De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/06


VI

Vladivostok.


On ne peut imaginer un homme d’aspect plus avenant que M. Cheveleff. Petit de taille, plutôt fort, toujours en mouvement, la figure épanouie, il nous reçoit avec la plus grande amabilité. Il s’exprime très correctement en anglais. Mme Cheveleff, sauf en ce qui concerne l’amabilité, est tout le contraire de son mari : grande, élancée et très calme. Elle aussi parle anglais, m’a dit Marie plus tard, mais seulement quand elles sont en tête-à-tête.

Nous discutons immédiatement nos plans. Deux routes s’ouvrent devant nous pour aller gagner Habarovka, capitale de [a province, par où nous devons nécessairement passer. La première par mer, jusqu’à Nikolaïevsk, point de départ des bateaux qui remontent l’Amour d’abord, puis la Chilka jusqu’à Stretinsk, où la navigation cesse et où le trajet par terre commence.

La seconde, plus compliquée, plus fatigante, bien que beaucoup moins longue, consiste en un voyage d’une centaine de verstes, d’abord sur un vapeur de grandeur moyenne, par mer, jusqu’à l’embouchure du Souifoune, puis sur un steamer tout petit qui remonte le Souifoune jusqu’à Razdolnoï. Là, la navigation cesse provisoirement. Il faut franchir en voiture les 160 et quelques kilomètres qui séparent Razdolnoï de Kamiene-Rybalow, où l’on prend de nouveau un steamer qui traverse le lac Kanka, puis descend l’Oussouri jusqu’à Habarovka, point où l’Oussouri se jette dans l’Amour, c’est-à-dire à 470 kilomètres de Kamiene-Rybalow.

D’après M. Cheveleff, ces 160 kilomètres en voiture seront très pénibles, car la route a été rendue abominable par les dernières pluies. Dieu sait ce qu’il faut penser d’une route que les Russes déclarent abominable ! De plus, elle est dangereuse en ce moment.

Pour les travaux du chemin de fer, on a fait venir cinq ou six cents forçats de l’île de Saghaline, la Nouvelle-Calédonie russe. Nombre d’entre eux se sont échappés et ont gagné les forêts, attaquant et massacrant sans pitié tous ceux qu’ils rencontrent. En outre, on ne peut songer à acheter un tarantass pour une si petite distance, car un tarantass est chose fort chère si l’on en veut un bon, et plus les routes sont mauvaises, plus il est nécessaire qu’il soit solide. Il faudra donc jouer à chaque station de poste, c’est-à-dire tous les 20 kilomètres à peu près, une voiture nouvelle, soit téléga, soit perékladnoï, instruments de supplice dont je parlerai ultérieurement, faire ainsi à chaque station un transbordement de bagages, risquer, par un petit retard bien probable, étant donné notre peu de pratique de la langue russe, de manquer le bateau de l’Oussouri qui ne part qu’une fois par semaine, et par suite celui de Habarovka, pour remonter jusqu’à Stretinsk.

M. Cheveleff nous conseille donc le premier itinéraire. Malheureusement la navigation n’est pas encore ouverte à l’embouchure de l’Amour. La mer est toujours gelée dans la Manche de Tartarie, détroit formé par l’île de Saghaline et le continent. Il faut attendre la débâcle, qui ne peut tarder. Il y a dans le port deux ou trois vapeurs prêts à partir pour Nikolaïevsk dès qu’on croira la mer libre.

Il est nécessaire de réfléchir un peu à tout cela avant de prendre une décision. Mais en attendant, comme il nous faudra inévitablement acheter un tarantass à Stretinsk pour gagner Tomsk, qui en est distant d’à peu près 3 000 verstes (la verste est de 1 067 mètres), il me conseille de ne pas lésiner sur le prix. Rien n’est cher comme une voiture en mauvais état. Il faut constamment la réparer, c’est-à-dire être à la merci d’un forgeron ou d’un menuisier de village qui profite de ce qu’il est seul de son métier, à trois lieues à la ronde, pour vous écorcher vif ; sans parler des délais et de la crainte continuelle de rester en plant entre deux stations. Bref, il m’offre de télégraphier à son agent à Stretinsk de m’acheter le meilleur tarantass qu’il pourra se procurer d’ici un mois, sans fixer de prix. J’ai confiance, j’accepte, et je m’en suis bien souvent félicité dans la suite.

