De l’éducation normalisée (système Taylor)


De l'éducation normalisée (système Taylor), de l'esprit de système et autres caricatures du bon sens
Préface de Optique géométrique élémentaire. Focométrie, optométrie
1917



DE L’ESPRIT DE SYSTÈME
ET AUTRES CARICATURES DU BON SENS




« Et le raisonnement en bannit la raison. »


« Car (disait Gargantua) la plus vraie perte de temps qu’il sçeust était de compter les heures. Quel bien en vient-il ? Et la plus grande ruserie du monde était soi gouverner au son d’une cloche et non au dicté du bon sens et de l’entendement. »


Systématique, je définirais l’esprit de système à la mode des mathématiciens. Je préfère vous présenter quelques fanatiques de l’Organisation (système Taylor généralisé). Après les avoir contemplés dans leur travail aussi varié qu’ahurissant, vous serez d’avis que l’esprit de système est la caricature du bon sens. Être en tout et pour tout partisan du système Taylor, prouve une merveilleuse aptitude intellectuelle à la Bocherie. Aussi bien pour nos réformateurs il ne s’agit pas d’organiser ; comme toujours en France, il s’agit de faire un Cours sur l’Organisation et de proclamer qu’on organisera. Donner des conseils et s’admirer, voilà de quoi nos tayloristes sont uniquement capables.

Pour qu’on ne m’accuse pas de dénigrer « systématiquement », j’utilise un volume récemment paru : « Organisation scientifique, principes et applications. » Il doit nous sortir du gâchis par l’emploi du chronomètre comme universelle règle de conduite.

J’espère que le lecteur comprendra quelle sottise, quelle ignorance foncières, recouvrent ces méthodes soi-disant scientifiques. La méthode Taylor est excellente dans certains cas : appliquée à notre vie tout entière, elle est grotesque dans son emphatique puérilité.

Systématiser, c’est généraliser sottement.

En parlant de la méthode Taylor et de l’esprit de système je ne sors pas de mon rôle de professeur. Si la méthode Taylor est bonne, mon enseignement discursif et digressif est déplorable. Comme il représente la tradition française, cette tradition ne vaut rien. Au risque de chagriner les sectaires de la méthode Taylor, je ne laisserai donc pas abrutir les Français par une systématisation aussi ridicule que vaine.

Je ne sais qu’un bon système : apprendre son métier.

Je ne sais qu’une bonne méthode : le travail.


Est-il besoin de prévenir que j’ai pour l’organisation la plus sincère admiration ? Que nous l’imitions, c’est fort bien.

Mais pour nos charlatans il ne s’agit que d’ajouter un cours théorique supplémentaire à tous ceux dont nous crevons.

Organiser est le cadet de leur souci ; pérorer sur l’organisation, voilà qui est bien français, bien universitaire, bien académique !

Un mauvais physicien n’en finit jamais de commencer ses expériences ; il veut toujours doter ses appareils de quelque amélioration supplémentaire. Le temps passe : avec des boniments il persuade que c’est très fort de dire ce qu’on ferait,… si l’on était capable de travailler. Certains pontifes ont le toupet d’imprimer des plans et projets d’expériences. Au lieu de les conseiller aux autres, que ne les font-ils eux-mêmes ? Ils ont bien le temps de toucher des jetons de présence.

Ont-ils si grand’peur, en essayant, de prouver qu’ils sont incapables ? Espèrent-ils qu’on croira difficile de bâcler des projets ? Ils comptent sur la jobarderie française qui prend Nadar et Jules Verne pour des précurseurs et ne distingue pas le fétus de l’homme fait.

Je regrette de ne pouvoir transcrire tout le mémoire de Mistress C. F., mémoire qui est une des perles du riche écrin récemment publié. Son anonymat met à l’aise ma galanterie bien connue. Au reste, puisque les femmes se mêlent de tout, elles n’ont plus droit aux ménagements que motivait la présomption de leur faiblesse. Nos égales, ô belles dames ! n’exigez plus qu’on vous traite en femmes ! Proclamez des âneries : nous dirons que ce sont des âneries. Votre manège déplaît qui consiste à supplanter les hommes par l’emploi de vos mérites féminins. Vous raisonnez comme des savates : on parle cependant de vous confier l’éducation intellectuelle des mâles. Ça sera gentil comme résultat !

Il s’agit de la Tenue scientifique de la maison ; c’est un manuel à l’usage de vos épouses, ô jeunes hommes ! L’auteur veut fixer l’évolution de la femme, normaliser les mouvements opératoires, les conditions ambiantes et les procédés essentiels ; elle veut normaliser l’horaire.

Son mémoire se décompose en deux parties : l’une est absurde, l’autre puérile. Voici quelques exemples :

LISTE DES TEMPS NÉCESSAIRES À DIVERSES OPÉRATIONS
Baigner bébé 
 15 minutes.
Faire les tartines 
 12 m.inutes
Préparer la salade 
 15 m.inutes
Faire un pâté 
 10 à 12 m.inutes
Balayer et ranger 5 chambres par jour 
 30 minutes.
Nettoyer l’argenterie 
 40 m.inutes
Laver la salle de bain 
 20 m.inutes


Je m’arrête pour me tuyauter auprès de ma cuisinière Gertrude.

« Gertrude, lui dis-je, combien faut-il de temps pour laver la salade ?

— Monsieur veut rire ! Cela dépend. Si les feuilles sont lisses, comme la laitue, la salade est plus facile à laver que pour les feuilles tortillées comme la frisée. Je ne peux donc pas répondre à la question de Monsieur.

— Mais vous, Gertrude, combien mettez-vous de temps, pour la frisée, par exemple ?

— Monsieur pose mal la question. Il faut s’entendre. Si Monsieur lave la salade, il saura que le mieux est de la laisser tremper, mettons, une demi-heure. En passant, Monsieur l’agitera. Au bout d’une demi-heure, Monsieur n’aura quasiment plus qu’à l’égoutter, ce qui lui prendra bien 2 ou 3 minutes. Monsieur voit qu’il lui faut une demi-heure au moins, mais que Monsieur peut faire autre chose en même temps.

— Que pensez-vous, Gertrude, d’une dame déclarant qu’il faut 15 minutes pour préparer la salade ?

— Oh ! Monsieur, je dis qu’elle apprit la cuisine au lycée. J’étais en service chez une jeune mariée qui avait un bien gentil mari. Pour se mettre en ménage, elle fit des provisions. Ayant appris la cuisine au lycée, elle crut bon d’acheter une livre de pommes de terre, mais un kilo de poivre. Avec son gentil mari, elle n’en avait pourtant pas besoin…

— Assez, Gertrude ! je veux qu’on respecte le mur de la vie privée ! »

Là-dessus je reprends la lecture de Mistress C. F.

« Recommandons aux femmes qui font la cuisine de réunir, avant de commencer la confection d’un mets, tous les ustensiles qui leur seront nécessaires ; à celles qui repassent, de séparer le linge plat de l’autre afin de repasser à la suite toutes les pièces semblables ; à celles qui lavent, de séparer le linge taché de celui qui ne l’est pas ; à toutes de ne pas interrompre leur travail pour en faire un différent. Dans un autre but, qui n’est plus de supprimer les temps mais les efforts inutiles, les cuisinières s’assoiront pour disposer leurs plats ou éplucher leurs légumes. »

Sous un dehors scientifique, c’est niais ou puéril.

Toute cuisinière s’assied pour éplucher des pommes de terre ou écosser des pois : le conseil est puéril. Dans la cuisine bourgeoise, la disposition des plats exige si peu de temps que s’asseoir serait une peine inutile ; le conseil est bête.

