De Montmirail à Valmy (1814-1914)

De Montmirail à Valmy (1814-1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 746-759).
DE MONTMIRAIL Á VALMY

Certaines régions de la terre doivent à leur situation géographique d’être comme les champs clos de l’histoire où se règlent les destinées des nations. Avec la Lombardie, notre Champagne est un de ces chemins mystérieux du monde, suivant l’expression de Maurice Barrès, par où le germanisme toujours a tenté d’assaillir la civilisation de Rome et ses héritiers. « Destinée fatale, établie de toute éternité, de même que sur nos têtes, chaque automne, c’est le grand passage des oiseaux qui émigrent. » Les mêmes champs Catalauniques, qui virent la défaite d’Attila, virent, quinze cents ans plus tard, les journées glorieuses de la bataille de la Marne. Et quelle ne fut pas notre émotion de lire, dans les communiqués officiels, avec la nouvelle de notre offensive triomphante, les noms des victoires de Napoléon ! À un siècle de distance, deux empereurs, grisés par le rêve d’une domination universelle, vinrent ici se heurter à des ennemis qu’unissait le même besoin d’empêcher une insupportable hégémonie.

Sous la lumière d’octobre, avant que soient refroidies les cendres des héros morts et des maisons incendiées, j’ai voulu parcourir ces campagnes de la Marne, où l’histoire d’aujourd’hui se mêlera désormais à l’histoire d’hier.

Montmirail, par où j’ai commencé mon pèlerinage, à peu souffert de l’occupation ennemie. À peine un éclat d’obus égaré est-il venu, sur la colonne de Marchais, ajouter un souvenir de 1914 à ceux de 1814 ; mais l’aigle doré qui la surmonte est encore debout. Sans doute ce respect est-il dû au prestige que Napoléon exerce sur les Allemands et en particulier sur leur empereur qui comptait bien, par cette nouvelle guerre, se hausser à sa taille. Toujours est-il que ce culte s’affirma partout. Dans la salle de l’hôtel du Vert-Galant, où je déjeune à la table même qu’occupa von Kluck, le 4 septembre, les gravures, qui ornent les murs et représentent les épisodes de l’épopée impériale, sont absolument intactes. Intact également le château qu’éleva Louvois, seigneur de Montmirail. Bien qu’inhabité et un peu abandonné, les Allemands ne le saccagèrent pas, et l’on y installe en ce moment une maison de convalescence pour nos blessés. Le parc est merveilleux dans sa parure automnale, et je m’attarderais volontiers sur la terrasse qui s’avance ainsi qu’un promontoire au-dessus de la vallée du Petit-Morin. Mais l’heure n’est pas aux molles rêveries, quand il y a, dans l’air, comme des appels de clairon…

Montmirail, Vauchamp, Champaubert : étapes illustres qui jalonnent ma route. Sur place, je me rends compte des batailles de 1814 et de la conception géniale qui permit à Napoléon de vaincre, malgré l’écrasante supériorité numérique de l’ennemi. Sur la longue armée de Blücher, qui tenait la voie de Châlons à La Ferté sous-Jouarre, il fond à l’improviste et la coupe en deux a Champaubert ; il en chasse devant lui la première moitié qu’il écrase à Montmirail ; puis, sans perdre haleine, il revient contre l’autre qu’il culbute à Vauchamp. Le 10 février, Champaubert ; le 11, Montmirail ; le 14, Vauchamp… Les victoires se succédaient comme on effeuille un calendrier. A Champaubert, où fut aussi respectée la colonne commémorative gardée par de vieux canons, le bois dont les Français surgirent à l’improviste, pareils à des fantômes, porta longtemps le nom de Bois Enchanté ; et l’on y montre encore le Champ des Cosaques dont plusieurs milliers jonchèrent le terrain. Cent ans après, ces mêmes bois et ces mêmes champs furent témoins de la déroute des ennemis battant en retraite devant nos soldats.

