De Yeddo à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 78-104).
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DE
YEDDO A PARIS
NOTES D'UN PASSANT.[1]

II.
MANILLE. — SINGAPORE.


IV.

26 mars. — Le soleil, en se levant, illumine la baie et la ville; les montagnes volcaniques de Luçon se dressent tout autour de nous et nous cachent la haute mer; dans la brume matinale on distingue les mâts, les dômes, les clochers de Manille, surgissant au-dessus d’une cité plate, bâtie au niveau de la marée. Quelques heures se passent à attendre la libre pratique, et nous entrons à petite vitesse dans les eaux jaunes du Passig, dont l’embouchure est protégée par un fort et une jetée. De chaque côté sont rangées les embarcations pontées, d’une forme toute spéciale, qui servent aux petits voyages dans l’archipel. Sur la rive gauche s’étend la ville de guerre, enfermée dans ses bastions et ses retranchemens; sur la rive droite, la ville marchande, où nous abordons après 1 mille environ de navigation; c’est là que le port maritime se termine par un pont en pierre. C’est aujourd’hui dimanche et la douane est fermée. On ne peut cependant ni rester à bord jusqu’à demain ni descendre sans bagages. J’essaie de me rendre à terre avec un sac à la main, mais le carabinero m’arrête : il n’est permis d’emporter que le contenu d’un mouchoir. Fâcheuse aventure! ce sac renferme tout un arsenal indispensable et inamovible; que faire? Je prends le parti de l’emporter suspendu dans une serviette nouée par les quatre coins. La consigne est observée. Il faut, pour gagner la rive, se risquer dans de petites pirogues longues, étroites, taillées dans un simple tronc d’arbre et surmontées d’une légère toiture d’osier; le tout vacille à chaque mouvement, mais les naturels les manient avec tant de dextérité qu’elles ne chavirent pas toujours. C’est en cet équipage que je débarque à la fonda de Lala, le moins mauvais des deux hôtels que possède Manille.

Au seul aspect des lieux je reconnais bien vite le vieux meson espagnol, et la vue de la table d’hôte où je prends place me le rappellerait assez à défaut même de l’odorat; mais ces petits inconvéniens disparaissent devant le plaisir de trouver une réunion cosmopolite des plus intéressantes, parlant tomes les langues et exerçant toutes les professions. Je ne tarde pas à lier connaissance avec un jeune naturaliste français qui explore depuis deux ans les Philippines, à la recherche d’oiseaux inconnus, dont il a réuni déjà cent cinquante espèces, et avec un docteur autrichien qui poursuit dans les parties inexplorées de Luçon des expéditions fertiles en découvertes anthropologiques. Grâce à eux et à l’obligeance de M. Ducourthial, notre consul, avant la fin du jour j’ai été mis en relations avec le petit nombre de nos compatriotes résidant à Manille et avec quelques-uns des principaux étrangers. Quant aux Espagnols, il se divisent en deux catégories : les commerçans, peu nombreux et d’une fréquentation peu attrayante; les fonctionnaires, qui voient d’un mauvais œil les étrangers arriver chez eux et ne les admettent pas aisément dans leur intimité; on vit un peu à part les uns des autres.

Les rues de la vieille colonie catholique, un dimanche à l’heure de la sieste, sont complètement désertes, et le voyageur, emporté par une maigre haridelle dans un tilbury de louage, a tout loisir d’en considérer la structure uniforme. La plupart sont étroites, poudreuses; la plus large, l’Escolta, contient les bazars, les magasins européens, offre l’aspect d’une rue marchande de petite ville; les maisons, bâties en pierre de taille, à deux étages, sans jardin, n’offrent de notable que le mode de fermeture. C’est une série de châssis grillagés en forme de losanges, sur lesquels sont appliquées des lamelles plates au reflet nacré, fournies par un coquillage transparent très répandu dans l’archipel indien, le planorbe. C’est ainsi qu’on s’abrite de la pluie et du soleil, en sacrifiant nécessairement beaucoup de lumière. En traversant le Passig, bordé de maisons qui viennent se baigner coquettement dans sa fange, on entre dans la ville forte, entourée de murailles et de glacis : ici le calme est plus grand encore; le long des fossés extérieurs s’étend sur le bord de la mer le Patio, promenade d’environ 1 mille, brûlante tout le jour, où l’on ne se rend qu’au coucher du soleil. Je constate cette fois la parfaite exactitude de cette phrase avec laquelle le nouvel arrivant est partout accueilli par les résidens blasés : Il n’y a rien à voir. Notons cependant la cathédrale de 1664 et le palais du gouverneur, ruinés de fond en comble en 1803 par un épouvantable tremblement de terre; la statue de Charles IV, bienfaiteur de Manille (c’est Philippe III qui lui a donné ses armoiries et son titre de « très noble cité »); le palais neuf du capitaine général. Après diverses visites, l’heure habituelle de la promenade, me ramène au Patio, animé cette fois par une foule d’équipages qui vont et viennent, et s’arrêtent enfin à l’une des extrémités, au bout d’une esplanade, où la musique de la garnison joue des airs médiocres et peu écoutés. Là, les dames descendent au bras de leurs cavaliers et daignent poser leurs petits pieds sur le sable; on se rencontre, on se salue, les groupes se forment et se séparent. N’était l’encadrement magnifique de la baie inondée des feux d’un soleil couchant, on se croirait au Prado; l’éventail frémit dans ces petites mains bien gantées, la mantille s’agite coquettement. Les caquets vont leur train; c’est ici la patrie du commérage, et tout le long de l’année on y mène l’existence désœuvrée et babillarde des villes d’eau. Quel dommage que la nuit vienne si vite avec la brusquerie particulière aux latitudes tropicales, et ne permette pas plus longtemps de distinguer ces gracieux profils d’Espagnoles, auxquels se mêlent les visages plus basanés de quelques mestizas. Elles mettent une certaine coquetterie à n’arriver que juste au moment où le jour baisse; encore n’est-ce que depuis peu d’années qu’elles consentent à faire quelques pas, liberté qui choque singulièrement la pruderie de la vieille école.

Cependant il s’en faut bien que la société manillaise apparaisse en ce moment dans tout son éclat, m’apprend une dame espagnole avec qui j’ai le plaisir de dîner le soir même : non-seulement la vieille colonie, visitée à plusieurs reprises par les typhons et les tremblemens déterre, frappée dans son commerce par la concurrence des autres nationalités qui sont venues exploiter l’extrême Orient, bouleversée dans son administration par les changemens politiques survenus en Espagne, a perdu son antique splendeur et du même coup renoncé aux fêtes, aux réjouissances, à la vie légère et somptueuse d’autrefois; mais elle est en outre en ce moment sous le coup d’une guerre qui prive les dames de leurs maris et de leurs cavaliers, fait le vide dans les cercles et préoccupe fort le gouvernement. Le capitaine général s’est rendu sur le théâtre de l’action avec toutes les troupes disponibles, et l’on attend chaque jour avec anxiété des nouvelles de la flotte, qui n’arrivent pas. Voici l’origine de cette guerre, dirigée en apparence contre des pirates, et provoquée en réalité par de graves considérations politiques. Les Espagnols sont si peu maîtres des différentes parties des Philippines, qu’ils craignent à chaque instant de voir s’y établir, dans quelque île indépendante du Sud, une de ces nations inquiétantes dont les flottes sillonnent les mers de Chine en quête d’un point favorable pour y planter leur pavillon et y établir un port de commerce et une station navale. Si l’Angleterre a besoin de se maintenir, l’Allemagne a envie de s’installer, et fera ombrage à tout le monde tant qu’elle n’aura pas choisi sa victime. Un pareil voisinage, outre qu’il porterait atteinte à la souveraineté théorique que l’Espagne réclame sur tout l’archipel des Philippines, annulerait complètement le profit qu’elle retire de sa colonie par les monopoles et les douanes, car tout le commerce des épices s’écoulerait par le nouveau port, où d’habiles concurrens ne manqueraient pas d’instituer la franchise. Or le sultan de Sulu, maître d’un petit groupe d’îles à l’extrémité méridionale de l’archipel, bien loin de respecter la ligne de douanes dans laquelle le gouvernement espagnol voulait l’enfermer, a noué presque ouvertement des relations commerciales avec les marines anglaise et allemande, qui lui apportent notamment des cargaisons d’armes, alors que l’importation même d’un simple fusil de chasse est ici l’objet d’une prohibition absolue. On a vu dans ces faits la menace d’une intrusion étrangère, et, pour faire cesser un trafic qu’elle regarde comme une violation de ses règlements, comme pour établir en fait son droit de souveraineté, l’Espagne a entrepris, sous le prétexte de châtier quelques pirates, une guerre dirigée moins contre ceux qu’elle frappe que contre leurs alliés occultes. Les débuts n’ont pas été heureux, on a opéré un débarquement maladroit, perdu beaucoup de monde sans combat; il a fallu envoyer successivement 8,000 hommes, dépenser beaucoup d’argent pour affréter des navires qui manquaient et qui reviennent chargés de malades; enfin on a rencontré un insuccès matériel et moral, là où l’on espérait un facile triomphe, et Manille est en ce moment sous le coup de cette pénible situation où chacun craint pour un parent ou un ami. Cependant on annonce le retour du capitaine général à qui doit être offerte une fête triomphale : il ne faut pas laisser trop longtemps dans le deuil cette population impressionnable et avide de démonstrations bruyantes.