M. Cheveleff met son équipage à notre disposition pour visiter la ville, C’est la première fois que nous nous trouvons dans une voiture attelée à la russe, et cela nous intéresse.

Un cheval est dans les brancards : il ne doit jamais quitter le trot. Un autre qui marche de front avec lui et semble en liberté ne doit jamais quitter le galop. Il a la tête en dehors et au niveau de ses genoux. On dirait qu’il a pris le mors aux dents. Deux traits légers, attachés à l’essieu, et une courroie d’un mètre cinquante, fixée d’un côté au brancard et de l’autre à l’anneau de la bride, le maintiennent à côté de son compagnon.

Vladivostok ne gagne pas à être visité en détail. Les rues, qui ne sont qu’une succession de montées et de descentes, suivant le flanc de la montagne sans s’inquiéter des accidents de terrain, sont mal entretenues. Des flaques d’eau les émaillent, et la boue qui les environne indique que ces flaques sont là depuis longtemps. La voirie laisse beaucoup à désirer. Nulle part on ne s’est mis en frais d’architecture.

Les maisons sont disséminées, la plupart construites en bois et peintes des couleurs les plus variées. Les casernes sont en briques rouges, mais véritablement d’une trop grande simplicité. L’église avec ses clochetons ressemble à toutes les églises russes que nous avons vues ensuite. Aucune animation dans les rues.

Je ne puis m’empêcher de comparer Vladivostok à Hong-Kong, qui est également construit sur le flanc de la montagne, et j’ai le regret de constater que Vladivostok ne soutient pas la comparaison. Cette impression est conforme au témoignage même de hauts fonctionnaires russes qui donnent pour excuse la jeunesse relative de la ville. J’espère comme eux qu’ils sauront tirer parti, tant au point de vue du beau et du pittoresque qu’au point de vue militaire, de l’admirable situation qu’ils ont entre les mains. Mais ils ont beaucoup à faire : d’abord amener de l’eau en quantité suffisante pour la consommation ; puis surtout s’occuper des rues, qui sont dans un état d’abandon lamentable.

Un autre sujet de regrets pour nous est l’aspect de ces montagnes dénudées, autrefois couvertes d’arbres splendides que la prévoyance des chefs aurait dû disputer à la paresse des subordonnés. Il en est de même dans toute la Sibérie. Un village se fonde au milieu d’une forêt ; les habitants qui ont besoin de bois pour construire leurs maisons, pour se chauffer, abattent tout ce qui est sous leur main. Le déboisement fait la tache d’huile, et souvent on se demande comment les gens sont allés s’établir au milieu d’un désert. Le désert, c’est eux-mêmes qui l’ont fait. Il existe, au bord de la mer, un jardin public, dernier débris des antiques forêts, conservé maintenant avec un soin jaloux. C’est ce qu’il y a de plus beau dans Vladivostok, dont le nom veut dire « Souveraine de l’Orient » et dont on pourrait si facilement faire la « Perle de l’Orient ».

Près du quai, à côté du jardin, se dresse un arc de triomphe en l’honneur de la visite du Tsarevitch. Les habitants de Vladivostok en sont très fiers et le proclament le plus beau de tous ceux qui ont été élevés sur le passage du futur empereur. En Sibérie, chaque ville, chaque grand village à le sien, et chacun m’a été montré par les gens du pays comme le plus beau. Je ne sais à qui décerner le prix. Respectons les illusions de tous.

Nous rentrons. L’heure du dîner est arrivée et nous passons dans la salle à manger. M. Cheveleff prend place au bout d’une immense table préparée pour une vingtaine de personnes. Je suis à sa droite et M. Startseff à sa gauche, puis viennent une demi-douzaine de messieurs. Mon voisin est un homme d’un certain âge, il me fait de grandes politesses, mais sans jamais m’adresser la parole. Évidemment il se méfie de mon russe. Je regrette de ne pouvoir causer avec lui, car il est très sympathique. En face du maître de la maison est sa sœur, Mme Sakina, femme charmante, qui fait tous ses efforts pour augmenter nos connaissances dans sa langue. À côté d’elle, Marie, puis Mme Cheveleff ; à sa gauche, d’autres dames. Bref, nous sommes partagés en deux camps : côté des hommes, côté des dames.

