux que sa liberté sera plus grande, sa responsabilité plus directement engagée.
Pour ajourner ce désistement de l’état, il serait inexact de dire que Paris n’est qu’une exception ; d’autres communes ont aussi leurs titres et dans un sens plus conforme à l’objet qu’on se propose, c’est-à-dire plus professionnel. C’est le cas de Mulhouse. Cette ville a une école qui, parallèlement aux autres études, entretient quelques travaux d’atelier. Les langues vivantes, les sciences appliquées y sont le fond de l’enseignement, et d’année en année il pénètre plus avant dans les diverses branches où le commerce et la manufacture sont intéressés. À Lille, une école du même genre recueille, au sortir des lycées, les jeunes gens qui se destinent aux services qu’embrasse l’industrie locale, construction de machines, filature et tissage, chimie industrielle et agricole, exploitation des mines. Le département et la ville se sont partagé les dépenses d’installation et d’entretien. Pour Lille comme pour Mulhouse, l’administration ajoute aux sacrifices des municipalités le concours de professeurs qu’elle détache et une subvention en argent. À Castres, on retrouve des combinaisons analogues, et dans beaucoup d’autres communes des cours annexés aux collèges en vue des mêmes besoins. Il est donc constant que, par la force des choses, un mouvement se produisait, et que, bien secondé, il eût suffi à des desseins raisonnables. Les corps constitués, les sociétés libres s’y prêtaient volontiers ; partout ils allaient au-devant des désirs les plus impatiens. À Amiens, à Rouen, des écoles de tissage se créaient ; Mulhouse, si bien pourvue, en préparait une qui est presque une superfétation ; à Lyon, les écoles de théorie se multipliaient pour la fabrication des tissus ; Nantes, Marseille, Bordeaux et Le Havre développaient leurs écoles de mousses. Tantôt c’étaient les chambres de commerce qui faisaient les frais de ces établissemens, les administraient, les surveillaient ; tantôt c’étaient des associations privées qui ne se montraient ni moins actives ni moins généreuses. Il y avait donc sur beaucoup de points un véritable élan, une sorte de concert d’intentions et de faits. Ce concert, cet élan sont déjà moindres depuis qu’il a été de notoriété publique que le gouvernement allait, dans un plan général, englober jusqu’aux apparences du travail professionnel, et non-seulement lui donner une charte, mais lui imprimer le mouvement. Comment les communes, les chambres de commerce, les sociétés libres n’auraient-elles pas désarmé devant deux ministères qui se disputaient l’honneur de fonder coup sur coup et à l’envi des écoles de français, des écoles d’application, même des ateliers d’apprentissage ? Ce temps d’arrêt peut aller jusqu’à l’abandon, si les projets officiels sont maintenus, ne fût-ce que comme menacé ; l’esprit local et corporatif s’éteindra, il ne se fera plus rien de nouveau, et ce qui est ancien peut être ébranlé. J’ai beaucoup insisté là-dessus, j’y insiste encore ; c’est le vif de la question. Tant qu’elle ne sera pas vidée, l’activité du pays sera mêlée d’un certain trouble et languira dans des équivoques.
À l’appui des réformes qui se méditent, on a souvent invoqué l’exemple des pays étrangers ; il est bon d’éclairer cette partie du sujet. Comme d’ordinaire, on a forcé les preuves et tiré de quelques faits avérés des conclusions excessives. En réalité, on n’est pas plus avancé ailleurs que parmi nous sur l’économie de l’enseignement professionnel, sur ce qu’il comporte et ce qu’il doit être. Des jurés français, à leur retour de Londres, ont beaucoup insisté sur les nombreuses écoles de dessin que l’Angleterre a improvisées et sur les quatre-vingt douze mille élèves qu’elles forment. L’avis était bon, l’alarme a été trop vive. Il importe moins d’avoir des légions de médiocres dessinateurs que d’en avoir une élite. Sur ce point, nous ne sommes pas aussi déchus qu’on a pu le croire ; il suffit, pour s’en convaincre, de rapprocher nos tissus de luxe et nos objets d’art de ceux dont l’industrie anglaise nous a envoyé des échantillons. Partout la comparaison pourrait être soutenue. Un témoignage du rang que nous occupons, c’est que souvent on nous copie : notre Conservatoire, notre École centrale ont eu des imitateurs. En Autriche, l’enseignement est plutôt polytechnique ; il y a pourtant des écoles intermédiaires, et à Brunn, en Moravie, une école de tissage, fondée par la chambre de commerce. Le Wurtemberg est sur la voie d’un enseignement plus directement industriel ; une commission royale dirige dans ce sens le mouvement des esprits. L’Italie compte plusieurs établissemens techniques, et entre autres l’école des arts et métiers de