27. — Quiconque n’a pas pris le parti de dormir en compagnie des jackos et des cancrelats doit renoncer à goûter ici un instant de repos : les premiers sont de petits lézards inoffensifs dont on finit par aimer à la longue le petit cri strident ; les autres sont une des plus dégoûtantes créatures de Dieu, qui se glisse effrontément partout où il y a quelque chose à ronger; quant aux moustiques, on peut facilement les défier sous un rempart de gaze, mais c’est alors en sacrifiant le peu d’air qui reste à respirer dans une rue de Manille, cette rue fût-elle un canal comme celle sur laquelle s’ouvre ma fenêtre. A tous ces avantages, il faut ajouter l’apprentissage des lits, composés simplement d’un treillis de rotin semblable à celui de nos chaises de canne, tendu sur un cadre, sans matelas, et couvert d’un unique drap. Autant de précautions contre la chaleur qui ne sont pas moins efficaces contre le sommeil.

J’essaye de dédouaner mon bagage; mais entre temps j’ai appris qu’il faut, pour introduire un fusil (ma malle en contient un), être préalablement muni d’un port d’armes qu’on n’obtient pas sans beaucoup de protections et de démarches; impossible d’y songer; il ne faut pas penser davantage à l’entreposer en douane : on ne me le rendrait qu’après une demande justifiée, j’en aurais pour quinze jours avant de me rembarquer. J’y renonce et, laissant ma malle à bord du Leonor, j’emporte, toujours dans un mouchoir, le linge qui me manque; mais tout n’est pas fini par là. On va faire la visite minutieuse du navire et faire ouvrir toutes les caisses pour saisir la contrebande. Or j’ai, outre mon Lefaucheux, deux sabres japonais destinés à des cadeaux; me voici immédiatement passé à l’état d’agent provocateur, introduisant un arsenal. Le cas est pendable. Ma foi! advienne que pourra; je laisse le chief-master du Leonor se tirer de là comme il voudra, en lui donnant plein pouvoir de me livrer à la sévérité des lois, moi et mes munitions, ou de m’épargner la corvée du déballage. Dix jours après, j’entrais en possession de ma malle, la veille de mon départ pour Singapore; il en avait coûté quatre piastres pour fermer les yeux du carabinero, qui fort heureusement pour ma bourse n’était que caporal. C’est par ces tracasseries, par ces mesquins obstacles, que le gouvernement espagnol se propose d’écarter et de dégoûter les étrangers; il s’enferme chez lui, se cache, essaie de faire le silence autour de son empire insulaire, comme un mari jaloux confine la femme trop belle dont il ne se sent pas digne. Le système des douanes est essentiellement prohibitif, les droits énormes arrêtent la production et détournent le consommateur; la surtaxe de pavillon interdit à la marine marchande l’accès du port : on en est ici encore au vieux système colonial du XVIIe siècle, on ne tolère que les rapports avec la métropole, on veut tuer la concurrence, et c’est la colonie qu’on étouffe.

Dans les rues, qui ont repris avec le travail leur animation, on voit circuler toutes les variétés de type, de couleur et d’allures. Voici d’abord le Chinois, non plus sale, déguenillé, livré aux plus rudes métiers, comme à Hong-kong, mais grave, net, décent, parvenu par sa patience au rang de patron, plein de morgue, faisant sentir sa supériorité à l’indigène, qui l’accepte. Ce sont les Tagals dans le nord de Luçon et les Bissayos dans le sud qui, sous la désignation très vague d’Indiens, composent l’élément indigène soumis aux Espagnols. Quoique se rattachant à la famille malaise et à la race brune, les Tagals parlent un dialecte très différent du malais, subdivisé lui-même en plusieurs sous-dialectes qui varient suivant les provinces. Hors de la ville même, très peu d’entre eux comprennent quelques mots d’espagnol. Leur teint est d’un brun clair et semble susceptible de se rapprocher du jaune olivâtre quand ils mènent une vie sédentaire à l’abri du soleil ; leurs cheveux sont noirs et lisses, leur barbe rare, leur nez épaté, leurs lèvres épaisses, mais non saillantes comme celles du nègre, leurs yeux bien ouverts, noirs, expressifs, ombragés de longs cils; ils sont de taille moyenne et généralement bien faits. Les hommes coupent leurs cheveux courts, et, quand ils ne se coiffent pas, par économie ou par coquetterie, d’un chapeau de fabrication européenne, portent un chapeau de paille ou de cuir, terminé en pointe, dont la forme convexe rappelle exactement celle d’un couvercle de soupière et dont les ornemens d’argent atteignent quelquefois une grande valeur. Ils vont généralement pieds nus et n’ont pour tout vêtement qu’un pantalon de toile et une courte chemise retombant par dessus, le tout d’une blancheur toujours irréprochable. Il est rare qu’ils sortent, sauf pour un travail de force, sans emporter sous leur bras, attaché à la patte par un fil, leur inséparable ami, le coq de combat, qu’ils entretiennent dans un état d’exaspération perpétuel. Les femmes se contentent de relever par un peigne leurs cheveux, qu’elles laissent flotter sur les épaules; elles portent une jupe d’indienne rouge faite d’une pièce d’étoffe qu’elles entortillent sans ceinture autour de la taille; leur camisole courte, soulevée sur la poitrine par une gorge ferme et opulente, flotte au-dessus de la jupe sans s’y rattacher et laisse souvent voir la naissance des hanches. Un scapulaire pend toujours à leur cou; elles sont laides et ont l’allure moins dégagée que les hommes. Comme eux, elles ne cessent de fumer le cigare que pour chiquer le bétel. La seule coquetterie des femmes se concentre dans le choix de la camisole qui couvre leurs épaules et du fichu dont elles s’entourent quelquefois le cou ; le coton et la mousseline sont les étoffes les plus employées, mais la plus recherchée est le piña, c’est-à-dire un tissu d’un blanc mat, léger et transparent, fait avec l’écorce d’ananas. Quand le pilla est couvert de broderies, il ressemble à une dentelle et atteint une finesse admirable et des prix énormes ; une simple chemisette se vend jusqu’à 100 piastres; les naturels des Philippines y attachent une valeur de convention sans limite. Ils ont aussi un goût immodéré pour les bijoux, les bagues surtout, les pierres précieuses, et ne se laissent pas tromper facilement par le clinquant et les imitations que le commerce européen essaie de faire passer chez eux. La bijouterie est un des principaux articles d’importation à Manille.

La domination espagnole est bien loin de s’étendre sur toute la population des Philippines. Sans parler des îles où elle ne s’est jamais établie et des nombreux districts indépendans de Tagals et de Bissayos, il y a des races entières qui lui échappent dans l’intérieur même de la grande île de Luçon, qui n’a jamais été explorée complètement ni par la conquête ni par la science. Le gouvernement ne fait aucun effort pour agrandir ses connaissances sur la géographie et l’ethnographie de cette belle colonie; c’est tout au plus s’il consent à délivrer des passeports aux étrangers plus curieux qui essaient de pénétrer dans ces régions nouvelles. Je dois au docteur autrichien dont j’ai parlé plus haut, M. Körbel, l’explorateur le plus hardi de cette région, des renseignemens qui peuvent se résumer ainsi. Deux races distinctes et sans parenté apparente entre elles habitent l’intérieur de Luçon, les Négritos et les Hygrotes. Les premiers, connus et classés depuis longtemps sous le nom d’Andamènes, rappellent le nègre d’Australie, placé au dernier échelon de la race noire. Petits, courts, les cheveux crépus, les membres grêles, ils errent en petites bandes dans les montagnes, n’ayant ni villages, ni maisons, ni tribus, et possédant à peine un rudiment de langage incompréhensible et d’organisation ; ils se rapprochent de cet état dit de nature qui inspirait tant de regrets à Jean-Jacques Rousseau. Armés d’arcs et de flèches empoisonnées, ils se livrent à la chasse et incendient les hautes herbes qui poussent aux flancs des montagnes, pour faciliter le développement des jeunes pousses qui attirent les daims. Ils se nourrissent aussi d’insectes, de fourmis notamment, de toute sorte de choses dégoûtantes; leur peau est couverte de dartres et de squammes ; à part la fabrication de leurs armes grossières, il n’y a chez eux aucune industrie. Ils se trouvent principalement sur la côte occidentale, et dans leurs courses approchent parfois des centres habités, mais sont assez inoffensifs.

