De Lens à Vincennes

De Lens à Vincennes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 721-766).
DE
LENS A VINCENNES
DU 20 AOÛT 1648 — 18 JANVIER 1650[1]

Causa periculi non crirmen ullum, sed gloria viri.
TACITE, AGRICOLA.


I. — LA FRONDE. — CONDE A LA COUR ET AU PARLEMENT. — LOUIS DE BOURBON ET PAUL DE GONDI.

… C’est la pénurie du trésor qui avait mis aux prises la couronne et le parlement ; combien de révolutions, avortées ou accomplies, ont eu la même origine que la Fronde ! — Il faut battre monnaie : le ministre veut soumettre les magistrats à l’impôt, créer et vendre de nouvelles charges, ce qui diminuera la valeur des anciennes. Pour défendre leurs bourses, les « officiers[2] » refusent l’enregistrement des édits. Cette intervention d’un corps judiciaire dans une question de gouvernement ne s’accorde guère avec nos idées modernes sur la séparation des pouvoirs ; mais ce principe, qui le connaissait ? qui s’en souciait alors ? et, de nos jours, n’est-il pas souvent omis, éludé ? nos assemblées politiques en ont-elles toujours tenu compte ? — En fait, les financiers ne veulent traiter qu’avec la garantie du parlement, les peuples ne paieront plus si les édits ne sont vérifiés, et ce droit d’enregistrement, consacré par un usage antique, finit par conférer au « sénat, » comme on avait coutume de dire, quelques-uns des attributs de la représentation nationale, des états-généraux absens. — Le débat s’agrandit. Ce n’est plus une misérable querelle de privilégiés que soutiennent les cours souveraines, c’est « le public » qu’elles défendent, c’est l’impôt créé par caprice, l’exploitation du contribuable par les traitans, c’est le gaspillage des deniers de l’État que le parlement combat.

Cette transformation n’avait pas échappé à Mazarin : « Messieurs ont honte de faire tant de bruit pour leur intérest particulier, et veulent persuader qu’ils sont mus par le bien du peuple[3] ; » le cardinal essaie de leur arracher ce masque : « On accordera la descharge d’un quart des tailles pour mettre le peuple hors d’intérest[4] ; » et il fait signer à la Reine un long programme de concessions (30 juillet). Mais la déclaration royale semble captieuse ; on en dissèque tous les articles ; elle aboutissait à néant. Qui pouvait croire à la réduction des impôts ? Au mois d’août, Mazarin avouait qu’il avait dévoré d’avance trois ans de revenu ; on ne vivait qu’à coups de banqueroute.

Survient l’enlèvement des conseillers. Cette fois encore, le parlement, pour sauver ses immunités, prit la défense du « public, » et, visant d’antiques ordonnances, rappela que nul ne pouvait être emprisonné sans être interrogé dans les vingt-quatre heures et jugé à bref délai.

Ainsi, tous ces juristes, nourris des plus étroites maximes de la Rome impériale, gardiens jaloux de l’autorité de nos rois, — sans le savoir, sans le vouloir, inconsciens, incohérens peut-être, entraînés par la lutte, — éclairés par cette « lueur, » cette « étincelle » que Retz crut voir briller, posaient implicitement les deux formules qui contiennent l’essence de toute liberté : l’impôt consenti, l’habeas corpus. Bien des peuples, auxquels on répète qu’ils sont libres, ne jouissent encore qu’imparfaitement de ces garanties, et, trompés par mille subterfuges, se les laissent en partie ravir ou refuser. Cette guerre à coups d’arrêts et de déclarations n’était pas du goût de Condé. Les théories ne le séduisent guère ; les griefs des magistrats le laissent assez indifférent. Ce qui le frappe en ce moment, c’est le progrès de l’esprit de révolte qui déjà agite nos provinces, nos grandes villes, et dont les symptômes éclatent jusque dans la maison du Roi, parmi les premiers officiers de la couronne : en pleine cathédrale de Notre-Dame, sous un prétexte futile, les capitaines des gardes avaient publiquement et insolemment refusé de retenir ou de prendre le bâton, laissant le jeune Louis XIV seul au pied de l’autel[5]. Avant tout, qu’on rétablisse l’ordre et l’autorité du Roi !