Naples, organisée à l’instar des nôtres. Les instituts polytechniques de Madrid et de Lisbonne ont l’un et l’autre des ateliers à leur disposition, et y préparent un certain nombre d’élèves. En Russie, l’institut technologique de Saint-Pétersbourg et l’école des mines de Moscou ont aussi le travail manuel dans leurs attributs, et l’école royale de Stockholm a adopté cette combinaison. Nous avons non-seulement l’analogue de tout cela, mais nous en avons fourni les premiers modèles. La Belgique seule nous devance sur un point : inférieure pour les sciences d’application, elle a poussé plus loin les écoles d’apprentissage. On n’en compte pas moins de soixante-huit en divers genres. Les enfans y travaillent pour le compte d’entrepreneurs sous la surveillance des autorité locales. Dans la plupart des collèges communaux, l’exercice des professions manuelles prend une partie du temps des élèves. C’est du sein des municipalités que le mouvement est sorti, c’est par leurs soins et au moyen de leur argent qu’il se développe. La vie locale, si active chez les Belges, n’a pas négligé cet aliment. Liège se fait remarquer par l’énergie et l’intelligence qu’elle apporte à multiplier les fondations utiles. Son école est particulièrement pratique ; on y a récemment adjoint un laboratoire public pour les manipulations de la chimie industrielle. Dans tout cela, rien de général ni qui ressemble à un système ; les fabriques, les villes, les compagnies ne prennent conseil que d’elles-mêmes : nulle part on n’aperçoit la main de l’état.
En Allemagne, il existe une institution qui s’y rattache plus étroitement : ce sont les Real Schulen, c’est-à-dire les écoles réelles ou positives. La Prusse, la confédération germanique, les parties allemandes de l’empire autrichien en entretiennent un assez grand nombre ; leur nom sert d’argument, et fait assez bonne figure dans les plaidoyers en faveur de l’enseignement professionnel. Il ne faut ni surfaire ni déprécier ces écoles ; elles rendent des services, leur action est sérieuse, quoique restreinte. Ce qui les distingue d’abord, c’est que la pensée n’est nulle part venue aux gouvernemens de les confondre avec les lycées et les gymnases ; les gymnases et les lycées sont le siège exclusif de la grande éducation, les écoles réelles ne s’ouvrent qu’à la petite. Les élèves pas plus que les maîtres ne s’accommoderaient du contact, et puisqu’on cite l’Allemagne, il conviendrait de profiter de la leçon qu’elle donne ; on n’y admet ni le mélange ni la confusion. Pendant que les lycées et les gymnases ont huit classes de latin et de grec, au bout desquelles, après un examen, l’étudiant arrive à ce que l’on nomme un certificat de maturité supérieur à notre baccalauréat, et qui l’introduit dans les carrières universitaires, les écoles réelles, plus modestes, plus humbles, se renferment dans une instruction technique destinée à former des industriels, des commerçans, des agriculteurs. On les désigne dans quelques états sous le nom d’écoles bourgeoises pour les distinguer des écoles populaires ; les études y sont plus fortes que dans ces dernières, mais, au lieu de conduire aux universités, elles ne donnent accès que dans les instituts polytechniques. Cet ensemble est rigoureusement ordonné ; aucune combinaison mixte n’y serait supportée ; l’organisation de l’enseignement ne s’y prêterait pas. Il relève de l’état et a l’externat pour base. Peu de pensionnats privés où les empiétemens seraient possibles ; ceux qui existent sont pour la plupart réservés aux étrangers et soumis d’ailleurs à une autorisation préalable, où les plans sont débattus et quelquefois limités. De là des cadres rigides d’où il est difficile de sortir ? la liberté ne se retrouve que chez les professeurs ; leurs leçons échappent à, la servitude des livres officiels. Telle est la pédagogie allemande, formaliste dans ses variétés, gouvernée par un esprit de caste ; la symétrie y est en honneur plus qu’on ne le suppose. Ces Real Schulen, puisqu’il s’agit d’elles, ne sauraient dès lors, dans leur isolement et par le rang qu’elles occupent, passer pour l’analogue des institutions qui nous sont montrées en perspective. Quand on a visité l’Allemagne, on sait qu’elle est loin de s’en enorgueillir, et que, sans contester leur utilité, elle ne se dissimule pas leurs imperfections. L’instruction qu’on y donne est très succincte, et n’aboutit que superficiellement à l’exercice d’une profession. L’objet est manqué dans ce qu’il a de plus caractéristique, et cela devait être. L’Allemagne appartient moins à la grande qu’à la petite industrie, et cette dernière trouve dans les ateliers en chambre son apprentissage naturel, qu’on essaierait vainement de suppléer.