Mais, pour se rendre compte d’où partit notre offensive, il faut descendre plus au sud, jusqu’à la route d’Eslernay à Sézanne. Esternay, sur le Grand-Morin, est le point extrême de l’avance allemande. C’est, en effet, de la forêt de la Traconne que débouchèrent les forces françaises, lorsque le général Joffre donna le signal de la marche en avant, dans un ordre du jour qui restera célèbre à l’égal des plus beaux. La bataille commença autour du village. Les Allemands avaient creusé hâtivement des abris individuels tout le long de la grande route dont un des fossés est déchiqueté comme un damier. Dans leur impatience de se battre, nos soldats furent imprudens et se risquèrent trop tôt hors du bois. Ils se trouvèrent pris entre les feux à bout portant de l’ennemi et ceux de notre artillerie qui, par-dessus le bois, tirait sur les premières lignes allemandes. Dans un champ, il y eut un terrible corps à corps dont les traces sont encore visibles un mois après : j’y trouve côte à côte des paquets de cartouches, des éclats d’obus, des sacs et des fusils, des casques et des képis. Le 73e de Béthune et le 127e de Valenciennes se battirent comme des lions et emportèrent la position. C’est dans ce combat d’Esternay que fut tué le jeune comte de Moltke ; enterré près du village, des gens tout à fait dignes de foi m’ont affirmé qu’il fut, plusieurs jours après, déterré pendant la nuit et emporté par une automobile mystérieuse.

D’Esternay à Sézanne, le chemin est magnifique sous les légers branchages des peupliers d’où tombe la pluie dorée des feuilles mortes. Combien ces arbres sont plus élégans que les peupliers d’Italie qui bordent les routes du midi ! Devant moi, des compagnies de perdreaux se lèvent d’un vol tranquille et vont se poser dans les vignes à flanc de coteau. Jamais je n’ai mieux goûté la beauté de la nature. Ces campagnes me deviennent plus chères d’avoir été profanées par l’ennemi. Des vers de Le Cardonnel me viennent aux lèvres :


Dans sa limpidité la lumière d’octobre,
S’épandant de l’azur, emplit l’air allégé ;
Elle baigne d’un or harmonieux et sobre
Les champs où l’on a vendangé.


Plus heureuse qu’en 1814, où elle fut dévastée par les Russes, la petite ville de Sézanne savoure encore la joie de n’avoir point été occupée par les Allemands. Elle sommeille à l’ombre de sa belle et curieuse église, où le gothique se meurt, étouffé par l’exubérance de la Renaissance. Mais, de la terrasse qui limite en quelque sorte la falaise de l’Ile-de-France au-dessus de la grande plaine champenoise, elle put assister à la phase centrale de la bataille de la Marne ; car c’est d’ici que s’élancèrent les divisions du général Foch contre la garde prussienne qu’elles décimèrent dans les marais de Saint-Gond.

Mieux qu’à Esternay, je me rends compte de ce que fut la rencontre. La situation des Allemands est très nettement marquée par l’emplacement de leurs tranchées. En avant des marécages qui s’étendent le long du Petit-Morin, sur une trentaine de kilomètres, notamment aux abords des quatre routes qui les traversent du sud au nord, ils avaient posté leur infanterie appuyée par de nombreuses batteries de 77. Sur l’autre rive, de nouvelles tranchées d’infanterie étaient protégées par de l’artillerie lourde. Cette ingéniosité défensive ne résista point à l’élan de nos soldats et surtout de nos troupes d’Afrique. Fantassins et artilleurs de la garde furent rejetés vers le nord ou tués dans les marais. Longtemps leurs plaintes se mêlèrent à la chanson des roseaux. Dans les parties les plus bourbeuses où l’on pénètre difficilement, sans doute y a-t-il encore des cadavres que la terre ensevelira peu à peu d’elle-même, à défaut de la main des hommes.

Les vestiges du combat sont si visibles qu’on le suit comme sur une carte. Aux alentours des tranchées allemandes, les trous d’obus se multipliant et se rapprochant disent les ravages de notre 75. Et la fuite de l’ennemi se devine rien qu’à l’aspect du terrain : munitions abandonnées, sacs éventrés, morceaux de vêtemens, paniers d’osier et culots d’obus, boites de conserve, débris d’étoffes et linges de pansement que le sang teignit des couleurs de l’automne ; tout, jusqu’aux tombes hâtivement creusées, indique un départ involontaire et précipité. A mesure qu’on avance, on sent une retraite plus rapide encore. Des tranchées sont à peine creusées ; parfois ce ne sont que de simples levées de terre pour abriter les hommes tirant couchés ; à peine plus hauts sont les épaulements où s’appuyaient les canons.

