De Mazas à Jérusalem/5/À travers les barreaux

Chamuel (p. 227-238).
V. — Des deux côtés


V

DES DEUX CÔTÉS



À TRAVERS LES BARREAUX


Au parloir, les visiteurs de la première heure se font rares. C’est amusant de venir une fois voir la prison, comme on dut aller sans doute en excursion à la Bastille reconstituée. Une fois, pas deux.

Et puis Sainte-Pélagie est si loin…

Parfois je me demande, sans inquiétude d’ailleurs, si quelque bruit fâcheux circule sur mon compte, si l’on n’a pas découvert quelque action brigande à mon passif, et si le silence des commensaux de jadis provient d’une honnête réserve.

Même pas cela.

Un an et demi, c’est long. C’est une mort. Et l’on ne va plus au cimetière.

On en sortira cependant, assez vivant.

Et sans amertume contre les défaillances de la camaraderie. C’est un service rendu. Quelquefois au boulevard, au hasard des rencontres, aux banalités échangées, presque on s’imaginerait qu’on ne marche pas seul. Elle est salutaire la petite atteinte d’amour-propre qui vous révèle, en prison, qu’on est si vite oublié. C’est bien. On n’en sera que plus fort.

L’isolement répète ceci : nous n’existons que par nous-mêmes.

Par ces temps de bon-garçonnisme aveulissant, moins on tient de relations dans la gent-de-lettres, mieux cela vaut. Les simagrées confraternelles et franc-maçonnes sont autant de liens.

Brisons-les !

Pour parler clair et sans retenue : connaître le moins de gens possible ! On se sent plus léger, plus sûr.

Au long des mois j’ai tamisé les camarades.

Certaines fidélités éprouvées suffisent. Des amis restent. Et je n’ignore pas combien prenante est la vie, et difficile, combien accapareuse. Ajouterais-je que les dernières chasses aux « malfaiteurs » ont parmi ceux que j’aime mis des meilleurs à Mazas ?

C’est ceux-là que je regrette le plus.

Je supporte mieux la détention que ceux qui me connaissent l’auraient pu croire.

Ma passion pour la liberté raisonne : suis-je, ici, sensiblement moins libre que dans la vie, en ce pays où défense est faite de dire haut sa pensée ? Je réfléchis. Je travaille un peu. Et dans ma cellule où je m’isole suis-je plus mal, suis-je plus blessé qu’au milieu de la foule inconsciente des 14 juillet et des fêtes russes ?

De l’autre côté des barreaux c’est aussi comme la prison.

Un mépris montant pour la vanité de ce qu’on appelle, aujourd’hui, la liberté du citoyen, laisse moins de regrets à entendre sur soi fermer les verrous républicains. Cela n’est que la matérialisation d’un esclavage que peut-être plus intensivement encore on ressent au spectacle dévoilé qu’impose la vie hors des geôles.

L’indépendance n’est plus que par l’esprit : cette indépendance-là, on la garde, malgré le geôlier.

Pour la plupart des hommes, dans l’engrenage social, la liberté n’est qu’un mot sans objet.

On ne respire pas largement : on végète.

On peine, on mange mal et moins encore on pense.

La vie bête ! toujours, partout, étroite, mesquine, laide. À ma fenêtre donnant obliquement sur la rue, j’ai, sur tout un pâté de maisons, la vue indiscrète du Diable boiteux.

Comme tout le monde paraît s’ennuyer, peu vivre.

Même ce petit ménage qui tous les soirs, à huit heures, rentre pour dîner, la table bien mise devant les deux géraniums de la croisée.

La nappe est blanche.

Des habitudes posent le pain, le beurrier, la salière à des places toujours les mêmes, le litre de vin sur la petite soucoupe de bois.

Ils sont méticuleux, soucieux aussi, ombrageux, un pli au front ; le mari, employé de commerce sans doute, n’arrivant pas à secouer l’engourdissement de sa journée vide ; la femme travaillant douze heures dans un magasin.

Comme au travail, devant le couvert bien mis, ils sont à l’heure précise.

La ponctualité pesée, silencieuse et comme machinale de leur existence leur donne je ne sais quel air automatique parmi l’ordonnance familière des objets.