Dans les comtés anglais où la grande industrie domine, le même empêchement reparaît, quoique le motif diffère. On s’occupe de l’enseignement professionnel en France ; d’où vient qu’en Angleterre personne n’y songe, même à l’état de vœu ? L’intérêt est plus direct, plus pressant qu’ailleurs, et un peuple dont le calcul est si prompt, le tact si consommé, ne met pas ordinairement tant de lenteur à, découvrir ce qui lui profite. Évidemment il y a une cause à cela, et la cause est simple ; ces difficultés autour desquelles nous tournons, nos voisins les ont depuis longtemps aperçues, jugées et franchies ; la poursuite leur a paru un leurre, ils l’ont abandonnée ; leur opinion est faite, on ne l’ébranlera pas. Ils sont convaincus qu’un art manuel s’apprend et s’enseigne mieux qu’ailleurs dans le siège où il s’exerce. C’est bien élémentaire, et les esprits raffinés trouveront que cette façon de voir manque de profondeur. Elle exclut l’attirail des programmes, les gradations ingénieuses, les garanties des examens, les certificats, les diplômes. Voilà de grands vides, et les industries qui s’y résignent devraient être bien dépourvues. Ces industries marchent pourtant et d’une allure qui ne les laisse point en arrière. On dit qu’elles abusent de leurs auxiliaires ; leur manière d’en abuser est de les prendre bruts, de les dégrossir et de les former ; elles font d’un apprenti un ouvrier, d’un ouvrier habile un contre-maître ; les grades se gagnent sur le métier ; ce concours en vaut un autre. Dans les éducations préparatoires, où le produit du travail est presque nul, l’ouvrier donne son temps et son argent ; l’éducation en fabrique, dans le roulement de ses profits, peut le rétribuer dès le premier jour et accroître graduellement son salaire. La méthode est plus avantageuse, si elle est moins perfectionnée.
Telle est donc la part des bras ; voyons maintenant celle de l’intelligence. Ici encore les Anglais procèdent à l’inverse de nous ; ils se rattachent à ce que nous abandonnons ; ils ne s’occupent plus de l’ouvrier comme ouvrier, ils s’en occupent comme homme. Tout ce qu’ils ont imaginé d’institutions en sa faveur est en partie pour le distraire de ce travail professionnel qui nous assiège comme une idée fixe ; ils veulent qu’il trouve au dehors autre chose que des réminiscences de l’atelier. Dans les instituts mécaniques, il y a bien ce qui sert, la grammaire, la géométrie, les sciences d’application ; mais il y a aussi ce qui élève les idées et les sentimens, ce qui est supérieur au métier, la géographie, l’histoire, l’astronomie avec des mappemondes et des tables synoptiques ; il y a également ce qui délasse, des jeux d’adresse et de calcul, la danse, la musique, et souvent des thés le soir accompagnés de lectures. Les fatigues du corps ont pour soulagement les exercices de l’esprit ; le tout vient en son lieu, dans son ordre, avec des attentions et des ménagemens infinis. En fabrique, l’ouvrier est. chez le patron ; dans les instituts mécaniques, il est chez lui, quoique le local et les principaux frais soient le produit de libéralités particulières. C’est beaucoup ; on est allé plus loin encore : des collèges ont été fondés pour les ouvriers ; on a voulu atteindre un degré de plus dans la culture de leurs facultés. Trois de ces collèges existent à Manchester ; je les ai visités en détail : ils étaient récens, et les classes étaient déjà garnies. Les matières enseignées portaient sur les lettres autant que sur les sciences. Une circonstance y frappait surtout et mérite d’être remarquée : le latin y figurait comme U figure d’ailleurs dans les programmes de plusieurs instituts mécaniques. Comprendre le latin dans des cours faits à des ouvriers, c’est une hardiesse qui doit donner à réfléchir avant de le supprimer dans nos lycées. De toutes les manières il demeure constant que si en Angleterre l’apprentissage manuel ne dépasse pas le seuil de la fabrique, si on a le préjugé de croire que l’éducation des bras atteint dans cette école un degré de perfection suffisant, d’amples compensations sont ménagées à l’ouvrier quand il a fini sa journée, soit qu’il veuille se raffermir dans la théorie, soit qu’il préfère trouver dans les lettres élémentaires, dans les arts d’agrément, une diversion à ses pénibles travaux. Maintenant qui des Anglais ou de nous suit la meilleure voie ? On peut en juger. N’entrer dans la manufacture qu’avec un fonds d’instruction acquis, c’est un tribut préalable d’argent, de temps et de forces ; acquérir ce fonds dans l’atelier même, c’est atteindre l’objet non-seulement sans dépense, mais avec un bénéfice de l’emploi des forces et du temps ; c’est aussi supprimer, pour l’état ou les communes, le coût et l’embarras des apprentissages préparatoires. Reste à savoir ce que valent les hommes dans les deux cas. Or pour l’habileté manuelle, la vigueur de l’intelligence, l’empreinte du sens moral, aucun peuple ne serait fondé à dédaigner l’équivalent de ce qui se rencontre chez les ouvriers et les contre-maîtres du royaume-uni.