Le passage cité montre le bout de l’oreille. Le système Taylor est excellent pour des gestes répétés 100 000 fois identiques à eux-mêmes, qu’on fait vite, bien et sans fatigue en les systématisant.

Si Gertrude doit repasser dix mille mouchoirs, puis dix mille plastrons de chemise, il est avantageux de commencer par les mouchoirs et de finir par les plastrons, ou inversement. Mais quand dans ma lessive se trouvent 12 mouchoirs et 3 plastrons, je ne vois pas d’inconvénient à intercaler les mouchoirs et les plastrons.

En cette phrase tient l’éloge et le blâme de tout le système Taylor.

Excellent quand l’homme joue le rôle de machine, il est stupide quand l’homme fait usage de sa raison.

Si toutes les salades étaient identiques, on pourrait chronométrer le temps nécessaire à préparer la salade. Comme elles ne le sont pas, Gertrude a raison contre Mistress C. F. Gertrude a raison de faire plusieurs choses à la fois, parce qu’une cuisinière bourgeoise n’est pas un homme qui charge un wagon de gueuses de fonte.

Mistress C. F. conseille de s’arrêter parfois dans ses occupations pour se demander avec angoisse : « Certains de mes mouvements ne sont-ils pas maladroits ou inutiles ? »

Ohé ! Tristram Shandy, voilà votre affaire ! By Jove, il eût été vraiment bon pour vous, équitable et salutaire que Mistress Shandy n’eut pas suivi les conseils encore inexprimés de la Savante américaine. Vous n’eussiez pas subi, neuf mois avant que vous vinssiez au monde, l’irréparable malheur raconté dans vos mémoires.

« Dites-moi, mon cher, demanda votre honorée mère à votre père honoré, n’avez-vous pas oublié de monter la pendule ?

— Bon Dieu ! s’écria votre père, jamais femme, depuis la création du monde, a-t-elle interrompu un homme par une si sotte question ? »

Que disait votre père, je vous prie ? — Rien.

Bon sens.Ce second facteur est à la source des onze autres. N’est-ce pas seulement du bon sens d’éviter de se pencher pour poser un vase à terre quand on peut le suspendre à la hauteur de la main ?

Dans nos bibliothèques nous ne conservons donc que le rayon à hauteur de la main ; dans les musées les tableaux sont tous sur la cimaise ; chez les marchands de chaussures, les cartons sont tous à hauteur d’homme. Question : que faisons-nous du reste des volumes, des tableaux et des chaussures ?

Remarquez les onze autres facteurs.

Caractéristiques de nos grotesques : les dénombrements parfaits !

Conseils aux architectes pour la cuisine : beaucoup de lumière, peu d’odeurs, propreté. J’ai mis ces principes en action pour organiser ma cuisine modèle d’Applecroff constituant ainsi un laboratoire où je puis étudier les méthodes et produits nouveaux.

Et si mon loyer est de cinq cents francs à Paris, ou même de quinze cents ? Il faut donc que je sois millionnaire pour organiser la maison !

Suite d’une opération effectuée dans un milieu normalisé. Pour faire une omelette : prendre les matériaux dans l’office ou le garde-manger (fig. 1), — un pas à droite et battre les œufs sur la table du bureau, — un pas à droite et mettre à cuire sur le fourneau, — un dernier pas à droite et laisser le mets sur la table de service, d’où on le prendra pour le porter avec les autres à la salle à manger. (Pécaïré ! il arrivera froid !)

C’est la première partie ; elle se résume comme suit : préparation des aliments, office, garde-manger, table, bureau, — cuisson des aliments, etc., etc.

Je doute que Mistress C. F. sache faire une omelette. J’ai l’habitude de fondre le beurre ou la graisse, et de verser les œufs battus dans le liquide chaud : ce qui ne colle pas avec la description de Mistress C. F. Deux pas à droite sont insuffisants.

Hélas ! quand on se mêle de normaliser la confection d’une omelette, on est bien dans la salle que les internes de Sainte-Anne nomment l’Académie !

J’ai des poules, je prends au poulailler les œufs dont je compose mon omelette ! Que de pas inutiles, quelle force gaspillée ! Comment expliquer l’énorme labeur que je fais aboutir ! Si vous soupçonniez ce que mes livres représentent de travail matériel (comptons pour nul l’effort intellectuel), vous seriez épouvantés ! Jamais pourtant je ne me presse ; jamais je ne me préoccupe de savoir si mes gestes sont inutiles, parce qu’ayant une bonne éducation française, je ne bombine pas dans le vide, comme dit Rabelais. Rendez-moi visite : vous aurez l’impression que je ne fais rien, au peu de souci que je parais avoir de perdre mon temps. Mais ce serait le diable si vous sortiez de mon laboratoire sans m’avoir appris quelque chose !

Cette mécanisation de l’existence est une invention de maniaques. Jamais homme ne fut plus rangé que moi ; je me couche et me lève avec mes poules ; je déteste veiller, parce que ça me donne mal à la tête. Je pourrais donc servir de starter à nos chronométreurs. Mais entre eux et moi est une différence profonde : je fais cela sans y penser ; ils y pensent toujours : voire ils ne font plus que d’y penser !

Mistress C. F. nous apprend que chaque matin c’est seulement après la visite de ses réserves alimentaires qu’on doit établir les menus des prochains repas. Gertrude, qui ne se pique pas de normaliser, n’achète du nouveau qu’après avoir soupesé de l’œil les restes de la veille. Mistress C. F. et Gertrude ont les mêmes préoccupations : mais ce qui est naturel chez Gertrude est niais chez Mistress C. F., parce que Gertrude est simple et que Mistress C. F. nous la fait à la science !

Ce curieux ouvrage sur l’Organisation scientifique contient d’excellentes choses extrêmement banales, noyées dans un fatras dont le ridicule ne le cède qu’à l’inutilité. Je vous conseille le mémoire de Taylor sur les Gazons de golf : il est bête à manger… du gazon systématiquement desséché.

« En examinant successivement tous les facteurs qui entrent en jeu, on a été conduit à étudier expérimentalement les vingt-trois problèmes suivants :

1o Germination des graines.
2o Nombre de plants au pouce carré.
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9o Élimination des mauvaises herbes.
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15o Défense contre les vers de terre.
20o Protection contre les orages.
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23o Profondeur du sol.

Les sept premières de ces questions exigèrent les études les plus prolongées. Les recherches sur le développement des racines, etc., etc. »

Toute la botanique, la géologie, la météorologie, etc., etc., à propos des gazons de golf !

Et des truismes de cette force, énoncés avec une emphase de pédagogue allemand : « Dans toute recherche scientifique, c’est une règle absolue de ne faire varier à la fois qu’un facteur, pour en étudier l’effet. »

Appliquez donc cet axiome à la protection contre les vers de terre !

L’éditeur français termine ce mémoire d’une inconcevable naïveté par ces lignes mélancoliques : « La mort de F. Taylor a interrompu la publication de cette étude (sur les gazons de golf !). Peut-être y aurait-il eu encore un article pour résumer les résultats acquis et insister sur la méthode de travail mise en œuvre.

Elle se reconnaît facilement à la simple lecture du mémoire et peut se résumer en deux mots :

« Recherche systématique de tous les facteurs ;

« Détermination de la part de chacun d’eux au moyen de mesures très précises. »

Il y a beau temps que les Français ont inventé ces règles profondes.

Oyez le maître d’armes de M. Jourdain ! « Je vous l’ai déjà dit. Tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner et à ne pas recevoir. Et comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez, si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps. Ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet, en dedans ou en dehors. »

Dans la Grande Duchesse (drame philosophique avec musique d’Offenbach), le caporal Fritz, promu général par l’amour de sa souveraine, fait son plan devant le général Boum : « Couper et envelopper, voilà tout le secret de la victoire. On marche ensemble et l’on cogne. » Ce qui remplit d’enthousiasme la protectrice énamourée !

