De Mazas à Jérusalem/4/Connais-tu le pays

Chamuel (p. 128-135).
IV. — Le grand trimard


CONNAIS-TU LE PAYS…


Les dévaliseurs de villas opèrent généralement la nuit. Les commissaires de police italiens qui, pour la plupart, ont débuté dans le cambriolage indépendant avant de travailler au compte du roi Moustachu ont gardé une originelle répulsion pour les occupations diurnes.

Trois heures du matin est un moment qu’ils jugent exceptionnellement propice pour envahir les domiciles et s’emparer des objets de leur choix. Ces gaillards ne cherchent pas seulement des accusés ; ils recherchent aussi du tabac étranger, des porte-cigarettes, des bagues et des photographies de jeunes femmes…

Le commissaire piémontais est un voleur éclectique.

Dans l’un des patois qui constituent la langue italienne, on appelle cet oiseau nocturne Signor Delegato. Ce qui fait bien entendre qu’en effet il est délégué — délégué au brigandage officiel.

Cela, tout le monde le sait ou à peu près. On n’ignore pas qu’avec les chemins de fer et la monarchie de Savoie, les mœurs de la Calabre se sont rapidement propagées dans la péninsule. Des touristes allègrement dévalisés reviennent chaque jour, viâ Modane, rapportant au moins un chapelet d’anecdotes édifiantes. Pourtant, c’est d’ordinaire avec les aubergistes, les guides, les antiquaires qu’ils ont eu le plus particulièrement maille à partir. Ce qu’ils racontent de la police c’est parfois sans avoir été eux-mêmes victimés. Je peux, moi, parler de visu.

Et non seulement j’ai vu, mais j’ai senti — j’ai senti les menottes.

Ils étaient huit, la nuit de l’autre semaine, quand ils sont venus troubler mon vertueux sommeil bercé par un joli rêve. Je rêvais que je quittais Turin — la ville monotone, pour l’Espagne, pour Barcelone… Ils étaient huit en petit chapeau mou et en cravate de poète. Avec cela des revolvers dans les poings. Les portes enfoncées. Des lanternes sourdes. Le pillage de mes valises et en route pour la Questure.

Ne voulait-on pas me faire faire le chemin à pied ? Le chef des Petits-chapeaux insinuait déjà :

— Ce n’est pas bien loin et à cette heure-ci nous ne rencontrerons pas un fiacre.

Je dus lui expliquer qu’en ce cas ce seraient ses hommes qui me porteraient — et de force. Il fallut bien trouver des voitures ; on en trouva. Par exemple ce fut une désillusion pour le commissaire ; il fit une assez laide grimace en renonçant à mettre dans sa poche les frais de route.

Mais aussi pouvais-je m’afficher en telle compagnie ? Tous ces gens-là sentaient de loin la préfecture. Et si, sur le chemin, l’on avait croisé quelque noctambule je me serais plutôt mis à crier pour éviter la pire confusion, pour au moins me réhabiliter aux yeux du passant :

— Je ne suis pas un policier, je suis le criminel !

Mon crime, je l’appris bientôt. Il y eut à la Questure un semblant d’instruction. Et je sus tout d’un inspecteur qui tentait de m’interroger :

— Vous êtes le rédacteur de l’Endehors !

Là, et pas plus. Telle est donc la qualité qui suffit, un peu partout en Europe, pour être traîné dans les prisons.

C’est ainsi. Les gouvernements se donnent des mots d’ordre. Le parquet s’embusque derrière les chausse-trapes des lois d’exception, les jurés serviles condamnent à volonté et, par delà les frontières, l’autorité veille pour quelque coup de jarnac.

L’inspecteur de police me laissa entendre du reste que — si c’était possible, mon cas s’aggravait. J’avais en effet écrit et expédié la veille, par lettre recommandée, un article sur un tout récent procès de Milan. Les violeurs du Cabinet noir l’avaient déjà parcouru. Avant d’avoir paru, l’article était condamné. Je méritais une leçon.

Quand des souteneurs, au coin d’une rue déserte, se jettent à dix sur un promeneur attardé, ils ne souffrent pas qu’une personne accourue intervienne. Une seule parole déchaîne la meute. De même les pays civilisés n’admettent point qu’un étranger s’occupe de leurs affaires — cruellement malpropres. Ils l’avouent généralement, sans pudeur :

— Nous vous donnons l’hospitalité, mais vous devez garder le silence.

Se taire ! Rester inerte lorsque, sous nos yeux, des infamies se commettent, lorsque les maîtres supplicient les esclaves, lorsque des magistrats frappent des innocents ; désarmer en un mot, tant que cette Société sévit — jamais ! Nous ne serions plus nous-mêmes. Et nous avons la fierté de vouloir garder notre plume prompte.

Les gouvernements tour à tour peuvent nous faire comparer leurs geôles. Nous sommes les incorrigibles que toute répression éperonne. Au sortir de la prison nous sommes prêts pour les récidives. Chassés d’ici, nous irons là. Le monde est grand.

Pour ma part, ce n’est plus, momentanément, en Italie que je promènerai mon bâton de routier.

Après une demi semaine passée dans les cachots turinois, on m’informa que j’étais expulsé du royaume. On m’empêchait de me rendre à Gênes où j’avais le désir de prendre un bateau pour l’Espagne. Mais on me laissait le choix entre Modane, Chiasso ou Cormons. La frontière de France ne me sembla pas indiquée. La Suisse est un pays insipide quand on n’est pas un Anglais fortement renté. Restait l’Autriche. Cormons n’est pas loin de Trieste. Et Trieste c’était la mer avec l’horizon libre…

Le voyage ne fut pas drôle.

Au greffe deux carabiniers m’attendaient. Ils m’enserrèrent étroitement les poignets dans un ingénieux instrument à vis qui fut ensuite fermé au cadenas, puis le classique panier à salade nous conduisit à la gare. Milan fut la première étape. Je descendis à cet hôtel de la ville où les garçons en uniforme ferment scrupuleusement les portes. Le surlendemain seulement on se remit en route, cette fois-ci jusqu’à Vérone, où il y eut une nouvelle halte dans une prison pas beaucoup plus sale que les précédentes. Enfin, le cinquième jour, délivré de l’escorte répugnante, débarrassé du cabriolet perfectionné, je passais la frontière — les mains bleuies par les fers.

Un peu de détail n’est pas déplacé. Il est bon que nos amis soient documentés sur les environs de Paris. Il est bien qu’ils sachent les traitements spéciaux dont on jouit au pays de Mignon.

Ce pays où fleurit le fonctionnaire pickpocket est une terre mal défrichée où tous les genres de propagande sont à propos : l’éclat ne serait pas nuisible.

Le peuple à peine décrassé de la superstition religieuse est poussé en troupeaux vers les duperies patriotiques. Peu d’hommes réfléchissent. Les dirigeants entretiennent jalousement cet état d’avachissement moral. Et de là cette terreur qu’inspirent ceux qui veulent jeter une pensée dans la cervelle des misérables.

On se dit qu’en passant nous pourrions bien ouvrir les yeux à quelque inconscient déshérité. On frémit à l’idée de la contagion…

Et les quarantaines sont dures…

C’est qu’il ne s’élimine plus, le virus de haine et de révolte — une fois qu’on l’a dans le sang.