Le centre de la bataille fut sur le mamelon qui porte le château de Mondement. Son importance stratégique était telle qu’au cours de la journée du 9 septembre, il fut alternativement pris et repris par les deux partis. L’état-major allemand, lors de la marche en avant qui lui semblait une simple promenade militaire, s’y était installé confortablement ; et peut-être, l’un des fils de l’empereur participa-t-il aux orgies de Champagne dont témoignent encore les tas de bouteilles vides accumulées dans la cour. Quand nos régimens se lancèrent à l’assaut, l’état-major eut juste le temps de fuir, protégé par la garde. Nos troupes entrèrent dans le château ; mais, sous l’avalanche des obus allemands, elles durent l’abandonner. Quand les ennemis l’eurent réoccupé, ce fut au tour de nos batteries de les en déloger à nouveau. À ce jeu, on devine ce qui doit rester du malheureux bâtiment dont les murs et les toits sont percés comme une écumoire.

Je suis arrivé à Mondement le jour où la comtesse d’H… venait se rendre compte des dégâts. J’ai pu ainsi visiter l’intérieur, qui a autant souffert que les façades. Pas une porte, pas une fenêtre, pas un meuble qui n’ait été démoli par les obus ou criblé de balles. L’incendie acheva ce qu’avait épargné le bombardement. On a l’impression d’être devant la carcasse vide qui survit seule à l’éclat d’un feu d’artifice. On me montre la salle à manger où les turcos trouvèrent la table garnie des meilleurs crus et les verres à moitié pleins que l’état-major n’avait pas eu le temps de vider. A côté est le salon où, paraît-il, deux officiers, tués par l’éclatement d’un de nos obus, restèrent dans les positions où la mort les surprit, l’un devant le piano, l’autre jouant du violon.

Quelques projectiles se sont égarés sur l’église à côté du château et jusque sur le petit cimetière qui l’entoure. Des tombes d’officiers français encadrent celle d’un lieutenant hanovrien. Dans plusieurs fosses communes, sont enterrés des sous-officiers des deux armées ; le curé a inscrit leurs noms sur le mur de l’église, mais déjà ils sont à moitié effacés. La guerre finie, que restera-t-il de ces indications ? Quant aux simples soldats, ils dorment leur dernier sommeil dans les champs, autour du château.

Longtemps je m’attarde à Mondement, d’où je domine les marais de Saint-Gond et toute la plaine qui commence à s’estomper dans les vapeurs bleues de l’après-midi finissant. Une vaste paix tombe sur ces campagnes. Je dois faire effort pour me convaincre que c’est bien ici, il n’y a guère plus d’un mois, que se décida en partie le sort de la bataille qui, sauvant Paris de la menace ennemie et entraînant le recul de toute l’armée allemande, prépara la délivrance de la Patrie.


A côté de ces lieux que l’importance de l’action engagée pare de grandeur, voici les spectacles de désolation et de mort ; voici les villages que, sans nulle excuse de nécessité, les Allemands détruisirent pour le plaisir de détruire. Beaucoup de maisons, en effet, ne souffrirent pas du bombardement, mais furent seulement brûlées. Par exemple, elles le furent avec cet esprit de méthode que nos ennemis apportent en toutes choses. Des compagnies spécialement chargées de cette besogne disposaient d’engins perfectionnés : grenades incendiaires, disques explosibles, longs tubes inflammables pareils à des pailles dont j’ai trouvé encore des morceaux.

Ge sont les villages aux alentours de Fère-Champenoise et de Vitry-le-François qui offrent les plus poignantes ruines. Fère-Champenoise, à la limite de la bataille, n’a pas souffert ; et elle est Gère d’avoir figuré sur les communiqués de la victoire. Il lui semble qu’elle se rachète ainsi de la défaite de 1814 ; mais, vraiment, elle n’en avait nul besoin. Si le désastre de Napoléon, en ouvrant aux alliés la route de Paris, eut de funestes conséquences, il ne fut en rien déshonorant pour les nôtres qui luttèrent avec une bravoure admirable contre un ennemi sans cesse plus nombreux. C’est même ici que l’empereur Alexandre s’élança, malgré son état-major, au-devant des Français, pour les arrêter, en criant : « Il faut sauver ces braves ! » Eternel honneur de nos armées d’avoir souvent excité plus d’admiration dans la défaite que dans la victoire ! Dans la défaite, les Allemands, eux, se vengent sur les innocens. Un intérêt bien entendu leur fit d’abord respecter cette Champagne qu’ils avaient inondée d’espions et qu’ils comptaient bien annexer. Quand ils virent que le pays leur échappait, ils le saccagèrent comme un enfant rageur détruit le jouet qu’on lui retire.