Les Hygrotes, plus grands et plus forts que les Tagals, appartiennent à la race noire, mais au rameau papou, et se rapprochent, par leur structure, des nègres de la Nouvelle-Guinée. Peuple cultivateur et guerrier, ils vivent par tribus, toujours en guerre, retirés dans les montagnes au penchant desquelles ils font pousser le riz. Ce sont les femmes qui travaillent la terre et se livrent à toutes les opérations serviles, tandis que les hommes fortifient le camp retranché. Ils ont des chevaux, des bœufs, dont ils mangent la chair. Leur façon de faire cuire le riz est particulière : dans l’entre-nœuds d’un fragment de bambou on fait une entaille, le riz est introduit dans l’ouverture ainsi pratiquée; on bouche hermétiquement le trou en rappliquant le fragment détaché, et l’on place le bambou sur le feu; le riz est cuit avant que ce fragile récipient n’ait eu le temps de se consumer. Ils habitent des maisons de bois spacieuses, car le sapin, qu’on va chercher à grands frais au Japon, se trouve ici même en abondance; il ne manque que des chemins pour l’amener jusqu’au lieu de consommation. Le gouvernement de la tribu est entre les mains du conseil des anciens, les vieilles femmes ont aussi voix au chapitre ; l’esprit de sociabilité semble très développé chez eux. Aussitôt en âge de travailler et d’apprendre, les enfans des deux sexes sont séparés de leurs parens et envoyés dans des camerias, où ils apprennent, suivant leur sexe, les différens travaux de la vie rustique ou le métier des armes. Très braves, ils sont armés de la lance et du bouclier ; leur suprême orgueil est de réunir le plus grand nombre possible de têtes coupées sur leurs ennemis; ils les laissent pourrir sur leur porte comme des trophées. Un jeune homme n’a le droit de prendre femme que lorsqu’il en possède au moins quatre ; mais dans les sauvages conditions de ce calcul, une blanche vaut deux noires. Il paraît qu’ils ont contre les Espagnols en particulier une haine profonde. Un gouverneur de province, dans une expédition, ayant été massacré avec 35 hommes, son successeur fit de vains efforts pour se faire rendre la tête du malheureux, qui se trouvait être un beau blond barbu, devenu pour son propriétaire l’objet d’un engoûment spécial, arrosé chaque jour d’huile de coco et entretenu avec mille raffinemens dans sa châsse. Ils ont un dieu du bien, qui est honoré, et un Dieu du mal, qui est battu, garroté et étranglé quand il arrive quelque malheur; le docteur Korbel en a envoyé à Vienne une statuette au quart de grandeur naturelle, qui n’est pas trop grossière. Dans les montagnes habitées par les Hygrotes on trouve le climat et la flore de l’Europe centrale; il y a une grande quantité de gisemens de cuivre et d’or que les naturels n’exploitent pas, mais dont ils connaissent parfaitement la valeur; si leur dialecte est inconnu, quelques-uns d’entre eux comprennent le tagal et font des échanges avec les Indiens de la plaine. Tout porte à croire que de grandes richesses sont enfouies là sous la garde de ces farouches pasteurs.


V.

28 avril. — Muni d’un léger bagage et d’un itinéraire que je dois à l’obligeance de mon jeune naturaliste, pourvu d’un domestique tagal avec lequel j’échange quelques mots d’anglais mêlé d’espagnol, je prends place sur le bateau à vapeur qui remonte le Passig et la lagune, grand lac d’eau douce d’où s’écoule le fleuve. La sortie de la ville est charmante ; les deux rives du fleuve sont encadrées de cases indiennes, dont beaucoup servent de maisons de campagne à des Européens ; elles sont élevées sur un solide pilotis de 2 mètres environ, précaution nécessaire contre l’humidité pendant la saison des pluies ; un vaste toit de chaume, couvrant une charpente légère ceinte d’un clayonnage d’osier et de bambou, s’avance au-dessus des vérandahs garnies de fleurs et de plantes grimpantes; les terrasses descendent jusque dans le lit du Passig, étalant à l’œil enchanté leurs riches végétations. Le bananier, le bambou, l’ananas, le cocotier, rivalisent de vigueur et conservent sous un ciel de feu la fraîcheur de leurs tons variés. Dans les appartemens largement ouverts, on voit de jeunes femmes savourer dans un élégant déshabillé la brise matinale, tout en jouant avec leurs perroquets. Rien ne peut rendre l’impression de bien-être qui se dégage de tout cet ensemble harmonieux et calme; voici enfin dans leur plénitude la nature exubérante des tropiques, la vie molle et facile, le laisser-aller créole; on voudrait ralentir la marche du steamer, qui file de toute sa vitesse devant ces tableaux délicieux. Il laisse cependant Manille derrière lui, les villas disparaissent, mais l’animation ne diminue pas; les cases d’indigènes, plus petites et moins élégantes, mais toujours pittoresquement juchées sur leurs échasses, se multiplient à mesure qu’on avance. Des hommes circulent sur les berges, poussant leur mule ou portant des fardeaux; les femmes entrent dans la rivière jusqu’à la ceinture pour y laver leur linge aux bariolages éclatans ; les enfans barbotent à plaisir dans cette eau tiède, et leur nudité chaste donne au paysage je ne sais quoi de primitif et de patriarcal. Le long des rives glissent, du milieu des nénuphars, des pirogues maintenues en équilibre par deux longs bambous fixés latéralement à la hauteur de flottaison, chargées de fruits, de fourrages ou de passagers, que manœuvrent à la pagaie deux Tagals rompus à cet exercice. Dans les champs, les buffles accouplés traînent lentement la charrue ou, vautrés dans quelque mare fangeuse, soulèvent d’un air pacifique leur tête élégante et leurs cornes arrondies. Comment quitter cette orgie de couleur et de lumière pour s’asseoir devant la maigre pitance arrosée d’un vin épais et liquoreux que le Passig offre comme repas à ses passagers? Remontons bien vite sur la passerelle; mais déjà tout change : les bords s’écartent, la végétation est remplacée par une plaine d’alluvion en partie inondée; nous entrons dans la laguna.

C’est en effet moins un lac qu’une lagune sans profondeur, aux eaux troubles, une sorte de bassin plat formé par une très légère dépression de la plaine environnante et entourée à distance d’une ceinture de montagnes. Il y a si peu de fond que notre vapeur ne pourrait se frayer un passage dans le chenal balisé, et qu’il est obligé de transborder sa cargaison et son personnel sur un autre plus petit, qui l’attend à l’entrée de la passe. Le cadre s’élargit de plus en plus; on perd de vue les rivages pour ne voir que les hauteurs boisées qui les dominent de tous côtés. Pendant que chacun se case comme il peut pour faire la sieste, je m’empare du capitaine, qui me détaille les environs et ramène toujours l’entretien, par des transitions savantes, sur les tribulations que lui cause l’insouciance de son équipage, composé de natifs. On s’arrête de temps à autre à certains points pour prendre et laisser des passagers, mais toujours loin des villages, que le vapor ne peut approcher sous peine de s’envaser. Les pirogues monoxyles font alors force de rames pour accoster; on leur jette les ballots, on s’embarque, tout le monde se tient debout dans ces troncs roulans, et l’on fait ainsi un demi-mille pour gagner le bord. C’est tout ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’ici, comme mode de transport et de communication, pour échanger les produits de la capitale contre ceux de la province. Ces mêmes esquifs ne naviguent pas seulement à la pagaie, ils se couvrent d’une mâture et d’une immense voile latine sans chavirer; il est vrai qu’en ce cas on y fixe pour maintenir l’équilibre un appareil aussi simple qu’ingénieux, bien connu de quiconque a navigué sur les côtes de l’Asie. Deux traverses fixées perpendiculairement à la paroi de l’embarcation s’avancent au ras de l’eau, à une distance d’environ 2 mètres, et supportent une lourde poutre est fixé à chaque bout, d’une longueur égale à la moitié de celle de la pirogue; grâce à cet appendice, si l’esquif penche du côté où la poutre est fixée, celle-ci en s’appuyant sur l’eau produit une résistance qui l’aide à se relever; si au contraire il penche du côté opposé, la poutre entraînée hors de l’eau fait contre-poids et ramène le canot vers l’équilibre. Il n’est pas d’embarcation plus sûre ni plus singulière d’aspect. On les voit cingler à toute vitesse dans le lointain, poussées par un vent violent qui ne présage rien de bon ; puis le ciel s’assombrit, l’horizon se rétrécit, et l’on ne voit plus rien qu’une averse torrentielle. Les passagers indigènes, exposés à la pluie qui fouette, s’abritent comme ils peuvent : les femmes se blottissent les unes contre les autres sous une natte, quelques mestizas se réfugient dans le salon des premières pour ne gâter ni leur fichu blanc ni leur robe de soie noire; le grain passe, et, après douze heures de navigation, on débarque, toujours en pirogue, à Santa-Cruz, dernière escale sur la lagune.

Comme les autres villages que nous avons aperçus de loin, Santa-Cruz est situé à quelque distance de la lagune; je gagne à pied l’unique fonda, dont je m’adjuge l’unique chambre, inoccupée depuis longtemps, à en juger par l’épaisse couche de poussière qui y recouvre toute chose. Quelques rues sablonneuses, bordées de petites cases, groupées autour de l’église, composent le bourg, traversé à chaque instant par les Européens qui se rendent dans la province. Quelques constructions en pierre annoncent la fonda, le presbytère et le tribunal. C’est vers ce dernier édifice que je me dirige pour arrêter un cheval. Dans chaque localité, on trouve en effet sous ce nom un bureau où il suffit de s’adresser à l’avance pour obtenir les moyens de transport, âne, cheval, buffle, voiture, dont le pays dispose et que comporte la route à parcourir. Il faut une volonté bien trempée pour absorber le souper que l’on trouve dans une auberge espagnole tenue par un mestizo; je me console de l’insuccès de mes efforts en songeant mélancoliquement aux déceptions du chevalier de la Manche, qui prenait les hôtelleries pour des châteaux et dut y trouver souvent une aussi maigre chère. Qui dort dîne, assure-t-on : essayons; autre affaire, pas de moustiquaire! On m’assure naturellement qu’il n’y a pas de moustiques à Santa-Cruz ; mais j’ai trop appris à mes dépens en maintes conjonctures ce que vaut une telle assertion pour m’y fier: tandis qu’on va quérir l’objet demandé, j’écoute l’étrange musique qui s’élève des cases environnantes. C’est une psalmodie triste et monotone, dans un ton mineur, qui rappelle l’office du vendredi saint dans nos églises; les Tagals aiment à se réunir autour d’un feu de paille destiné à écarter les insectes, pour chanter bien avant dans la nuit ces litanies mélancoliques, jusqu’à ce que le sommeil les gagne.

