De Paris au Tonkin par terre

De Paris au Tonkin par terre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 481-523).
DE
PARIS AU TONKIN
PAR TERRE


I. — DE PARIS A LA FRONTIÈRE DE CHINE.


Mai 1889.

Lorsque mon père me demanda si je voulais partir pour l’Asie centrale avec M. Bonvalot, je n’eus pas d’hésitation ; j’ai toujours eu pour l’ancien continent une sorte d’amour filial ; il me semble qu’il a droit à une vénération, à un respect, que ne peuvent réclamer ni l’Afrique ni l’Amérique. — C’est notre mère à tous, la vieille Asie, elle qui a vu sortir de ses flancs Iran et Touran, elle qui a donné le jour aux créateurs de religions, elle qui est le berceau de toute croyance, de toute civilisation, de toute grandeur. C’est en Asie qu’il faut chercher l’origine, comme la solution des grands problèmes de l’histoire du monde. Et pourtant c’est peut-être le continent le moins connu ; ses hauts plateaux sont laissés en blanc sur les cartes les plus récentes, les sources de ses fleuves restent ignorées, ses races ont été imparfaitement étudiées, ses sanctuaires n’ont pas été visités.

L’inconnu exerçait un attrait de plus sur mon imagination, et pour tenter de briser les barrières que la nature et les hommes ont mises à l’entrée de ces contrées, j’allais marcher aux côtés de Bonvalot ; je ne le connaissais pas, mais j’avais la plus profonde admiration, la plus sincère estime pour le Français qui avait eu assez d’audace pour entreprendre et assez de volonté pour accomplir la traversée du Pamir, au cœur de l’hiver. Dans le héros qu’un ministre avait salué du titre de « conquérant, » je voyais le digne successeur des Ruysbruk, des Van den Putte, des Marco Polo, des Huc.

Une heure d’entretien avec lui suffit à me confirmer dans l’opinion que je m’étais faite à la lecture de son récit. Je retrouvais la force et la décision qui font un vrai voyageur, la franchise et le cœur qui font un bon compagnon. J’avais dès lors en lui une confiance aveugle ; j’étais résolu à le suivre partout. Le voyage était décidé.

Cartes à consulter, notes à réunir, appareils à faire construire, vêtemens et chaussures à commander, mille petits détails qui semblent insignifians, mais desquels dépend le succès d’une telle expédition, eurent vite rempli les deux mois que nous nous étions donnés pour faire nos préparatifs. Il fallait pourtant se presser. Nous apercevions l’hiver au bout de l’année, et quelques jours de plus ou de moins pouvaient changer toutes les conditions de notre voyage.

Enfin, le 6 juillet 1889, nous montions dans l’express pour Moscou ; nous promettions de revenir bientôt, nous n’allions qu’en Chine. Il est vrai que la Chine est grande et qu’il y a bien de l’espace pour s’y promener.

Savions-nous ce qui nous était réservé ? — Nous préférions nous taire. « Ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir, » me disait Bonvalot.

Et lorsqu’il déployait la carte du Céleste-Empire, il me montrait la Mongolie et les routes qui mènent à Pékin ; mais je voyais son regard descendre plus bas, errer du côté du Lob-Nor, et même s’arrêter sur les solitudes du Thibet. Voir l’empire du Grand-Lama, le pays presque inconnu que traversa Marco Polo, pouvoir étudier ce qu’avait entrevu Hue à l’aide d’un déguisement, quel rêve ! Quien sabe ! Nous verrons, me répondait invariablement mon compagnon. Ce qui pouvait être fait serait fait, je le savais. On tenterait peut-être l’impossible. Je n’oubliais pas le Pamir.

Je ne voudrais pas passer sous silence notre course rapide à travers la Russie. Nous avons pourtant été trop vite pour pouvoir rien décrire, mais, d’un autre côté, nous avons parcouru trop de pays pour qu’il me soit permis de taire cette partie du voyage. Les ennuis d’une longue route ont d’ailleurs été bien amplement compensés par les réceptions cordiales que nous ont faites les autorités russes.

Jusqu’à la frontière de Chine, nous n’avons rencontré que des amis, et nous avons pu croire, en quittant ces pays civilisés, que nous quittions une seconde patrie. A Moscou, nous trouvons Rachmed, le fidèle compagnon des précédentes explorations de M. Bonvalot. Pour le rejoindre, il a renoncé à un voyage à Paris : « Si je n’étais pas venu, me disait-il, Il n’aurait pas été content. »

Quelques jours consacrés aux derniers achats, thé, casseroles, tabac et autres objets que nous n’aurions pas trouvés plus loin, et nous voilà de nouveau en route ; nous allons par gradations de la vie la plus civilisée à l’état presque sauvage.

Nous traversons Nijni-Novgorod, un mois avant la foire, redescendant le Volga, franchissant l’Oural entre Ekatérinenbourg et Tioumen. Le chemin de fer s’arrête à cette dernière ville. Pendant dix-sept mois, nous ne devons plus revoir de wagon.

A Tioumen, un préparateur sibérien est engagé ; il nous rejoindra à la frontière de Chine. Le vapeur nous conduit, en remontant l’Irtisch, jusqu’à Omsk. Après quelques jours d’arrêt, pendant lesquels on nous donne des cartes d’état-major, nous prenons une tarantass (chaise de poste), pour franchir 400 kilomètres de steppes, et gagner Scmipalatinsk, ville construite en bois, perdue au milieu des sables. J’y fais connaissance avec les cavaliers kirghizes, leurs yourtes de feutre, et leur koumis (lait de jument). Mais nous sommes pressés, l’hiver approche, il va falloir former la caravane. Nous n’avons pas de temps à perdre, et dans nos voitures attelées de trois chevaux de front à demi sauvages, nous volons littéralement sur la plaine qui borde le lac Balkhach, et à la limite de laquelle s’élève la petite ville de Tcharkent.

Celui qui n’a pas fait colonne ne peut se rendre compte du soin particulier qui doit être apporté dans l’équipement d’une caravane. Rien n’est à négliger. Le moindre détail y prend une place importante. Bonvalot en est à son troisième grand voyage. Il a, en cette matière, les connaissances que l’expérience seule peut donner. Nous profiterons d’ailleurs des mésaventures de nos prédécesseurs dans les régions où nous allons nous engager. Prjévalsky a manqué de vivres. Carey fut obligé de jeter des bagages, faute de cordes pour les charger. D’autres souffrirent du froid. Nous prenons une charge de chameau de feutre et de cordes. Il faut être large pour le nécessaire et rejeter impitoyablement tout ce qui n’est pas indispensable. Notre bibliothèque est réduite à sa plus simple expression, elle se compose de quelques ouvrages qu’on ne peut se lasser de relire : c’est Bossuet, Voltaire, Chateaubriand, Flaubert. Voilà pour les haltes.

L’esprit est satisfait ; pour le corps, nous emportons du thé en brique, de la farine, du pain à la graisse, du sucre. Ni vin ni conserves. Nous avons deux tentes en toile double : l’une pour nous, l’autre pour nos hommes. Avec leurs piquets de fer et les bâtons, elles ne font pas une charge de chameau. Nous n’oublions pas les outils dont on ne peut se passer : pelles, pioches, clous, haches, marteaux, etc.

Notre batterie de cuisine comprend une marmite avec un trépied, et trois grands pots à thé en cuivre, chacun d’une contenance de plusieurs litres.

Dix jours nous ont suffi à terminer ces préparatifs et à acheter vingt chameaux, quinze chevaux, de petits chevaux kirghizes habitués aux longues marches. Les bagages sont vite chargés, les chevaux facilement sellés, et c’est avec un sentiment de vrai plaisir que, le 1er septembre, nous voyons s’ébranler notre caravane.

Pourtant ce n’est qu’un faux départ ; nous ne pourrons nous considérer comme vraiment en route qu’après avoir dépassé Kouldja, où se trouve un consulat russe. Six étapes à travers un pays plat, peu cultivé, souvent couvert de roseaux, où les faisans abondent. nous conduisent à cette ville. Nous sommes en Chine. Trois jours auparavant, nous avons franchi la frontière, traversant un poste d’une quinzaine de soldats chinois commandés par un petit mandarin à bouton de cristal. Aucune difficulté ne nous a été faite. Les autorités russes nous avaient délivré, conformément au traité de Kouldja, les passes qui sont accordées aux marchands russes désirant faire du commerce dans le périmètre convenu. A Kouldja, nous achetons les quelques objets dont nous avions senti l’absence pendant ces six jours de route. Puis nous serrons la main aux derniers Européens que nous verrons pendant de longs mois. Les Russes nous offrent un dîner d’adieu. Nous trouvons parmi eux, d’un côté, des vœux sincères, mais de l’autre un certain sentiment d’incrédulité. Nous leur avons en effet annoncé que nous partions pour le Tonkin. Ils ne connaissent pas assez M. Bonvalot ; ils voient la grandeur de l’entreprise à laquelle nous allons nous consacrer : « Trouver une route par terre menant au Tonkin, traverser l’ancien continent dans sa longueur, joindre les possessions russes aux possessions françaises, c’était, nous disaient-ils, un projet hardi. Mais, pour l’entreprendre, il fallait des tentes de feutre, des guides, une escorte, que sais-je ? Nous étions mal équipés ; M. Bonvalot était un voyageur, mais connaissait-il la Chine, la redoutable Chine ? Quant à moi, j’étais animé de bons sentimens, mais je ne savais pas voyager. »

Ceux qui nous parlent dans ce sens ne se rendent pas compte du tour de force accompli par l’explorateur du Pamir.

Bonvalot est, cela va sans dire, peu touché des observations qu’on lui adresse. Nous partirons quand même. Lorsqu’on a pris toutes les précautions recommandées par la prudence et l’expérience, il ne reste plus qu’à avoir confiance en ses compagnons et en soi-même. On a alors le droit de croire aveuglément au succès sans être accusé de présomption. Assurément nous ignorons ce que le sort nous réserve. Mais ce que nous savons bien, c’est où nous voulons aller. Nous avons eu le loisir de discuter notre itinéraire, et maintenant les grandes lignes de notre voyage sont arrêtées.

De Kouldja au Lob-Nor, nous traverserons le Turkestan chinois, c’est-à-dire un pays en grande partie connu ; nous suivrons une route déjà tracée par un voyageur russe, Prjévalsky, pour franchir les monts Thian-Chan et descendre à Korla. En sortant de cette ville, l’itinéraire de Prjévalsky se rencontrera avec celui de l’Anglais Carey, et nous serons dans des régions décrites.

Au Lob-Nor, il faudra nous ravitailler, renvoyer nos Russes avec nos collections, engager des hommes du pays, en un mot, se préparer à aborder l’inconnu, et, au milieu de l’hiver, à rencontrer de grandes difficultés. Ce sera la seconde partie du voyage : l’exploration du Lob-Nor jusqu’à Batang.

Nous essaierons de gagner cette ville, soit en nous avançant dans la vallée d’un grand fleuve, du Yang-tsé ou d’un de ses affluens, soit en nous dirigeant vers le sud, le long du 88e degré de longitude, pour tourner ensuite vers l’est, à travers le Thibet habité.

Carey est resté au nord des grands plateaux thibétains, cherchant en vain la route au sud, mais déclarant qu’il doit en exister une.

La tentative a bien des attraits, et, dans un horizon lointain, nous apercevons Lhaça, avec ses couvens aux toits d’or, la ville sainte, la Rome du bouddhisme, enfouie au milieu de ses grands arbres. Elle nous apparaît comme une cité enchantée des Mille et une nuits ; chacun y pense dans son for intérieur, mais personne ne veut en parler. Ne soulevons pas le voile qui la cache, songeons à la route ; on verra.

A Batang, le vrai voyage sera terminé, nous nous considérerons comme sauvés ; à quelques jours de cette ville il y aura des missionnaires, nous trouverons des compatriotes, des nouvelles et un appui. Il ne nous restera qu’à redescendre vers le Tonkin à travers le Setchuen et le Yunnan ; si des difficultés trop sérieuses s’opposaient à la réalisation de ce projet, nous aurions la ressource de nous embarquer sur le Yang-tsé et de nous laisser aller jusqu’à Shanghaï. De quelque côté que nous arrivions à la mer, nous aurons toujours traversé l’ancien continent de part en part et fait le plus grand voyage accompli en Asie.

II. — DE KOULDJA AU LOB-NOR.

Le 12 septembre, nous quittions définitivement les dernières traces de civilisation européenne, décidés à aller de l’avant jusqu’à ce qu’il nous fût matériellement impossible de continuer. Nous sommes quinze, y compris M. Bonvalot, moi, le père Dédékens. Ce dernier, de nationalité belge, est missionnaire en Chine depuis dix ans. Il a déjà parcouru l’empire du Milieu, allant de Pékin en Ili, à travers le Kansou et le désert de Gobi. C’est à Kouldja que nous l’avons rencontré. Devant revenir chez lui, il nous a offert de faire route avec nous. Nous aurons en lui un bon compagnon de plus, et ses connaissances dans la langue chinoise nous seront très utiles. A la tête de nos hommes, Rachmed, le fidèle Rachmed, trouve, en enfourchant son cheval, la gaîté qui ne le quittera plus, même dans les momens les plus difficiles. Comme interprète, nous avons le Tarantchee Abdullah, qui a déjà accompagné le voyageur Prjévalsky. C’est un petit homme vaniteux, paresseux, mais ayant l’avantage de posséder quatre langues : le turc, le russe, le chinois et le mogol. Il nous est malheureusement difficile de nous en passer. Un original est Tongsha, chrétien chinois au service du père Dédékens depuis quatre ans. C’est un bon garçon, doué de bravoure, qualité rare chez ses compatriotes. Son unique défaut est d’être têtu comme un mulet et lent dans ses actions. Il reçoit vite de toute la caravane le surnom d’Achoun, mot turc qui signifie chef. Les trois hommes que je viens de nommer nous accompagneront durant tout le voyage. Quant aux autres, Russes ou Tarantchees, ils nous quitteront au Lob-Nor.

Nous voilà donc en marche ; l’apprentissage commence. On cherche à se reconnaître, on s’habitue les uns aux autres ; chacun sait ce qu’il a à faire et se met à la tâche. Nous ne rencontrons pas encore de vraies difficultés, mais j’ai bon espoir que, lorsqu’elles naîtront, nous saurons nous en tirer.