Vous dénombrez les facteurs, vous déterminez ensuite la part de chacun d’eux par des mesures très précises ! Vous avez la fin de la sagesse humaine : … il ne vous manque que la manière de vous en servir…

Mais chez quel diable de Français très authentique ai-je lu des règles analogues ? Cherchons !…

Je cherche,… et je rencontre le Tourangeau Descartes !

On nous sert les règles du Discours de la Méthode comme arrivées par le dernier bateau New-York-Havre !

Je transcris Descartes.

Ainsi au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention…

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu jusques à la connaissance des plus composés…

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre.

Reprenez le volume Organisation scientifique, principes et applications. Sous un jargon de l’autre monde, vous y trouvez en tout et pour tout les règles de Descartes.

C’est vraiment bien la peine d’invoquer la science à propos d’une omelette ou d’une tasse de café !

Malheureusement, pour mettre une tragédie sur ses pieds il ne suffit pas de connaître la règle des trois unités ou d’avoir lu la Dramaturgie de Hambourg. On n’est un savant ni grand ni même présentable parce qu’on n’ignore pas la deuxième partie du Discours de la méthode.

Avant Descartes, Képler et Galilée avaient écrit des mémoires, parfaits modèles d’expérience ou d’observation. Avant Aristote, Socrate raisonnait, bien que ne connaissant pas les règles du syllogisme, les appliquait tout de même. Bacon débite de belles choses sur l’induction ; chaque fois qu’il tente une expérience, piteusement il se blouse : tel celui qui clame un sermon contre l’alcoolisme et se pique le nez au sortir du prône.

Les discours, les conseils, nous en crevons.

Pas tant de règles et plus d’obéissance à la règle ; paa tant de discours, un peu plus d’actes.

Le livre sur l’Organisation est niais parce qu’il proclame de ces vérités éternelles (n’en jetez plus : la cour est pleine !) que tout homme intelligent cultivé à la mode française connaît et applique d’instinct.

Après avoir platement suivi les Scandinaves, les Boches, les Anglo-Saxons,… après avoir oublié que nous étions Français et avoir failli en claquer, n’allons pas à la remorque de Taylor nous débitant pompeusement les règles de Descartes !

Que Taylor ait étudié soigneusement certains problèmes très particuliers, qu’il ait rendu de grands services à l’industrie, personne ne le conteste. Que ce soit un rénovateur scientifique, il faut sortir de l’École Polytechnique pour l’admettre.

Au reste, voyons ce qui fait la gloire de Taylor, en dehors de ses études très spéciales sur les conditions du tournage et sur les machines-outils.

Taylor a découvert (! ?) que lorsqu’un ouvrier fait cent mille fois le même geste, il faut décomposer ce geste en temps et en étudier systématiquement le rythme.

Je veux bien que pour les industriels et les membres de l’Institut ce soit une révélation. Moi qui ne suis ni l’un ni l’autre, je m’étonne qu’on n’y ait pas songé plus tôt, puisque cette décomposition en temps est universellement utilisée pour l’exercice à la caserne, pour la danse, l’escrime, la savate, etc., etc. Sans contester le génie de Taylor d’avoir trouvé que le transport des gueuses de fonte est plus économique quand on procède en 14 temps et 17 mouvements, je n’y vois qu’une application de procédés ultra connus.

Quand je prenais des leçons de danse, je comptais v temps pour la valse à trois temps, p pour la polka, m pour la mazurque, s pour la scottish, et ainsi de suite. Je laisse à déterminer les facteurs v, p, m, s… : à trop m’avancer j’aurais peur de sentir l’hérésie. Mais je n’ai jamais su danser parce que précisément je comptais toujours v temps en tournant la valse, p en oscillant la polka, et ainsi de suite ; de sorte que pour peu que ma danseuse me confiât gentiment qu’il faisait chaud ou que ce bal était charmant, le temps de répondre, voire un monosyllabe, je m’embrouillais dans les coefficients… et je lui marchais sur les orteils. D’où regard offensé, rougeur de ma part, séparation « à l’amiable ». De ces expériences peu nombreuses, cependant définitives, j’ai déduit que les coefficients étaient bons pour apprendre, mais qu’on ne savait qu’à l’instant où l’on parvenait à s’en passer, quand on avait remplacé l’analyse par la synthèse, quand on appliquait d’instinct les règles qu’il avait fallu décomposer pour les apprendre.

Ce que je dis de la danse, je le répéterai de la savate. Il y a quelques années, j’assistai par hasard à une leçon de savate entre apaches. J’allais d’Amboise à Tours, en troisième bien entendu. J’avais comme vis-à-vis un jeune homme dont la mine me frappa. Je fus édifié sur la nature de ses occupations au sursaut qu’il fit quand un voyageur du même âge et de même tournure lui dit brusquement : « Toi, je te connais ! » Mon vis-à-vis esquissa le geste de tirer son surin.

Le lendemain, je me promenais sur les bords de la Loire quand arrivèrent six pâles voyous, parmi lesquels ma connaissance de la veille. Bien qu’on fût en octobre, ces braves enfants mirent veston bas ; et sur la grève j’assistai (d’un peu loin, mais assez près pour entendre) à la plus admirable leçon de savate qui jamais fut donnée. Eh bien ! messieurs les apaches décomposaient en temps le coup du père François ou le coup de la fourchette. C’était charmant de « classique », merveilleux d’analyse… Après quoi, ces artistes bloquèrent les temps. Peu à peu, à mesure que le métier venait, l’analyse fit place à la synthèse. Comme les élèves avaient le désir d’apprendre, à la fin de la séance, qui fut longue, ils vous étranglaient un homme, vous défonçaient l’estomac ou vous crevaient les yeux… sans compter les temps.

Parmi mes camarades étaient des artistes particulièrement doués qui du premier jour valsèrent sans compter les temps. Mais ces Vestris dignes d’une ambassade étaient rares. J’imagine qu’à Montmartre ou à Montparnasse on rencontre des apaches capables de vous appliquer le coup du lapin sans jamais avoir compté les temps ! Aussi bien mes apaches étaient de Tours, c’est-à-dire de la province…

Pour génial qu’on soit, il est bon d’avoir compté les temps : c’est la caractéristique de l’homme éduqué.

L’autodidacte n’a pas compté les temps, et le défaut se reconnaît toujours. Sa manière a de la puissance, mais elle manque de souplesse, d’équilibre, de cette pondération qui fait qu’on admire sans restriction. S’il a du génie, passe encore. Mais s’il en manque, ça devient décousu, incohérent ; ça ne se tient pas ! D’avoir compté les temps ne fait certes pas le génie, mais donne l’apparence du talent.

Que Taylor ait appliqué ces idées banales au transport des gueuses de fonte de la pile sur le wagon, du wagon sur la pile, mérite une statue de fonte, avec comme accessoires un wagon, une gueuse et, sur un tableau faisant toile de fond, l’énumération des temps. Je suis équitable ; l’envie ne creuse pas mes joues de rides prématurées ; l’ictère ne jaunit pas mon teint : je sais récompenser le vrai mérite. Si vous préférez la statue en acier Bessemer, Thomas ou Martin, en acier chromé, manganésifère ou même allié de tungstène, j’y souscris de bonne grâce. Mais, pour Dieu ! respectez les proportions et l’histoire ! N’offrez pas comme une rare découverte ce que faisait le sergent Montauciel, des gardes françaises, quand il enseignait à ses hommes la charge en dix-huit temps.