29. — Au point du jour, le son des cloches appelle tous les fidèles à Y angélus; sur la place de l’église, je vois une population en prières, les femmes à genoux, les hommes debout, la tête nue dans une attitude craintive plutôt que recueillie. On prétend qu’il n’y a rien de plus dans leur respect qu’une consigne strictement observée; que le clergé, par ses exigences et son oppression, soulève des colères sourdes chez des gens qui le subissent et le paient sans l’aimer. Je ne puis m’en rendre compte que par ouï-dire. Le cheval n’est pas prêt à l’heure dite; le muletier tagal est, paraît-il, de l’école espagnole, je pars bravement à pied suivi de mon groom improvisé et d’un porteur de bagages. Un chemin large, sablonneux, bordé des deux côtés de cocotiers, d’aréquiers, d’arbres à larges feuilles, mène à Pagsangan et à Magdalena. On pourrait se croire à mille lieues de toute civilisation, si l’on ne rencontrait de loin en loin un planteur mestizo dans son tilbury ou un carabinero qui revient de quelque inspection. A mesure que le soleil monte et que la route s’élève vers la haute montagne qui domine toute la laguna, la fraîcheur matinale fait place à une atmosphère lourde qui rend la marche pénible. Quel bienfait alors de trouver constamment à sa portée les noix de coco, qu’un naturel va cueillir en grimpant à l’arbre, ouvre d’un coup de tranchet et vous donne à boire, encore tout humides de rosée ! C’est le matin qu’il faut s’offrir ce simple régal; dans l’après-midi, l’eau s’échauffe et n’est plus qu’une boisson insapide et malsaine.

Quelques cases annoncent un village, c’est Magdalena; le tribunal est installé dans une petite barraque gardée par un carabinero Tandis que j’y attends un cheval qui broute encore en pleine forêt, un vacarme assourdissant m’annonce le voisinage de l’école; ce sont en effet de petits moricauds qui ânonnent à tue-tête l’alphabet indigène; on ne leur enseigne pas un mot d’espagnol. De même qu’au Japon, la méthode pédagogique consiste à faire répéter le même son aux enfans criant tous ensemble. Le maître n’intervient que pour donner la note et rappeler à l’ordre les gosiers paresseux. L’attente est longue : un premier muletier, envoyé à la découverte d’une monture, ne reparaît plus; un second est lancé à sa recherche; le petit officier de village qui donne les ordres a plutôt l’air de faire une prière qu’une injonction. Tout cela est primitif et constitue pour le voyageur des difficultés pratiques, misérables sans doute, mais suffisantes pour lui donner le droit d’accuser hautement l’incurie de l’administration coloniale : il aimerait mieux moins de saluts, moins de révérences et plus de rapidité. J’enjambe enfin un misérable diminutif de cheval, et songe, en voyant mon guide en faire autant, à Don Quichotte suivi de son fidèle Sancho Pança. La route devient de plus en plus détestable, elle gravit à travers la forêt les pentes d’un volcan éteint, couvert d’une végétation luxuriante; pas d’habitations, peu de passans; nous croisons cependant toute une caravane qui se rend à Santa-Cruz. Une douzaine de chevaux de bât portent des jarres d’huile de coco; derrière eux toute une famille de Tagals, hommes et femmes, juchés à cru sur leur cheval, houspillent les retardataires et les poussent au trot sur les pentes rocailleuses. C’est un tableau tout fait, encadré à souhait pour tenter un peintre.

Un pli de la montagne, un pont d’osier au-dessus d’un torrent me font reconnaître à l’avance, d’après les descriptions qu’on m’en a faites, Mahaijay, où j’arrive épuisé par un jeûne prolongé. Je croyais être obligé de demander l’hospitalité dans le couvent, comme cela se pratique en province, mais je trouve une fonda, où déjà est installé un jeune homme fort aimable qui m’offre successivement en trois langues de partager son repas, et me rend mille services avant de savoir ni mon nom ni ma nationalité. Connaissance faite, il paraît qu’il portait l’uniforme de la landwehr tandis que je grelottais dans la capote du garde mobile, et que nous nous sommes plus ou moins canardés d’un côté à l’autre de la Seine, échangeant des balles avant de partager des plats de pois chiches; mais, je l’ai déjà dit, les questions de nationalité s’effacent vite entre particuliers, à cette distance de l’Europe, dans ces contrées où règne la franc-maçonnerie des peaux blanches. C’est donc bien volontiers que je me laisse gagner par un accueil si prévenant et que, pourvu d’un nouveau cheval aussi chétif que le précédent, j’accompagne mon nouveau guide à la cascade de Botokan, qu’il m’a proposé de me faire voir.

Pendant une heure et demie, nous cheminons par des sentiers étroits à travers la forêt solitaire, descendant dans des gorges profondes pour franchir à gué les torrents et remonter l’autre rive, suivant des yeux le vol d’un oiseau au plumage éclatant qui s’est envolé à notre approche, essayant en vain de nommer toutes les essences d’arbres qui se pressent et s’enchevêtrent autour de nous, et calculant ce qu’il faudrait d’efforts pour tracer des routes à travers cette végétation aujourd’hui impénétrable et inutilisée. Au bout de deux lieues, nous apercevons une nappe d’eau limpide que traverse notre route; des arbres nous en cachent le cours inférieur, mais au détour, spectacle unique! ce n’est plus la nappe d’eau limpide qui se continue, c’est une cataracte qui la remplace. Une fissure de la montagne s’est ouverte un jour en cet endroit, et le fleuve tombe perpendiculairement d’une hauteur de 50 mètres dans un sombre couloir, où on le voit courir et bouillonner au loin. On reste fasciné, dans une contemplation muette, en présence de ces brusques et sauvages efforts de la nature, qui font ressortir par leur contraste le spectacle normal et régulier de ses lois éternelles.

Nos Indiens, toujours armés du tranchet qui ne quitte pas leur ceinture, se mettent à fureter dans le bois, pendant que nous nous reposons au bord de la cascade à demi submergés par l’écume : ils nous apportent des cocos, des œufs de serpent trouvés dans un tronc de palmier, des plumes d’oiseau, dont la vue fait bondir de joie le cœur de mon compagnon, naturaliste à ses heures. Devant nous se dresse, dans toute la gloire d’un soleil couchant, le Mahaijay, qui a donné son nom au village voisin : haut de 8,000 pieds, il paraît plus haut encore, grâce à cet isolement et à cette structure conique et régulière propres aux volcans éteints. Aussi loin que la vue s’étende, elle ne rencontre que les ondulations infinies de la futaie, révélant une intarissable puissance de sève. Le jour qui baisse nous force à regagner la fonda, accompagnés d’un essaim de lucioles qui voltigent au hasard autour de nous, ou se groupent en quantités innombrables sur un arbre semblable à un candélabre à mille branches.

La lune ne tarde pas à se lever dans une atmosphère calme; une légère brise secoue autour de nous, comme un bouquet de fleurs, les arômes subtils de la forêt; les cigales mêlent leur mélopée stridente aux carillons lointains des crapauds invisibles. On entend glisser et bruire autour de soi tout un monde d’insectes ; la vie déborde de toutes parts, et l’homme assiste, spectateur étonné, aux ébats d’une immense fête nocturne : c’est sous de tels cieux que devait naître le panthéisme, c’est d’un tel spectacle que devait sortir l’adoration des forces et des mystères de la nature.

30. — J’avais voulu d’abord pousser plus loin, gagner Lugbang et Tayabas ; mais à quoi bon explorer d’autres lieux moins beaux que celui-ci? Je préfère ne quitter qu’au dernier moment ce site enchanteur. Laissant mon compagnon d’hier se mettre en chasse, accompagné d’un Tagal qui sait lui montrer un oiseau à d’énormes distances, je vais flâner sur les bords du torrent, où notre aubergiste envoie puiser une excellente eau de montagne. De petites sentes conduisent au bord du ruisseau, encaissé entre deux hautes parois de verdure d’où les feuilles et les pétales de magnoliers volent en tournoyant dans les tourbillons. Il faut sauter de rocher en rocher pour en remonter le cours. Attiré par un bruit de voix, je tombe au milieu d’une bande de lavandières qui cessent, pour me regarder, de frotter leur linge contre des tiges fibreuses de savonnier, employées ici en guise de savon. Les femmes tagales ne sont généralement pas belles, mais vues ainsi en groupe, dans un cadre agreste et sauvage, au milieu de leurs simples occupations, elles forment un détail qui s’harmonise avec l’ensemble. D’autres femmes que celles-là jureraient avec le reste du paysage. Un peu plus haut, le torrent est dominé par un pont de pierre en ruine, aux culées couvertes de lianes, dont l’arche forme une sorte de berceau de verdure : l’ombre est si épaisse, la nappe d’eau si transparente... comment résister à la tentation de se plonger dans cette baignoire naturelle, disposée à souhait, comme les thermes de quelque voluptueux Romain? Comment s’arracher ensuite à l’enivrante fraîcheur de cette gorge pleine de murmures et de parfums?