Ce n’est plus dans les riches plaines d’Ili que nous dressons notre tente ; nous nous engageons déjà dans les contre-forts des monts Thian-Chan. Ce sont d’abord des collines arrondies, dépourvues d’arbres, d’aspect assez uniforme ; nous y rencontrons les premiers Mogols. Ils vivent au milieu de leurs troupeaux, dans des yourtes de feutre aussi sales, aussi misérables que les gens qu’elles abritent. Ils nous offrent cette bonne hospitalité qu’on trouve chez presque tous les nomades. Mais, lorsque nous partageons avec eux le mouton rôti ou quand nous buvons le lait de jument à leur grand seau de bois, nous avons peine à reconnaître dans nos hôtes les descendans des guerriers qui conquirent le monde sous la conduite des Gengis-khan ou des Tamerlan. Ils nous semblent abâtardis ; ils ont été, sans doute, comme leurs frères de l’Est, victimes de la conquête lente et pacifique des Chinois, les conditions d’existence étant ici relativement faciles. Les pâturages abondent et le climat est sain. Actuellement, il fait même chaud ; nous observons, dans l’après-midi, 38 degrés centigrades à l’ombre.

À mesure que nous montons, la température s’abaisse, le paysage change de nature : les vallées se resserrent, les collines s’élèvent et se couvrent, sur le versant exposé au Nord, de forêts de sapins. La scène est ravissante. Nous avons des échappées sur les grands pics neigeux des Monts Célestes qu’encadrent quelques côtes à la teinte sombre. Les cours d’eau prennent une allure désordonnée ; ce sont des torrens aux flots de cristal dont les rives portent les nombreuses empreintes des animaux sauvages qui peuplent ces solitudes. La contrée que nous parcourons serait, en effet, un paradis pour les chasseurs. Ici les cerfs pyrargues, qui rappellent nos chevreuils, disputent la place aux grands marais, tandis que les ours, sur les hauteurs, poussent leurs grognemens rauques. Le temps presse et nous ne pouvons songer, en dépit de nos instincts de chasseurs, à nous arrêter dans ces vallées. Nous nous bornons à ouvrir de grands yeux pour tâcher d’entrevoir un de ces plantigrades, mais ils se décident difficilement à quitter leurs tanières.

Une après-midi, pourtant, nous sommes sur le point d’avoir affaire à eux, d’un peu trop près même, au gré de M. Dédékens. Arrivés de bonne heure à l’emplacement choisi pour camper, mon compagnon et moi, nous proposons d’escalader une montagne voisine. Nous emmenons Barashdin (un de nos Russes) et un Kirghize qui a bon espoir de nous montrer du gibier, il n’y a pas de sentiers et nous avons peine à avancer au milieu d’un enchevêtrement inextricable de hautes herbes. À mi-côte, j’entends un grognement d’ours, bientôt suivi de plusieurs autres. Barashdin et moi prenons aussitôt le pas de course sans pouvoir atteindre l’animal qui s’enfuit. Nous rentrons à la nuit au camp après une autre alerte inutile. M. Dédékens n’est pas de retour, et il faut envoyer des hommes avec des lanternes à sa recherche. Ce n’est que fort tard qu’il revient. Trouvant que nous courions trop vite, il s’était assis et avait fumé une pipe, puis, la nuit s’approchant, s’était mis en marche vers le camp. À peine avait-il parcouru 500 mètres qu’il se trouvait nez à nez, à dix pas, avec un gros ours. Son fusil, se chargeant par la bouche, ne contenait que du petit plomb et il ne voulait pas tirer sans être sûr de tuer. Heureusement, il avait la ressource d’allumer du feu ; le combustible ne manquait pas, et, au bout de quelques secondes d’une attente qui n’avait rien de séduisant, M. Dédékens voyait, avec un certain plaisir, l’animal s’enfuir au galop devant l’incendie. Mon compagnon avait présent à la mémoire que, quelques jours auparavant, nous avions rencontré un Mogol, l’œil enlevé et la figure à moitié déchirée par un ours. L’indigène avait eu au moins la consolation d’achever son ennemi à coups de couteau dans une lutte corps à corps.

Nous montons toujours, les forêts disparaissent peu à peu, les vallées s’élargissent ; les collines qui les bordent, formées, d’un côté, de rochers nus, de l’autre couvertes de neige, semblent plus basses ; les ruisseaux sont gelés. Nous commençons ici à faire connaissance avec ces plateaux que nous retrouverons pendant de longs mois au Thibet.

Si le paysage est monotone, en revanche, il y a de jolis effets de couleurs ; des couchers de soleil donnant des tons rosâtres sur les rochers, bleu clair sur la neige. D’immenses cornes d’ovis Poli se profilent parfois comme des tire-bouchons géans. Nous approchons pour ne trouver, hélas ! que des squelettes. Notre caravane effraie ces animaux, qui se cachent dans la montagne.

Un incident vient rompre l’uniformité de la route : c’est la mort d’un de nos chameaux, qui s’est mis à enfler subitement et qu’il a fallu achever d’un coup de carabine.

Deux cols à plus de 4,000 mètres nous ont fait passer du bassin de l’Ili dans celui du lac de Karachar. Nous souffrons des premiers froids : 18 degrés au-dessous de zéro, dans la nuit, me semblent une température épouvantable, aussi ne sommes-nous pas fâchés, après la passe de Narat, de nous engager dans la gorge rocheuse de Kapchigai, pour redescendre.

La pêche et la chasse nous procurent ici quelques distractions ; dans les torrens, je prends un poisson à tête plate dont la chair est très fine ; dans les rochers, il y a une abondance fabuleuse de perdreaux, d’une espèce plus grande que celle de France et qui ont un fer à cheval sur la poitrine : nous ne les trouvons que dans la montagne et nous les quittons volontiers pour tomber dans une plaine sablonneuse et pierreuse qui rappelle beaucoup certains coins d’Egypte. Nous franchissons les différens bras du Youldouz, ayant souvent de l’eau jusqu’au poitrail de nos chevaux, et, le 5 octobre, nous arrivons à Korla : une vraie oasis avec ses champs cultivés (riz, maïs, coton), ses petits canaux, ses grandes allées ombragées de saules et ses vergers qui ne laissent pas de nous causer un certain plaisir.

La ville elle-même (de 2,000 habitans) rappelle toutes les villes de l’Orient, aux rues étroites, bordées de maisons bâties en terre et surmontées de terrasses avec un bazar pour chaque nationalité (Chinois, Tarantchees, Dzoungares).

Nous avons déjà parcouru un peu plus de 700 kilomètres ; aussi croyons-nous avoir droit à quelques jours de repos, mais la maison mise à notre disposition par les autorités locales nous fait regretter notre tente à laquelle nous sommes déjà habitués ; nous songeons à la liberté que nous avions dans la montagne ; ici notre cour est sans cesse envahie par la population chinoise, curieuse et ennuyeuse ; les soldats sont arrogans et il nous faut jouer du bâton pour nous en débarrasser. Quant aux autorités, elles nous donnent un échantillon de cette fourberie dont nous aurons à souffrir si souvent plus tard.

Quand nous avons quitté la frontière de Sibérie, nous avons fait viser nos passes par le gouverneur chinois d’Ili ; il nous avait assurés de son appui, nous avait fait dire de marcher en confiance et même avait détaché auprès de nous deux soldats pour une partie de la route. A Korla, le petit mandarin Hakim nous fait toutes les protestations possibles de dévoûment, mais il nous avertit que nous ne pourrons pas continuer. Le gouverneur de sa province, sur l’avertissement de celui d’Ili, a envoyé un ordre de nous arrêter que j’ai heureusement le plaisir de photographier. Ce mandat d’arrêt n’est accompagné ni d’huissiers, ni de gendarmes, gens dont nous n’aurions, d’ailleurs, pas fait grand cas ici.

Cette aventure nous amuse. Un voyage sans incident serait bien monotone, et en voilà un qui peut compter.

Pendant notre court séjour à Korla, notre logement se transforme en une vraie salle de conspiration : allées et venues mystérieuses, entretiens à voix basse, conciliabules secrets, rien n’y manque.

Nous recevons au moins deux fois par jour la visite du mandarin, qui, pour nous convaincre, tantôt emploie les menaces, tantôt implore la pitié, alléguant qu’il aura le cou coupé si nous avançons. D’autres fois, il cherche à nous effrayer sur les dangers de la route. Nous le remercions de sa sollicitude ; notre résolution est prise, mais il faut user de diplomatie pour empêcher des chameliers supplémentaires, que nous avons loués, de nous quitter avec leurs animaux. Dans la nuit du 9 octobre, enfin, nous fermons les portes de notre cour et profitons d’un superbe clair de lune pour achever nos préparatifs, et, le 10 au matin, nous sommes en route.

A notre départ, des bruits inquiétans sont répandus dans le bazar ; on raconte à voix basse que toute la garnison (40 hommes) nous attend aux portes de la ville avec ordre de se faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous laisser passer, et nous nous préparions à réciter les premiers vers de la mort d’Hippolyte :


A peine nous sortions des portes de Korla !

Mais tout cela, paraît-il, n’était que de la fumée sans feu. Notre caravane est trop imposante pour que des Chinois osent l’attaquer. Nous avons loué vingt-deux chameaux pour transporter des provisions en cas qu’on nous en refusât ; nous avons donc une quarantaine d’animaux de charge, et, avec les gens qui nous accompagnent, nous sommes une vingtaine de cavaliers. Tout ce monde va camper sans encombre à une douzaine de kilomètres de la ville, sur les bords d’un grand étang.

Le lendemain, de bonne heure, au moment où nous allons nous remettre en route, un nuage de poussière nous annonce une troupe de cavaliers. Seraient-ce ces fameux soldats qui doivent nous arrêter ? Nous sommes prêts à les recevoir ! A notre grand étonnement, nous ne voyons paraître que l’Hakim suivi des gros bonnets composant le conseil municipal. Il est, nous dit-il, de retour de Kara-char, où il a été lui-même, il vient nous faire des excuses au sujet des ennuis qu’il nous a occasionnés. Son supérieur n’a pas réfléchi qu’on n’aurait pas laissé entrer en Chine d’aussi grands hommes (style chinois) sans qu’ils lussent en règle.

Tel est le discours que nous tient l’Hakim, mais la vérité est qu’il s’était déclaré incapable de nous arrêter avec ses soldats, et que le mandarin de Karachar n’avait pas voulu non plus prendre cette responsabilité.

Donc, au lieu de la guerre, nous avons tout bonnement l’amitié des chefs de Korla ; l’un d’eux nous servira de guide pendant quelques jours, et tout le long de la route nous recevrons le meilleur accueil de la population.

En avant donc, et ayant toujours confiance en notre bon droit, nous arriverons au but. Au bout de deux journées de marche à travers un pays nu et sablonneux, nous atteignons une forêt de peupliers ; ces arbres au feuillage tremblant, d’un jaune éclatant, sont entourés à leur base de branchages entremêlés comme une chevelure inculte, puis croissent tordus, bizarres, capricieux, faisant songer à ces forêts qu’a créées l’imagination de Doré, pour le Paradis perdu de Milton. C’est le populus diversifolia au feuillage de forme si variée, comme l’indique son nom. Nous le retrouverons jusqu’au Lob-Nor. Les arbres sont disséminés, faisant parfois place à de petites broussailles épineuses. Cette forêt est traversée par le Kansi-Daria, rivière de Korla, large d’une vingtaine de mètres et assez profonde. Nous sommes obligés d’employer une journée à faire passer les chameaux sur un radeau formé de trois couches de troncs d’arbres que relient des cordes ; c’est une opération qui devient fatigante à la longue, car jamais je n’ai vu un animal aussi stupide, et il est si maladroit qu’il semble disposer de son peu d’intelligence pour tout rendre plus difficile.

Du Kansi-Daria au Lob-Nor, le paysage est toujours à peu près le même. Imaginez une immense étendue de sable, tantôt entièrement nue, tantôt couverte d’arbustes rabougris ; de saxaouls ou de tamaris ; le vent a emporté le sable autour de l’arbrisseau, de sorte qu’il semble dresser ses tiges au sommet d’un petit cône que retiennent les racines. Le sable est en général craquant, salé légèrement, emprisonnant çà et là de petits étangs d’eau saumâtre à moitié desséchés ; jusque sur le sommet des monticules, je remarque des coquilles d’eau douce indiquant l’existence d’un ancien lac, d’une sorte de mer intérieure qui couvrait jadis le pays et dont le Lob-Nor ne serait que le reste. Ailleurs, de grands espaces sont couverts du roseau des sables (canna arenaria) ; plus loin, on retrouve des bois de ces mêmes peupliers dont j’ai parlé, mais ici ils sont desséchés, sans feuilles, souvent morts et détachent sur l’azur leur silhouette fantastique. Sur les bords mêmes du Tarim, le fleuve, ayant rompu les petites digues élevées par les habitans, vient former dans ces sables d’immenses marais d’où émergent des bouquets de tamaris. Tel est le pays dans lequel nous avançons pendant deux semaines : en somme, beaucoup de sable et peu de végétation. A part une matinée où il tombe de la neige, nous avons le temps le plus beau qu’il soit possible de rêver : ciel clair et pas de vent ; la nuit de — 8 degrés à — 12 degrés comme minimum, et le jour + 33 degrés comme maximum au soleil.

La population nous reçoit très bien. Ce sont des gens assez pauvres, vêtus d’une simple limousine souvent en loques. Leur chaussure est formée d’un morceau de peau de mouton et d’une bande de grosse toile serrant le mollet. Ils portent un bonnet en peau de mouton. Leur race n’est pas bien marquée ; ils sont la plupart d’origine turque, mais il y a eu des croisemens avec les Mogols. Leur religion est l’Islam. Les femmes travaillent plus que les hommes : quelques-unes ont pourtant conservé un type sauvage assez beau.

Nous n’avons d’ailleurs que peu d’occasions de les apercevoir, elles s’enfuient à notre vue, abandonnant même leur charge lorsqu’elles en. ont une.

Ces populations cultivent le blé, mais en quantité insuffisante. Leur charrue, composée de deux pièces de bois emmanchées à angle droit, est assez primitive. Elles ont des troupeaux qu’elles nourrissent de jeunes pousses de roseaux. Le fourrage est séché sur une claie que portent quatre piquets.

Elles mènent d’ailleurs une vie quasi nomade ayant un village d’hiver et un village d’été : le premier en terre et le second en roseau.