D’avoir compté les temps rend conscients les gestes instinctifs, ce qui aide la mémoire et supprime la crainte de s’embrouiller. Nous savons qu’il est dangereux, pour les bien exécuter, de réfléchir sur nos gestes habituels. Demandez à Cercleux de vous expliquer comment il réussit la merveille qu’est son nœud de cravate. Il vous répond qu’il va la reproduire devant vous ; mais il est incapable d’analyser son geste… à moins qu’il n’ait fait l’éducation d’un prince (voyez Donnay).

On raille les Boches de ce que leurs professeurs de langues latines déclarent savoir mieux le français que nous. En un sens ils ont raison. Nous connaissons le français par l’usage, ils le connaissent en théorie. Ils parlent mal, mais ils savent comment en théorie on parle bien. Ils ont compté les temps : nous n’avons jamais pris cette peine.

Résultat : tout à coup il nous vient un doute sur une règle de grammaire qu’au surplus nous n’avons jamais sue : nous devons consulter le dictionnaire.

Compter les temps, c’est apprendre intelligemment son métier, au lieu de le pratiquer par routine.

Je fais donc la part légitime au comptage des temps. Toutefois je cote mon français passablement incorrect plus haut que celui de Herr Professor Schweinkoft. Il y trouvera peut-être des fautes de grammaire, mais il n’en appréciera jamais l’astringente saveur.

Les règles de Taylor sur le dénombrement des facteurs me rappellent une curieuse histoire de chameaux. Je la prends par bribes dans un livre que vous lirez avec profit, la Conquête du Sahara, par Gautier.

Le chameau, cet organisme adapté à un pays à part, défie toutes prévisions basées sur notre expérience européenne. Nous ne savons jamais exactement ce qu’on peut se permettre avec lui et ce qu’on doit s’interdire. La charge au dos, de son pas habituel, sans se plaindre (du moins plus que d’habitude, car il est de sa nature mal embouché), le chameau épuisé marche la route. Quand il est à bout, il s’arrête brusquement ; il s’accroupit et meurt avec beaucoup de dignité et un air de penser à autre chose. Il a le masque d’un pince-sans-rire en train de jouer à son propriétaire une bonne farce définitive.

Ainsi sont morts, au service de la France, d’innombrables chameaux.

Je ne crois pas qu’il y ait de massacre comparable à celui de 1901. À cette époque il fallut ravitailler la grosse colonne qui occupa le Touat.

Épreuve terrible : une moitié du cheptel algérien fut anéantie…

À la réflexion, ces échecs sont tout naturels. La domestication des bêtes remonte à l’enfance oubliée de l’humanité. C’est si loin qu’on ne sait même plus exactement quels sont les ancêtres sauvages de nos chiens, de nos chevaux ou de nos poules. Les procédés de domestication semblent un secret perdu.

Avec nos bêtes familières, chevaux ou bœufs, nous sommes liés, sans en avoir conscience, par une sorte de pacte antique, par une accommodation atavique mutuelle. Cela ne s’improvise pas. Qu’on imagine les obstacles à surmonter si, le cheval étant inconnu en France, on voulait organiser le premier régiment cavalerie.

La difficulté (qui se présentait pour l’organisation des méharistes) n’a pas été surmontée ; elle a été tournée. Entre l’État français et les chameaux, éternellement incapables de se comprendre, il y avait un intermédiaire naturel, les tribus nomades du Sahara.

Aux compagnies du Touat, les méharis sont la propriété individuelle du soldat qui les monte, et non pas de l’État. Chaque homme a son petit troupeau particulier de deux ou trois bêtes, qu’il a achetées lui-même sur sa solde, qu’il conserve le droit d’échanger, de vendre, de maquignonner comme il lui plaît et qu’il remplace à ses frais, s’il a la sottise de les laisser mourir.

Ces pâtres-nés que sont les Chaamba savent ce que nous ignorons : assurer la vie d’un chameau en tirant de lui le maximum de travail utile ; ils le savent avec la sûreté d’un instinct.


Vous le voyez, lecteurs. Quand notre administration, qui compte d’innombrables polytechniciens, saturés du flair de l’artilleur, a voulu résoudre ce simple problème, comment faire vivre un chameau dans le Sahara ? elle a piteusement échoué, malgré le dénombrement des facteurs, malgré l’application des règles du Discours de la Méthode et de toutes celles de la Philosophie positive de M. Comte (Auguste). Elle n’a pas été capable de ce que réussit naturellement un Chaamba déguenillé.

Concluez. Ou bien notre administration est composée d’imbéciles : nous repoussons avec horreur cette hypothèse. Ou bien il ne suffit pas de nombrer les facteurs, certaines questions en contenant une si grande quantité qu’il est impossible de faire la part de chacun d’eux. Un intelligent empirisme est alors préférable aux règles du Discours de la Méthode.

Polytechniciens, n’en remontrez aux Chaamba sur l’art de soigner les chameaux, ni aux paysans sur le problème difficile de planter correctement les choux. Bornez-vous à des questions mieux limitées et plus simples : le problème des n corps ou la théorie des ensembles. En tout cas, si vous ne pouvez vous dispenser d’apprendre aux villageoises à traire leurs vaches, que ce soit aux frais de la princesse, mais non pas au grand dam de vos enfants !

La peau du méhari, dit Gautier, est une étrange substance avec laquelle on peut d’une part se permettre des plaisanteries incroyables (puisqu’on ressemelle un pied usé de chameau comme une savate, avec un morceau de cuir quelconque et une alène crasseuse) ; mais, d’autre part, une plaie, si on la soigne correctement avec un pansement antiseptique au sublimé, devient phagédénique et envahit tout l’animal. Il faut la brûler au fer rouge avec une barbarie sauvage, contraire à tous les usages hippiatriques ; si bien que pour un chameau blessé, les soins dévoués d’un bon vétérinaire sont un arrêt de mort.


Après de tels exemples et sans oublier l’importante question du transport des gueuses, nous classerons les admirateurs du taylorisme généralisé dans la catégorie des paralytiques généraux.

Mais ne me faites pas dire ce que je ne dis pas.

Quand un problème est bien déterminé, comme celui de la composition des alliages ou de la trempe des aciers, il n’est pas nécessaire d’être tayloriste pour admettre la nécessité de procéder systématiquement.

Mais ce qui est facile en Chimie, devient impossible en Agriculture ou Zootechnie, et complètement idiot en Sociologie et Économie politique.

Réduit à ce qu’il a d’intelligent, le taylorisme est un truisme : ses adeptes en font une sottise. « Seigneur, protégez-moi contre mes amis ! De mes ennemis je me charge ! »

Je résume ma thèse.

Nous possédons des outils intellectuels. La culture n’est possible que si nous apprenons leur emploi : un apprentissage est nécessaire, humble, pénible et long. L’erreur de ces trente dernières années a été de croire qu’on pouvait tout faire de génie. C’est imiter quelqu’un que de planter des choux ; même pour planter des choux il existe une doctrine, un recueil de préceptes. Toute doctrine est discutable : je ne soutiens pas que nous connaissons la meilleure manière de planter les choux. Mais avant d’innover dans l’art de planter les choux, nous devons étudier ce qui est écrit sur la matière, nous informer près des sages et ne proposer de nouvelles méthodes qu’après avoir sérieusement médité celles de nos aïeux. Bref, avant de penser des choses admirables et définitives, ce à quoi mes lecteurs sont évidemment tous destinés, il faut apprendre à penser.

Il faut connaître les règles anciennes, seraient-elles d’Aristote.

Il faut analyser les opérations de la pensée.

Les imbéciles en restent là ; ils sont systématiques.

N’étant pas des imbéciles, vous ferez le dernier pas ; ayant appris les règles, vous les oublierez comme devenues inutiles.