Dès la sortie de Fère-Champenoise, les traces du combat sont visibles : tranchées, trous d’obus, arbres coupés en deux ou dont les branches cassées par les balles sont déjà mortes, fermes détruites, et surtout, de chaque côté de la route, innombrables petits tertres de terre remuée, soulevant leur des rond au-dessus des chaumes ras… Pauvres tombes, presque toujours anonymes, sur lesquelles, hélas ! nulle femme en deuil ne viendra s’agenouiller, et qui, si vile, disparaîtront sous l’herbe tenace ou les cultures. Quand les blés seront hauts, l’an prochain, le passant sur la route ne les apercevra même plus…

A Normée et à Lenharée, la bataille fut particulièrement violente. Pas un bâtiment n’est debout. On lutta dans les villages, de ferme à ferme, de maison à maison. Pendant plusieurs jours, me dit-on, les cadavres français restèrent d’un côté de la route, les allemands de l’autre : il n’y avait personne pour les ensevelir. Vassimont, Haussimont souffrirent également beaucoup, et aussi Sommesous, dont la petite église romane est entièrement brûlée.

Plus affreux encore et surtout plus étrange est l’aspect qu’offrent les hameaux de Glannes et de Huiron qui furent incendiés. Tous les toits, tous les murs se sont écroulés ; seules restent debout les cheminées de briques, parce qu’elles forment un bloc de maçonnerie indépendant de la construction. La route s’allonge entre la double rangée de leurs colonnes. Modernes Pompéïs où s’affirme la supériorité de la culture allemande…

J’interroge une vieille femme, le seul être vivant de ces nécropoles ; c’est une Lorraine qui vint s’établir ici en 1870. Elle n’a pas quitté le village pendant le passage des ennemis. D’une grange un peu à l’écart de la route, elle a assisté à l’incendie qui fut allumé dans chaque maison. Le travail fini, les soldats sont partis au cri de : Gott mit uns

— Est-ce possible, monsieur, que Dieu soit avec eux ? Alors, je ne comprends plus…

— Ne cherchez pas à comprendre, pauvre brave femme, personne ne peut comprendre ; et continuez à croire…

Vitry-le-François, précédé de peupliers et de frênes, où des nuées de corbeaux mettent des taches noires dans l’or des feuilles, semble une oasis au milieu de ce désert ravagé par je ne sais quel infernal siroco. La situation de la ville est charmante à la jonction de la Marne et de trois importans canaux. C’est un ingénieur italien qui, à la demande de François Ier, en traça le périmètre régulier et les rues se coupant à angle droit autour de la jolie place centrale. Elle s’éleva non loin de l’ancien Vitry, détruit par Charles-Quint, qui garda longtemps le nom de Vitry-le-Brûlé. Eternels recommencemens de l’histoire et de la barbarie germanique ! Les guerriers d’outre-Rhin ont toujours vengé leurs défaites en mettant le feu aux cités qui n’en pouvaient mais. A côté de l’ancien Vitry-le-Brûlé et d’un village qui s’appelle encore Reims-la-Brûlée, voici les nouvelles victimes : Favresse, Maurupt, Pargny-sur-Saulx, Heiltz, d’autres encore, et voici enfin Sermaize, la riante Sermaize-les-Bains, qui connut à la fois le bombardement et l’incendie. L’armée du prince de Wurtemberg y résista, jusque vers le 11 septembre, aux troupes du général de Langle de Cary. Nulle part la vision n’est aussi douloureuse et aussi lamentable : ce n’est plus un village, avec une rangée de maisons détruites le long de la route, c’est un gros bourg totalement rasé. On songe aux ravages d’un effroyable cyclone ou d’un tremblement de terre… La petite ville revivra-t-elle un jour ? Ressuscitera-t-elle peu à peu de cet amas de débris informes ? Cela ne semble pas possible. Et pourtant, de quatre murs joints hâtivement par des planches, je vois surgir une dizaine d’enfans. C’est la sortie de l’école. Fillettes et garçons se poursuivent gaiement à travers les décombres, fleurs vivantes parmi les ruines.