Chaque village important a un aksakal ou chef qui prélève des impôts pour le gouvernement chinois. Nous ne manquons jamais de lui faire visite ; il nous offre du poisson excellent, du mouton, du lait et du thé, et nous fournit des guides que nous changeons plus loin : c’est pour nous un bon moyen d’avoir des renseignemens sur la contrée. On nous dit que le gibier s’y trouve en abondance. Nous voyons, en effet, beaucoup d’antilopes, de cerfs, de sangliers et même des tigres, mais nous n’avons guère le temps de nous attarder. Notre principale chasse est celle des petits oiseaux que nous tuons pour la collection, et cette recherche nous passionne.

C’est le 17 octobre que nous atteignons les bords du Tarim. Quoique un peu moins large, il me rappelle beaucoup le Nil ; c’est le même cours, lent, roulant, au milieu de bancs de sable, une eau boueuse. La rive gauche sur laquelle nous sommes est basse et marécageuse. De l’autre côté, des collines de sable sont marquées de stries parallèles qui indiquent la direction du vent. Sur ces monticules, quelques villages élèvent leurs cases cubiques, rappelant les petits chalets suisses posés sur un morceau de carton. Les habitans traversent le fleuve sur des pirogues faites d’un tronc d’arbre creusé qu’ils manient très facilement. Pour moi, je m’en défie, leur équilibre me semble instable.

Nous mettons plus de temps que nous n’avions compté pour aller au Lob-Nor ; c’est que nous sommes loin de marcher en ligne droite, étant obligés de faire de nombreux détours pour éviter des inondations produites par le Tarim.

Le 24 octobre, nous traversons un bras du Tarim, d’une quinzaine de mètres de large, à un endroit appelé Arkan. Nous nous trouvons maintenant sur la rive droite du fleuve ; il coule majestueusement entre des plaines d’herbes desséchées et de petits bois de peupliers sans feuilles ayant de loin l’air de forêts.

Le 28 octobre, nous arrivons au Kara-bouran, qui est à l’extrémité ouest du Lob-Nor. Nous ne pouvons que jeter un coup d’œil sur ce fameux lac qui est réputé si difficile à atteindre et que nous sommes les premiers Français à voir, puisque avant nous Prjévalsky et Carey seuls y sont allés.

La route longe de petits étangs séparés par des digues naturelles que recouvrent des tamaris bas et qu’entourent des roseaux peu élevés. Le pays est plat, sableux et sans arbres. Il y a des milliers de canards, de hérons, d’oies, de cormorans et d’autres oiseaux aquatiques ; nous nous promettons une bonne chasse quand nous viendrons dans quelques jours au Lob-Nor. Car maintenant, nous nous engageons dans un désert de sable salé où nous devons emporter de l’eau pour le trajet. Nous entrons à la nuit dans l’oasis de Tcharkalik pour nous arrêter au petit village de ce nom.

Nous campons dans des champs desséchés, sur une aire à battre le blé ; le temps est superbe et chaud : il y a de la verdure tout autour de nous, et nous nous sentons revivre.

Voilà la première partie du voyage heureusement terminée. A part quelques refroidissemens, personne de vraiment malade ; pas de chevaux en mauvais état, un seul chameau perdu.

De Kouldja jusqu’ici, nous avons mis quarante-sept jours.

Maintenant, il faut songer à préparer la seconde étape. Nous trouvons heureusement une aide sérieuse dans la population, qui est bien disposée et que nous gagnons à nous par quelques présens ; nous offrons même, le jour de la fête musulmane, un grand repas composé de trois moutons que nous avons achetés.

Le soir de notre arrivée, quinze chasseurs sont partis pour la montagne afin de nous procurer des peaux. On a mis des pièges partout, et j’ai bon espoir de voir notre collection s’augmenter sensiblement.

Nous allons nous-mêmes nous occuper aussi de chasse. Pendant que M. Bonvalot reste à Tcharkalik pour faire les approvisionnemens d’hiver, je pars avec M. Dédékens et deux de nos hommes afin de visiter le célèbre Lob-Nor.

Deux journées de marche, à travers un désert de sable recouvert çà et là de plaques de salpêtre, nous séparent du petit village d’Abdallah. Ces plaines sont occupées par des milliers d’oies qui se donnent rendez-vous pour descendre en bandes aux Indes.

L’hiver approche, la température baisse à vingt degrés au-dessous de zéro. Nous couchons néanmoins à la belle étoile : il faut nous familiariser avec le froid. Nous ne trouvons d’ailleurs à Abdallah qu’un abri très insuffisant dans les cases de roseaux où les habitans, de race turque, comme ceux de Tcharkalik, nous reçoivent fort bien. Ils nous montrent les boîtes à musique et les cartouches vides laissées par Prjévalsky.

Nous voyons bien les traces du passage de nos prédécesseurs, mais l’objet même de notre excursion reste complètement invisible. Les habitans nous donnent vite la raison de ce phénomène : il n’y a pas de Lob-Nor. Du moins, un lac portant ce nom n’existe pas, et c’est sur les cartes seulement que nous devons chercher cette fameuse mer intérieure que nous rêvions de parcourir en barque. Que s’est-il passé ici ? C’est ce dont nous allons essayer de nous rendre compte pendant les quelques jours qui nous restent.

Une flottille est vite équipée. Chaque embarcation est un tronc d’arbre creusé. Deux hommes y prennent place. Un indigène, debout à l’arrière, pagaie à la manière des gondoliers de Venise ; il accompagne ses mouvemens d’un chant turc rythmé, nasillard, auquel répondent les autres bateliers. C’est dans cet appareil que, pendant deux jours, nous redescendons le Tarirn. Le fleuve diminue à vue d’œil, pour ne devenir qu’un simple filet d’eau où une pirogue trouve juste la place de se glisser. Le pays est couvert de roseaux, entourant parfois une flaque d’eau à demi desséchée. Sur les rives, nous apercevons quelques huttes de roseaux que nous décorons du nom de villages. Les indigènes qu’elles abritent ont peu de besoins, partant peu d’instrumens. C’est chez eux que nous passons nos nuits. Notre arrivée est pour eux une fête. Ceux qui en possèdent tuent le mouton gras en notre honneur, et, pendant les soirées déjà trop longues, nous nous accroupissons autour d’un feu de broussailles pour partager leurs repas. Puis une vieille femme prend une sorte de mandoline à trois cordes et se met à raconter les légendes de sa contrée, ces longues légendes auxquelles la langue turque donne tant de saveur. Elle nous dit l’établissement de quatre rois dans le pays, il y a longtemps, bien longtemps ; puis l’invasion des Mogols, la fuite de ceux de ses ancêtres qui n’ont pas été massacrés ou réduits en esclavage, vers l’est, à Karakartchoun ; enfin, le retour de ceux-ci, au siècle dernier ; les croisemens avec les Mogols, la reconstruction de Tcharkalik, qui doit son nom au rouet (tcharkal) trouvé dans les ruines sur lesquelles cette « ville » a été élevée.

Aujourd’hui, des colons sont venus de loin disputer aux « hommes de la terre » le sol de l’oasis. Les villages de pêcheurs sont abandonnés les uns après les autres ; là où les anciennes traditions marquaient un grand lac, il n’y a plus que des roseaux ; à leur tour, ceux-ci font peu à peu place au sable. L’apport du Tarim diminue d’année en année, et on peut prévoir le temps où le désert aura couvert de ce linceul que les historiens ne peuvent soulever l’emplacement d’Abdallah, de Vupchakan et d’Eurtin. Le temps fait son œuvre de destruction et marche à pas de géant. Cette région si curieuse, d’autres ne la verront peut-être plus après nous. Aussi sommes-nous tout yeux, tout oreilles, et ce n’est qu’après avoir posé aux troubadours et aux sorcières de l’endroit toutes les questions possibles que nous nous résignons à revenir à Tcharkalik.

En route, nous rencontrons des indigènes qui, absens depuis un mois, sont allés chasser des chameaux sauvages. Ils rapportent les peaux de deux de ces animaux coupées en morceaux. C’est un excellent cuir pour les chaussures.


III. — DU LOB-NOR AU TENGRI-NOR.

Encore quelques jours à Tcharkalik, et nous nous mettons de nouveau en marche, le 17 novembre. Notre caravane s’est modifiée. Nos Russes sont retournés avec les collections que nous avons déjà faites, et nous les avons remplacés par des musulmans engagés à Korla et au Lob-Nor. Ce sont, pour la plupart, des aventuriers, des gardiens de troupeaux ou des chercheurs d’or. C’est ce qu’il nous faut pour le genre de voyage que nous allons entreprendre. Nous serons d’ailleurs très contens de leurs services. Notre troupe se compose ainsi de dix hommes, outre nous trois. Nous avons quarante chameaux. Quelques chasseurs du pays nous accompagneront pendant une quinzaine de jours ; avec les ânes qu’ils emmènent, nous soulagerons nos chameaux. Nous sommes prêts à affronter le froid ; toutes les précautions ont été prises : feutres, cuir, touloupes, peaux de mouton, rien ne manque. Nous ne craignons pas la faim non plus : M. Bonvalot a fait préparer environ deux mille livres de pain, qui représentent une provision de six mois. Tous les habitans de Tcharkalik ont été mis à contribution : ce pain a été cuit avec de la graisse et du sel, c’est-à-dire dans les meilleures conditions pour se conserver le plus longtemps et être le plus nourrissant possible. Un sac a été rempli de sel, dégagé au préalable de son salpêtre par une cuisson exécutée dans la marmite municipale de Tcharkalik. Nous emportons des provisions de graisse enfermée dans des estomacs de moutons, quelques barriques de thé, de la farine pour les chameaux, de l’orge pour les chevaux. C’est beaucoup, semble-t-il ; mais on ne sait ce qui peut arriver. Devant nous se dresse la chaîne de l’Altyn-Tagh, semblable à un mur géant. C’est la première enceinte du sanctuaire du Thibet. Qu’allons-nous trouver derrière ? L’avenir seul nous l’apprendra. En tout cas, c’est maintenant que va commencer la partie aventureuse et difficile du voyage. Les habitans du Lob-Nor nous ont donné peu de renseignemens. Ils nous ont seulement annoncé que nous ne pourrions continuer au sud et que nous serions forcés de revenir sur nos pas. « Essayons toujours, nous répète M. Bonvalot ; passmatrim, voyons. » Notre projet est de gagner le « lac qui ne se gèle pas » en franchissant les chaînes de l’Altyn-Tagh et du Chiman-Tagh. Ce lac atteint, au lieu de tourner vers l’est, du côté de la vallée de Bakalik, comme l’ont fait Prjévalsky et Carey, nous tenterons une route nouvelle vers le sud. Peut-être trouverons-nous les sources du Fleuve-Bleu, peut-être tomberons-nous dans la vallée du Kizilsou. Quoi qu’il en soit, notre but est Batang. Si jamais nous atteignons cette ville, nous sommes sauvés. Nous avons pris toutes les précautions que recommandait la prudence. Maintenant, de l’audace : en avant ! et à la grâce de Dieu !

Il nous faut un peu plus de trois semaines pour gagner la plaine du « lac qui ne se gèle pas. » La route ne fait que serpenter à travers des montagnes arides : Altyn-Tagh et ses contreforts, Chiman-Tagh, monts Columbo. En général, toutes les montagnes se ressemblent, et nous sommes fort étonnés de voir celles-ci déroger à la règle ; elles présentent, en effet, un caractère particulier que je n’ai rencontré nulle part ailleurs.

Ce sont des massifs élevés, entièrement sableux, encaissant çà et là des rochers de schiste déchiquetés. L’unique végétation est formée de petits arbustes rabougris qui croissent en bouquets. On ne voit que peu de neige, de loin, sur la cime des pics élevés. Dans ces chaînes, nous avons eu trois passes principales à franchir : l’une, Koum-davan (passe de sable), n’est accessible qu’aux chevaux et aux ânes ; à cause de nos chameaux, nous l’avons tournée en nous frayant un chemin nouveau sur le flanc de la montagne ; mais la marche a été lente, puisque nous n’avons avancé que de six cents mètres en un jour ; encore, tout le monde a-t-il dû se mettre à l’œuvre et faire force de bras.

Quant au deuxième col, on nous l’avait annoncé comme infranchissable, et, de fait, une fois que nous l’avons eu franchi, nous nous sommes dit que nos hommes venaient d’accomplir un vrai tour de force. On appelle ce col Tash-davan (passe des pierres) : ce sont, sur une hauteur d’environ 300 mètres, au milieu de pierres roulantes, des lacets étroits, tournant brusquement, et tracés sur une pente si raide que, d’en bas, je me demandais comment les animaux pourraient s’y maintenir. Il a fallu toute l’énergie et tout le dévoûment de nos serviteurs pour faire passer les chameaux d’un versant sur l’autre. Ce travail a duré un jour et demi ; nos chevaux et nos ânes ont dû faire un va-et-vient continuel de haut en bas pour soulager les chameaux. Quatre de ces animaux ont roulé jusqu’en bas, mais, par bonheur, ils en ont été quittes pour quelques contusions.

C’est au Tash-davan que nous commençons à souffrir du mal des montagnes. J’en suis particulièrement éprouvé : violens maux de tête accompagnés de nausées, saignement de nez et fatigue générale. La nuit, insomnie complète pendant laquelle on se trouve dans la cruelle alternative, ou de rejeter ses couvertures et de grelotter, ou d’être étouffé. C’est très pénible. Heureusement, en quelques jours, nous nous faisons à ces altitudes. La température est jusqu’à présent supportable, quoique la nuit le thermomètre descende de 20 à 29 degrés au-dessous de zéro. Le jour, il monte de —15 degrés à zéro ; nous nous habituons très bien à un froid de — 12 degrés. Le ciel est clair ; il y a peu de vent, et nous en profitons pour chasser un peu.

Dans les rochers, nous trouvons le perdreau géant (megalo-perdix) qui est un excellent gibier, mais qui défie avec ses pattes le meilleur coureur. Des troupes d’ovis Poli escaladent les crêtes et restent toujours très éloignées ; ailleurs, ce sont des koukou yaman (pseudovis burrhel) aux petites cornes recourbées dont le pelage bleuâtre tranche sur le sable. J’en blesse plusieurs sans pouvoir m’emparer d’un seul.