En ceci consiste l’éducation : apprendre des règles pour apprendre à s’en passer.

Le stupide du bouquin sur Taylor est de conserver pompeusement l’échafaudage. Il y a cent ans, quand on a voulu planter en France des prairies artificielles, les agriculteurs ont procédé de la manière vantée par Taylor pour ses gazons de golf ou de polo. Ils ont cherché quelles graines sélectionnées donnaient le meilleur rendement en fourrage, convenaient aux terrains noyés de la Sologne, résistaient aux vermines. Bref, sans tapage et sans prendre des airs d’avoir… fait la Colonne, ils ont résolu le problème.

C’est lamentable qu’on propose le mémoire de Taylor sur les gazons de golf en modèle aux Français qui ont su replanter leur domaine viticole en sélectionnant les plants, qui tous les jours en découvrent de plus robustes et de plus aptes à se défendre contre les maladies de la vigne.

Cette admiration bête pour l’étranger ne nous sortira pas du pétrin ; il faut admirer ce qu’il y a d’admirable chez nous, reprendre nos traditions intellectuelles, avouer qu’on les avait sottement délaissées.

De l’intelligence, nous en avons à revendre.

Il nous manque une organisation matérielle ; qu’on nous la donne.

Mais pour le conseil de réaffûter les outils d’une certaine manière et de transporter les gueuses sur un certain rythme, qu’on ne s’imagine pas découvrir un Nouvel Organon.

Délicieux adversaires qui ragez de ne pouvoir m’assommer au coin d’un bois, n’espérez pas me prendre en défaut. Je vous répète que le système Taylor a des parties excellentes que connaissaient les Grecs inventeurs du jeu de l’Oie. Ainsi, pour que la conversation ne chaumât pas, ils avaient coutume de dire : « 22, les deux cocottes. » Cette habitude entretenait la chaleur communicative de la réunion familiale, amenait un rire conventionnel, ce qui est une manière réflexe d’égayer les gens, cela, sans fatiguer les méninges.

Les habitudes ont des avantages inestimables.

Elles évitent de penser à des choses qui n’en valent pas la peine, mais qui deviendraient une gêne si l’on ne trouvait pas le moyen de s’accommoder avec elles.

Les habitudes sont des systématisations qui épargnent du temps et de la fatigue.

On blague les Boches qui traversent les ponts sur le trottoir de droite. Croyez-vous amusant, quand on est pressé, de se trouver successivement nez à nez avec trente individus qui se font un plaisir de prendre leur gauche quand vous obliquez à droite, ou leur droite quand vous semblez choisir votre gauche ? De sorte que, pour en finir, vous les suppliez d’énoncer leur préférence !

Posons que les piétons prendront leur droite comme les voitures : nos « libertés » n’en seront pas amoindries.

Mais les Français n’ont pas plus tôt découvert une pancarte les priant humblement de ne pas cracher, qu’ils ramassent tout ce qu’ils ont de salive afin de prouver leur indépendance. En quoi ce sont des imbéciles et des cochons. Ils cesseraient de l’être si l’on osait leur dire qu’ils excitent la pitié et le dégoût.

Le Français imagine la liberté comme une fin, non comme un moyen. Or la liberté considérée comme une fin s’appelle désordre et gâchis. L’ouvrier boche a trouvé chez lui plus de bien-être dans une obéissance joyeusement consentie que nous n’en avons obtenu par notre manie de désobéir.

Nous finirons par crever de faim ad majorent Libertatis gloriam.

Certes, je ne réclame pas le despotisme. Mais je trouve stupide la désobéissance posée comme principe. Si l’on obtient plus de travail avec moins de fatigue en systématisant les gestes, systématisons les gestes.

Les habitudes sont nécessaires ; nous ne pourrions vivre s’il nous fallait à chaque instant analyser nos mouvements. Puisque les gestes sont utiles, apprenons à les rendre le moins fatigants qu’il se peut. Apprenons à marcher : mais qu’en marchant nous ne soyons pas constamment occupés à compter nos pas.

Le système Taylor a du bon !

Systématisons les choses mécaniques, mais ne systématisons pas notre pensée. Or, que font tous nos jocrisses politiques, si ce n’est de systématiser des formules ?

La force des choses s’occupe vraiment de leurs formules !

Le système Taylor généralisé est exécrable !

Dans ces trente dernières années on a commis faute sur faute par oubli de ces vérités premières (ouvrez vos rouges tabliers !).

On s’est dit que tout le monde pondait des métaphores sans en connaître la théorie (c’est à la Halle qu’on en fabrique le plus). Donc on a supprimé la Rhétorique.

On s’est dit que tout le monde faisait des syllogismes sans avoir étudié Port-Royal ou Aristote. Donc on a supprimé la Logique.

On s’est dit que tout le monde savait parler correctement (! ?) sans avoir désossé sa langue. Donc on a supprimé la Grammaire. Je me trompe : on l’enseigne aux gosses à peine sevrés ; on fait alterner la règle des participes et le biberon.

En cela on s’est conduit comme de tristes idiots. On fait des litotes ou des catachrèses sans savoir que ce sont des litotes ou des catachrèses ; mais il n’est pas indifférent de l’avoir su. On conclut en Barbara sans avoir conscience que les trois propositions sont affirmatives générales ; mais il n’est pas indifférent que l’esprit ait été ployé à cette gymnastique. Ceux qui écrivent passablement ne confondent pas les formes : je racontai, j’ai raconté ; mais il est bon qu’une fois dans sa vie on soit contraint à la distinction pédante, mais essentielle, des temps qui expriment le passé.

Apprendre la grammaire, la rhétorique, la logique, c’est décomposer le mouvement, c’est compter les temps : c’est appliquer la méthode Taylor. Et c’est en quoi cette méthode, si elle n’est pas neuve, est intelligente, au moins sous cet aspect très particulier de l’analyse et du chronométrage des gestes élémentaires dans le transport des gueuses de fonte.

Dire que la rhétorique est inutile si l’on naît Démosthène, la logique si l’on naît saint Thomas (de la Somme), la grammaire si l’on naît Vaugelas, est d’un crétin, parce que Démosthène, saint Thomas ou Vaugelas ne laissaient pas d’être très forts sur la théorie des sciences qui firent leur gloire. Dire qu’on risque d’éteindre par ces études les dispositions naturelles, c’est énoncer le contraire des faits les plus certains : on ne sait bien que ce qu’on apprend par principes, mais assez longtemps, assez complètement pour ensuite pouvoir oublier les principes.

Voltaire prisait à très haut point les études que lui avaient imposées les Jésuites ; l’auteur de Candide savait admirablement la grammaire, la rhétorique et la logique. C’est l’armature de ses facéties, c’est pourquoi ses facéties sont encore lisibles.

Revenons à cette excellente Mistress C. F. qui fait de sa cuisine un laboratoire.

Son prodigieux enseignement proclame qu’il est bon de ne pas faire de gestes inutiles. Tout ce fatras pseudo-scientifique pour énoncer ce qu’en cinq secs Arthur, maître d’hôtel au Grand Restaurant des Asticots, apprend à Auguste, le garçon nouvellement arrivé.