Après tant de tristesses et d’horreurs, flâner dans le Jard de Châlons est le plus délicieux des repos. J’avais entendu vanter ces jardins ; je ne les croyais pas si beaux. Remplis du frémissement d’une radieuse matinée d’octobre, ils sont d’une véritable splendeur. Tout est en or, les marronniers et les platanes, les hauts peupliers le long des canaux, les pelouses et les chemins uniformément recouverts d’un épais tapis de feuilles mortes dont la senteur pénétrante se mêle à l’odeur de la terre mouillée. D’autres feuilles en tombant se sont accrochées aux branches des arbustes qu’elles parent d’une imprévue floraison jaune. De tant refléter d’or, la petite rivière est toute dorée aussi. Seul, un immense hêtre pourpre troue cette symphonie de sa coulée de feu. Puis la féerie continue. La brume se dissipe peu à peu ; le soleil pénètre dans les arbres, inonde le sol. C’est l’embrasement de l’or… Je félicite un vieux jardinier ; mais il ne sait que s’excuser et se lamenter d’être seul pour lutter contre l’envahissement des feuilles ; quand je lui dis qu’elles sont en ce moment la gloire de son parc, il me regarde d’un mauvais œil et s’éloigne.

Emouvante langueur des beaux matins d’octobre ! J’évoque ce jardin de Lorraine dont nous parle Maurice Barrès. « Aucun vent, et les feuilles fragiles par un dernier lien tiennent encore aux arbres. Charmante minute immobile, extrême instant de l’âme précaire des jardins. » Mais j’ai honte de savourer tant de calme beauté, quand je pense à tous ceux qui, au fond des tranchées, ne voient de ce grave automne qu’un ciel trop souvent inclément. Et je songe aussi à l’ami très cher tombé non loin d’ici, de l’autre côté de l’Argonne à la lisière d’un bois dont les feuilles étaient vertes encore, et qui ne verra pas cet automne… Ah ! quelle ironie dans la mélodie de Schumann, que nous aimions tant tous les deux, et qui me revient comme une obsession : « De quelles délices m’ont parlé les bois jaunis… »

Un appel de sirène interrompt ma mélancolie. C’est l’auto qui doit me prendre à la porte du Jard. Par la meilleure des fortunes, un officier d’état-major, qui se rend à Reims, veut bien, en effet, m’emmener avec lui. Nous reviendrons par Epernay ; mais nous allons tâcher d’arriver par la route directe qui longe la Vesle… si les Allemands veulent bien nous permettre de la suivre jusqu’au bout.

La sortie de Châlons, dont la banlieue est fort encombrée par les innombrables véhicules qui assurent les multiples services d’un Quartier Général et surtout de l’arrière d’une armée, est assez lente. Mais après, sur ces routes de la Marne qui s’étendent à perte de vue en ligne droite, on marche admirablement ; je remarque une fois de plus combien elles ont peu souffert des convois de toutes sortes qui les parcourent journellement depuis trois mois. De loin en loin, il faut seulement s’arrêter pour montrer ses papiers ou donner le mot aux impitoyables territoriaux qui gardent les voies avec un zèle scrupuleux. L’un d’eux, à Beaumont-sur-Vesle, nous conseille de ne pas continuer, car nous arrivons sur la ligne de feu. A partir d’ici, la route est dangereuse. les « marmites » allemandes, comme disent familièrement nos soldats, y tombent jour et nuit. Mais l’officier qui m’accompagne, — peut-être pour m’éprouver, — ne veut rien entendre et nous filons sur Sillery.