Dans le lointain on aperçoit quelques bandes d’hémiones. Un instant même, nous avons cru voir des yaks sauvages. C’était le 8 décembre, nous étions en train d’allumer notre feu auprès de la passe dénudée de l’Amban-Ashkan-davan, lorsqu’un de nos hommes nous avertit qu’il distinguait quatre yaks en train de paître sur la montagne. Je pars aussitôt à pied avec ma carabine, tandis que M. Dédékens s’avance à cheval ; nous marchons, non sans ressentir une certaine émotion : on nous a dit, en effet, que les yaks chargent toujours. M. Bonvalot arrive derrière à la rescousse ; à une centaine de mètres des animaux, j’en vise un, je tire et lui loge une balle dans le flanc ; rien ne bouge, M. Dédékens continue à approcher ; à trente pas, il est stupéfait de voir ces animaux continuera brouter. Je lui crie : « Tirez donc ! » Mais je le vois nettoyer ses lunettes, puis prendre une pierre et la jeter contre un des yaks ; celui-ci, après avoir grogné un peu, se remet à brouter paisiblement : « Ils ont une corde au nez, » me crie M. Dédékens. En effet, m’étant approché, je m’aperçois que ces animaux terribles sont des yaks domestiques. Ils étaient trop fatigués pour continuer à marcher, et ont été abandonnés là par une caravane mogole dont nous avons aperçu la queue il y a une semaine, retournant à Abdallah.

Nous sommes donc bien dans la bonne voie et, ainsi que nous le supposions, il existe une route allant au sud, route ignorée de Carey et de Prjévalsky. Nous allons la suivre. C’est en vain que nos chasseurs ont voulu nous détourner de notre voie il y a quelques jours, cherchant à nous entraîner vers l’est, c’est-à-dire du côté du Tsaïdam. Mais Bonvalot, qui a compris leurs intentions, les a remis dans le droit chemin. Le 9 décembre, nous passons l’Amban-Ashkan-davan et redescendons dans la grande plaine du lac qui ne se gèle pas. Derrière nous s’étend, en travers, la chaîne des monts Columbo, dont les roches granitiques, de couleur rose, sont veinées de noir.

Les traces des chameaux mogols se dirigent vers le sud. Nous allons essayer de les suivre. Nous nous arrêtons auparavant un jour pour renvoyer nos chasseurs avec leurs ânes.

Avant de nous séparer d’eux, nous leur donnons quelques lettres qu’ils feront parvenir à Korla, d’où elles seront envoyées en Russie. C’est un dernier adieu à nos familles et au monde civilisé. Les reverrons-nous jamais ?

Nous ne restons plus que quatorze, décidés à nous lancer tête baissée dans l’inconnu. Les cartes n’ont plus rien à nous enseigner, elles deviennent muettes sur les régions où nous nous proposons de pénétrer. Cette fois, c’est bien l’inconnu avec sa séduction si pleine d’attraits !

Pendant un mois, nous allons suivre les traces des chameaux mogols et faire un vrai travail de limiers ; nous devions regarder constamment par terre, relever les moindres indices, chercher les places des anciens campemens. La tâche est difficile : le vent a soufflé depuis le passage de la caravane, et parfois, sur de longs parcours, les pieds des animaux n’ont laissé aucune empreinte. Mais aussi, à la longue, nous devenons forts sur cet exercice. Nous lisons par terre comme dans un grand livre, nous y voyons dans quel sens les animaux marchaient, s’il y avait des yaks avec les chameaux ; on évalue leur nombre, et, lorsque Timour, le chercheur d’or, revient au camp, tirant avec émotion de son sein quelques crottes rondes, nouvelles pièces à conviction, on se rend aussitôt compte de l’état d’épuisement des animaux qui les ont produites. En dépit de cette science si péniblement acquise, nous finissons un beau jour par perdre la route et, après des recherches infructueuses, force nous est de marcher à la boussole. Nous allons au sud, obliquant plutôt vers le sud-ouest, quand un obstacle nous arrête, et, tous les soirs, aussitôt arrivés à l’endroit choisi pour le campement, chacun de grimper sur une hauteur pour reconnaître la route du lendemain et voir ce qu’il y a de l’autre côté. Au retour, on s’interroge : « Qu’avez-vous vu ? Quoi de nouveau ? »

L’aspect général du pays varie. D’immenses plateaux se soulèvent parfois en dos d’ânes, orientés de l’est à l’ouest, portant un paillasson jaune, d’un jaune sale, uniforme ; parfois une crête rocheuse dentelée se dresse au sommet de ces collines comme un mur élevé de main d’homme. Ailleurs, l’herbe est couverte d’énormes blocs de lave tout noirs, pressés les uns contre les autres et dessinant la coulée qu’ils ont suivie comme une grande route sombre ; on les suit du regard et on arrive à un volcan majestueux, isolé, et qui cache à peine sous quelques plaques de neige étincelante les flancs gris de son cratère éteint depuis des centaines d’années. D’autrefois, en gravissant une colline, nous sommes tout étonnés d’apercevoir de l’autre côté un beau lac dont les eaux, d’un bleu sombre métallique, écument sous le1 souffle d’une brise légère. Il semble que, pour cette eau si limpide, un vase ait été creusé dans le marbre le plus blanc. Le lac est, en effet, entouré de tous côtés, d’un brillant dépôt : c’est le sel, dont la forte proportion mêlée à ses eaux l’empêche de geler. Il s’étend à perte de vue, et pourtant, ainsi qu’on peut le juger à ses anciennes rives, il est condamné à disparaître comme tant d’autres qui n’existent déjà plus et dont on ne reconnaît l’emplacement qu’à la nappe cristalline qu’ils ont laissée. Si ces lacs non gelés sont d’un effet saisissant à voir, nous en préférons d’autres sur la glace desquels notre caravane peut se lancer hardiment.

Les lacs, d’ailleurs, nous préoccupent peu ; lorsque nous ne pouvons les traverser, nous avons la ressource de les tourner. J’avoue, pour ma part, que les grandes chaînes blanches qui semblent mises en travers pour nous barrer la route ne laissent pas que de m’inquiéter. Nous finissons cependant toujours par les franchir simplement, en remontant quelque lit de ruisseau gelé, et peu à peu, presque insensiblement, nous arrivons à une dernière passe qui marque le point culminant de notre ascension. Nous en redescendons facilement, mais non sans éprouver un vrai soulagement à nous retourner, et à saluer pour la dernière fois ces immenses glaciers qui ne le cèdent en rien aux pics les plus formidables de l’Himalaya, et que nous laissons pour toujours derrière nous.

C’est que nous avons hâte de descendre ; voilà tantôt deux mois que nous sommes à une altitude moyenne de 4,200 à 5,000 mètres. Nous avons atteint le sommet de l’ancien monde, c’est sous nos pieds que ses grands fleuves prennent leur source. Les glaciers que nous découvrons envoient leurs eaux d’un côté à l’Océan-Indien, par la Salouen, le Mékong, et, de l’autre, aux mers de Chine, par le Yang-tsé, l’une des grandes artères du Céleste-Empire. Et lorsque nous découvrons ces lacs immenses, encore complètement inconnus, ou que nous baptisons ces chaînes colossales, il nous semble que nous violons quelque sanctuaire. Montagnes, glace, froid, vent, tout paraît, en effet, accumulé par la nature afin d’arrêter l’humain assez téméraire pour vouloir pénétrer ces solitudes. Les conditions d’existence ne sont pas les mômes pour les animaux : chaque jour nous voyons des troupeaux d’ânes sauvages qui s’enfuient à la file, la tête en l’air, courant d’un galop saccadé ; parfois ils s’arrêtent, font une volte-face, se présentant en front comme pour nous dévisager à loisir, puis reprennent leur allure désordonnée. L’un d’eux a-t-il été abattu par une de nos balles, ses compagnons reviennent tourner autour de lui comme pour lui demander pourquoi il ne les suit plus.

Plus majestueux sont les yaks sauvages. On les voit de loin, énormes masses noires se détachant sur la teinte uniforme du gazon. Ils sont généralement par petites troupes, établis dans un herbage qui leur permet de vivre. Lorsqu’on les approche, ils s’enfuient au galop en agitant en l’air comme un panache leur longue queue chevelue. Parfois on en rencontre d’isolés : ce sont alors des taureaux solitaires que leur âge avancé a fait exclure de tout troupeau et qui s’en consolent en broutant philosophiquement.

Quand ils ont des petits, ils se réunissent en grand nombre. Leurs manœuvres sont alors fort curieuses à observer. Nous sommes témoins de ce spectacle : un matin, un de nos hommes, Isaa, en revenant de chercher les chameaux, nous annonce avoir aperçu des troupeaux de yaks sur les collines ; voilà tout le camp dans la plus grande émotion à cette nouvelle : des troupeaux ! ce sont les hommes ! et on se consulte déjà l’un l’autre pour savoir de quelle manière les aborder. Dans l’après-midi, nous avons une tourmente de neige, qui se dissipe lorsque nous allons camper ; nous apercevons alors sur le coteau, devant nous, environ 200 yaks. Sont-ils domestiques ? sont-ils sauvages ? Tandis que nos hommes discutent cette question en plantant la tente, nous partons, M. Dédékens et moi, pour nous rendre compte de ce qui en est. Arrivés à 500 mètres, voici ce que nous voyons : dans un petit creux, des vaches et des veaux paissant tranquillement ; sur les hauteurs, des taureaux par groupes de trois ou de quatre font sentinelle. A notre vue, ils redescendent au galop entre les femelles et nous et viennent se placer sur deux rangs, la tête baissée, agitant leur queue avec furie. Deux coups de carabine mettent alors le troupeau en fuite ; quelques taureaux à l’avant servent de guide, tandis que les autres galopent sur les côtés ou restent par derrière pour faire serrer les femelles ou, d’un coup de corne, rentrer dans les rangs le veau qui s’en écarte. Le troupeau a ainsi vite disparu, laissant sur le sable une large piste. Nous sommes étonnés de voir des animaux sauvages (car c’en est) manœuvrer avec une telle entente.

Sur ces plateaux, les yaks étaient pour nous une providence. C’étaient, en effet, leurs excrémens qui nous servaient d’unique combustible.

Avec les yaks, l’animal propre à ces hauteurs est l’orongo (antilope Hodgsoni) ; rien de plus élégant que cette antilope aux formes ramassées, au pelage d’un gris approchant du blanc, avec la poitrine noire ; sa tête, terminée par un véritable mufle également noir, supporte, chez le mâle, une paire de longues cornes cannelées droites, qu’il tient légèrement inclinées en avant, lorsqu’il s’enfuit au trot, son allure ordinaire.

A côté des orongos nous trouvons la petite antilope ada dont les cornes sont recourbées en arrière en forme de lyre, c’est une véritable gazelle aux allures craintives. Le mouton de montagne nous fournit un aliment excellent.


Durant toute cette partie du voyage, notre vie très uniforme est à peine troublée par les petits incidens de la route. Nous nous levons au jour, c’est-à-dire vers huit heures. Après le repas du matin, ordinairement composé de farine délayée dans de la graisse fondue, on charge les chameaux. Nos hommes mettent des gants, et, malgré cette précaution, ils ont souvent encore les mains coupées par les cordes gelées. Tout est prêt, on se met en route. Il faut aller la plus grande partie du temps à pied, nos chevaux sont épuisés et, d’un autre côté, il nous faut entretenir la circulation du sang. Le vent souffle continuellement de l’ouest ; il nous fatigue beaucoup. 20 degrés de plus de froid avec le temps calme nous seraient préférables ; notre marche est, d’ailleurs, lente : à cette altitude, on ne peut se presser, et notre chargement nous retarde encore ; nous avons chacun deux paires de bottes de feutre, pantalon, pelisse et bonnet de peau de mouton ; en outre, la tête est enveloppée dans un bashlik (capuchon de laine) qui couvre le nez et la bouche ; par-dessus cet accoutrement, notre carabine et notre revolver ; nous ne sommes pas légers, mais nous ne souffrons pas trop du froid.

Les journées de la Saint-Sylvestre et du 1er janvier sont particulièrement pénibles. Nous nous avançons sur un gravier formé de petits morceaux de quartz, de lave et de pierre volcanique. Le vent soulève le sable en colonnes parallèles, courant plus vite qu’un cheval au galop et comparables aux eaux d’une rivière qui déborde. Nous sommes totalement aveuglés ; les petits cailloux viennent nous fouetter à travers notre bashlik, et nous devons souvent nous pencher sur notre cheval pour pouvoir respirer ; nous avons les yeux, le nez et la bouche pleins de sable ; je veux marcher, et ne peux avancer que de côté comme un crabe, souvent l’on ne se voit pas à quinze pas. Les chameaux cherchent à cacher mutuellement leur nez contre la queue de celui qui est devant ; ils vont ainsi presque de front, et, poussé par le vent, le chamelier se laisse aller vers l’est ; je suis obligé de prendre la tête et de les forcer à marcher dans la vraie direction pendant que Bonvalot cherche la route ; parfois, au milieu de cette mer qui continue à courir dans le même sens, je ne vois plus ni Rachmed qui est devant, ni les chameaux derrière, je me demande si je ne suis pas seul et si tout le monde n’a pas été englouti par cette formidable marée.

Enfin, au bout de quatre ou cinq heures de cet exercice, on campe. Tout le monde travaille à décharger les chameaux, qui, pendant les quelques heures de jour que nous avons devant nous, vont tâcher de trouver un peu d’herbe. Puis on établit les tentes ; tandis que nous partons en reconnaissance, nos hommes cherchent de l’argol (crottin de yak) et comme il abonde, ils en prennent une provision pour deux ou trois jours. Il en est de même de la glace ou de la neige que nous avons l’habitude de conserver dans des sacs (malgré cette précaution, nous nous sommes trouvés deux fois vingt-quatre heures sans avoir à boire).

On allume péniblement le feu en disposant l’argol par couches en forme de tourelles ; avec quelques copeaux de bois au milieu et un peu de pétrole sur le tout ; un courant d’air constant est entretenu par nos hommes qui agitent le bas de leur robe. Une fois le feu allumé, il faut se procurer de l’eau en faisant fondre la glace ou la neige empilée dans les koumganes (grands brocs) ; lorsqu’elle est fondue, elle doit bouillir, ce qui est assez rapide, vu l’altitude. Mais comme elle entre en ébullition à 72 degrés, le thé n’infuse pas aussitôt. En somme, en comptant l’opération depuis qu’on a allumé le feu, il a fallu trois ou quatre heures d’attente avant d’avoir une tasse de thé, et de quel thé ! Ne soyons pas trop exigeans ! Quant à la cuisine, elle est des plus primitives. Tous les deux ou trois jours, Timour tue un mouton, qu’on découpe en petits morceaux et qu’on enfile sur des broches de fer tenues au-dessus du feu ; les boyaux sont mis à même sur le charbon de crottin ; quand nous avons trop faim, nous mangeons de suite quelques morceaux tout crus avec du sel. Un peu de pain cassé au marteau complète le menu. Parfois, nous avons du gibier ; souvent, d’ailleurs, la viande en est si dure que nous nous y usons en vain les dents sans en venir à bout. Quatre ou cinq tasses de thé nous réchauffent, un morceau de sucre fait le dessert. Les jours de grande fête, je suis chargé de confectionner une bouillie avec de la farine et du cacao : c’est notre Champagne !