« Tu comprends, lui dit-il, le cuir est cher : faut ménager ses godillots. Si tu charries une assiette à la fois, tu te fatigues. Tu embêtes le miché qui se fait vieux en attendant sa bidoche ; il regimbe sur le pourboire. Si tu te presses, tu risques de virer dans le panorama et d’abîmer les oignons de la dame. Tu n’imagines pas ce que ces guenons ont de la rancune ! C’est pis que la mule du pape ! Encore si tu écrases leurs orteils, n’y en a que pour dix ans à te battre froid. Mais si par malheur tu fiches de la graisse sur leurs fringues, mon vieux ! c’est la haine à mort ! Elles iront jaspiner auprès du singe ; t’auras plus qu’à rendre ton tablier. Pour t’éviter ce fâcheux contretemps, reluque un peu comme je fais ! »

Là-dessus, Arthur empile assiettes sur assiettes, quitte à plonger le dos de l’une dans le potage que contient l’autre. Arthur s’en bat l’œil, parce qu’on lave si bien la vaisselle au Grand Restaurant des Asticots, que le dos des assiettes est aussi propre que la face ! Puis, d’un pas de sénateur, Arthur s’avance souriant, majestueux et digne, ayant conscience qu’il donne urbi et orbi une leçon de taylorisme.

Au bout de huit jours, Auguste est dessalé : il n’use plus ses escarpins. Son geste est onctueux et rare, sa démarche lente ; mais il abat sa besogne à l’entière satisfaction du miché et de la dame, qui reviennent. Allez déjeuner au Grand Restaurant des Asticots : vous prendrez une leçon définitive sur l’art d’éviter les gestes inutiles.

L’ordre ne consiste pas à griffonner des notes sur tous les sujets, comme le recommande Mistress C. F.

L’ordre est dans l’esprit, non dans la pratique normale du mémorandum, précieuse pour les maîtresses de maison.

Dans mon entourage, jamais je n’ai vu tenir des comptes de ménage.

Malgré quoi les comptes se balancent, de manière que la dépense est, à quelques francs près, la même tous les mois que Dieu fait, et justement celle qui convient. J’ignore toujours ce que j’ai dans mon porte-monnaie, mais je ne le trouve jamais vide devant l’imprévu. Mon secret est de laisser une marge entre ce que je gagne et ce que je dépense. Voilà l’ordre et le bon !

Ne soyez pas dupe de cette fausse science qui énonce avec fracas des vérités de la Palisse.

Voici les lois fondamentales de l’organisation taylorienne du travail :

1re Loi. Il est nécessaire, avant de commencer d’agir, d’avoir une connaissance complète de ce que l’on veut faire et de définir d’une façon très précise le but visé.

Ce qui revient à proclamer qu’avant de prendre votre billet, il faut savoir où vous allez.

Malheureusement, le monde se classe en deux catégories : les gens qui savent ce qu’ils font et qui n’ont cure de vos conseils ; les gens qui croient le savoir. Or ceux-ci, pour qui vos conseils seraient bons, sont persuadés qu’ils les appliquent. Alors…?

Si l’éducation en une dizaine d’années ne vous a pas mis l’esprit en ordre, comment un précepte, serait-il en italiques, accomplirait-il ce prodige ?

2e Loi. — Il est nécessaire, avant d’entreprendre un travail, de préparer des instructions très précises pour tout ce qui doit être fait, quand et où chaque opération doit être exécutée, dans quel temps elle doit être achevée.

Les apprentis physiciens vous apportent une thèse, achevée sur le papier. « Je fais telle expérience : elle donne ceci ou cela. Si elle donne ceci, je fais telle autre expérience ; » et ainsi de suite jusqu’à la gauche. Ô tristesse ! la première expérience fournit un troisième résultat qui rend inutile le reste des prévisions.

3e Loi. — Avant de se proposer d’entreprendre un travail déterminé, il faut s’arranger pour se procurer les machines les mieux adaptées à ce genre de travail.

Exemple. Nous voulons conquérir Madagascar. Nous fabriquons 102 327 voitures en acier sans nous inquiéter de savoir s’il y a des routes à Madagascar. Pour avoir le sens commun, la troisième loi s’énonce : avant de conquérir Madagascar, allez y coloniser afin d’apprendre les conditions de la conquête.

4e Loi. — Pour chaque sorte de travail, il est nécessaire de choisir les ouvriers les mieux adaptés et de ne jamais les détourner de leur travail.

Il ne faut pas transformer en manœuvres les ouvriers spécialisés.

Fort bien. Mais à quoi donc servaient les apprentis du temps qu’il y avait des apprentis, si ce n’est à éviter que le « maître » quittât sa tâche ? Admirable découverte et vraiment neuve !

Vous savez maintenant ce qu’on appelle : « Organisation scientifique, principes et applications ! »

Parmi les échafaudages à supprimer, que l’esprit systématique pieusement conserve, mettons au premier rang les classifications.

Il est bon de classer. Mais outre que tout n’est pas classable, il est mauvais d’être l’esclave de ses classements. Il faut éviter de rompre une continuité parfaite ; par désir d’une vaine symétrie, il ne faut pas accorder la même importance aux termes d’une énumération.

Un bon exemple de sottise dans les classifications est fourni par Reuleaux (c’est un Boche) dans son Cours de mécanismes ; ou par Laboulaye, Français très authentique, dans son Cours de cinématique.

Les mécanismes sont inclassables, parce que trop nombreux, trop divers et s’empruntant des organes. L’homme de bon sens distingue quelques groupes, par exemple les encliquetages et déclics. Sous prétexte de classement, l’homme systématique rapproche les outils disparates, éloigne les analogues. Alors que l’éducation doit montrer les rapports, il n’insiste que sur les différences. Il met dans des groupes divers un engrenage et une crémaillère, alors que l’intérêt pédagogique de la crémaillère est d’être la limite d’un engrenage. Tout à l’avenant.

Certes la classification est le dénombrement parfait de Descartes.

Mais, loin d’attribuer de l’importance pratique aux règles de Descartes, je soutiens que, pour ce qu’elles valent, ce n’était pas la peine que Taylor les repondît.

Descartes nous raconte que l’exacte observation de ce peu de préceptes qu’il avait choisis, lui donna telle facilité à démêler toutes les questions de l’analyse géométrique et de l’algèbre qu’en deux ou trois mois, non seulement il vint à bout de plusieurs qu’il avait jugées autrefois très difficiles, mais il lui sembla vers la fin qu’il pouvait déterminer en celles qu’il ignorait, par quel moyen et jusqu’où il était possible de les résoudre.

Mais croire les auteurs sur la manière dont ils font leurs découvertes est d’une extrême naïveté.

Ils systématisent après coup, pour donner l’apparence d’une tentative raisonnée au résultat heureux de tâtonnements bien dirigés. À qui persuadera-t-on qu’il était nécessaire d’écrire le Discours de la Méthode pour appliquer l’Algèbre à la Géométrie, si ce n’est aux philosophes également nuls en Algèbre et en Géométrie ?

Les préceptes sont inutiles au cerveau bien éduqué, parce que bien éduqué, au cerveau mal éduqué, parce que mal éduqué.

Une éducation n’est pas un serinage de préceptes ; c’est la mise en état de s’en passer.

Inutile de répéter : Ayez de l’ordre.

Par une éducation bien dirigée, obtenez qu’on ait de l’ordre sans y penser.

Un cours sur la Tenue de la maison n’apprend pas à tenir une maison : payez d’exemple. Oh ! je ne vous défends pas de joindre le précepte, de résumer l’exemple en formules lapidaires. Mais pensez-vous que mes préfaces auraient le retentissement… qu’on leur reproche, si mes livres ne leur servaient pas de témoignage ?

Guillaume II, roi de Prusse et empereur d’Allemagne, a bien en évidence sur son impérial bureau la règle impériale de son impériale conduite.

Par imitation pour le maître, tout Boche parvenu à l’âge de raison (c’est une manière de parler) achète une conduite. On en a publié qui ne manquaient pas de saveur. C’est le comble de l’organisation.

Le Français âgé de plus de dix-huit ans qui éprouve le besoin d’inscrire sa règle de vie, est un fumiste ou un détraqué.