Contre le mur, parallèlement à la able, est une grande console, chargée des hors-d’œuvre les plus divers : au milieu un magnifique saumon frais, puis jambon, saucissons variés, viandes froides, etc. C’est la zakouska, prélude inévitable de tout repas russe. Chacun se lève, son assiette et sa fourchette à la main, et revient prendre sa place avec une montagne de provisions. Invités à faire comme tout le monde, nous allons à la console et nous prenons une petite tranche de saumon et du caviar. On s’étonne de notre modération, mais nous comptons sur le dîner et nous ne voulons pas avoir l’air d’affamés. Fatale erreur dans laquelle nous nous sommes bien promis de ne plus retomber. Cette zakouska, que l’on fait précéder d’un verre de vodka, ou eau-de-vie, constitue la partie importante du repas. Ensuite vient la soupe, un plat de viande et un plat sucré. Quand on est prévenu, c’est plus que suffisant, mais il faut l’être.

6 juin. — À 500 mètres de nous est mouillé le Pamyat-Azowa, ce magnifique cuirassé que l’on devait admirer l’année suivante à Toulon pendant les fêtes franco-russes. Le commandant en chef de l’escadre de l’Extrême-Orient, l’amiral Tyrtotf, est à bord. J’avais eu l’honneur de lui être présenté à Pékin et de dîner avec lui chez le comte Cassini, ministre de Russie. Il m’avait promis de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour nous faciliter le voyage, tout en nous disant : « Quand je vais en Europe, moi, je prends les Messageries maritimes ».

Le capitaine Kenderdine eut l’amabilité de mettre à ma disposition une de ses embarcations pour me permettre de me présenter dignement devant l’amiral. Celui-ci me reçut avec la plus grande cordialité. Il attendait ma visite, et je lui remis le portrait du comte Cassim, que ce dernier m’avait chargé de lui apporter. Lui aussi me conseille de renoncer à l’idée de partir par l’Oussouri ; il me confirme les craintes de M. Cheveleff au sujet des attaques possibles de forçats échappés du bagne, et me promet, si nous nous décidons à passer par Nikolaïevsk, de nous donner des lettres pressantes de recommandation pour le chef de la police, M. Picard, homme fort aimable et qui parle français. Il fait en outre briller à mes yeux la perspective de visiter l’île de Saghaline, la Nouvelle-Calédonie russe. Cela me décide, nous aurons de plus le plaisir de remonter l’Amour dans toute sa longueur, de partir de la mer d’Okhotsk pour arriver à l’océan Atlantique. Il est bien évident que les routes sont encore moins sûres que d’habitude, et que les autorités n’ont pas envie de voir se renouveler l’accident, si présent à la mémoire de tous : un officier de la Marine française assassiné aux portes mêmes de Vladivostok par des forçats échappés, des Brodiagues, comme on les nomme en russe.

M. Cheveleff nous emmène de l’autre côté de la rade faire une promenade dans les bois, à la recherche du muguet. Depuis notre arrivée nous voyons partout du muguet, et par bottes énormes, entre les mains de tous les promeneurs. L’air en est embaumé, et puis nous n’en avons pas vu depuis huit ans. Il est beaucoup plus beau, plus vigoureux et, je crois, plus odorant que celui d’Europe.

M. Cheveletf a de l’autre côté de la rade un dépôt de charbon, et un de ses employés, M. Kousinoff, y vit avec sa femme et ses filles. Mais leur solitude n’est que relative, car nous trouvons dans le salon onze dames en train de prendre le thé. Ce sont des amies qui sont venues passer l’après-midi à la campagne.

C’est ici que nous avons vu pour la première fois combien un ou une Russe peut absorber de thé et manger de gâteaux sans perdre son appétit pour les repas. Le thé russe est si bon, si bien fait, qu’on se laisse toujours tenter. On n’y met généralement pas de lait, mais une mince tranche de citron. Il se prend dans de grands verres et non dans de petites tasses. Un seul de ces verres nous suffit encore, et l’on s’en étonne. Dans deux mois, hélas ! les jours de famine, on aurait pu nous en voir prendre comme eux quatre et cinq de suite. La zakouska avec toutes ses salaisons a évidemment pour but de réveiller l’estomac, que tous ces litres de liquide doivent forcément engourdir.

Presque toutes les dames fument. Des cigarettes sont sur la table dans une boîte, mais aucune n’en prend, car chaque fumeur, homme ou femme, a dans sa poche son petit étui à papiros, c’est-à-dire à cigarettes.