Récapitulation faite, l’exemple des pays étrangers n’est pas de nature à nous pousser vers les imitations. Dans les institutions supérieures, ils ont suivi nos modèles sans les égaler, presque sans les modifier ; nos ingénieurs n’ont rien à redouter d’un rapprochement, et la preuve, c’est qu’on nous les emprunte pour les travaux de quelque importance. Parmi les écoles qui préparent à l’exercice des professions, Châlons, Angers et Aix demeurent sans émules, on pourrait dire sans analogues ; elles sont le fruit d’idées généreuses qui ne germent guère que sur notre sol. L’Allemagne n’a dans ses écoles réelles qu’une ébauche imparfaite ; l’Angleterre maintient comme règle que chaque mode d’industrie trouve en lui-même de quoi se suffire, que, disposant de ses actes dans les limites légales, il doit par conséquent en répondre. Où trouver en tout cela les élémens d’un système qui nous soit approprié ? Celui de l’Angleterre est incompatible, dit-on, avec notre tempérament national ; ailleurs il n’en est aucun auquel on puisse se rattacher : le premier nous est interdit, les autres sont défectueux ; glaner çà et là ce qu’ils ont de bon serait se condamner à une tâche laborieuse pour aboutir à une œuvre bâtarde. Que faire dès lors, et comment conclure ? Ce serait beaucoup gagner ici que d’obtenir de l’état que d’agent principal il se résignât à n’être qu’un auxiliaire. N’importe où, chez l’individu, dans les sociétés libres, dans les chambres de commerce, dans la commune ou les réunions de communes, il se produirait un effort, utile, méritoire, accompagné de sacrifices, l’état y ajouterait ses encouragemens. Il y aurait des subventions, des primes pour les maisons d’enseignement professionnel à un certain degré d’épreuve et sous des garanties déterminées. De ses attributs, l’administration : ne garderait qu’un droit de contrôle en retour de subsides conditionnels. Pratiquée sincèrement, cette conduite introduirait dans nos habitudes un pli nouveau. Peut-être la responsabilité partagée ferait-elle mieux sentir le prix et répandrait-elle le goût de la responsabilité directe, qui seule a une pleine vertu. L’occasion serait bonne de donner cette assiette à l’éducation du pays.
Une réflexion se présente à l’issue de l’examen qui vient d’être fait. Les plans proposés, officiels où non, peuvent se résumer en un mot : c’est un procès que les sciences veulent intenter aux lettres. Les lettres et les sciences étaient autrefois deux sœurs qui se partageaient, inégalement peut-être, mais amiablement, le domaine de l’éducation. Les lettres, comme aînées de la famille, y mettaient bien quelques excès de prétention, accompagnés de grands airs ; volontiers elles réduisaient leurs cadettes à la portion congrue. Celles-ci se contentaient, sans humeur, sans jalousie, de ce qui leur était laissé, visaient au solide et augmentaient silencieusement leur part d’héritage. Aujourd’hui, avec le succès, l’ambition est venue ; les sciences exercent des droits de reprise, discutent les titres, plaident leur cause devant le public. L’heure est habilement choisie, le courant les porte : les lettres sont surtout un ornement, les sciences sont une source de profits, et il y a bien des chances pour qu’elles gagnent leur cause. Voilà le débat qui s’agite dans l’Université, hors de l’Université, devant l’opinion et jusque dans le sein des familles. Or est-ce le cas et le moment d’assister celle des deux parties qui est dans la meilleure veine ? Pour peu qu’on ait observé la marche de l’esprit technique, on sait quel chemin il a fait depuis dix ans, quelles mains le favorisent, et jusqu’où il pousse ses prétentions. Il suffit également de regarder autour de soi pour se convaincre que les études désintéressées ont perdu de leur crédit, et qu’on court de préférence à celles qui sont d’une utilité prochaine. Les sciences elles-mêmes s’en plaignent par leurs organes les plus dignes de respect : elles sont menacées d’être ensevelies dans leur triomphe. La science pure, celle qui ne mène qu’à la considération, est chaque jour plus délaissée pour la science d’application, qui conduit à la fortune. Quand un mouvement s’accuse avec une telle puissance, à quoi bon lui venir en aide ? Quoi qu’on fasse, il aboutira, et si par la suite il nous donnait des calculateurs en trop grand nombre, l’état n’aurait pas le regret d’avoir contribué de ses deniers à enlever à notre nation une partie de sa légèreté et de sa grâce.
