De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/20


XX

Irkoutsk.


Fondée en 1652 sur la rive droite de l’Angara, la ville d’Irkoutsk tire son nom de la rivière Irkoute, devant l’embouchure de laquelle elle a été construite. Son altitude est de 500 mètres, soit 34 mètres de moins que le Baïkal, ce qui explique l’extrême rapidité de l’Angara. Le centre de la ville est un terrain plat d’une étendue de 8 verstes carrées, entouré de collines couvertes de bois de bouleaux, dans lesquelles les riches commerçants se sont taillé de jolies villas.

La Grande-Rue, dans laquelle se trouve notre hôtel, va du nord au sud et a 2 verstes de longueur. Elle aboutit à l’Angara, et est terminée par un majestueux tout monument en briques rouges, le musée, inauguré récemment. À quelques pas plus loin, sur le quai, est le palais du gouverneur.

Irkoutsk a été en partie détruit, le 7 juillet 1879, par un incendie qui, dit M. Cotteau, « dévora 3 600 maisons, 19 églises, 5 bazars, la douane et un grand marché, les deux tiers de la ville et tous ses plus beaux quartiers, causant en 24 heures une perte de 30 millions de roubles ». Malgré ce terrible exemple, la ville est encore, à l’heure actuelle, exposée à un sinistre analogue, car presque toutes Les maisons ont été reconstruites en bois de sapin. Elles offrent au feu un aliment tout aussi puissant que par le passé. Les puits creusés sur les sept grandes places, en vue d’un sinistre, seraient d’un secours bien insuffisant. N’a-t-on pas cependant sous la main, à 61 verstes seulement, cet énorme volume d’eau qui domine la ville de 34 mètres, et dont on ne songe pas à se servir ? Pour l’alimentation, les habitants d’Irkoutsk n’ont que l’eau de l’Angara, que l’on va puiser dans des tonneaux, et que des industriels colportent de maison en maison.

La crainte des incendies hante cependant les autorités à un tel point qu’en ce pays de fumeurs il est interdit de fumer dans les rues.

Irkoutsk est de fait la capitale de la Sibérie orientale. C’est le grand centre du commerce ; ses importations s’élèvent à la somme de 12 millions de roubles, sans compter le thé qui, venant de Chine à travers le désert de Gobi, se centralise ici pour être dirigé sur les différents marchés de l’empire. C’est la résidence d’un archevêque. Outre deux cathédrales, dont l’une n’est pas encore terminée, il y a une trentaine d’églises orthodoxes. On y trouve également une église catholique, un temple protestant et une synagogue juive, un couvent de femmes situé dans un des faubourgs, de l’autre côté de la rivière Ouchakovka qui se jette dans l’Angara, et un monastère. Dans le faubourg, dit des Artisans, est la prison centrale de la Sibérie orientale, qui renferme plus de mille prisonniers ordinaires, et qui contient en outre de nombreux forçats, qu’elle dirige sur Les pénitenciers de l’Est. La fondation de la première école à Irkoutsk remonte à l’année 1718 : le Collège national à lui-même plus de cent ans d’existence : il fut ouvert en 1789, quatre années après l’établissement d’une imprimerie officielle.

IRKOUTSK. — DESSIN DE TAYLOR, GRAVÉ PAR RUFFE, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

La chambre que nous occupons à l’hôtel est très élevée d’étage. Une cloison en planches, de 2 mètres de haut, forme une sorte de cabine où se trouvent un divan + une table surmontée d’une cuvette en cuivre : ce sera notre chambre à coucher. On mettra le matelas de Marie sur le divan, et le mien par terre.

On nous avait beaucoup vanté les hôtels d’Irkoutsk et surtout l’hôtel Déko. Nous ne nous y trouvons pas mieux qu’à Stretinsk, à Nertchinsk, à Tchita, mais notre chambre est plus spacieuse. Nous avons deux fenêtres sur la rue ; j’ai toutes les peines du monde à les faire ouvrir pour changer l’air. La cuisine est assez bonne. Bien que la chasse ne soit pas encore ouverte, on nous sert de jeunes coqs de bruyère fort délicats. Le poisson de l’Angara est également très fin.

Ma première visite fut pour le gouverneur général, le général Gorémékime. Il était en conférence avec le gouverneur de Iakoutsk et je ne pus le voir ; mais il me fit remettre dans la journée une nouvelle liste blanche. Muni de ce document avec lequel j’étais désormais certain de ne pas manquer de chevaux aux prochaines cinquante-quatre stations, c’est-à-dire jusqu’à notre entrée dans le gouvernement de Tomsk, je me sentis le cœur plus léger, et j’eus plus de plaisir à me promener dans la ville. Un photographe français, M. Bogdanovitch, voulut bien nous servir de guide. C’est à lui que je dois une bonne partie des renseignements obtenus sur le pays et sur l’exploitation des mines d’or.