L’atmosphère change, en effet, presque aussitôt. Nous traversons la division marocaine dont les hommes splendides font la terreur de l’ennemi. On sent que la bataille est proche. Les arbres fauchés nets, les fils télégraphiques coupés, les tombes fraîchement creusée ? , sur lesquelles sont simplement posés des képis, les batteries simulées pour tromper l’ennemi, les trous d’obus grands à enterrer un cheval, ne sont pas sans m’émouvoir un peu ; mais je songe aux milliers et aux milliers de soldats qui, tous les jours, vivent constamment dans le danger… Seulement, voilà justement ce qui me manque : l’habitude. D’ailleurs, mon compagnon ne cherche point à me rassurer. Il me montre complaisamment le fort de Nogent-l’Abbesse, d’où les batteries allemandes tirent, à cinq kilomètres, et ne manque point d’ajouter qu’à cette distance, les autos se repèrent facilement, surtout sur une route où ne passe presque personne. Je remarque que le soldat qui est au volant incline, à chaque bifurcation, vers les chemins qui nous éloigneraient de la zone peu sûre ; mais l’ordre est chaque fois le même : toujours tout droit. Pendant quelques kilomètres, nous marchons entre les batteries allemandes et les batteries françaises qui tirent sur notre gauche, tout près de nous. Mais le ronflement du moteur, lancé à plus de soixante-dix à l’heure, est si fort que nous voyons les détonations et ne les entendons pas. Je pense à ce curieux chapitre du Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, où l’un des personnages a l’étrange sensation de voir le tocsin sans l’entendre : Aures habet et non audiet

Mais sans doute le danger finit-il par avoir une certaine attirance ; quand nous entrons dans Reims, j’ai comme le regret de me savoir maintenant en sûreté. Aujourd’hui, en effet, les obus ne tombent que sur le faubourg Cérès et la population qui circule dans les rues ne prête même pas l’oreille au bruit des explosions.

J’ai hâte d’arriver devant la cathédrale.- La voici. Voici l’illustre martyre, que Charles VIII proclamait déjà « noble entre toutes les églises du royaume » et qui vit s’agenouiller les plus grands de nos rois et la bergère plus grande qu’eux. La Révolution même l’avait respectée, n’y faisant que d’insignifiantes mutilations. Pour porter des mains sacrilèges sur ce sanctuaire trois fois sacré, par la foi, l’art et l’histoire, il fallait les soldats de celui qui prétend agir au nom de Dieu.

Toujours debout, elle est peut-être plus belle que jamais, sous les outrages de l’ennemi. Elle a pris je ne sais quelle grandeur tragique, comme ces chênes séculaires que la foudre souvent frappa sans les abattre. Si l’on pouvait la conserver ainsi sans danger, quel témoignage, devant l’univers ! Malheureusement, les ravages causés par l’incendie amèneraient sa perte totale, si les architectes ne prenaient pas d’urgence les mesures nécessaires. Ce qui est irréparable, ce sont les statues détruites par le bombardement ou tellement léchées par les flammes qu’elles s’écaillent déjà et s’effritent ; aux prochains gels, elles tomberont en miettes. Et nul ne rendra la vie à ces délicieuses figures dont quelques-unes, depuis le XIIIe siècle, n’avaient subi aucune restauration. En quel lamentable état est aussi le chef-d’œuvre de Bernard de Soissons, la merveilleuse rosace qui venait d’être consolidée à grand’peine ! Mais quelle joie de retrouver encore des morceaux qui n’ont pas souffert, comme le Couronnement de la Vierge au portail central et, sur la face septentrionale, l’admirable Jésus bénissant, rival du Beau Dieu d’Amiens. Pourvu qu’avant d’abandonner les rives de l’Aisne, les vandales ne veuillent pas parachever leur œuvre…

Mais le temps presse, et je tiens à présenter mes hommages au vénérable docteur Langlet dont la conduite restera légendaire. Depuis le 4 septembre, jour où les Allemands entrèrent à Reims, il n’a pas quitté sa mairie, en imposant à l’ennemi par la tranquillité de son courage, puis, pendant les terribles semaines du bombardement, assurant les services municipaux et le ravitaillement. Quand les obus tombèrent trop fort sur l’Hôtel-de-Ville, il fit simplement descendre son bureau dans le sous-sol. Un Rémois me dit qu’il n’eut jamais d’émotion plus poignante qu’en voyant dans cette cave, à la faible lueur de quelques bougies, l’admirable vieillard continuer paisiblement à administrer sa ville, donnant à tous l’exemple du devoir civique, plus difficile parfois à remplir que le devoir militaire, parce qu’il n’est pas toujours comme lui précis et impérieux.