L’autre soir cependant ils étaient plus animés, quelque chose semblait dérangé dans leur coutumière harmonie, sans qu’ils comprissent au juste quoi.

Leurs gestes étaient impatients, les regards chercheurs.

L’homme s’aperçut le premier :

Sous le litre de vin la petite soucoupe manquait.

On se disputa deux heures…

Et je m’imagine maintenant le commis passant sa journée aux fastidieuses besognes derrière le grillage d’un guichet :

Je suis plus libre derrière mes barreaux !

Par le dégoût, on arriverait à l’impassibilité sereine, si des haines vivaces ne se réveillaient à la lecture des journaux domestiqués qui viennent, quotidiennement, avec les bas commentaires des plumitifs rapporter quelque nouvelle vilenie, dénis de justice, abus de pouvoir, insultes aux vaincus du sort et des révoltes.

De près on voudrait voir, il ferait bon montrer les laquais et les maîtres, la véritable association dation de malfaiteurs : chèques, chroniques et fonds secrets…

On souffre du silence forcé.

On se rattrapera des jours muets.

Voici que passent les mois et les mois. J’ai bien fait de ne pas signer une demande en grâce ainsi qu’on me le proposa, m’assurant bon accueil.

Il n’y avait alors qu’une sorte de piège : je suis un des rares, en effet, à ne pas bénéficier, à moitié de la peine, de cette libération conditionnelle qui pour ainsi dire est de droit.

Après tant d’autres un de nos camarades vient encore de s’en aller par application de cette loi et nous ne sommes plus que deux dans le grand bâtiment où l’on déambule fantômal…

Je ne me plains pas : mon second article poursuivi, sensiblement moins anodin que le premier, ne me valut, quand je repassai en cour d’assises, retour de Jaffa, que six mois de supplément dont au reste remise me fut faite en raison sans doute du scandale provoqué par mon arrestation extra-égale. Il ne s’agit bien que de dix-huit mois, à leur déclin aujourd’hui.

J’en vois gaîment venir la fin…

Une surprise sera pour mes derniers visiteurs fidèles.

Ils vont trouver du changement au parloir, la grande pièce nue où quatre chaises éparses représentaient le confort. C’est presque un salon maintenant — et quel style !

J’attends un cri d’étonnement joyeux.

Le cri ne manque pas. À la vue de la vaste table en vieux chêne, des larges bancs à dossier, bancs d’atelier ou de cloître, les amis qui viennent me voir cette après-midi, d’anciens collabos à moi, s’exclament et acclament : ils ont reconnu… le mobilier du journal !

Ils retrouvent, à Sainte-Pélagie, notre salle de rédaction.

Alors on va s’asseoir autour de la table que perquisitionna tant de fois le policier Clément, chercheur de dynamite dans des étuis à plumes. La bonne vieille table suspecte ! la bonne amie, quel destin ! mais quelle belle tenue aussi, sévère, luisante et bien cirée, au centre du parloir, sous l’œil respectueux du gardien.

Il a bien fallu, par suite de congé, déménager de notre sous-sol de la rue Bochard de Saron qui, depuis l’éclipse forcée du journal, ne servait plus que de dortoir aux compagnons sans domicile : le propriétaire n’a pas voulu renouveler le bail.

C’était son droit et, à Sainte-Pélagie, de par la tradition, c’était le mien de recevoir pour ma cellule quelques fournitures de bureau.

Drumont avait meublé sa chambre : on me laissa même latitude.

Seulement, comme la table géante et les bancs de forte taille ne pouvaient passer par ma porte, ils sont restés au parloir, et voilà… Nous sommes chez nous.

Piquant retour. Pour un peu mes amis diraient : Nous couchons sur nos positions !

N’est-ce pas les honneurs de la guerre ?

Soyons modestes. Et l’on se rappelle le temps où l’orgue — vendu, hélas ! dans la débâcle — résonnait sous les voûtes de notre cave, quand il ne manquait plus de copie.

Ne serait le gardien dans son coin, on oublierait la prison.

L’Endehors est dans ses meubles !