De Mazas à Jérusalem/4/Musiciens ambulants

Chamuel (p. 109-113).
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IV. — Le grand trimard


MUSICIENS AMBULANTS


La traversée de Londres à Rotterdam dure un jour et une nuit ; le prix est peu élevé : une quinzaine de francs en troisième. Et la dernière classe pour un court voyage en mer n’est pas sensiblement moins bonne que la première : on aime rester sur le pont à contempler les côtes pittoresques qui fuient, puis à songer en contemplant encore la bataille des vagues et au large le ciel sombrant dans l’eau.

Pour ce spectacle à l’infini toutes les places se valent, à l’arrière comme à l’avant.

Du reste, la troisième s’impose, quand on a pour tout bien quelques louis. C’est mon cas, et le bagage est léger et le velours du vêtement rustique.

En troisième on rencontre peu de monde voyageant pour le plaisir : ce ne sont que pauvres gens que l’on rapatrie, ouvriers espérant trouver du travail loin de leur ville.

Pas de touristes.

Ceux-là veulent avoir leurs aises et du confort, même les plus modestes. Ils préfèrent attendre et grossir des cagnottes à l’effet de prendre au moins la seconde classe ; ils s’embarquent la sacoche garnie, porteurs d’un billet circulaire et de coupons variés pour les hôtels prescrits. L’inappréciable avantage des troisièmes est de ne les point coudoyer.

Jamais plus qu’en la majesté du large l’insipide bavardage des Périchons n’est lamentable.

Cela ressemble à une poursuite…

Et mieux vaut le puéril entretien des passagers de l’entrepont, de ces sans-le-sou qui sont sans pose et laissent crier leur sensation naïve. Fini l’irritant débit, la récitation maniérée des lieux communs triomphants ; on parle espoir et tracas. Et suivant le temps et suivant l’heure éclatent des mots imagés.

Puis il arrive qu’en troisième le hasard ménage parfois les meilleures camaraderies, c’est une chance : j’ai descendu la Tamise en la compagnie aimable de troubadours besogneux qui payaient leur transport en jouant de moment à autre quelque valse de leur pays.

Têtes brunies sur des corps souples de Bohémiens — et des violons endiablés. Il revenaient d’une tournée dans la campagne écossaise.

Ils émigraient fuyant l’hiver.

Quelques-uns parlaient français et me dirent leur vie nomade. C’était joli et séduisant d’insouciance : ils allaient devant eux — soleil, grand air et musique.

Je fus des leurs trop peu de temps.

Installés à l’avant, campés sur les valises, tandis que les violons reposaient dans leurs gaines de toile, nous suivions d’un œil distrait la marche sûre des remorqueurs et la fantaisie des voiliers.

Moins d’usines sombres bordant le fleuve, des lagunes de terrains rouges où les moutons paissent l’herbe rare. La Tamise s’élargit encore, c’est Grenwich et le soir nous sentons le remous des vagues.

C’est la mer.

J’ignore l’étrange mélodie dont mes compagnons la saluèrent ; mais leurs instruments et leurs voix, le bruit des flots s’harmonisaient dans le rythme d’un bercement.

À la nuit, la brise saline ayant été l’apéritif, nous avions faim et l’on coupa de longues tranches de jambon et fraternellement circula certaine gourde de whisky…

En arrivant à Rotterdam, nous descendîmes le lendemain dans une auberge du port. Et, tandis qu’un concert s’improvisait, j’allais voir les vieilles maisons aux toitures accidentées, si proprettes sur les canaux de cette Venise un peu vulgaire.

Les musiciens me dirent bientôt qu’ils resteraient là quinze jours. C’était plus que je ne pouvais : bons souhaits, adieu ! poignées de mains.

Non loin, à son embouchure, le Rhin m’apportait ineffacé le reflet de ses vieux châteaux. Le même impérieux désir qui m’avait fait descendre un fleuve m’incitait à remonter l’autre. La Tamise, le Rhin ! n’est-ce pas comme le prolongement d’une grand’route tentatrice ?