Au retour, je rencontre mon chasseur escorté de deux carabineros rébarbatifs, qui viennent examiner son port d’armes, laissé par lui à la fonda, et en prennent soigneusement copie. Nous allons ensuite faire visite, ainsi qu’il est d’usage, aux moines franciscains, dont le couvent et l’église dominent le village; mais à midi ils ont commencé la sieste : nous y retournons à trois heures, elle n’est pas terminée; c’est ici, paraît-il, l’abbaye de Thélème. La vie monacale aux Philippines rappelle les jours sombres du moyen âge; l’ignorance, la paresse, l’égoïsme oppressif d’un clergé régulier plongé dans de grossières jouissances, font le sujet de tous les discours. Il est facile de deviner ce que de tels maîtres ont fait, au point de vue moral, d’une population dont le gouvernement espagnol leur a, de gré ou de force, complètement abandonné l’éducation. De la religion, ils ne lui ont enseigné que l’obéissance aux pères, quelques pratiques mesquines, l’usage des chapelets, des scapulaires, l’habitude de chanter des litanies ou de réciter des prières. Ils ont fait de l’apostolat un moyen politique de gouvernement à leur profit, répandu la terreur du prêtre plus que l’amour de l’Évangile, et pris ainsi une place que l’Espagne aurait sans doute quelque peine à leur ôter, si elle y songeait. Sous cette direction spirituelle, les indigènes ont contracté des mœurs douces, mais hypocrites, conservé l’habitude du mensonge, l’indifférence, la stérilité du cœur, un grand relâchement de mœurs et des passions indisciplinables. S’ils ne sont pas généralement voleurs, le brigandage est organisé dans certaines régions, notamment au sud de Manille, de façon à rendre le voyage très dangereux; les assassinats ne sont pas très fréquens, quoique la nuit même de mon arrivée il s’en soit commis un sur l’Escolta, dans les conditions les plus audacieuses. Ils n’ont pour ainsi dire que des vertus négatives, comme les peuples longtemps comprimés. La culture la mieux dirigée eût-elle été d’ailleurs capable de combattre les influences de race et de climat qui vouent la plus grande partie de l’humanité à un état inférieur? L’homme n’échappe pas à la loi inexorable des milieux et n’atteint son développement complet que sous un ciel dont l’inclémence le contraint de déployer toutes ses facultés pour sa conservation. Au milieu de la profusion des ressources qui l’entourent, pourvu du nécessaire par la nature, l’Indien ne fait aucun effort pour se procurer le superflu; il ne se livre que sous le stimulant de l’administration conquérante à un travail servile qui n’ennoblit pas; il n’a pas d’industries propres, pas d’arts, pas de littérature; c’est un sauvage moins policé qu’asservi, utilisé plutôt que civilisé.

Une carriole de louage nous ramène à Santa-Cruz au milieu d’épouvantables cahots; chemin faisant nous rencontrons une grande affluence de naturels qui reviennent du marché : les femmes portant leurs enfans sur la hanche et de grandes jattes sur la tête, les hommes conduisant par la bride leur cheval chargé de provisions ou dirigeant, l’aiguillon en main, un couple de buffles attelés à une sorte de traîneau qui glisse péniblement sur le sable inégal du chemin. Quelquefois toute une famille est juchée sur un petit tombereau rempli de marchandises et présente une scène digne du pinceau d’un Léopold Robert. La foire n’est pas terminée quand nous gagnons à pied les rues de Santa-Cruz, qu’elle remplit de ses étalages en plein air. Tous les produits des champs viennent s’échanger là contre quelques articles d’importation étrangère : les hommes discutent entre eux, leur coq sous le bras, les femmes nous proposent leur marchandise en montrant leurs dents rouges de bétel; toutes sortes d’animaux domestiques nous courent entre les jambes. La fin d’une journée de marché appartient à la catégorie nombreuse de ces scènes qui se ressemblent à peu de chose près dans tous les pays et sous toutes les latitudes. Nous rentrons, non pas à la fonda, mais à la case de don Antonio, un ami de mon compagnon de route, chez qui je me laisse entraîner. Le maître est absent, et c’est son intendant, un mestizo, qui nous reçoit et nous offre à souper. Il a, paraît-il, une très jolie femme, mais il se garde bien de la laisser paraître : « madame est sortie; » des frôlemens furtifs de robe de soie, des voix qui chuchottent, des portes qui se ferment précipitamment nous annoncent d’une façon assez claire que la prétendue visite chez une voisine n’est qu’une défaite, et qu’on voudrait bien nous voir sans être vue. Cette répulsion à montrer les femmes est un des principaux traits que le mestizo conserve de l’origine tagale; comme tant d’autres races métisses, celle-là me semble bâtarde, sans vigueur physique et morale, impuissante et condamnée à la médiocrité, on dirait que le sentiment de leur infériorité native leur apparaît plus douloureusement qu’à leurs frères les indigènes purs, et les accable, quand ils ne peuvent pas se distraire par les dissipations d’un luxe de mauvais aloi, comme on le voit souvent à Manille. Descendans des hidalgos et des anciens maîtres du sol, ils ne se sentent ni aussi fiers que les premiers, ni aussi libres que les seconds; leur orgueil abaissé les rend farouches.

31. — Avec quel regret j’apprends, en rentrant à Manille, que j’ai quitté trop tôt la montagne pour venir étouffer de nouveau dans les rues poudreuses de la capitale ! Le paquebot qui doit m’emmener a retardé son départ jusqu’au 5. La chaleur est intense et brise toute énergie. Je cherche un peu de fraîcheur dans une église; j’y tombe sur un enterrement, où les mœurs locales se mêlent d’une manière bizarre aux cérémonies catholiques. Spectacle touchant! derrière le grand cercueil, il y en a un tout petit, dans lequel une enfant, le visage découvert et la tête couronnée de roses, dort à côté de sa mère du sommeil éternel. Des instrumens de cuivre font retentir la nef de leurs sons éclatans, toute l’assistance est en deuil, on sort pour se rendre au cimetière; les deux bières, toujours découvertes, sont placées sur le même corbillard. Le cimetière, situé à une certaine distance hors de la ville, au milieu d’un massif de verdure, offre l’aspect d’une vaste terrasse circulaire. Quand on pénètre à l’intérieur, on y trouve une seconde enceinte concentrique à la première ; chacune a une épaisseur de maçonnerie d’environ 4 mètres, et contient deux rangées superposées de petites voûtes cintrées assez grandes pour recevoir un cercueil. Quelques-unes sont encore vides et attendent leur habitant, la plupart sont fermées par une plaque de marbre qui indique le nom et l’âge du défunt; on y glisse les corps, qui reposent ainsi au-dessus du sol, à l’abri de cette décomposition hâtive qui attend les morts dans nos nécropoles souterraines. On ne voit là ni chapelle particulière, ni mausolée prétentieux; une modeste église domine l’amphithéâtre funéraire où petits et grands dorment confondus dans une tardive égalité.

1er avril. — Soirée au théâtre : c’est un cirque équestre transformé en salle de spectacle; quelques artistes de passage, assistés d’amateurs, donnent un concert assez médiocre : le public est peu nombreux, quelques mestizas jouent de l’éventail en coquetant avec leurs novios ; la haute société espagnole n’a pas osé braver la chaleur.

2. — Visite aux églises, où le dimanche amène la foule. Les femmes occupent le milieu de la nef, agenouillées ou élégamment accroupies sur de petits coussins qu’elles étendent sur le carrelage. Les hommes se tiennent assis ou debout dans les bas-côtés. Les attitudes sont assez recueillies; je m’étonne de ne voir guère que des Tagals parmi les hommes; quelques jeunes gens de sang européen se tiennent de manière à regarder le public sans voir l’autel. Le haut clergé est purement espagnol ; parmi les diacres et sous-diacres, et surtout au nombre des enfans de chœur, on voit beaucoup d’indigènes; il est rare qu’on leur laisse atteindre les ordres majeurs. Le prône a lieu en espagnol ; dans quelques rares paroisses, le prédicateur s’exprime en langue tagale.