La conduite, l’ordre, les gestes mesurés, résultent de l’éducation. Une tragédie de Racine, une fable de La Fontaine, un cours de science bien composé, donnent le sentiment de l’ordre, apprennent l’économie du geste, mieux que tous les systèmes Taylor et toute la normalisation transatlantique.

Il faut d’abord compter les temps, il faut apprendre les règles, il faut analyser les méthodes, il faut distinguer les opérations,… mais juste assez longtemps pour rendre possible la suppression des échafaudages.

Les règles sont bonnes pour apprendre à s’en passer.

Par exemple, il est nécessaire qu’on distingue au début les méthodes de la Géométrie euclidienne des méthodes de la Géométrie cartésienne. Mais plus tard, dans la résolution des problèmes, il est stupide d’hésiter sur l’emploi simultané des figures et du calcul. Si le français n’y va pas, que le patois y aille, disait Montaigne.

Au début de l’enseignement de la Mécanique, il faut étudier en eux-mêmes les principes divers sur lesquels on peut la fonder ( principe du parallélogramme, du levier, du travail virtuel). Mais c’est être systématiquement idiot que d’appliquer toujours un des principes, sous le prétexte d’un exposé plus uniforme.

L’esprit de système est la marque d’une intelligence atrophiée, incapable de se plier à la complexité des phénomènes, retranchant les trois quarts du réel, raisonnant faux par étroitesse d’horizon. L’esprit de système s’attache à une formule, puis n’en démord pas, quitte à amputer les faits de tout ce qui ne va pas dans la formule.

Pour certains professeurs de physique, la Mécanique se réduit à la conservation de l’énergie. Sur les trois équations du mouvement ils en suppriment délibérément deux pour ne voir que le théorème des forces vives, poussant ainsi l’esprit de système jusqu’à l’absurde.

La séparation artificielle des Sciences a de graves inconvénients.

Par exemple, il est entendu que la Trigonométrie n’est pas de la Géométrie euclidienne.

Voyez pourtant quelles simplifications seraient obtenues par l’introduction des notations trigonométriques dans le troisième livre, en conséquence de la similitude des triangles. Vous démontrez que le rapport de la projection orthogonale d’une ligne et de cette ligne ne dépend que de la grandeur de l’angle α qu’elle fait avec la droite de projection. Pourquoi ne pas appeler tout de suite cos α ces rapports et en donner une table, puisqu’ils simplifient le langage et abrègent les formules ?

Vous établissez le pont aux ânes. Pourquoi ne pas définir le sinus et utiliser ce nouveau rapport ? Ça ne se fait pas en conséquence d’une systématisation idiote ! Vous y viendrez, sous la poussée de vos élèves qui n’ont plus de temps à perdre !

Pourquoi tant d’efforts contre de si évidentes bêtises ?

Mon cher lecteur, vous êtes Français. Vous avez donc qualités éminentes.

Malheureusement la fée Granipote a laissé dans votre berceau deux petits défauts : vous êtes vaniteux comme un paon et paresseux comme une loutre ! Vous êtes énergiquement décidé à n’en pas fiche une secousse ; mais vous avez le prurit d’être considéré comme un puits de science.

Cependant vous n’êtes pas très assuré de l’admiration qu’on a pour vous.

Pour calmer votre inquiétude, vous avez découvert un principe réconfortant qui est la pire des âneries : l’intelligence générale suffit à tout.

Ce que vous appelez intelligence générale, ce que nos ministres (sans le croire, je l’espère pour leur santé intellectuelle) nomment « la forte discipline des études classiques », consiste à avoir des lumières de tout sous forme de tuyaux : un tuyau pour chaque sujet, à moins que vous ne trouviez le moyen de condenser en un seul tuyau une infinité de sujets. Tous ces tuyaux convergeant à cette ignominie, le Bachot, palladium de la bourgeoisie française, « premier pas dans la vie », à savoir première leçon donnée par l’État qu’on parvient à quelque chose avec du piston.

Ils sont même forcés d’avouer officiellement que seuls de rares professeurs de faculté y maintiennent quelque propreté.

Puis vous entrez à l’X.

Au lieu de comprendre que le Débrouillage n’est de mise qu’à l’intérieur du métier que l’on connaît, que le fameux système D consiste à utiliser son acquis au mieux des circonstances imprévues, ce qui suppose l’existence de cet acquis, vous y posez comme postulat commode que pour construire indifféremment des ponts, des aéroplanes, des allumettes, des couleurs d’aniline, des appareils photographiques, des systèmes philosophiques ou des tragédies en cinq actes et en vers, il suffit de réciter le théorème de Sturm.

C’est ce qu’à l’École vous appelez l’intelligence générale.

Conséquence : vos allumettes ne prennent pas !

Nous vous avons trop vus, pendant la Guerre, gâchant, gaspillant, démolissant pour reconstruire, démolissant encore, avec une insouciance des frais pire que le vol. Vous n’avez pas pris un centime ; mais votre nullité, votre incurie, votre sottise ont perdu des milliards !

Que nous ayons pour vous des sentiments très différents de l’estime, ne vous en étonnez pas. Retournez-vous contre vos imbéciles de professeurs, bafouilleurs transcendants pour mettre les choses au mieux.

On vous avait seriné que le théorème de Sturm suffit à tout.

À l’École Polytechnique vous avez flâné, confiants dans le théorème de Sturm.

Aux écoles d’application, le théorème de Sturm était votre viatique.

Et c’est ainsi que nous avons senti le vent de la défaite… !

Vraiment nos sentiments pour vos maîtres et vous sont fort loin de l’estime !…

Vous aviez, du reste, trouvé quelque chose d’épatant pour cacher votre nullité professionnelle, à savoir qu’il fallait juger les gens d’un métier par leur aptitude à en faire un autre. L’avancement des officiers dépendait des conférences sociales et économiques qu’ils débitaient dans les casernes : ils devaient connaître non pas l’organisation des Ennemis probables, mais les derniers perfectionnements des Sociétés coopératives. On jugeait les professeurs de Faculté sur les foyers du peuple ; on classait les recteurs sur les jardins ouvriers.

Vous dites que je suis naïf, que tout cela était l’apparence, que les avancements se décident ailleurs. Vous avez raison : ce n’étaient que des prétextes ; mais le malheur est qu’on ait pu mettre en avant de tels prétextes…

Et voici qu’au lieu de revenir au bon sens, que de poser enfin qu’un métier s’apprend, que le théorème de Sturm ne remplace pas la capacité professionnelle, d’autres charlatans surviennent qui clament : « Succès ! succès étonnant ! (roulement de tambour.)

« La Science universelle en cinq leçons par la méthode Taylor ! Organisons ! Organisons !

« L’organisation, messieurs, ne consiste pas à savoir son métier, comme des gens le déclarent qui se proposent de vous contraindre au labeur exténuant ! L’organisation c’est, messieurs, de compter les facteurs ! (roulement de tambour). Plus de fatigue, plus de souci ! La méthode réussit même en voyage et n’exige aucun régime apparent. Apprenez à compter les facteurs ! (roulement de tambour).

« Il ne s’agit plus, messieurs, de profiter de l’expérience des anciens, de vous mettre à l’apprentissage de ceux qui savent, ce qui est long et fatigant. Il suffit d’acheter un block-note et de normaliser tout en comptant les facteurs ! (roulement de tambour).

« Entrez dans ma boutique, messieurs ! Vous y trouverez au plus juste prix les méthodes perfectionnées pour le comptage des facteurs ! » (roulement de tambour, orchestre ; Barnum montre un chien savant qui compte les facteurs, pendant que la foule se précipite dans la baraque).

Et voilà pourquoi je pars en guerre contre cette nouvelle armée de crétins !