La réputation du tabac russe n’est plus à faire. Mais ce que l’on ne sait peut-être pas, c’est qu’en Russie il y a au moins autant de crus de tabac qu’il y a de crus de vin en France. Chacun a adopté une marque et une forme de cigarettes qu’il fume à l’exclusion des autres. Il y en a de grosses comme des cigares et de minces comme des allumettes.

Chacun fabrique les siennes. On trouve partout les tubes en papier munis d’un petit carton pour le côté à mettre dans la bouche, à raison de six kopeks le paquet de cent. Ces tubes sont fermés du côté opposé au petit carton. On met un paquet sur la table, l’ouverture en l’air, et l’on frotte du tabac bien sec qui pénètre peu à peu et que l’on tasse avec un petit morceau de bois jusqu’à hauteur voulue. Un léger tampon d’ouate empêche le tabac de s’échapper. Il faut un quart d’heure pour faire cent cigarettes,

Le tabac eu Russie est à très bon marché : pour deux ou trois roubles la livre on en a d’excellent. Or pour le moment le rouble vaut à peu près 2 fr. 60. Il y a 100 kopeks dans un rouble : les droits sur le tabac sont donc insignifiants, et, étant donné le nombre des fumeurs, si le Tsar mettait un impôt sérieux sur cette consommation de luxe, il aurait bien vite les sommes nécessaires à la construction du grand Transsibérien.

Nous rencontrons des marins en permission, Ils sont chargés de bottes de muguet, qu’ils m’offrent à 5 kopeks la pièce. J’en prends deux superbes. En arrivant à bord je m’aperçois que tout le monde a eu la même idée. Le salon en est embaumé ! Il faut avoir soin d’ouvrir une claire-voie pour que nous ne soyons pas asphyxiés pendant la nuit.

Le soi chez M. Cheveleff, mêmes places à table ; mon voisin est toujours silencieux, mais aujourd’hui nous avons fait honneur à la zakouska.

Je parle d’essence de muguet. Cela suffit pour lancer M. Startseff sur une nouvelle piste. Son île est remplie de muguet, il va en faire de l’essence. Puis-je lui donner une recette ? Je lui donne celle de l’eau de fleur d’oranger : il traitera ses muguets par le même procédé ! S’il réussit, je prends un brevet !

7 juin. — Je déjeune chez l’amiral Tyrtoff, à bord du Pamyat-Asowa, avec tout son état-major. Le médecin en chef de l’escadre fait des études sur le fusil Lebel, dont il possède un exemplaire. Il me montre trois plaques, l’une en cuivre, de 0 m. 014, l’autre en acier de 0 m. 006, et la troisième en plomb, sur lesquelles il a tiré. Les résultats sont prodigieux. Il a également tiré sur des chevaux morts, pour étudier les blessures produites par la balle,

L’amiral va chercher Marie pour visiter le cuirassé, chose toujours fort intéressante, même pour les profanes. Cette exquise propreté, cette discipline, cette énorme quantité d’hommes dans un si petit espace où tous sont occupés comme les abeilles d’une ruche, ces monstres en acier qu’une seule main peut faire mouvoir, monter, descendre, basculer, tout vous impressionne.

L’amiral Tyrtoff nous conduit partout : il est fier de son bateau et il a raison. C’est le Parnyat-Azowa qui a eu l’honneur de porter le Tsarevitch dans son voyage par mer d’Europe à Vladivostok. Il a été aménagé en vue de son auguste passager, c’est-à-dire avec luxe et confort.

Pendant le lunch qui suit la visite, la musique de l’amiral donne un concert. Nous entendons successivement des airs russes et des airs français, Il me semble que les musiciens sont plus nombreux qu’on ne les voit généralement sur les navires, et ont été choisis avec grand soin : probablement encore à cause du Tsarevitch.

Le Pamyat-Azowa fait de fréquents exercices de torpilles dans la rade. Rentrés à bord du Tokio-Maru, nous avons la chance d’assister à un de ces exercices. Rien n’est intéressant comme de suivre des yeux le petit flotteur que traîne une embarcation à vapeur à grande vitesse. Un bruit d’air comprimé qui s’échappe retentit, et l’on voit la torpille s’élancer des flancs du cuirassé et se diriger rapidement vers le flotteur.

Je trouve curieux de photographier le Pamyat-Azowa au moment où la torpille quitte le bord.

LE « PAMYAT-AZOWA » LANÇANT UNE TORPILLE[1].