C’est le dimanche seulement que la police autorise les combats de coqs; aussi ce jour-là, plus que tout autre, voit-on les indigènes, accompagnés de leur fidèle champion, se répandre dès le matin dans les rues, lui faire manger des alimens excitans et l’irriter à l’avance en provoquant un autre gallinacé sans laisser les combattans en venir aux prises. Le lieu réservé à ces sortes de spectacles, si goûtés de la population native, est un grand hangar à peine couvert, où s’élève un terre-plein à demi-hauteur d’homme, formant champ clos, et qu’on peut voir aisément soit du rez-de-chaussée, soit d’une galerie supérieure supportée par une légère charpente. Une foule compacte s’entasse aux deux étages : le Chinois s’y mêle au Tagal, et leurs vociférations se confondent. Ce n’est pas seulement ici un jeu sanglant, c’est aussi une bourse où s’engagent des paris souvent considérables, suivis avec toute l’ardeur et toute la convoitise que les peuples de race inférieure apportent à ces spéculations de hasard. Dès l’entrée, on aperçoit les propriétaires occupés à armer la patte de leur coq d’un éperon en forme de lame de canif bien affilée, provisoirement enfermée dans une gaîne, qu’ils fixent solidement à hauteur de l’ergot. Aussitôt qu’un combat est fini, deux nouveaux adversaires entrent dans l’arène, désignés par le sort et appelés par un maître de camp qui accomplit ses fonctions avec une gravité comique. Les deux rivaux, tenant toujours leur combattant sous le bras, attendent que les paris soient fixés et que le signal de la lutte soit donné. C’est le moment où l’assemblée s’anime : on se jette à distance des paris; un Indien me met dans la main quatre piastres en m’offrant de les tenir contre lui; un Anglais, mon voisin, ne résiste pas à ce genre de sport et prend le défi à son compte. Mais les paris sont clos : les deux adversaires s’avancent alors l’un sur l’autre, et chacun d’eux permet à l’autre un coup de bec sous la plume, pour mieux exaspérer la fureur des antagonistes; enfin, quand il semblent à point, l’éperon est dégainé des deux parts et les deux combattans sont lâchés. C’est alors que commence entre les belliqueux animaux une scène d’escrime des plus acharnées. Comme deux duellistes, tantôt ils se précipitent à la rencontre l’un de l’autre avec furie, tantôt ils rompent pour saisir l’adversaire en défaut, voleter sur sa tête et lui enfoncer l’éperon dans le flanc ou dans le dos. Quelquefois l’un d’eux, blessé, use de feinte, recule jusqu’à la palissade qui forme le champ clos, et, quand l’autre arrive pour l’achever, lui détache une botte mortelle. Il faut entendre alors les hurlemens de la foule, les trépignemens de joie et d’admiration. Souvent les athlètes, blessés tous deux, roulent l’un après l’autre dans la même mare de sang, jonchée de plumes. Parfois ils refusent la lutte, se contentent de se défier par un gloussement menaçant, mais sans s’aborder; il faut alors que les patrons viennent à la rescousse pour les caresser, les encourager de la voix et les décider à engager le combat : rarement on est obligé de les remporter sans qu’ils aient daigné en venir aux... pattes; plus rarement encore, l’un d’eux s’enfuit sans résistance devant l’autre : il est alors couvert de huées, et son maître honteux s’empresse de le reprendre et court se cacher. En cas de doute sur l’issue du tournoi, quand il a fait deux victimes, c’est le héraut qui décide, et tous s’inclinent devant son verdict. A peine une joute est-elle terminée qu’une autre recommence, avec des péripéties plus ou moins émouvantes dont l’assistance ne se lasse jamais. Des parieurs risquent là quelquefois des sommes énormes relativement à leur fortune, poussés par cette fièvre malsaine des paresseux qui aiment mieux jouer leur dernière pistole sur un coup de dés que de gagner modestement leur pain à la sueur de leur front.

3. — Visite à la manufacture de cigares de Fortin, située sur le bord du Passig, dans Manille même : c’est la plus importante, me dit-on; celle de Cavité située sur la baie, en face de la capitale, n’en approche pas comme étendue. Conduit par un inspecteur, je parcours en détail les différens bâtimens, où 6,000 femmes tagales, surveillées par quelques Espagnols, se livrent à la fabrication très-simple de ces fameux cigares de Manille très-recherchés à Paris, où il est rare d’en trouver de bons, très-communs dans tous les ports d’Asie où il est difficile d’en trouver d’autres. Il y en a deux sortes : les bouts-coupés, qu’on peut allumer par l’une ou l’autre extrémité, distinction qui donne lieu à une controverse renouvelée de la fameuse querelle des petits-boutiens contre les gros-boutiens, et les bouts-tournés, dont le calibre est ordinairement celui du londrès, mais dont on fabrique aussi une variété d’une grosseur double.

4. — Voici plusieurs journées passées en visites et en dîners soit à la ville soit à la campagne, chez des Européens de diverses nationalités. Tous sont unanimes à dénoncer l’impéritie, l’incapacité, la routine de l’administration espagnole. Il faudrait se tenir en garde contre cette mauvaise humeur, si elle ne se rencontrait que chez nos compatriotes : le Français porte, en effet, partout avec lui l’habitude enracinée de l’opposition quand même ; mais ici elle est générale : il est difficile d’ailleurs de la contrôler dans un pays où la presse est absolument bâillonnée par la censure préalable, et ne laisse arriver au public non-seulement aucune accusation contre la conduite du gouvernement, mais même aucun des faits quotidiens qui pourraient l’intéresser. C’est en vain, par exemple, qu’on lui demanderait un renseignement statistique. On met en regard des chétifs résultats obtenus jusqu’ici la richesse d’un sol presque vierge, les bienfaits d’un climat sain, sous lequel poussent le riz, le café, le tabac, le bétel, le chanvre, le cacao, mille autres espèces nourricières, l’arbre à pain, le sapin nécessaire aux constructions, enfin le bambou, certes plus digne encore d’être célébré par les poètes que le palmier, dont une chanson persane raconte les trois cent soixante usages; la rare fortune d’un pays qui réunit les richesses minérales à la fécondité végétale, sans que le travailleur ait à redouter des ennemis sérieux parmi les animaux. On ajoute que les Philippines appartiennent à la couronne d’Espagne depuis trois cents ans, et l’on se demande « quel progrès a été accompli pendant ce temps, où sont les chemins qu’on a tracés, les découvertes scientifiques et géographiques, les améliorations apportées à la condition des indigènes, les facilités de communication établies avec l’Europe. Est-ce donc remplir ses devoirs de métropole que d’envoyer régulièrement quelques fonctionnaires toucher des traitemens et des pots-de-vin sur les revenus d’un pays qu’on ne sait pas mettre en valeur? »

Tous ces griefs se résument en un seul : le gouvernement des Philippines est en de mauvaises mains, celles d’un clergé ignorant et despotique, dont ni la capitainerie générale, ni la métropole ne peuvent écarter l’influence. Outre la prédominance qu’il a toujours exercée en Espagne, le pouvoir clérical a ici, sur l’autorité laïque, une supériorité qui résulte de sa permanence. Tandis que les archevêques conservent leur siège à vie, les gouverneurs sont remplacés arbitrairement à chaque changement de règne et de cabinet; chaque révolution de la métropole amène une nouvelle génération de fonctionnaires, trop-plein rejeté par les ministères, ignorans des choses de la colonie, et d’autant plus pressés de faire fortune, qu’ils savent d’avance qu’ils n’en ont pas pour longtemps. Tout ce monde s’occupe fort peu des intérêts locaux et laisse faire volontiers ceux que l’esprit de corps pousse à se tenir plus au courant, — 68 capitaines généraux se sont succédé à Manille pendant le même temps que 22 archevêques! D’ailleurs il ne faut pas oublier que le pays tout entier est dans les mains du clergé, qui l’a, pour ainsi dire, conquis par ses efforts persévérans, et n’entend pas jouer le rôle de Raton : un signe du clergé, et la soumission des Tagals se change en rébellion; ce n’est pas l’armée des Philippines, composée elle-même uniquement de soldats tagals commandés par des officiers dont plusieurs sont indigènes, qui donnerait en ce cas beaucoup de sécurité au gouverneur laïque. A y regarder de près, la réforme soulève donc d’aussi graves difficultés que le statu quo. Il ne suffit pas, pour l’accomplir, de la vouloir; il faut la faire accepter peu à peu de ceux qu’elle blessera.

5. — Le Mariveles, steamer de la compagnie espagnole Reyes, fume en grande rade; je le rejoins en chaloupe à vapeur, après avoir serré une dernière fois la main de quelques-uns de mes compagnons de séjour : c’est à regret que je quitte une société où j’avais trouvé un accueil si gracieux ; mais il me semble être soulagé de je ne sais quel poids quand s’éloigne la chaloupe de la douane, et quand je me sens échapper à cette administration tyrannique, mesquine, tracassière, et en route vers Singapore. N’importe, c’est une belle contrée que je viens de parcourir : oublions les hommes pour ne nous souvenir que de la nature, de l’alma mater, toujours bienfaisante et sublime, et saluons-la une dernière fois, tandis que s’efface dans le lointain l’île du Corregidor et qu’apparaît Luban.

11 avril. — La rencontre de quelques voiliers hollandais, facilement reconnaissables à la coupe carrée de leur arrière, et la vue des îles Natuna signalées à bâbord, nous annoncent que nous approchons de Singapore, et que demain finira cette traversée qui n’a été qu’un long supplice. Certes on m’avait bien prévenu que sur le vapor où je m’embarquais il ne fallait attendre ni recherche, ni confort ; mais comment s’imaginer qu’à bord d’une compagnie privilégiée et subventionnée par l’état, on trouverait la saleté, la puanteur, la mauvaise volonté et la mauvaise direction portées à un tel degré! Comment admettre que les passagers espagnols tolèrent tant de négligence et rivalisent de mauvaise tenue avec le navire ! J’ai rédigé, pour les journaux anglais de Singapore, une lettre qui doit dénoncer la Compagnie Reyes à la vindicte publique : un de mes compagnons d’infortune, tout en applaudissant à mon projet de publier nos griefs communs, me prédit qu’une fois à terre je négligerai de remettre ma lettre. Celui-là connaît à fond le cœur humain,


VI.