J’ai réservé pour Valmy ma dernière journée dans la Marne. : L’ami, — haut fonctionnaire du département, — qui veut bien m’y conduire, m’a donné rendez-vous à la préfecture, ancien hôtel de l’intendance de Champagne, dont les lignes ne manquent pas de noblesse. Pendant l’occupation de Châlons par les Allemands, le palais, absolument respecté, ne servit même pas aux officiers de l’état-major. Des affiches imprimées, — j’ai vu l’une d’elles encore collée sur une porte, — en défendaient rigoureusement l’entrée, ce qui semble bien confirmer l’intention prêtée au Kaiser de venir y loger ; malheureusement pour lui, notre offensive victorieuse jeta bas ce projet, comme tant d’autres.

Pendant que l’auto fait son plein d’essence, je vais voir, au premier étage de la préfecture, la petite chapelle qui renferme, dans une sorte d’alcôve toute lambrissée de boiseries blanches et dorées, l’autel où Louis XVI, ramené de Varennes, entendit la messe, le jeudi 23 juin 1791, jour de la Fête-Dieu, tandis que les gardes nationaux hurlaient après lui dans la cour.

Les souvenirs de Louis XVI nous poursuivent d’ailleurs pendant un moment. Nous sortons de la ville par la porte Sainte-Croix, qui fut élevée pour l’arrivée de la jeune archiduchesse Marie-Antoinette. Une fillette lui récita un compliment, banal comme tous les complimens :


Princesse, dont l’esprit, la grâce, les appas
Viennent embellir nos climats…


Se rappela-t-elle ces mauvais vers, vingt ans plus tard, lorsque, reine fugitive, elle s’engagea sur cette route de Sainte-Menehould ? C’est peu probable, alors surtout qu’au départ de Châlons, les voyageurs avaient eu le désagrément de se savoir reconnus.

Au lieu de continuer à suivre le chemin des berlines royales, nous allons seulement jusqu’à Notre-Dame-de-l’Epine, pour voir la belle église, qui semble plus majestueuse encore de se dresser au-dessus d’un simple hameau, et nous faisons un détour pour passer au camp d’Attila. C’est une vaste enceinte arrondie, appuyée à la petite rivière de la Noblette, et protégée, du côté nord, par un large fossé dont les terres ont été amoncelées sur les bords en forme de parapet. De là, nous gagnons Somme-Tourbe, par Bussy-le-Château. Nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres de la ligne de feu ; le bruit de la canonnade nous en avertit à chaque arrêt de l’auto. Les routes et les villages sont tout grouillans de la vie d’une armée en campagne ; nous croisons sans cesse des voitures de munitions ou d’ambulance, des détachemens rejoignant leurs cantonnemens ou leurs postes de combat, et surtout de longues files de nos autobus parisiens, auxquels revient en partie l’honneur du parfait service du ravitaillement. Les champs semblent transformés en terrains de manœuvres ; ce ne sont que campemens en plein air, parcs de cavalerie, forges et ateliers, batteries embusquées à chaque coin de bois, prêtes à se porter sur le front au premier appel. Et, de partout, de chaque maison, de chaque ferme, de chaque bosquet, surgissent des soldats de toutes armes, de tous costumes, de toutes races, de tous grades. Quel réconfort de leur voir à tous la même gaieté, la même bonne humeur ! Sur nos têtes, des aéroplanes font une ronde qui n’est pas inutile, puisque, cette semaine, on a descendu deux Tauben dans la région.