Je n’ai pas encore parlé du chemin de fer qui doit un jour relier Vladivostok à Brest, parce que malheureusement je n’ai presque rien à en dire, ou plutôt j’aurais trop à dire. En principe, le chemin de fer est décidé. Il a été annoncé, et les travaux ont été commencés. J’ai raconté plus haut que pour ces travaux on avait amené des forçats de l’île de Saghaline. Il fallait bien montrer à l’héritier de l’Empire que les choses étaient en bonne voie. On en fit onze verstes, puis, comme les forçats s’évadaient en grand nombre et que leurs méfaits terrifiaient Le pays, on les réintégra dans le bagne.

Le Tsarevitch put voir le chemin de fer, put même faire onze verstes en wagon, en juin 1891. Mais s’il revenait maintenant, en juin 1892, il trouverait les mêmes onze verstes ni plus ni moins, et les chantiers en moins bon état qu’il y a un an : c’est tout.

Voilà ce que chacun nous dit ici, en le déplorant. Il est certain que la ligne de Vladivostok à l’Oussouri s’impose, et que le jour où on s’y mettra sérieusement, elle sera facile à terminer en peu de temps. Mais ce ne sera qu’une bien petite amorce. Le chemin de fer a été un de nos grands sujets de conversation pendant le voyage. Nous arrivions de la tête de ligne, et on nous interrogeait avec intérêt sur l’état des travaux, que l’on croyait en général beaucoup plus avancés.

Quant à l’itinéraire que suivra la voie, on en est encore, en Sibérie, dans la plus profonde ignorance, De nombreux projets sont à l’étude, mais rien n’est jusqu’à présent décidé, à ce que l’on m’affirme. D’abord, il y a la question financière. Les six cents millions qui devaient servir à la construction du Transsibérien ont été employés à soulager les misères causées par la famine. De hauts personnages m’ont raconté qu’une société française aurait proposé de construire la ligne à ses frais, si on voulait lui concéder la propriété, de chaque côté de la voie, d’une bande d’une verste de terrain, où elle exploiterait à son gré toutes les richesses du sol. Cette condition n’aurait pas été acceptée.

Le Transsibérien est donc encore un peu trop dans les nuages pour qu’il soit nécessaire de nous y arrêter beaucoup. Des amorces cependant seront faites, comme celles de Vladivostok à l’Oussouri. Quant à la ligne entre Tchita et Irkoustsk, qui doit contourner l’extrémité sud du lac Baïkal, j’espère vivre assez pour apprendre qu’elle est terminée ; c’est tout ce que je puis dire[2].

On me donne le conseil de faire traduire en russe mon passeport français, qui cependant porte le visa du consulat de Tien-Tsin. On me dit qu’en Sibérie ma langue est peu connue et qu’une traduction certifiée conforme me sera d’une grande utilité. Va pour la traduction. Quand vous arrivez dans un hôtel, votre passeport vous est immédiatement demandé, et est sur-le-champ envoyé à la police, qui ne vous le rend qu’au moment même de votre départ,

À ce propos, je me demande pourquoi les autorités françaises ont choisi pour le passeport le plus abominable papier que la France puisse produire. C’est une pièce que l’on doit pouvoir mettre dans son portefeuille, et pour cela il faut la plier en huit. Or avant mon départ de Pékin les plis présentaient déjà de larges fentes. Je laisse à penser dans quel état il est arrivé à Paris : tous les bureaux de police de l’empire russe lui ont mis des charnières en papier gommé.

On nous annonce que le Vladimir, vapeur de 600 à 700 tonneaux, partira dans la nuit pour Nikolaïevsk. Mais on ajoute qu’outre son chargement il y aura à bord 600 Cosaques qui rentrent en Russie, ayant fini leur temps de service dans l’Extrême-Orient. La perspective d’une si nombreuse société sur un petit bateau n’a rien de gai. Nous savons que la Manche de Tartarie n’est pas encore libre, et le Vladimir ne part que parce qu’il compte sur une débâcle probable, mais non assurée : la durée de [a traversée est incertaine. Ajoutez à cela que la navigation est pénible et même dangereuse dans ces parages, où les brouillards durent quelquefois des semaines entières. Mais nous ne voyageons pas pour avoir toutes nos aises.

Nous prendrons donc le Vladimir, si aucune autre occasion ne se présente.