Une fois le thé pris, on se serre autour de l’unique bougie pour écrire ses notes avec beaucoup de concision, et, cette opération terminée, chacun disparaît aussitôt sous ses couvertures. C’est qu’on est fatigué, et que, sous l’influence du froid, on dort très bien ; le thermomètre descend parfois, à l’extérieur, jusqu’à 40 degrés au-dessous de zéro. A l’intérieur, la différence n’est que de 5 degrés. On reste alors douze ou treize heures au lit, et néanmoins on trouve toujours qu’il est trop tôt pour se lever. Cette vie pénible, nous nous y faisons. On souffre, mais on ne s’ennuie jamais. Avec les notes à prendre, les altitudes à relever, les pics à viser, nous sommes sans cesse occupés. Mais l’inconnu est devant nous et il faut avoir les yeux bien ouverts. Regarder et voir, tel est le mot d’ordre.

Pourtant, vers la fin de janvier, cet état de choses commence à nous peser ; voilà deux mois que nous n’avons pas vu d’autres hommes, il semble que le reste du monde ait subitement disparu et que nous ayons été condamnés à rester éternellement seuls. Aussi, on regarde de plus belle ; le moindre indice pouvant faire espérer l’apparition d’êtres humains est relevé avec le soin le plus scrupuleux : aujourd’hui c’est un morceau de bois appartenant à une selle de yak, demain l’emplacement d’un camp d’été, un autre jour les restes d’un feu ; chacun accourt, s’empresse pour donner un avis ; on prend de la cendre, on regarde s’il a neigé depuis, on examine les morceaux de bois brûlés et on leur assigne une date.

Le 23 janvier, M. Bonvalot annonce que les hommes sont proches et il organise une loterie sur le nombre de jours approximatifs qui nous séparent de leur rencontre.

Nous sommes comme des naufragés perdus au milieu de l’océan, mais c’est hommes ! et non terre ! que crie notre vigie, le fidèle Timour, le matin du 31 janvier. Nous rencontrons, en effet, des bergers conduisant vers le nord, aux pâturages d’été, d’immenses troupeaux de yaks et de moutons. Ce sont de vrais sauvages, vêtus de peaux de mouton, chaussés de bottes de laine de couleur, n’ayant, pour toute coiffure, que leurs longs cheveux noirs, qu’ils laissent flotter sur leurs épaules. Ils s’appuient généralement sur une lance, en des poses bestiales. Ils ne semblent pas trop craintifs et ils s’approchent de notre camp, où nous leur offrons du thé. Bientôt, Abdullah sachant quelques mots de thibétain, ceux-ci ayant quelques connaissances de mogol, et surtout chacun s’aidant avec force gestes, nous arrivons à établir une conversation. Ces sauvages croient que nous sommes des Russes, et ils ont reçu des ordres sévères de Lhaça ; ils ne veulent pas nous donner d’indications, mais nous invitent à nous arrêter, nous offrant du lait et de bons pâturages. Heureusement, après avoir marché un mois à la boussole, nous venons de retrouver un chemin de moutons assez battu, nous allons le suivre. Pour ce qui est des alimens, nous ne sommes pas embarrassés ; ils ne veulent pas nous vendre de moutons, n’est-ce que cela ? Quand on a faim, la force est le droit, nous allons tuer ce qu’il nous faut à coups de fusil, et nous prendrons en outre deux ou trois chevaux.

C’est ainsi que nous marchons quinze jours, suivant une vraie grande route, formée de sentiers les uns à côté des autres. Des cavaliers, la tête ornée d’une peau de renard, portant sur leur dos leurs fusils à longues fourches de fer, caracolent autour de nous. Quelques coups de revolver en l’air suffisent à les disperser quand ils sont gênans.

Le 15 février, nous montons assez péniblement une petite passe, du sommet de laquelle nous voyons le Tengri-Nor. Certes, jamais Livingstone ne ressentit autant de joie en découvrant les flots de l’Albert ou du Victoria-Nyanza que nous en apercevant la surface blanche et étincelante du lac céleste. Le Tengri-Nor est, en effet, marqué sur les cartes. Nous sommes près de Lhaça, nous sortons de l’inconnu, nous sommes sauvés. Cette immense chaîne blanche qui s’étend au sud du Tengri-Nor, c’est le massif du Nindjin-Tangla ; il nous semble être en pays de connaissance.

C’est au pied de ces montagnes que nous rencontrons les autorités de Lhaça, c’est-à-dire des gens civilisés ; il était temps. Rien ne présente un aspect plus misérable que notre caravane ; partis quatorze du Lob-Nor, nous ne sommes plus que douze. Niatz, un jeune chamelier des environs de Korla, qui paraissait pourtant fort et vigoureux, n’a pu résister aux grandes altitudes. Il s’est pour ainsi dire éteint, ayant perdu la notion de tout. Nous le transportions, dans les derniers jours, à dos de chameau, sans qu’il fût possible de rien faire pour lui. Nous ne pouvions ni descendre ni revenir sur nos pas, encore moins nous arrêter quelques jours. L’existence de tous était en danger. Bientôt sa figure devint enflée, ses lèvres noires et tuméfiées, son œil vitreux. C’est ainsi que nous l’avons déposé, sans vie, au pied d’une passe, et que nous avons essayé de dérober son cadavre à la voracité des carnassiers et des oiseaux de proie en l’ensevelissant sous un amas de pierres.

Nous avions eu aussi la douleur de perdre Imatch, notre chamelier. C’était un vieux Kirghize qui avait voulu à toute force nous suivre. Ayant eu auparavant une jambe cassée et mal remise, il marchait difficilement. Il a dû au défaut de circulation du sang de perdre en route tous ses doigts de pied, puis une partie du pied lui-même. Jamais il n’a proféré un mot de plainte. La veille de sa mort il disait : « Il faut que le général (c’est ainsi qu’il appelait M. Bonvalot) me pardonne, je suis avec vous et ne puis travailler. » Le lendemain matin, il s’est traîné un instant hors de la, tente sur ses genoux. Une fois rentré, il s’est adressé à ses compagnons : « Adieu ! Merci, vous avez tous été bons pour moi ! » Puis, se couchant de côté, il a expiré. Il y avait, chez ce Kirghize, une énergie rare ; c’était un brave, et lorsque, pour l’ensevelir, on a creusé, tant bien que mal, le sol durci par la gelée, chacun de nous a eu un serrement de cœur. Nous l’aimions, notre vieil Imatch ; l’endroit où nous le laissions était triste, le ciel était sombre, les loups avaient hurlé toute la nuit comme s’ils flairaient une proie, nous avions hâte de partir.

Ces pertes avaient particulièrement affecté nos hommes, ils ne voyaient pas la fin de leurs souffrances. Quelques-uns demandaient à être abandonnés, aimant mieux mourir que de continuer à se traîner péniblement. Il fallait, en effet, faire la route à pied ; nous n’avions plus, en arrivant au Namtso, qu’un cheval, les autres étant morts de soif ou d’épuisement. Quant à nos chameaux, de quarante qu’ils étaient au départ, il ne nous en restait plus qu’une quinzaine. Encore avançaient-ils à peine, ne pouvant guère faire plus d’un à deux kilomètres par heure. Huit jours après, nous n’en aurions plus eu un seul ; et, quant aux hommes, nous aurions dû en abandonner au moins la moitié.

Nous sommes donc tombés bien à propos sur le Namtso.

Ici va commencer pour nous un nouveau genre d’existence. La chaîne du Nindjin-Tangla borde la terre sacrée de la « ville des esprits. » Nous devons nous arrêter au pied de ces monts, on nous défend d’aller plus loin. Épuisés que nous sommes, sans autres alimens que ceux que les Thibétains veulent bien nous fournir, privés d’animaux, nous ne pouvons guère songer à passer outre et à continuer. Lhaça n’est d’ailleurs pas notre but, nous voulons aller à Batang en traversant le Thibet proprement dit ; pour cela nous avons besoin de l’aide des autorités thibétaines et, pour obtenir ce résultat, pendant quarante-cinq jours, nous allons rivaliser de patience avec elles et essayer de leur montrer que, si les Orientaux sont des diplomates hors ligne, sur ce terrain les Français ne les craignent pas.

Tout d’abord l’amban (chef en second rang), qu’on a envoyé à notre rencontre, nous prend pour des Russes. Mais nos noms ne concordent pas avec ceux des membres de l’expédition Piézof dont il a la liste et que le gouvernement l’a chargé d’arrêter ; nous n’avons pas les animaux qu’on a annoncés ; puis, comment connaissons-nous la route entièrement secrète que nous avons suivie ? A moins de supposer que nous tombions du soleil ou de la lune, d’où venions-nous ? Ce sont autant de questions faites pour embarrasser le chef thibétain. Nous répondons sur tous les points très franchement et avons soin de tenir toujours le même langage. L’amban commence à nous croire. Un bruit continuel de grelots indique le va-et-vient des courriers de Lhaça et montre qu’on attache une certaine importance à notre arrivée. Mais, à la capitale, on est méfiant : on a si souvent cherché à tromper le gouvernement. Comment des gens viendraient-ils si loin, seulement dans le désir de se promener dans le pays et de voir ? Ces mêmes gens voyageraient pour s’instruire et ne demanderaient pas à visiter la grande ville sainte ? Voilà qui est extraordinaire ! On ne s’en rapporte pas aux récits de l’amban ; c’est un petit jeune homme, encore peu expérimenté. Le talaï-lama, après s’être recueilli, dans sa « mer de sagesse, » après avoir prié les dieux, se décide à nous envoyer son second, un talama, accompagné d’un premier ministre ; ce sont des vieillards, ils pourront peser nos paroles et juger ce qu’elles contiennent de vrai.

Quelques jours d’attente à cause des fêtes du nouvel an, et nous assistons au plus curieux défilé, à la plus complète mascarade qu’il soit possible d’imaginer. Eussions-nous été dans une situation un peu moins pénible qu’à 5,000 mètres d’altitude, buvant d’une eau malsaine, glacés par un vent continuel et entourés des cadavres de nos derniers animaux, nous aurions pu, à voir ce bariolage de couleurs, ces têtes aux expressions différentes, ce véritable musée réunissant tous les types de coiffure que l’imagination humaine a pu créer, nous croire dans les coulisses de quelque théâtre des hauts boulevards. Ce que nous voyons, c’est le défilé final dans un drame de l’Ambigu ou de la Porte-Saint-Martin. En tête, les deux vieillards dont les manteaux de lynx blanc couvrent à demi leurs robes de soie écarlate ; ils ont la tête couverte d’un capuchon de soie rouge, doublé de jaune et se boutonnant au menton ; ils sont à demi accroupis sur de petits chevaux crème. Leurs selles sont couvertes de peaux de panthères et leurs montures richement caparaçonnées sont tenues en main par un soldat. Derrière eux, s’avance la foule de leurs aides-de-camp, secrétaires, serviteurs, hommes d’armes.

Tout ce monde vient nous voir, et je profite de leur visite pour les regarder à loisir. Au fond de la tente, le vieux lama agite continuellement en parlant sa barbiche nattée comme une queue de rat ; son compagnon, le premier ministre, à qui sa figure enflée a vite valu parmi nous le surnom de tête de baudruche, l’approuve souvent. Tous deux nous examinent longuement et, méfians comme le sont les Orientaux, habitués à mentir, cherchent à deviner ce que nous pensons. Près d’eux, un lama vêtu d’un petit veston jaune me rappelle, par sa bonne figure imberbe, certains de nos acteurs. A côté de lui, le lama-mogol, qui nous servira d’interprète, donne les expressions les plus diverses à sa figure grimaçante, tout en répétant souvent : laleuss ! (entendu et compris) ou lari ! (c’est bien). A l’entrée de la tente, je crois retrouver le type de ces vieux soudards, bons à tout, que nous a si bien dépeints Alexandre Dumas ; ce sont trois vieux, dont la figure tannée, plissée, fendillée comme un vieux cuir, est serrée dans un bonnet de fourrures venant se rabattre sur les oreilles et rappelant les coiffures des hommes d’armes du XVIIe siècle. Leur profil est grossier, leur lèvre supérieure à peine recouverte de quelques poils gris, rudes comme des crins de chats, et qui ont pourtant la prétention de passer pour une moustache. Ils portent des robes chinoises jaunes ou rouges. L’un d’eux a une vieille fourrure déjà usée et rapiécée.

Au dehors se tiennent des serviteurs ou des soldats. Les uns ont une tournure élégante qui me fait songer à des cavaliers turcs. Ils portent de petits jupons de couleur sombre, serrés au-dessous de la taille, à l’orientale ; une petite veste courte flottante, de drap brun, bordée d’une large bande claire qui forme des arabesques ; des boutons d’or arrondis ferment ce vêtement ; par-dessus un petit capuchon rouge, une étoffe grenat roulée en forme de gros turban, dans laquelle ils entortillent leur queue, leur couvre la tête.

D’autres semblent être vêtus d’une cotte de mailles. C’est une peau de bique noire, sans manches, serrée à la taille, avec une collerette sur les épaules, qu’ils mettent par-dessus leur vêtement.

Chacun, dans cette foule des serviteurs, a ses attributions. En dehors des soldats, qui ont le sabre en travers sur le ventre, et sur le dos le long fusil, terminé par deux fourches de fer, je remarque les porteurs de chapelles ; ils ont, fixés à un baudrier rouge en bandoulière, de petits reliquaires d’argent renfermant les idoles chères à leurs chefs ; d’autres ont de gros livres dont les lamas ne se séparent jamais. Puis viennent les échansons, dont la seule fonction est d’offrir à leur maître, sur une soucoupe d’argent, leur jatte taillée dans un bloc de jade, et de veiller à ce qu’elle soit toujours pleine de thé beurré ; les chanceliers qui, à toute demande, doivent présenter le cachet, et les secrétaires, portant toujours derrière l’oreille de petites tiges de bambous déjà taillées, afin que les ordres soient rapidement transcrits.