On assure, il est vrai, que les lettres ne périclitent pas et, que les bacheliers foisonnent. Qu’ils soient les bienvenus, ils savent du moins quelque latin : peu importe l’industrie qui les façonne ; les moules même en seront à regretter, si l’enseignement purement français prévaut, quelque jour dans nos lycées. Triste jour si jamais il luit que celui où la fleur d’une génération sera coupée en deux tronçons qui ne pourront plus se rejoindre ! Au bout d’un certain temps, à peine se comprendra-t-on ; c’est dans la force des choses. Il n’y aurait pas seulement deux enseignemens, il y aurait deux langues, la langue des lettres, la langue des sciences, cette dernière subdivisée en une foule de technologies. Déjà cet écart est sensible, il ira croissant, et comment l’empêcher ? La langue, la vraie langue, qu’ont lentement formée nos ancêtres et que des chefs-d’œuvre ont consacrée, tient à l’antiquité par ses racines ; elle en a la saveur et le parfum que nous sentons, que nous goûtons sans bien les définir et comme une jouissance familière. Ces figures, ces images, ces allégories qui circulent dans le langage pour lui donner de l’éclat, de la transparence et du mouvement, sont des emprunts faits au génie antique : hors de l’éducation classique, le sens en échappe. L’éducation classique unit pour un temps ce qui doit être plus tard divisé, fournit un diapason commun contre les discordances de la vie. Elle a un autre titre supérieur encore : si elle est la clé de la langue, elle est celle aussi des idées et des sentimens où vient se résumer l’expérience des siècles, et qui sont le patrimoine respecté des peuples mûrs pour la civilisation.
Autant que possible mettons ce dépôt hors d’atteinte, préservons-le de ce qui pourrait l’altérer. Si l’enseignement professionnel est, comme on le dit, un besoin qui s’impose, qu’on ménage à cet enseignement un traitement à part, sans le confondre avec ce qui est éprouvé. On a vu quelles voies cet enseignement se fraie de l’apprenti à l’ouvrier, de l’ouvrier au contre-maître, du contre-maître à l’ingénieur, par des moyens directs et naturels : il n’est ni aussi dépourvu ni aussi insuffisant qu’on le représente ; il existe déjà, sous des formes variées, dans les cours du soir, les cours du dimanche, les cours spéciaux ou supérieurs ; il prendra une force de plus dans les bibliothèques communales, quand elles se seront multipliées sous l’influence de cœurs généreux auxquels on ne saurait trop applaudir. De ces institutions, les unes sont anciennes, les autres récentes ; aucune n’a porté tous ses fruits. Au fond, ce qui manque aux populations, c’est moins le moyen que la volonté de s’instruire ; à quoi serviraient de nouveaux cadres, s’ils ne devaient pas se remplir ? L’urgence n’en est pas démontrée, et on peut sans risque souscrire à un ajournement. En attendant, il est du devoir de ceux qui tiennent en honneur les grandes études de les défendre contre ce qui les affecte ou les menace : nous leur devons ce que nous sommes ; elles nous mettent en communion avec les esprits cultivés du monde entier ; elles répondent à un goût profond même chez les peuples les plus affairés, les plus avares de leur temps, témoin les Anglais, si épris de l’antiquité grecque et latine. Ce n’est pas que ces grandes études aient manqué de détracteurs : les puissances établies en ont toujours. On les accuse de trop abonder dans les jouissances de l’esprit et d’aller jusqu’aux régions où il s’égare, de faire à l’imagination une place qui serait mieux remplie par les réalités. Qu’on laisse agir le temps et le courant des intérêts ; ils auront bientôt emporté ce travers, et le terrain deviendra libre alors devant ces générations positives dont il est au moins inutile de hâter l’avènement.
Louis REYBAUD, de l’institut.