Chez M. Cheveleff, nous apprenons que le Vladivostok partira également demain pour Nikolaïevsk. C’est un bon bateau, de la même grandeur que le Vladimir ; il n’aura pas 600 Cosaques passagers : nous faisons immédiatement transporter nos bagages.

DE VLADIVOSTOK À HABAROVKA.

9 juin. — Nous assistons au départ de M. Startseff pour Poutiatine. Son petit steamer est encombré : d’abord lui, puis le personnel du bateau, des domestiques chinois, deux jardiniers, des ouvriers de différents métiers, des caisses à n’en plus finir, les fameuses armoires de Fou-Sane, les serins, les poules, un magnifique étalon qui lui arrive de Russie, etc. Il attend un troupeau de vaches et un autre de juments dont le télégraphe lui a annoncé le passage récent à Irkoutsk. Bon succès à notre colon. Il a été si aimable pour nous, qu’il nous est impossible de ne pas nous intéresser à ses travaux. Nous tâcherons d’aller lui rendre visite quelque jour.

Le Vladivostok doit part à 2 heures. J’ai le temps d’aller faire une visite d’adieu à l’amiral Tyrtoff, qui me dit avoir télégraphié à M. Picard. Puis nous allons déjeuner chez M. Cheveleff, pour prendre congé. Avant de nous mettre à table, je dis quelques mots à haute voix en français à Marie. Mon voisin, le muet sympathique, se tourne vers moi comme mû par un ressort : « Comment, monsieur, vous savez le français ? Et vous le parlez sans aucun accent, ce qui est bien rare chez un Anglais. » Je m’empresse de le tirer d’erreur. « Ah ! que de temps perdu ! Voici la quatrième fois que je suis à table à côté de vous », etc. Nous nous sommes rattrapés, et il paraissait tout heureux de parler français… avec un Français. Sa méprise était bien naturelle. Toutes les fois que nous allions chez M. et Mme Cheveleff, nous ne parlions qu’anglais, par politesse pour nos hôtes, qui ne comprennent que cette langue étrangère, absolument indispensable à quiconque a des relations commerciales avec les grandes maisons du Japon et de la Chine.

On nous avait dit que l’anglais nous serait d’un grand secours pendant notre voyage. C’était une grosse erreur. Après avoir quitté Vladivostok, il ne nous a servi qu’une seule fois, à Irkoutsk, au cours d’une visite qu’est venu nous faire un marchand de bibles : un Anglais, cela va sans dire.

Par contre, j’ai eu maintes fois l’occasion de parler allemand. Car non seulement j’ai rencontré des officiers auxquels cette langue était familière, mais aussi bon nombre d’Israélites. Il y a de ces derniers dans toutes les villes. À mon arrivée en France, mon allemand, que j’avais laissé de côté depuis plus de vingt-cinq ans, m’était en partie revenu.

Il existe en Russie une coutume assez curieuse. Quand on part pour un voyage, quand on quitte pour longtemps ses amis, lorsque arrive l’heure de la séparation, tout le monde doit s’asseoir pendant une minute, et causer de la pluie et du beau temps. Puis on se lève, on se dit adieu et l’on se sépare.

Dans l’hospitalière et patriarcale demeure de M. Cheveleff, on n’a garde de manquer à cette touchante coutume, et au moment où nous nous déclarons prêts à partir pour le Vladivostok, nos hôtes nous prient très aimablement de prendre une dernière fois avec eux quelques instants de repos. Chacun s’assied donc, nous échangeons quelques paroles banales n’ayant aucun rapport avec les idées de voyage. Quelques minutes après, nous avions quitté la terre ferme.

  1. Gravure de Ruffe, d’après une photographie.
  2. Dans une publication officielle qui vient de paraître, le Grand Sibérien, le ministre des finances russe annonce (Débats, 12 janvier 1894) qu’en l’année 1900 la ligne sera terminée entre Vladivostok et Grafskaïa, ville située sur l’Oussouri, d’une part, et entre Irkoutsk et Tcheliabinsk, point extrême des chemins de fer russes actuels, de l’autre. Cela, je Le crois sans peine. Mais il ajoute que la partie comprise entre Irkoutsk et Grafskaïa sera livrée à la circulation en 1904. Enregistrons cette promesse qui, si elle est exactement tenue, fera le plus grand honneur au gouvernement pour sa persévérance et aux ingénieurs pour la rapidité avec laquelle ils auront mené à bien cette œuvre gigantesque.