Tout ce monde est constamment en mouvement entre notre camp et le leur ; c’est que ce dernier est nombreux : il y a seize mandarins ; chacun a sa propre tente, une tente pour ses serviteurs, pour sa garde, un abri pour sa cuisine, que sais-je ! Ils ne sont pas habitués à se déplacer, et c’est toute une organisation très compliquée. La route de Lhaça est remplie par les soldats et les courriers qui portent les ordres, et par les yaks chargés de provisions. Ces derniers sont menés par des sauvages, semblables à ceux que nous avons rencontrés déjà avant le Namtso, qui sont tout étonnés de voir les honneurs dont nous sommes comblés ; ils nous prennent pour de grands personnages et nous tirent la langue avec autant de respect qu’à leurs chefs. Pour moi, j’essaie de regarder les gens venus de Lhaça et de faire connaissance avec eux ; je vais chez eux, j’interroge tout le monde et tâche de comprendre leur caractère et leur manière d’être. Eux aussi, surtout le petit amban, notre ami, tâchent de savoir ce qui se passe chez nous. Nos mœurs, surtout, les préoccupent beaucoup. « A Lhaça, me disent-ils, quand une famille est pauvre, plusieurs frères épousent une seule femme ; les hommes riches en ont plusieurs ; il y a aussi des femmes qui vivent indépendantes et qui prennent un ami pour un temps. Est-ce que, chez vous, c’est la même chose ? » Je m’efforce de leur expliquer ce qu’il en est chez nous, que la famille est constituée sur le mariage, que la force de celui-ci est la fidélité, etc. ; mais ils ne peuvent arriver à comprendre que la femme soit l’égale de l’homme. C’est une conception que l’Oriental ne peut avoir.

En dehors de ces conversations, notre distraction est le tir des rats des prairies et des gypaètes au revolver ; les lamas ne s’en effraient pas : ils étouffent leurs scrupules religieux en nous faisant promettre le cœur et le foie des animaux que nous tuons, pour fabriquer des remèdes.

Le soir, nous entendons le refrain monotone de leurs prières : ils prient en criant tant qu’ils peuvent et en débitant leurs paroles avec volubilité. Il semble qu’ils soient pressés d’en finir et que, plus ils en diront, plus leurs dieux seront contens…

Nos hommes répondent parfois par des chants turcs que chacun accompagne du premier instrument qui lui tombe sous la main, l’un avec un broc, l’autre avec une casserole, qu’on frappe sur un rythme à trois temps.

Les Thibétains sont étonnés parce que, le lendemain d’un jour où nous avons fait un peu de bruit, le vent a presque cessé. Nous leur répondons que nos prières sont meilleures que les leurs.

Malgré ces distractions, le temps nous semble long. Nous avons chaque jour des conférences qui durent cinq, six et même sept heures. Il faut tenir bon. Nous voulons aller à Batang ; nous ne devons pas nous laisser renvoyer en arrière, et encore moins à Nap-tchou, avec beaucoup de belles paroles ; nous y trouverions la frontière de Chine et la grande route de Sining, suivie par Hue et Prjévalsky. Nous avons assez des hauts plateaux. Les autorités thibétaines cherchent à traîner les choses en longueur : chaque jour, elles nous demandent un nouveau délai avant de nous rendre réponse. Tantôt c’est le roi de Lhaça qui est malade et qu’on ne peut consulter, tantôt c’est le talaï-lama qui nous fait préparer des présens. Il faut les attendre. C’est l’éternel chan-liang (discussion) des Chinois, sans lequel, dans ces pays, la moindre affaire ne peut être arrangée. Et on nous donne des boîtes de bonbons arrivant directement de la boutique de l’Étoile du Nord, de Lhaça. Chaque matin, on vient nous demander comment nous allons. « Très mal, » est notre réponse invariable. Nous commençons, en effet, à perdre patience. Des menaces, il faut en venir aux coups. Un beau matin, les Thibétains n’ayant pas tenu leur promesse de déplacer leur camp et le nôtre, nous tirons sur leurs animaux, puis nous leur faisons dire que si, dans un délai donné, nous ne décampons pas, c’est sur eux que nous tirerons. Cet argument ad hominem leur va droit au cœur. On envoie un mandarin à Lhaça avec ordre de marcher jour et nuit, et, quatre jours après, nous recevons des présens du talaï-lama, des costumes de Lhaça, des armes, des provisions, dix-huit chevaux, des moutons, et, ce qui nous fait plaisir avant tout, une feuille de route pour traverser le Thibet par un chemin nouveau, avec l’appui du talaï-lama.

Nous avons assez perdu de temps et sommes en hâte de partir. Nous commençons par renvoyer nos hommes ; ils s’en retournent, avec le chamelier à qui nous avons loué nos animaux, au Lob-Nor, par le Tsaï-Dam. La séparation est pénible ; rien n’attache plus que la souffrance en commun. Les hommes, pendant la route, n’ont eu aucune joie ; ils ont enduré des privations de tout genre, mais ils nous ont vus dormir sous une tente comme eux, marcher comme eux, partager les mêmes alimens qu’eux dans le même plat, et quand il faut nous quitter, ils sanglotent comme des enfans et nous supplient de les garder avec nous, même sans salaire. Il ne peut malheureusement en être question : à la frontière de Chine, il serait trop difficile de les rapatrier ; seuls Rachmed, notre interprète Abdullah et Achoun, le domestique chinois de M. Dédékens, restent avec nous. Nous avons, en outre, un lama du Setchuan thibétain qui parle chinois. Les autorités thibétaines nous l’ont adjoint pour nous procurer ce dont nous pourrons avoir besoin et pour faire respecter les ordres du talaï-lama. C’est un brave homme, causant peu, se débrouillant bien, sachant son affaire ; il nous sera très utile.

Le 4 avril, après avoir, avec leur permission, pris les portraits des chefs de Lhaça, nous prenons congé d’eux. On se sépare en très bons termes. « Nous sommes des frères, » disent-ils. Un petit tonneau d’ara (eau-de-vie de grain) vidé ensemble ne contribue pas peu à l’émotion du départ. Tout le monde parle ensemble. On boit à la paix de Lhaça, à la longue vie du talaï-lama, à la délivrance des Chinois et à l’éloignement des Anglais. Le vieux ministre invoque son grand âge pour nous donner des conseils paternels. « Vous allez traverser des populations sauvages, elles ne savent pas le respect qui vous est dû. Il ne faudra pas vous fâcher, mais rester bien patiens, et ainsi vous irez en paix. » Encore quelques poignées de main, et nous partons.

IV. — DU TENGRI-NOR A BATANG.

Nous allons parcourir pendant deux mois un pays d’un genre nouveau pour nous. Ce n’est plus, en effet, la steppe ondulée de cet hiver ; nous ne verrons plus les hauts plateaux si monotones, et nous ne les regrettons pas, nous descendrons à une altitude moindre (entre 2,000 et 3,000 mètres). Les flancs des montagnes se couvriront de grandes forêts de conifères, et c’est presque avec un sentiment de respect que nous reverrons la première broussaille. Privés de bois pendant trois mois, nous en comprenons encore mieux l’utilité. Le fond des vallées sera habité, parfois même cultivé. Nous ne marchons pas à tâtons, un itinéraire nous est tracé. Mais si la route est connue pour nous, elle n’en est pas meilleure, la marche est très pénible, et les obstacles naturels sont nombreux. Nous allons de l’ouest à l’est, c’est-à-dire que nous suivons une direction perpendiculaire à tous les fleuves et à leurs affluens qui se jettent dans l’Océan-Indien, et ils sont nombreux. Nous en rencontrons chaque jour, parfois même plusieurs. Quand ils se dirigent vers l’est, nous suivons la vallée, puis ils tournent au sud et nous devons les franchir.

C’est d’abord l’Ourtchou, qui, si l’on s’en rapporte aux documens chinois, doit être identifié avec la Salouen ; il est encore gelé ; nous nous aventurons à cheval sur la surface ; elle cède, et voilà nos pauvres bêtes patinant dans l’eau, forcées de se cabrera moitié pour briser la glace devant elles. Cet exercice n’a rien d’attrayant. M. Dédékens en sait quelque chose, puisqu’il tombe dans un trou avec sa monture. Il en est heureusement quitte pour un bain un peu froid.

Dans le Soktchou, affluent de l’Ourtchou, nous avons de l’eau jusqu’à la ceinture, et nos animaux perdent presque pied. La traversée du Guiom-Tchou et du Zatchou est plus facile ; ces deux rivières se réunissent à une vingtaine de kilomètres plus bas que l’endroit où nous avons traversé le Zatchou, à la ville du Tsiamdo, pour former le Mékong. Elles sont déjà larges d’une soixantaine de mètres et coulent dans un lit profond, resserré entre des collines rocailleuses. Nous laissons nos chevaux sur une rive pour prendre d’autres animaux sur le bord opposé. Le passage s’effectue sur de petits radeaux de troncs d’arbre que dirige un homme au moyen d’une rame fixée à l’arrière. Je ne peux m’empêcher de songer que dans ces mêmes eaux, sur lesquelles nous flottons, après quelques mois, nous naviguerons en bateau à vapeur pour rentrer à Saïgon. Ces cours d’eau coulant tous du nord au sud supposent entre eux des chaînes de montagnes dirigées dans le même sens, c’est-à-dire pour nous des passes à franchir. En effet, en deux mois j’ai compté près de 50 cols ; nous en avons bientôt assez. Nous rencontrons partout les mêmes paysages ; c’est toujours la même succession dans la végétation : en bas, les conifères ; puis les rhododendrons atteignant de 3 à A mètres : plus haut les broussailles naines, l’herbe rare, faisant place enfin aux rochers et à la neige. En haut, toujours la même vue : les montagnes succédant aux montagnes, les chaînes se heurtant, s’entre-croisant en un gigantesque chaos, qui semble devoir se prolonger indéfiniment. Quelques-uns de ces cols atteignent jusqu’à 5,000 mètres ; il faut les gravir à pied, tenant son cheval par la bride ; le passage est dangereux. J’ai vu plusieurs fois des yaks rouler de haut en bas et se tuer ; pourtant ce sont des animaux bien adroits.

Ils nous servent de bêtes de transport, bien qu’ils soient difficiles à conduire ; seuls les Thibétains, auxquels les yaks sont accoutumés, en viennent à bout. Ils les mènent à coups de pierre et en sifflant. Les yaks courent de-ci et de-là, levant la queue, secouant nos coffres outre mesure, grognant comme des cochons. Ce sont de vrais gamins. Dans les vallées assez peuplées, nos bagages sont portés à dos d’hommes ou plutôt de femmes (elles font tous les gros travaux).

Nous-mêmes montons de petits chevaux que les chefs nous fournissent. Ils sont si petits que parfois mes pieds touchent à terre. Souvent nos costumes les épouvantent, et pour arriver à les enfourcher, nous devons leur faire couvrir les yeux par des indigènes.

Chevaux, yaks ou femmes, nous en changeons très souvent ; les territoires sont nombreux et petits. Jamais un chef ne consentirait à empiéter sur celui de son voisin. Aussi, dans certaines vallées cultivées, devons-nous nous arrêter à chaque village, ce qui nous cause beaucoup d’ennuis. Ces villages sont formés de maisons en terre ou en pierres à toit plat, s’appuyant sur le flanc de la colline et descendant en gradins. Les lamaseries qui s’étendent au sommet même des collines présentent la même disposition ; les murs sont blanchis à la chaux, les fenêtres étroites peintes en rose, on pourrait, à les voir, se croire devant quelque petite ville fortifiée de Provence. Près des forêts, les habitations n’ont souvent qu’un étage et sont faites de poteaux juxtaposés. Elles sont surmontées de grands treillages en bois qui servent de séchoirs à fourrage.

Les habitans offrent partout les mêmes types ; on ne peut, distinguer certaines tribus des autres qu’à quelques différences dans la manière de se coiffer ; tous portent des bottes de laine de couleur, à semelle de cuir, et pour tout vêtement le grand manteau de peau de mouton ou de grosse laine. Ils le serrent à la taille et se servent de la partie supérieure du vêtement comme d’une armoire où ils mettent leurs provisions. Ils se découvrent souvent l’épaule et le bras droits, et en général ont dans toutes leurs attitudes une grande élégance ; on retrouve ces traits dans tous les sauvages, et on peut en donner pour raison que, n’étant pas habitués à se charger de vêtemens, ils ont une simplicité primitive qui leur donne des poses naturelles.

Parmi les hommes, on rencontre de fort beaux types, des gens aux traits fins qui ont un profil grec très marqué, et mériteraient assurément de poser chez nos sculpteurs.

Les femmes sont plus laides : leur large face ronde semble, comme leur poitrine, n’être qu’une ébauche. On croirait que c’est taillé à coups de couteau en pleine chair, et que l’ouvrier a oublié d’achever son travail. Cette différence entre les hommes et les femmes s’explique bien si l’on songe que celles-ci se livrent à tous les gros travaux, tandis que les hommes ne font rien.

Ces indigènes sont de vrais enfans. — Un rien les amuse. — On trouve chez eux ce que jamais on ne rencontre en Chine : de braves gens capables de dévoûment et aimant à rire. Très vifs dans leurs mouvemens et très mobiles dans leurs impressions, ils vous massacreraient, si on les excitait contre vous, avec autant de facilité qu’ils viennent vous offrir du lait ou qu’ils vous prient de partager leur repas, quand ils vous aiment. En général, nos rapports avec eux ont été bons ; mais nous avons toujours tenu à payer au-delà de ce qu’espéraient ceux qui nous servaient bien ; deux ou trois fois seulement, quelques-uns nous ont jeté des pierres, ou même ont tiré leurs sabres contre nous, refusant de nous vendre des alimens ou de nous fournir des animaux ; quelques coups de revolver tirés en l’air suffisaient à les mettre en fuite. Ils étaient terrifiés de nous voir, avec une arme si petite, lancer des balles aussi longtemps que nous voulions (nous le leur faisions croire), et venaient nous faire des excuses.

Quand ils en ont, ils mangent de la viande crue, comme leurs chevaux d’ailleurs, à qui ils donnent cet aliment à défaut d’orge. Mais leur principale nourriture est le zamba (farine de millet grillée), qu’ils délaient dans du thé beurré, maigre pitance avec laquelle ils vivent pourtant ; nous-mêmes, pendant ces deux mois, devons suivre à peu près le même régime ; nous trouvons peu de chose à acheter ; parfois un peu de lait, et alors c’est jour de fête. La viande de mouton est si mauvaise, nous en sommes si dégoûtés, qu’à part Bonvalot, personne n’y touche. La plupart du temps, nous ne nous nourrissons que de thé et d’une pâte faite avec de la farine de fèves, sans levain, délayée dans de l’eau et cuite sur des pierres chaudes. On baptise ces sortes de galettes du nom de pain, bien qu’elles ne ressemblent à rien moins qu’à du pain. Mais nous sommes si heureux d’être au milieu des hommes, de voir des paysages rians, de pouvoir nous promener dans des forêts, de ne plus avoir enfin la préoccupation constante de la route et la souffrance du froid, que nous ne faisons plus guère attention à la nourriture.