CATHÉDRALE D’IRKOUTSK[1].

Sur la place de la cathédrale, la plus importante d’Irkoutsk, se dresse l’église catholique, élégante construction en briques rouges dont l’unique clocher élancé fait contraste avec les sanctuaires orthodoxes aux multiples clochetons semi-sphériques. Le curé est un vieux Polonais de quatre-vingt-dix ans. Il compte bien que nous viendrons à la grand messe dimanche, c’est-à-dire après-demain, mais, apprenant que nous serons partis, il nous promet de l’avancer d’un jour en notre honneur.

ÉGLISE D’IRKOUTSK[2].

À quelques mètres seulement se trouve une église, que l’on me dit être la plus ancienne de la Sibérie. Elle est peinte en blanc, avec de curieuses fresques extérieures. Les intempéries ne semblent pas avoir par trop abîmé les peintures. Ces fresques extérieures ne sont pas rares en Sibérie. Nous en verrons encore dans plusieurs grandes villes.

Mme Grorémékine, chez qui nous allons dans l’après-midi, est une grande dame un peu perdue dans ces pays lointains. Elle nous reçoit d’une façon polie, aimable même. Elle a l’air de qu’au point de vue social Irkoutsk est une ville de peu de ressources, et est surprise d’apprendre qu’à Pékin, où nous ne sommes cependant qu’une poignée d’Européens, la vie est non seulement très supportable, mais gaie et animée. À Irkoutsk il y a 35 000 âmes et l’on s’ennuie.

On traversait autrefois l’Angara en bac, mais, pour le passage du Tsarévitch, on se décida à construire un pont. Il est en bois, a 636 mètres de long et a coûté fort cher. Or le Tsarévitch, étant part d’Irkoutsk en bateau à vapeur, n’est jamais passé dessus. Nous le franchissons, et, suivant la route qui contourne le lac Baïkal, nous escaladons la montagne qui domine la ville. La vue est superbe : à gauche et à droite de la chaussée qui descend, des taillis de bouleau ; au fond de la vallée, la ville, autour de laquelle serpente l’Angara, avec ses nombreuses églises, presque toutes blanches, qui se découpent sur le fond plus noir des collines situées au nord. Des rayons de soleil percent de temps à autre les nuages et vont se projeter sur les toits des monuments.

PONT D’IRKOUTSK[3].

Nous trouvons à l’hôtel la carte du gouverneur.

23 juillet. — Le marché me paraît bien approvisionné. On y vend non seulement de la viande, du poisson, du gibier, des légumes, mais aussi du pain.

Nous allons à l’église. Le sacristain nous attendait à la porte : il nous conduit à nos places et va prévenir M. le curé. La paroisse n’est pas riche et les objets du culte sont plus que modestes. La cloche qui doit appeler les fidèles au saint lieu est fendue ; la fabrique est trop pauvre pour la remplacer, et une église catholique ne peut guère compter sur l’appui du gouvernement. Les fidèles sont presque tous des Polonais exilés, anciens forçats internés à Irkoutsk. Des livres de messe sont sur les bancs, ils sont tous écrits en langue polonaise.

Dans l’après-midi nous allons visiter la fonderie d’or, et nous assistons à toutes les opérations successives : ouverture des petits sacs qui contiennent les précieuses pépites, constatation du poids, mise au creuset, fonte, coulage des lingots. Dans une chambre aux murailles épaisses, dont la porte cerclée de fer est garnie de traverses multiples, on nous montre une rangée de lingots préparés en vue d’un départ prochain : il y en a pour des millions.

La Sibérie orientale, d’après les statistiques officielles, produit chaque année environ 1 300 pouds d’or, soit, en mettant le poud, qui est de 16 380 grammes, à 14 104 roubles, 25 387 200 roubles, un peu plus de cent millions de francs. Tout cet or, transformé en lingots à Irkoutsk, est expédié à Saint-Pétersbourg. Il y a quatre transports par an, deux en hiver par traîneaux et deux en été par voitures : chaque voiture, attelée de quatre chevaux, porte trente pouds au maximum. Le trajet se fait en trente ou quarante jours. Chaque convoi est escorté par plusieurs Cosaques ; mais ce qui le protège le mieux, c’est la sévérité avec laquelle toute attaque est réprimée.

L’assassinat d’un voyageur est peu de chose, et les brigands le savent bien : c’est la déportation, et voilà tout. La peine de mort n’existe pas pour ce genre de délit, elle est réservée pour les crimes politiques et pour l’attaque des convois d’or ou de la voiture qui porte la poste. Autant on met de mollesse dans la recherche des assassins dans le premier cas, autant on déploie d’activité dans le second, même quand il ne s’agit que d’un commencement d’exécution.

  1. Gravure de Berg, d’après une photographie.
  2. Dessin de Vogel, d’après une photographie.
  3. Gravure de Berg, d’après une photographie.