C’est au wharf de New-Harbour que les steamers accostent, bord à quai, et font leur chargement; mais la ville est à 4 milles plus loin, sur une rade largement ouverte. On y arrive par une jolie route qui longe la mer, transporté par une de ces tapissières à quatre places qui, dans le slang de ces parages, ont pris de la nationalité invariable de leurs cochers le nom de Malabar. Situé au bord de la presqu’île inhabitable de Malacca, perdu au milieu de l’Océan comme une sentinelle avancée du continent asiatique, Singapore n’est qu’un port de transit, mais comme tel il a une importance capitale; il commande la route de Chine pour les steamers qui viennent s’y approvisionner de charbon. C’est à la fois une sorte de défilé maritime où vient passer tout ce qui navigue dans les mers d’Asie, un point de ravitaillement et un bureau de réexpédition. Sa prospérité est due en grande partie à l’immigration chinoise, devenue considérable. On y compte en effet environ 110,000 sujets du Céleste-Empire, et leur nombre s’accroît de jour en jour. Ils ne se contentent plus des menus trafics; ils se font cultivateurs pour leur compte, ou coulies au service des planteurs; aussi, malgré la présence de plusieurs milliers d’Hindous, d’Arabes, de Malais, d’Arméniens même, l’aspect de la ville et des environs est-il exclusivement chinois. On ne manque pas de citer, pour témoigner de leur prospérité, l’exemple du célèbre Wampoa, dont on voit les jardins à quelque distance de Singapore; c’est un marchand qui s’est élevé de la misère à une fortune considérable, et s’est fait bâtir, au milieu d’un parc à la française, une villa disposée et meublée avec toute la recherche du luxe chinois : faïences et porcelaines, incrustations, mosaïques, arabesques en bois découpé, profusion d’ébène, plantes grimpantes et pendantes, rien n’y manque, pas même une tasse de thé que l’hôte vous offre avec beaucoup d’empressement, après la visite de sa maison. Quand on a parcouru en outre le jardin botanique, où une société privée a groupé des arbres, des fleurs et des animaux des tropiques dans un site ravissant, le temple de Brahma, modèle trop médiocre du genre pour mériter une mention, l’église garnie de l’indispensable punka, que les coulies manœuvrent sur la tête des pécheresses tandis qu’elles s’abîment en prières, enfin la pelouse consacrée au cricket, à l’inévitable cricket, située au bord de la mer, où quelques rares élégantes viennent se promener en voiture vers cinq heures, on a vu tout ce qui peut être indiqué au touriste dans Singapore ou dans ses environs immédiats. Toutefois je me souviens qu’à mon premier voyage, ayant quelques heures à perdre, je fis de New-Harbour l’ascension du pic sur lequel s’élève le sémaphore. Il fallait toute l’ardeur d’un néophyte pour escalader cette crête ardue par une température de 30° et par des chemins inconnus; mais ce zèle eut sa récompense. On domine de ce point les îlots verdoyants semés à l’entrée du détroit de Malacca et séparés les uns des autres par d’étroits canaux; le port de New-Harbour, où fument sans cesse quelques steamers, la ville, le palais du gouverneur, et vers le nord les ondulations de la forêt se prolongeant à perte de vue; c’est l’une des plus belles vues du monde et des moins célèbres. Je fus tiré de ma contemplation par un bruit singulier, assez semblable au bourdonnement exagéré de quelque insecte géant; en levant la tête, j’aperçus très haut dans le ciel une sorte de milan aux ailes déployées planant dans l’espace. C’était tout simplement un cerf-volant d’une forme spéciale, que j’ai bien souvent revue depuis, et muni d’une tige métallique dont les vibrations produisent ce son bizarre. Il était manié par un vénérable Indien à barbe blanche, qui procédait à cette opération avec toute la gravité d’un pontife.

Le véritable intérêt de Singapore est dans l’activité extérieure que déploie sa population chinoise, mille fois plus libre et plus industrieuse sous les gouverneurs anglais qu’elle ne l’est en Chine même sous l’administration routinière et corrompue des mandarins. Aussi l’immigration fait-elle des progrès visibles, tandis que l’élément indigène se laisse écraser et tend à s’éteindre. Il faut parcourir à plusieurs reprises ces rues où les petites échoppes se pressent, où les chariots se croisent, où se coudoient des gens de toutes races et de toutes couleurs, pour se graver dans l’esprit la physionomie spéciale de ce grand emporium, placé à la limite de l’Inde et de la Chine et sur lequel les deux plus vastes empires de l’Asie viennent se rencontrer sous l’œil vigilant de l’Angleterre. L’impression deviendra plus frappante encore si, à la nuit close, on jette un coup d’œil dans les boutiques, éclairées par une veilleuse qui brûle en l’honneur des dieux lares ; si on voit le marchand tristement assoupi, la tête sur son comptoir, et rêvant à de nouvelles combinaisons, le fumeur d’opium étendu livide sur une paillasse immonde, l’Hindou errant tristement le long des murs et dardant sur vous un regard qui paraît sinistre, jaillissant de ce visage d’ébène; puis des rôdeurs équivoques que le policeman suit incessamment des yeux, en un mot, toute cette écume que la nuit fait remonter à la surface des grandes villes, et qui rend la police de Singapore très difficile. Que de vices, de laideurs, de cupidités, sont accumulés dans ce petit espace ! Mais tout y concourt involontairement à un but supérieur et caché : poussés par leurs bonnes ou par leurs mauvaises passions, tous ces hommes travaillent, sans le savoir, à la grandeur de l’Angleterre :

Tantse molis erat romanam condere gentem.

On ne peut mieux achever une soirée consacrée aux aspects pittoresques qu’en allant voir un drame chinois. Un indigène, qui se donne pour un ancien turco et s’est imposé à moi comme cicérone, me recommande avant tout de surveiller ma montre en pénétrant dans la foule qui encombre les abords du théâtre. Peu de soirées se passent sans qu’on ait à signaler des vols audacieux et des rixes sanglantes; mais je n’ai à me servir ni du revolver ni du casse-tête, et j’entre sans difficulté. La salle rappelle beaucoup nos baraques de la foire; la disposition est presque identique à celle des salles japonaises. La scène est élevée et encadrée de draperies brodées d’or représentant des animaux chers à la Chine, le tigre, le léopard; l’orchestre se tient au fond. Deux acteurs sont en scène : un vieillard à barbe blanche et une jeune femme qui semble occupée à un rouet. Ils se renvoient alternativement des tirades lancées d’une voix glapissante et nasillarde sur un rhythme monotone. Cela dure ainsi pendant une heure sans aucune variété ; personne ne prête l’oreille, parmi les Chinois assis en grand nombre dans la salle. Je suppose que la pantomime tient une place principale dans ces représentations, car on regarde plus qu’on n’écoute, et les gestes sont très accentués. Au bout d’une heure, ayant vainement attendu une péripétie, je me décide à regagner mon domicile.

13. — Une route excellente traverse dans sa largeur l’îlot de Singapore : muni de diverses lettres d’introduction, j’arrive en deux heures au bord du bras de mer qui sépare l’îlot de la terre ferme. Une petite chaloupe à vapeur va et vient sans cesse d’un bord à l’autre, et traverse en quelques minutes les 2 milles du détroit. L’eau, peu profonde, est peuplée, paraît-il, de caïmans, qu’on voit souvent se prélasser au soleil dans les palétuviers de la rive. J’avoue à regret que je n’en ai point vu, mais leur présence n’était pas nécessaire pour graver dans mon souvenir le caractère grandiose de ce paysage aux végétations puissantes, colorées, aux lignes fortement accusées sous un ciel de feu. Djohore n’est qu’un grand village situé à l’extrémité de la presqu’île de Malacca et taillé dans la forêt qui l’enserre de tous côtés ; à deux pas est le domaine des fauves, où l’on ne pénètre qu’en armes. Cette bourgade est aujourd’hui la résidence d’un mahrajah dont le frère était jadis souverain de Singapore. Une querelle s’étant élevée entre les deux frères, l’Angleterre aida le cadet à renverser et à supplanter l’aîné ; après quoi le vainqueur céda, en reconnaissance du service rendu, le domaine qu’il avait conquis et fut relégué dans la presqu’île de Malacca, où, pensionné par le trésor colonial, il exerce une souveraineté nominale sous la surveillance d’un secrétaire anglais, qui remplit auprès de lui les fonctions des résidens auprès des rajahs de l’Inde.