Le petit village de Somme-Tourbe est complètement détruit. Inutile donc d’y chercher la vieille place et l’auberge où, le 19 septembre 1792, s’étaient installés le roi de Prusse et le duc de Brunswick. Comme les soirées sont longues à Châlons, — il faut être rentré avant neuf heures, — j’avais justement relu la Campagne de France. Qu’il devait être délicieux de faire alors la guerre ! Je comprends que Goethe soit parti à la suite du duc de Weimar ! Au milieu des camps, il n’oublie aucune de ses préoccupations et trouve moyen d’observer des phénomènes d’optique. Pendant la bataille, il s’amuse à jeter dans un bassin des morceaux de grès colorés, pour en examiner les reflets. Quelques heures après la prise de Verdun, il visite les célèbres boutiques des confiseurs et envoie des dragées à ses amies d’Allemagne. Quant aux plus furieux bombardemens, c’étaient jeux d’enfans à côté du moindre duel de nos artilleries. N’est-elle pas charmante l’anecdote du boulet qui passa si près de lui qu’il en pirouetta sur lui-même ? « Je vis le boulet, derrière la foule qui s’était écartée à son approche, faire des ricochets à travers les haies. Les gens coururent après lui, dès qu’il eut cessé d’être redoutable ; ceux qui furent assez heureux pour s’en emparer le rapportèrent en triomphe. » Tous les récits de cette campagne m’ont fait songer à une guerre d’opéra-comique. Pourtant, on y pressent déjà les Allemands d’aujourd’hui. Le pillage y est pratiqué par tous, chefs et soldats, et quelquefois aussi par l’auteur lui-même. Déjà également, on incendie les maisons, sous le prétexte que les habitans ont tiré sur les troupes ; et Gœthe ne s’en émeut guère. « Quelques villages brûlaient çà et là ; mais la fumée et les flammes ne sont pas d’un mauvais effet dans un tableau de guerre. » Néanmoins, il n’approuve pas ces pratiques qu’il qualifie même de funestes. « On fait tantôt le bravache et le destructeur, tantôt le doux et le consolateur ; on s’accoutume à des phrases qui, au milieu des situations les plus désespérées, réveillent et entretiennent l’espérance ; on ne façonne ainsi à l’hypocrisie. »

Que penseriez-vous, Gœthe, de l’hypocrisie de vos compatriotes d’aujourd’hui ? Car je ne puis croire que vous auriez subi la sorte de folie collective qui s’est emparée des cerveaux germaniques. Vous n’auriez pas signé le fameux manifeste, où les plus grands esprits d’Allemagne nient l’évidence avec l’entêtement stupide des enfans pris en faute. Vous saviez trop qu’une nation, qui foule au pied le Droit et l’Honneur, est condamnée à périr tant qu’il y aura sur terre des hommes dignes de ce nom. Et puis, vous vous seriez rappelé ce que vous aviez vu : « Le matin » on ne pensait qu’à embrocher et à manger en masse tous ces Français… Maintenant on marchait la tête baissée sans se regarder ; et, si l’on se parlait, c’était pour jurer et maudire. » Il y a trois mois, vos compatriotes ne songeaient aussi qu’à nous manger en masse et à se partager les dépouilles du plus beau pays qui soit au monde… Et maintenant, quand s’assemblent les généraux du grand état-major, et les fils de l’empereur, et l’empereur lui-même, je crois bien que, comme en 1792, ils doivent aussi jurer et maudire…

Qu’elles sont émouvantes à méditer, ces leçons du passé, sur cette colline de Valmy, au pied de la pyramide où fut scellé le cœur de Kellermann ! Quelques coloniaux déchiffrent les inscriptions qui y sont gravées ; ils appartiennent au régiment dont le drapeau, la veille, fut décoré de la Légion d’honneur par le général de Langle de Cary, commandant d’armée. L’un d’eux me donne quelques détails. Cinq régimens étaient rangés sur l’emplacement même où se tenaient les soldats de la Révolution. Quand le général s’approcha du drapeau et lui parla comme à un brave : « Drapeau du 24e régiment d’infanterie coloniale, je te décore de la Légion d’honneur ! » bien des larmes coulèrent sur les rudes visages des coloniaux. Pas un ne leva la tête vers le Taube dont les bombes maladroites ne parvinrent pas à troubler la cérémonie…

Jamais encore je n’avais senti si profondément l’orgueil d’être Français. C’est ici, tandis que la canonnade ébranlait cette colline, que Goethe prononça, — ou prétend avoir prononcé, — les paroles prophétiques saluant l’ère qui naissait. Devant ce même horizon, tandis que les canons font rage dans cette forêt de l’Argonne derrière laquelle, par-delà Verdun, il y a Metz, je me dis que nous aussi, nous vivons des journées historiques. Déjà luit l’aurore d’un monde nouveau, sous les auspices de celle qui ne nous quitta jamais que pour nous revenir plus belle : la Victoire.


GABRIEL FAURE.