Que le crépuscule du Théorème de Sturm ne soit pas l’aube du Comptage des facteurs !

Nous voici naturellement amenés à l’enseignement de l’Optique

Systématique, je choisirais délibérément une des méthodes classées et je m’y tiendrais. Un auteur anglais en catalogue six principales : d’où six manières d’enseigner l’Optique géométrique.

Heureusement pour vous je déteste l’esprit de système.

J’appliquerai donc successivement toutes les méthodes.

Je partirai de la loi de Descartes qui est à la base de l’Optique géométrique ; je calculerai la marche des rayons, en ayant bien soin de vous prévenir qu’ils n’existent pas. Je vous montrerai que les théorèmes obtenus s’interprètent par un changement de courbure de certaines surfaces ; d’où la notion de dioptrie. Je vous parlerai des transformations homographiques et de la méthode abstraite de concevoir la correspondance point par point. D’où trois méthodes qui serviront ensuite d’outils, appliquées suivant les cas de préférence l’une à l’autre.

Dans le second volume je me servirai de la fonction caractéristique et de l’eikonal.

Enfin dans le volume sur les Interférences et la Diffraction ces résultats seront interprétés par la théorie des ondes.

Vous verrez ainsi tous les aspects du problème. Vous saurez l’Optique Géométrique quand vous aurez assimilé ces méthodes assez bien pour raisonner dans l’une ou dans l’autre, sans même vous douter que vous passez de l’une à l’autre.

Pour faire votre éducation, je compterai les temps ; mais elle ne sera terminée qu’à l’instant où vous cesserez de les compter.

L’Optique géométrique peut être envisagée comme susceptible d’applications. Si j’étais systématique, je vous ferais la théorie abstraite de l’Optique géométrique, me gardant comme du feu de tout ce qui est applicable, oubliant délibérément que je porte des lunettes et vous, qui êtes beaux, des lorgnons !

Heureusement pour vous, lecteur, je ne suis que raisonnable. Je ne manquerai donc pas de créer l’occasion d’entrer chez l’opticien, chez l’oculiste. Je justifierai ce que je mets sur la couverture de mon livre : « Ce volume contient les matières exigées à l’entrée de nos grandes écoles, mais exposées d’une manière intelligible et utilisable. »

L’Optique géométrique est une science d’approximations.

Dans ce volume je ne traite que la première.

Si j’étais systématique, devant exposer la seconde dans le volume suivant, je croirais nécessaire de préparer des formules assez générales pour être immédiatement applicables aux problèmes ultérieurs. De sorte que, pour apprendre les éléments, vous auriez une peine infinie.

Heureusement pour vous, je préfère me répéter.

Je démontrerai donc les théorèmes utiles en faisant dès le début les hypothèses simplificatrices, laissant aux autres de les introduire à la fin, quand l’obscurité est complète à l’ombre des algèbres inutiles. Je ne mettrai pas des cosinus pour le plaisir de les remplacer par un, des sinus pour les égaler à l’arc : méthode saugrenue qui s’étale dans tous nos livres élémentaires.

Afin que vous appreniez facilement l’Optique Géométrique, que vous en connaissiez les diverses faces, que vous en compreniez les applications, il faut que je sois discursif, digressif ; il faut que je remplace les démonstrations par des explications ; il faut que je me garde du système !

Ô mes adversaires, vos livres démontrent qu’on peut être systématique et désordonné. Par exemple…

Il est amusant et profondément éducatif de voir un principe fournir ses corollaires. Le bon sens exige donc qu’on mette sous la même couverture tout ce qui découle d’un même principe.

Vous procédez autrement. Vous faites une horrible salade d’Optique géométrique élémentaire (première approximation), d’Optique géométrique supérieure, d’Optique ondulatoire. Et quand vous avez mis en vrac les notions les plus disparates, vous êtes fier de savoir tant de choses. Mais le caractère discursif de mon enseignement vous scandalise !

Je vous offre un traité d’Optique Géométrique Élémentaire, tout ce qu’on peut imaginer d’élémentaire. Les mathématiques employées sont de la force du bachot. Eh bien ! mes bons amis, dites combien il reste actuellement en France de Savants (! ?) qui savent ce que contient ce volume, qui ont fait toutes les expériences décrites, bref, qui connaissent l’Optique Géométrique Élémentaire ?

Évidemment avec mon livre, après six ou neuf mois de travail, ils arriveront à bien savoir l’Optique Géométrique Élémentaire, à la condition toutefois qu’ils aient des dispositions. Comprenez-vous maintenant le mépris souverain que j’affiche pour ces hâbleurs, grands manipuleurs d’équations, de probabilités, de relativités et de sottises qui, malgré leurs poses, leurs airs et leur bouffissure, ne savent pas… l’Optique Géométrique Élémentaire ?

Qu’ils l’apprennent, au lieu de nous raser avec le taylorisme et autres systèmes à fabriquer des idiots !

La France frôle l’abîme parce que les Français veulent tous éternuer plus haut que leur nez ; ils sont dirigés par une bande de crétins s’efforçant de se tenir debout la tête en bas et finissant par marcher à quatre pattes dans leur désir d’être originaux.

Remettons-les à l’endroit à coups de botte !

Apprenons-leur qu’il est plus difficile de savoir… l’Optique Géométrique Élémentaire, que de s’adonner au bafouillage grandiloquent.

Vous, étudiants, sur qui la France compte pour réparer les fautes de vos pères, ne soyez pas systématiques. Ayez une vie normale, mais non pas normalisée. Croyez au bon sens, ne croyez pas aux formules. Il n’y a pas de formule magique pour réussir.

Travaillez.

Le vrai « Sésame, ouvre-toi » est la ténacité dans l’effort.

« Mon travail avance, dit l’autre. J’en ai encore pour dix ans : ne perdons pas une minute ! »

En cela imitez les Boches !

Ne comptez pas sur les blocks, mémorandums, fiches et autres moyens artificiels. Il est clair que je sais beaucoup de choses ; vous ne trouverez cependant sur mon bureau ni fiches ni classeur : je case les choses dans ma tête. Je regarde autour de moi, non dans les agendas. N’imitez pas qui se croit du génie parce qu’il prend des notes. Ne prenez pas de notes. Vous oublierez d’abord bien des choses : ce sont écoles profitables. On a toujours perdu la note qui précisément serait utile : on gâche plus de temps à la chercher, qu’à réfléchir à la difficulté présente.

Soyez débrouillards, mais dans le domaine de votre métier.

Sans vous embarrasser d’un système (autre que le D), résolvez le cas présent par la méthode particulière la mieux appropriée.

Fichez-vous des théories générales : elles ne servent à rien.

Ne soyez pas pressés. On a toujours du temps de reste. Les choses viennent à point à qui sait attendre… sans perdre son temps.

Ne musez pas.

Si vous prenez du repos, prenez-le complètement : Age quod agis. Bacon disait qu’il est bon de se saouler une fois par mois. Appliquez le conseil en gens qui se respectent ; allez vous promener, la canne à la main, le sac au dos. Saoulez-vous de grand air, de belle nature, de montagnes, de forêts, de cris et de paradoxes : ça vaut mieux que de repasser ses notes.

Soyez simples. Rappelez-vous cet admirable discours qu’un curé de campagne adressait à deux jeunes mariés, discours plus utile dans sa feinte candeur que tous ceux de Bossuet : « Soyez heureux, mes enfants : c’est là le vrai bonheur ! »

M. Lala, professeur à la Faculté, a bien voulu se charger de dresser la table des matières ; je lui en adresse mes sincères remerciements. Elle rend l’ouvrage plus utile en permettant de retrouver aisément les matières dont on a besoin.