Le résident habite dans le palais même et, à défaut du mahrajah, qui est absent, me fait voir avec beaucoup d’obligeance l’habitation luxueuse où ce principicule asiatique oublie sa dépendance ; la salle du trône, placée dans un pavillon isolé, ne déparerait pas la résidence d’un monarque, et la salle à manger peut donner place à 100 convives. Des glaces de Venise, des potiches du Japon, des vases de Chine, des simili-bronzes de France, des arabesques italiennes, des marbres de l’Inde, des meubles de Paris, composent le luxe bâtard et bigarré de cette demeure, que l’Angleterre a échangée contre la possession de Singapore et l’empire du commerce asiatique. Non content d’être rentier, le mahrajah a voulu être industriel et a créé une scierie mécanique à vapeur, où j’ai vu équarrir et débiter, suivant les procédés les plus perfectionnés, les magnifiques troncs venus par trains flottans de divers points de la péninsule. Ce sont des bois de construction parmi lesquels le teck tient la première place, comme résistant à l’invasion des terribles fourmis blanches. Tout en errant au hasard dans les rues de Djohore, au milieu d’une population mêlée, où le Chinois domine, je vais visiter un tigre récemment pris et destiné au jardin botanique de Singapore. Ce n’est pas, comme les animaux hébétés par la prison et engourdis par le froid que l’on voit dans nos ménageries, un de ces esclaves résignés de la race humaine ; il respire encore l’air de sa forêt natale et n’a pas perdu le goût de la chair dont il s’est nourri plus d’une fois sans doute (on estime à une personne par jour le nombre des victimes que les tigres faisaient, il y a peu de temps encore, parmi les indigènes de l’île) ; aussi n’est-ce qu’avec des rugissemens terribles et en donnant aux barreaux de sa cage des secousses épouvantables qu’il accueille le cipaye qui m’accompagne et l’agace d’un bout de gaule. C’est un puissant animal aux muscles d’acier, qui d’un coup de patte casserait une jambe sans le secours des longues griffes que l’on voit sortir de leur gaîne à mesure que sa fureur s’accroît.

Au retour, je m’arrête à la plantation de manioc de M. C... Au centre de l’îlot de Singapore, dans un sol vierge, couvert de forêts; non défrichées et peu propre à la culture, mais sous un climat chaud et humide favorable aux rapides croissances, il s’est trouvé un Français assez courageux pour tenter sur une grande échelle une entreprise que tout le monde déclarait presque désespérée. Secondé par la bonne volonté du gouverneur anglais, qui tenait à honneur de mettre en valeur le sol de la colonie et d’encourager tous les efforts dans ce sens, il a acheté 3,700 acres, défriché, fumé, planté ces vastes terrains, élevé une féculerie, et, après quelques, tâtonnemens, obtenu enfin, à force de patience, d’énergie et d’incessante surveillance, des produits magnifiques. Le manioc est une euphorbiacée dont le tubercule donne, une fais broyé, réduit en poudre et convenablement séché, la fécule que nous mangeons sous le nom plus ordinaire de tapioca. Quoique vivant sous divers climats, la plante ne prospère que dans certaines conditions ; une série d’essais a mis M. G... en possession du plant le mieux adapté à son terrain, et depuis ce jour il a obtenu des rendemens considérables. 1,200 ouvriers, les uns Chinois, les autres Malais, ceux-ci de différentes races, quelques nègres, sont occupés constamment aux diverses opérations : le tapioca pouvant se planter à toute époque, on ne chôme jamais, ne terminant la récolte d’une partie que pour commencer celle d’une autre. Nous faisons en tilbury une longue course dans la plantation, que nous ne pouvons parcourir tout entière, mon hôte jetant de çà de là un mot d’encouragement ou de blâme aux chefs d’équipe, grondant parfois, punissant rarement, toujours maître de lui pour l’être des autres; rien ne donne une plus haute idée de la puissance humaine que le spectacle de cette population courbée sous une volonté unique. Est-il une existence plus large et plus attrayante que cette souveraineté?

« Le secret de la réussite, me dit M. C…, n’est pas nouveau; il consiste à ne jamais se relâcher d’une surveillance personnelle assidue. La plupart des planteurs qui ont échoué autour de moi se contentaient de faire administrer leurs terres par des intendans et n’y vivaient pas. Je ne quitte pas la mienne, rien ne m’échappe-. Je guette une amélioration, j’épie la moindre décroissance; il n’y a que l’œil du maître qui sache tout voir. » Chemin faisant, il me montre un bois dans lequel habite un tigre qu’il a quelquefois entendu rugir. On a dressé dans les cocotiers un observatoire d’où on voulait le tuer. Un jeune sportsman anglais s’y embusqua même un jour ; mais deux fauves s’étaient rencontrés la nuit précédente et s’étaient livré un combat acharné : le seul aspect du champ de carnage jonché des débris de la forêt lui inspira de prudentes réflexions et il rentra légèrement pâle au logis ; sa chasse était finie pour ce jourlà. Depuis lors le propriétaire a pris le parti de laisser vivre cet hôte un peu gênant, mais utile ; il détruit les sangliers qui, malgré les palissades dont la plantation est enclose, viennent dévorer les tubercules. Vieux résident de la péninsule de Malacca, M. G… ne tarit pas d’anecdotes locales fort curieuses ; on ne se lasse pas de l’écouter, et c’est à regret que je regagne Singapore pour terminer mes préparatifs de départ, faire mes adieux à quelques compatriotes et gagner l’Emirne, paquebot des messageries françaises qui fait le service de Java.

14. — Au point du jour, l’animation du bord arrache à leur couchette les passagers désireux d’assister à l’appareillage et de voir la sortie du port. L’Emirne, joli navire de 80 mètres de long, admirablement tenu, engage une lutte de vitesse avec un vapeur hollandais parti en même temps que nous ; les vertes collines de Singapore, les maisons, les barques disparaissent ; nous entrons dans les passes de l’archipel indien. Ce n’est pas sans émotion que j’ai vu partir hier soir l’Hoogly pour Marseille, et que je vois maintenant s’éloigner pour toujours la côte d’Asie. Jusqu’à présent, en effet je me rapprochais constamment de la France et pouvais me décider à y rentrer brusquement ; mais aujourd’hui je commence à m’éloigner pour accomplir un itinéraire qui demande bien des mois. C’est le tour du Pacifique tout entier que je me propose de faire ; de Java j’irai à Sydney et à Melbourne, puis de là à la Nouvelle-Zélande, d’où un service américain me conduira, en passant par les îles Fidji et Sandwich, à San-Francisco ; je traverserai les États-Unis et, après avoir visité Philadelphie, m’embarquerai à New-York pour le Havre ; c’est à peine si je compte y être dans six mois ;

Alors, cher Cinéas, victorieux, contens…


Mais jusque-là que de péripéties ! que de lits à essayer, « que de gens, sans compter les sots ! » que de temps sans revoir les miens, sans même recevoir de lettres ! À ce propos, je veux constater de quelle date est la dernière, qui est demeurée dans ma sacoche à argent ; je vais la quérir dans ma cabine.

… Désastre ! désastre ! La sacoche n’y est plus. Interrogatoire, enquête, perquisitions minutieuses dans tout le navire, rien n’aboutit ; le vol, qui sans doute doit être attribué à un des domestiques chinois du bord, s’est accompli probablement avant que nous n’eussions levé l’ancre, et il n’a pas été difficile de courir à terre pour déposer chez quelque receleur ce petit sac de cuir qui contenait en traites sur l’Oriental Bank toute ma petite fortune de voyageur. Apprenez, mes neveux, que si jamais la fantaisie vous prend d’emporter en voyage une sacoche à argent, ce ne doit être que sous la condition de mettre toutes vos valeurs autre part; apprenez, en second lieu, qu’à bord d’un navire des messageries il vous est facile de mettre à l’abri tout objet précieux en l’enfermant dans le coffre-fort du commissaire, et que le conserver dans votre cabine est une imprudence dont il n’est que juste d’être puni. Je ne le suis qu’à demi, puisque, mes traites n’étant payables que sur ma signature, il faudrait au voleur une audace inouïe pour se présenter et toucher à ma place; mais je n’en suis pas moins pour le moment sans aucune ressource à 3,000 lieues de chez moi, n’ayant d’autre consolation que de « rêver à tous mes morts » et de savourer dans toute son âpreté « la sainte horreur du vide. » Eh bien! je me sens moins mal à l’aise qu’un voyageur monté en omnibus lorsqu’il cherche en vain sa bourse oubliée et voit se dessiner sur tous les visages l’intention formelle de ne pas risquer 30 centimes sur les chances de sa bonne foi. C’est là l’avantage de la vie européenne dans les pays d’Orient; on forme des groupes assez restreints pour que chaque membre y soit connu et noté suivant ses mérites; changez-vous de groupe, vous ne passerez pas de l’un à l’autre sans qu’un peu de votre réputation, bonne ou mauvaise, ne soit venu aux oreilles de vos nouveaux compagnons; on vous y aura du premier coup assigné votre place. Il est plus facile à un Français honorable de trouver dans ces contrées quelques milliers de francs chez le premier venu, qu’à un inconnu, perdu dans nos villes, d’emprunter un louis. Je puis dire que l’ennui de cette mésaventure est largement compensé par l’empressement de tous mes compagnons et notamment du commandant Pichat, de qui j’accepte sans façon un crédit provisoire. Mais du coup voici mon grand périple bien compromis; je ne puis ni ne veux songer à me procurer un nouveau subside aussi important que le premier, et il faudra, après avoir vu Java, regagner la France par les voies les plus courtes,


GEORGE BOUSQUET.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1876.