La chasse nous fournit de nombreuses distractions le long de la route ; les petits oiseaux offrent des espèces très variées. Il y a aussi de nombreux et superbes faisans. Le plus beau est assurément le crossoptilon, appelé par les Thibétains chiakas, oiseau blanc. Il est de la taille d’un petit dindon ; son plumage est tout blanc et très fin ; sa belle queue noire est formée de plumes recourbées, à la manière de celles de l’autruche ; sur la tête, il a une calotte rouge, ressemblant à du velours ; ses pattes de corail sont fortes. Aussi, est-ce un rude coureur ; et on ne peut le tuer qu’en le surprenant et en venant au-dessus de lui. Les ithagines, avec leurs plumes vertes et leur queue rouge qu’on pourrait croire teintes, ressemblent à des perroquets. A côté des oiseaux, les gros animaux sont nombreux : les grands cerfs, dont les bois sont placés sur les portes des lamaseries ; les chevrotains à musc, qui font, sur la frontière de Chine, l’objet d’un commerce important ; les macaques et les ours énormes que les Thibétains nomment ours-cheval, à cause de leur taille.

Le long d’une vallée, nous en voyons beaucoup en train de déterrer des racines sur le haut des collines. Rachmed en abat un superbe. Malheureusement, nous devons nous en tenir là : nos Thibétains ont justement fait mine de retourner. Il faut les suivre en les menaçant du revolver, et l’on ne peut quitter la route.

A mesure que la saison avance, les fleurs sont plus nombreuses, les collines deviennent un vrai parterre, et nous sommes heureux d’y retrouver nombre de plantes cultivées dans nos jardins : les lilas, les jasmins, les pivoines, les tulipes, les anémones, les cypripedium, etc., y abondent. On est en mai, et nous approchons de Batang.

Six jours avant cette ville, nous rejoignons la route impériale de Pékin à Lhaça, à Tchang-Ka (Kiang-Ka), c’est la route du père Hue. Nous sortons de l’inconnu. Voilà plus de huit mois que nous faisons des routes nouvelles.

A Tchang-Ka, il y a une garnison chinoise d’une centaine de soldats, presque tous fumeurs d’opium. Ils se mettent sous les armes pour nous recevoir. Quand je dis sous les armes, j’entends qu’ils prennent le chapeau constituant leur seul uniforme. Dans la caserne, il y a quatre sabres et deux fusils. L’ambassadeur chinois a donné des ordres à notre sujet.

Un jour d’arrêt à Tchang-Ka. Nous nous réconfortons en mangeant des œufs et quelques choux chinois. La bonne omelette !

De nouveau en marche ; nous traversons un pays infesté par les brigands ; des villageois tirent des coups de fusil en l’air pour les mettre en fuite. A mon avis, les villageois eux-mêmes sont les brigands. Nous demandons qu’on les laisse venir. Nous avons des balles à leur disposition ; mais il paraît que ces bandits ne veulent pas se mesurer à nous. Ils sont lâches et nous trouvent trop bien armés ; il y a quelques années, ils se sont mis une vingtaine pour assassiner le père Brieux, qui voyageait seul. On vole pourtant six chevaux à des Thibétains qui ont porté nos bagages, et qui s’en retournent. Le chef de la localité se rend sur les lieux pour faire enquête. Je n’ai pas su le résultat.

Enfin, le 5 juin, nous apercevons le Kincha-Kiang (Yang-tsé), beau fleuve roulant avec tumulte ses eaux boueuses dans une vallée profonde. Il peut avoir de 100 à 300 mètres de large. Nous le traversons sur de grandes barques de bois chinoises, maintenues contre le courant par un long gouvernail à l’arrière.

Ayant escaladé une colline, nous descendons dans la belle plaine de Batang, un des plus jolis coins que j’aie vus au Thibet. Nous sommes à moins de 1,000 mètres d’altitude. Batang élève ses petites maisons de forme cubique en pierre et terre battue au bord d’un torrent. Au soleil, elles prennent une teinte rose. Le torrent reçoit de tous côtés de petits affluens qui viennent se précipiter dans son lit en nombreuses cascatelles. De grands peupliers et des noyers croissent sur ses bords. On éprouve un sentiment de fraîcheur et de gaîté que nous n’avons pas eu ailleurs. Autour de la ville, la vallée est richement cultivée, puisqu’elle donne deux récoltes par an. Un peu plus loin, une grande lamaserie aux murs blanchis à la chaux, aux toits rouges, renferme un temple dont le faîte est doré. Le tout est entouré d’un grand mur rectangulaire.

A Batang, on nous reçoit fort bien. L’ambassadeur chinois venu, il y a quelques mois, de Pékin à Lhaça a donné des ordres nous concernant au liantay (receveur) de Batang. Celui-ci nous dit qu’on nous a envoyé des passeports de Pékin.

N’ayant rien reçu, nous ne pouvons rien montrer. Le mandarin est étonné, mais il se rend à la raison et n’insiste pas.

On a d’ailleurs hâte de nous voir partir. Il y a trois ans, en effet, les lamas de Batang, sur l’ordre du gouvernement de Lhaça, poussé par celui de Pékin, ont réuni plusieurs centaines de leurs hommes pour chasser trois missionnaires. Ils ont brûlé leur maison, démoli leur chapelle, et déjà deux fois le soc de la charrue a passé sur le terrain où chaque dimanche trois Français réunissaient quelques chrétiens pour leur dire la grandeur de la religion de France. Cet acte de violence ne fut pas le seul. Un mois après, on brûlait la cathédrale de Yérkalo et l’on anéantissait la bibliothèque, où quatre mille volumes avaient été réunis au prix de difficultés inouïes sur la frontière du Thibet. La mission d’Atentze a été également pillée, et maintenant les populations restées fidèles aux missionnaires sont partout persécutées. Aux remontrances qui lui sont faites, le Tsung-li-Yamen répond ouvertement par des promesses, et en secret envoie au vice-roi l’ordre de maintenir le statu quo, il lui enjoint même d’empêcher les missionnaires de revenir dans les localités où leurs passeports leur donnent cependant le droit de séjourner, de prêcher, d’acheter et de construire. Ici, le mandarin chinois qui a laissé agir les lamas, les débas (chefs) thibétains qui les ont aidés, et les lamas eux-mêmes ont peur, ils savent qu’on s’est moqué de la France et que le traité de Tien-Tsin n’est pas respecté. Ils se rendent si bien compte de cet état de choses qu’en nous voyant paraître, ils nous croient envoyés par le gouvernement français pour constater nous-mêmes les dégâts et demander une éclatante réparation. Nous nous gardons bien de les détromper, nous augmentons même leurs craintes en allant visiter les ruines de la mission, en faisant des photographies et en feignant de prendre des mesures. Les lamas s’enfuient à notre vue, et quand nous passons devant la lamaserie, du plus loin qu’on nous aperçoit, les portes sont immédiatement fermées. Le mandarin a même la bonté de nous faire dire de ne pas avoir à craindre et de nous promener sans armes. Nous le remercions de son avis, mais nous ne savons pas, en cette circonstance, quels sont les plus effrayés.


V. — DE BATANG AU TONKIN.

Nous ne restons que trois jours à Batang, le temps nécessaire pour réparer un peu nos coffres et faire les préparatifs indispensables. La route de Batang à Lytang et de cette ville à Tatsien-lou offre peu d’intérêt. Elle a été minutieusement décrite par Desgodins et par des voyageurs anglais. Aussi, regardons-nous moins. Nous trouvons pourtant quelques obstacles naturels, encore des passes à franchir s’élevant jusqu’à 4,700 mètres, et nous traversons à Hokeou dans de grandes barques un gros affluent à cours rapide du Yang-tsé. Cette rivière marque, en réalité, la limite du Thibet et de la Chine ; c’est à Hokeou que sont visés les passeports des commerçans qui vont au Thibet ou en reviennent. — Nous avons hâte d’arriver à Tatsien-lou ; nous doublons souvent les étapes ; nous restons parfois quinze et seize heures à cheval ; une pluie continuelle nous glace ; la nourriture est peu abondante, et nous devons ordinairement nous contenter de zamba et de thé. Nous sommes plus fatigués que jamais, et nous avons soif de prendre du repos.

A Tatsien-lou, nous sommes reçus à bras ouverts par la mission française du Thibet ; voilà dix mois que nous n’avons pas rencontré d’Européens. Quelle joie pour nous de constater qu’à la frontière du Thibet, comme partout où il y a du danger, nos compatriotes sont aux premiers postes. Il leur faut un courage et une abnégation admirables pour affronter les dangers auxquels expose continuellement une situation si difficile dans des pays lointains, et rester quand même. Les missionnaires français savent que, quand un des leurs tombe sur la brèche, dix se disputent aussitôt l’honneur de prendre la place dangereuse.

C’est auprès de ces hommes que nous allons passer un mois ; nous sommes épuisés, affaiblis, incapables de repartir immédiatement. Tatsien-lou nous offrira des ressources que nous ne trouverions pas ailleurs ; nous y avons en abondance la viande de bœuf, les pommes de terre, que nous n’avons pas vues depuis la Russie, le lait et le beurre. Les missionnaires nous donnent du pain qu’ils font faire à l’européenne ; ils mettent à notre disposition du vin qu’ils ont pour les malades, ils n’en boivent pas eux-mêmes ; ils sont trop pauvres et ont trop de difficultés à le faire venir. Nous nous nourrissons bien, et peu à peu les forces reviennent. Mais ce ne sont pas les repas seuls qui nous remettent, ce sont surtout les longues causeries où le doux son de notre langue natale remplace l’affreux jargon auquel nos hommes nous ont habitués ; en un mot, nous revivons à l’air de France, venant souffler jusque dans ces contrées perdues.

Et qu’on ne m’accuse pas ici de sentimentalité inutile ! J’en appelle à tous ceux qui sont restés plus de six mois loin de leur pays sans aucune nouvelle.

Notre premier soin est d’expédier un courrier à Tcheng-tou, afin de porter un télégramme. Il y a sept mois que nous n’avons pu faire parvenir de nouvelles à nos familles et à nos amis ; nous ne comprenons que trop leurs inquiétudes et nous avons hâte de les rassurer.

En dehors du temps consacré à écrire des lettres et à parcourir les journaux, nous profitons de notre séjour à Tatsien-lou pour compléter nos renseignemens sur le Thibet ; nous interrogeons les missionnaires, nous questionnons les gens du pays. La ville elle-même nous offre un champ d’études bien intéressant ; c’est un centre de commerce, un point de rendez-vous important : pèlerins de retour de Lhaça, caravanes venant annuellement du Trachileumho, au nord du Népaul, pâtres du Dégué apportant leurs cuirs, lamas à longs cheveux,.. les gens de toute tribu, de toute catégorie s’y rencontrent. Le spectacle de la rue est toujours amusant : ici des bonzes psalmodient leurs offices aux sons du tambourin et des tambours de basque en l’honneur d’une jeune femme qui s’est suicidée en mangeant de l’opium. Là un bouddha vivant, la tête couverte d’un casque brillant, distribue de l’eau bénite ou donne par l’imposition des mains sa bénédiction aux vieilles femmes prosternées. Plus loin, la foule se presse au théâtre, les femmes ont revêtu leurs plus beaux costumes et restent des heures à écouter une cacophonie assourdissante. Sans cesse passent de longues files de yaks ou de dzos (produits du croisement de yaks et de vaches ordinaires) emportant des ballots de thé au cœur du Thibet. Nous tâchons de nous mêler à cette foule, de l’interroger et de comprendre sa manière de vivre. Je réunis des documens ethnographiques, je peux me procurer les instrumens du culte et je m’en fais expliquer l’usage.

On nous voit avec plaisir, nous faisons « aller le commerce, » et la population, aux trois quarts flottante et passagère, composée de gens qui ne pensent qu’à leurs affaires, est assez bonne. Elle ne cherche pas à nous tracasser.

Il n’en est pas de même du mandarin chinois et de ses gens. Ceux-ci travaillent à soulever les habitans, tantôt prétendant que nous apportons le désordre parmi eux, tantôt racontant que nous cherchons à voler le trésor public (nous sommes trois ! ). Il nous fait même dire d’avoir à quitter promptement la ville si nous ne voulons pas être jetés à la porte comme des chiens. Mais on craint probablement que nous ne mordions, car personne n’ose commencer le premier l’attaque.

Le chef thibétain est d’ailleurs très bien pour nous ; nous faisons avec lui un continuel échange de politesses. Il répond au mandarin qui lui demande son assistance contre nous que cela ne le regarde pas, que son seul devoir est de fournir des hommes et des animaux de corvée sur réquisition : « Enfin, ajoute-t-il, j’ai déjà eu affaire aux Européens : ils ne sont pas assez bêtes pour faire ce dont vous les accusez. Laissez-les tranquilles ! »

Le mandarin reste penaud. Il n’a pas plein pouvoir sur les troupes : le général est absent, étant parti avec quatre hommes armés de parapluies pour pacifier les Tchantouis. L’autorité civile est donc réduite à essayer de nous tourner en dérision et de nous effrayer par ses menaces. Nous nous habituons à cette manière d’agir. Toutes ces vexations ne sont qu’un avant-goût des tracas auxquels nous serons continuellement en butte de la part des Chinois durant notre traversée du Setchuen. Nous sommes, en effet, sur le point de repartir ; le choix de la route à suivre a donné lieu à de longues discussions : si nous avions cédé aux conseils inspirés par la fatigue, nous nous serions embarqués sur le Yang-tsé pour nous laisser aller jusqu’à Shanghaï. Mais nous sommes un peu reposés et nous ne perdons pas de vue le but de notre voyage, relier, à travers la Chine, les possessions russes aux possessions françaises ; le Tonkin est là, encore un effort ! nous y arriverons.

Nous avons la chance de rencontrer, à Tatsien-lou, un Anglais, collectionneur de papillons, qui, devant redescendre le Yang-tsé deux mois plus tard, c’est-à-dire aux basses eaux, veut bien se charger d’emporter nos collections. J’ai envoyé par l’intermédiaire du consul anglais de Tchong-King mes plaques photographiques. — Voilà un souci de moins pour nous.

C’est donc les mains vides et le cœur léger que, le 29 juillet, nous tournons définitivement le dos au Thibet. — A nos yeux, le vrai voyage est terminé. — Nous avons réussi à traverser un pays presque inconnu, faisant environ 2,500 kilomètres de route nouvelle. Nous avons réuni d’importantes collections ; nous sommes libres, et maintenant il ne s’agit plus que du retour, et par une route à peu près connue.

Si cette partie du voyage est moins pénible que la précédente, en revanche, elle est plus ennuyeuse ; nous quittons les montagnes pour descendre dans un pays de rizières, très habité ; la contrée est uniforme et d’une grande monotonie ; elle est surtout malsaine, marécageuse et fiévreuse. Nous sommes obligés de prendre de la quinine tous les matins, encore n’échappons-nous pas tout à fait aux atteintes de la fièvre, qui se manifeste tantôt par des accès violens, tantôt par des névralgies ou des maux d’estomac. Il pleut presque quotidiennement, nous pataugeons dans la boue, et certains torrens enflés nous arrêtent plusieurs jours, nous devons attendre la baisse des eaux pour que les quelques chevaux ou mulets qui portent notre bagage puissent traverser. Nous ne couchons plus sous la tente, mais notre confort n’est pas meilleur, car nous passons nos nuits dans de mauvaises auberges de bois, souvent ouvertes à tous les vents, empestant toujours l’opium et remplies de vermine. De plus, il faut continuellement nous battre avec les habitans ; les fils du Céleste-Empire ne voient pas d’un bon œil des Européens, et surtout des Français, voyageant sur leur territoire. Chaque jour, ils nous insultent à plaisir, et chaque jour aussi, à leurs injures, nous répondons par des coups de bâton. Il faut leur montrer qu’on n’a pas peur. Comme tous les gens cruels, d’ailleurs, ils sont lâches. Jamais nous ne trouvons chez eux le moindre indice de dévoûment ou d’affection. Quand, au milieu d’une troupe d’une quinzaine ou d’une vingtaine de Chinois, nous en frappons un, personne ne fait un mouvement pour défendre son compagnon ; tous, au contraire, lui donnent tort et l’abandonnent.

Au milieu de ces ennuis incessans, notre seule joie est de trouver des missionnaires. Nous en rencontrons quelques-uns, échelonnés sur notre route, et chaque fois nous admirons davantage leur courage et leur abnégation. L’un d’eux nous frappe plus particulièrement. Le père Gourdin (c’est son nom) est depuis vingt-sept ans dans la contrée et, pendant cette longue période, en dehors de ses quelques confrères, il n’a pas vu de Français. Ce courageux compatriote a su, sans appui du gouvernement, se créer une situation égale à celle du mandarin du lieu : c’est qu’il parle et écrit le chinois aussi bien que celui-ci. Pour le code, il est plus fort, et sur les actes d’accusation qu’il a rédigés, le prétoire a déjà dû casser plus de dix mandarins. Ce missionnaire est tellement admiré et vénéré, que les populations sauvages, en grande partie païennes, qui habitent dans les montagnes, lui demandent ses conseils, le prennent pour arbitre dans tous leurs différends et lui obéissent. Les adieux qu’il nous fait suffisent à le peindre. Il est si ému d’avoir reçu des compatriotes et de les voir partir, qu’il a envie de pleurer, et, ayant peine à refouler ses larmes, il se dirige vers sa chambre. « Il ne faut pas, nous dit-il, que des Chinois voient pleurer un Français, » et avant de nous quitter, il se retourne et d’une voix forte : « Vous revenez chez vous, eh bien ! à ceux qui vous diront que les missionnaires n’aiment pas la France, répondez qu’ils sont des imbéciles. »

C’est à Mienling que nous avons rencontré le père Gourdin. Onze jours nous séparent du bourg de Huilitchou, et de là jusqu’au Yang-tsé-Kiang, on compte cinq journées. C’est la seconde fois que nous retrouvons le grand fleuve. Il est ici plus large et coule avec moins de fracas qu’avant Batang. On le traverse, comme à Tchoupalong, dans des sortes de grandes barques plates rappelant les bacs de nos rivières.

Le fleuve marque la limite entre le Setchuen et le Yunnan ; nous allons entrer dans un pays plus mouvementé et aussi plus aride. La population chinoise y sera encore très misérable, petite, souvent difforme, presque toujours affligée de goitres énormes. Elle nous fera regretter les Lolos[1], habitans des montagnes que nous rencontrions dans le Setchuen. Dans le Yunnan, la population est disséminée, les habitations sont rares. Rien ne nous annonce l’approche d’une grande ville, quand, le 5 septembre, du haut des collines que nous venons de gravir, nous découvrons le lac de Yunnan-sen, se prolongeant à perte de vue, sillonné par les petites barques à voiles des pêcheurs. Privés depuis longtemps d’un pareil plaisir, nous sommes heureux de pouvoir reposer notre regard sur un horizon lointain. Sur les bords du lac Yunnan-sen, une antique cité, célébrée par Marco Polo, cache ses maisons au milieu des grands arbres qu’enceignent de vieilles murailles grises, crénelées. Depuis la révolte des musulmans, la ville est bien déchue de sa grandeur ; elle compte à peine, aujourd’hui, cinquante mille habitans, qui peuplent surtout les faubourgs. Dans la ville, de grands espaces sont réservés aux jardins ou aux cultures de tabac. Cette cité a pour moi quelque analogie avec les Fous japonais : ses arbres, ses fossés pleins de lotus, ses pagodes blanches s’élevant au coin des murailles, me rappellent certains coins d’Osaka. Les collines qui l’entourent sont nues et couvertes de petites éminences, comme si des taupes y avaient élevé de tous côtés de gigantesques demeures. Ce sont partout des cimetières, et sur cette plaine des morts, où règnent la désolation et le silence le plus complet, se dressent des stèles funéraires grises, surmontées de petits dragons. Elles forment une forêt de troncs de pierre qui ajoutent encore à la tristesse du paysage.

Pendant notre court séjour chez les missionnaires, nous échangeons des cartes avec le vice-roi ; il cherche à nous donner une haute idée de la puissance militaire de la Chine en faisant, matin et soir, exécuter des décharges à poudre sur les remparts. Ces soldats ne nous effraient guère. Peut-être apprendront-ils à se servir des armes d’Europe ; il leur restera à acquérir la discipline et le courage des Occidentaux. Notre arrêt à Yunnan-Fou ne modifie guère notre opinion sur les Chinois, et nous n’avons que plus de hâte à les quitter.

Huit jours de marche nous conduisent à Mungtzé. Le pays est joli, la végétation se transforme à mesure que nous descendons vers le sud ; nous côtoyons de beaux lacs, reliés par des canaux où coule une eau d’un bleu d’azur. Sur les rives, des palmiers se mêlent à de petits poiriers, et les bois sacrés se distinguent au feuillage sombre de leurs conifères plantés en rectangle. De gigantesques cactus collent leurs bras démesurément longs à la paroi des rochers. Une lumière éclatante vient les éclairer, et nous sentons que nous changeons de zone : nous entrons dans les tropiques. Quels ravissans sanitariums ne pourrait-on pas établir dans ce pays, s’il était à nous ! Nous ne sommes d’ailleurs plus bien loin de notre colonie. A Mungtzé, nous trouvons un consulat de France où le gérant, M. Leduc, nous offre la meilleure hospitalité. Il y a aussi ici plusieurs Européens employés aux douanes. Chaque fois qu’ils sortent, ils sont l’objet des plus grossières insultes de la part des habitans, très heureux s’ils ne reçoivent pas des pierres ou des balles. Lorsqu’on habite longtemps en Chine, on se fait, paraît-il, à ce genre de rapports, et nous devons probablement être des barbares puisque, en ce qui nous concerne, nous refusons d’admettre cette manière d’être. Aussi avons-nous dans la rue, avec les habitans, quelques difficultés. Elles se terminent d’ordinaire par des coups que nous donnons. Quelle population odieuse ! et avec quelle joie nous songeons à la proximité du Tonkin !

Maintenant, nous remontons à cheval pour la dernière fois ; mais il semble que les hommes, les animaux, la nature, tout s’attache à nous laisser de cette manière de voyager la plus mauvaise opinion. Pendant notre marche de Mungtzé à Manhao, il pleut continuellement ; nos conducteurs perdent la route. Nous devons avancer la nuit, sans chemin, dans des terrains détrempés, grelottant de froid et tombant tous les deux mètres ; pour comble d’infortune, aucun autre asile qu’une écurie à demi incendiée. Nous prenons courage : encore un jour, et ce sera fini.


21 septembre au soir.

« Le Fleuve-Rouge ! » tel est le cri que nous poussons tous à la fois. Nous sommes à Manhao. Adieu chevaux, selles, sacoches, campement ! Nous avons envie de tout jeter à l’eau ; voilà trois cent quatre-vingt-six jours que, chaque matin, il nous faut recommencer notre paquetage ; que, souffrans ou non, il faut nous remettre en route pour traîner, les trois quarts du temps, un bidet éreinté ; trois cent quatre-vingt-six jours que, chaque soir, il faut desseller sa bête, faire son lit, que sais-je ! Et maintenant, plus de préoccupations, c’est fini ! Nous pourrons nous étendre dans une jonque, nous reposer continuellement et regarder à notre tour les paysages défiler devant nous, au lieu de passer devant eux.

Nous nous installons, en arrivant, dans une jonque chinoise recouverte d’un toit de bambous et de feuilles de palmiers ; elle avait été retenue pour nous par un agent des douanes. Le lendemain matin, de bonne heure, nous avons le plaisir de nous voir en route sans avoir un mouvement à faire. Les rives du fleuve sont couvertes d’une jungle épaisse de bambous, de forêts de bananiers sauvages d’où émergent quelques rochers sur lesquels des bandes de singes s’enfuient en gambadant. Le soleil inonde cette verdure de ses rayons ardens ; cette lumière, à laquelle nous ne sommes plus accoutumés, nous éblouit. Nous reportons nos regards vers le timonier, qui, attentif à la barre, engage l’embarcation dans le sens des rapides ; quelques kilomètres parcourus avec une vitesse vertigineuse et nous sommes hors de danger, mais nous ne pouvons nous défendre d’une certaine émotion en songeant que le moindre faux mouvement au gouvernail nous ferait infailliblement chavirer.

Dans la soirée, nous passons devant une éminence sur laquelle se dressent des palissades. C’est un poste de soldats français, nous dit un de nos bateliers. Aussitôt nos jumelles se braquent sur ce point, et, tandis que l’un de nous tire des coups de carabine, le drapeau tricolore est hissé à l’arrière de notre jonque. Un mouvement se produit sur la hauteur ; des hommes sortent en blanc, ce sont des Européens, ce sont donc des Français.

Nous ne pouvons aborder qu’un peu plus bas, et nous sautons comme nous sommes, en pantoufles, dans la jungle. Une demi-heure de marche pénible, dans ces fourrés épais, nous conduit à un sentier, et, quelques minutes après, nous serrons la main à deux sous-officiers envoyés au-devant de nous. Nous sommes au poste de Bac-Sat, le plus avancé au nord sur le Fleuve-Rouge. Le ravitaillement y est difficile : les hommes manquent de viande et sont à la demi-ration de tafia. Nous envoyons chercher quelques boîtes de conserves que nous a données M. Leduc. Le lieutenant commandant le fort nous offre du vin de troupe ; nous faisons avec lui un repas frugal, mais nous passons la soirée la plus agréable possible, c’est-à-dire en bons compatriotes se retrouvant, après une longue absence, sur une terre française. Rachmed, resté avec les sous-officiers, boit avec eux à la France, tandis que ceux-ci portent la santé de la Russie ; c’est fort avant dans la nuit qu’on nous accompagne, avec des torches, à notre jonque, et nous nous remettons en route pour arriver, en quelques heures, à Lao-kay. Le résident, M. Laroze, nous souhaite la bienvenue au Tonkin ; il nous dit avoir retenu pour nous une nouvelle jonque qui nous conduira à Hanoï. Nous sommes trop pressés d’y arriver et de trouver des nouvelles des nôtres pour rester plus d’un jour ici. C’est donc le lendemain matin que nous repartons, après avoir pris congé du résident et des quelques Français de Lao-kay, chez qui nous avons trouvé un accueil si cordial.

Les eaux sont hautes. Il nous suffit d’un jour et demi de navigation pour arriver au Delta. Nous remarquons en pénétrant dans la partie basse du Tonkin la densité de la population, la fertilité du sol et le parti qui en est tiré ; la richesse de cette contrée nous frappe. Mais ce qui nous étonne encore plus, c’est de trouver à Hanoï une des plus jolies villes de l’extrême Orient, de voir ce que des Français ont su créer en cinq ans, en dépit de tous les obstacles. Nous ne pouvions arriver en meilleur port : nous tombons au milieu de Français qui, comme nous, rêvent la gloire de leur patrie et le prouvent en faisant quelque chose pour elle. Un autre lien que la sympathie qui existe entre tous les gens de même nation, se retrouvant loin du pays, nous unit à eux : c’est l’effort pour un même but. Nos compatriotes l’ont senti comme nous. La réception qu’ils nous ont faite a suffi à nous faire oublier les souffrances endurées.

Maintenant il nous faut revenir ; le voyage est bien fini ; le succès, en somme, a dépassé nos espérances. En quittant la frontière de Sibérie, nous ne pouvions songer qu’à recueillir des documens d’ordre purement scientifique. Mais le cadre s’est peu à peu élargi, et nous avons été appelés à aborder une étude d’un plus haut intérêt.

Nous avons pu juger de l’œuvre commencée dans l’extrême Orient par la Russie au nord, par la France au sud ; nous avons vu ce qui était fait, et nous avons surtout cherché à nous rendre compte de ce qui était encore à faire.

Nous dirons en France ce que nous avons vu et entendu ; nous tâcherons de montrer d’un côté l’importance politique et commerciale que donne au Tonkin sa position au sud du Céleste-Empire, de l’autre la richesse agricole et minière de son sol : et si, donnant pour exemple les immenses résultats que la Russie a déjà obtenus au nord et à l’ouest de la Chine en suivant une politique colonisatrice, nous faisons comprendre le grand avenir que la France s’est préparé dans l’ancien continent, nous croirons avoir rempli notre tâche.


HENRI D’ORLEANS.

  1. Lolo est le nom générique donné à ces peuplades.