Voilà le premier mouvement qui animait M. le Prince, lorsqu’à peine arrive à Rueil, tout chargé des lauriers de Lens, et souffrant encore de sa blessure[6], il se trouva en présence des députés du parlement qui venaient demander le retour de Leurs Majestés à Paris (22 septembre). Pris à l’improviste, il parla brièvement, mais « ferme, » engageant « Messieurs » à une soumission complète, et il s’excusa d’aller prendre sa place à la grand’chambre, où il avait été convoqué. La Régente ne chercha pas à dissimuler sa joie : « C’est mon troisième fils, » s’écria-t-elle ; le petit roi ne cessait d’embrasser son glorieux cousin, et Mazarin se montrait rassuré.

Cela dura peu. Condé se recueillit ; ses vrais sentimens se firent jour. S’il ne voulait pas qu’on laissât libre carrière aux factieux, il était loin d’admirer les procédés du ministre. La disette d’argent venait de lui causer de cruels embarras ; peu s’en fallut qu’elle ne lui ravît la victoire ! Éclairé par ses récentes angoisses, il comprenait l’urgence de mettre un terme au gaspillage, d’assurer la rentrée de l’impôt, de sortir de l’ornière où l’on se traînait, de réformer les finances. Les arrestations arbitraires lui rappelaient le long séjour de son père à la Bastille et au bois de Vincennes ; maladresse ou perfidie, Gaston ne manqua pas d’évoquer ce souvenir, ravivé encore par le récent emprisonnement de Chavigny[7]. Le véritable objet de cette mesure a été pénétré ; ceux qui fouillèrent les papiers saisis chez l’ancien ministre n’ont pu dissimuler leur désappointement : aucun indice de ce qu’on y cherchait, la preuve, la trace, sinon d’un complot, au moins d’un vaste système d’intrigues ourdies avec la maison de Condé ; et l’on s’empressa de répandre que Chavigny avait eu le temps de détruire les papiers compromettans, sans songer que les circonstances de l’arrestation ôtaient tout fondement à cette rumeur.

Les commentaires abondaient. A Rueil, à Saint-Germain où la cour se rendit peu après, les amis, les donneurs d’avis ou de conseils venaient, sous divers prétextes, saluer le vainqueur de Lens, l’écouter, l’éclairer. Appelé en consultation, Guénaud, le médecin, accourut des premiers. De la santé on passa vite aux affaires du temps. « Si on nous assiège, dit le docteur, nous résisterons. Pour moi, j’y emploierai tout mon bien ; il y en a trente mille dans Paris qui sont plus en puissance et ont encore plus de zèle. » Cette parole résolue d’un homme de science, étranger aux cabales, et qui représentait bien l’esprit de la vraie bourgeoisie, donna à penser à M. le Prince et fit plus d’impression sur lui que les récits passionnés de ses correspondans ordinaires : le conseiller Machaut, un des plus ardens des enquêtes, et l’ancien intendant du feu prince, Perrault, président à la chambre des comptes, moins vif de parole, mais plus sûr, plus fort, et très animé contre Mazarin.

Citons encore un personnage affairé, mêlé à toutes les intrigues d’amour ou de politique, dont le nom revient toujours mystérieusement sans laisser presque de trace, — si bien qu’on a longtemps attribué à La Rochefoucauld un morceau dont il paraît être l’auteur. Assez avant dans la confidence du duc d’Orléans, Vineuil[8] se fit fort d’assurer à M. le Prince les plus brillans avantages, les plus beaux gouvernemens, comme prix d’une attitude décidée et d’un concours actif donné aux ennemis du ministre ; mais il s’attira cette réplique : « J’ai assez de bien et d’établissemens pour me conserver par mes services et par ma fidélité. Si j’en avais davantage, je deviendrais justement suspect au Roi. »

La visite la plus remarquable fut celle de l’archevêque de Corinthe, coadjuteur de Paris. A la journée des Barricades, parcourant les rues en rochet et camail, Paul de Gondi venait, sous le masque du devoir pastoral, de s’essayer au rôle que jouaient les capitaines du peuple dans certaines républiques italiennes. Si bien arrangée que fût la mise en scène, ce prologue n’eut qu’un succès médiocre ; c’était pourtant une révélation. Le futur cardinal de Retz ne s’était encore signalé que par des bravades et des aventures qui n’étaient guère séantes pour son état. On s’aperçut de l’influence qu’il avait acquise : — sur le peuple, par son allure intrépide et une apparence de dévoûment à la cause populaire ; — même sur son clergé, généralement respectable, et qu’il aurait pu scandaliser par ses mœurs, mais qui voyait en lui un brillant orateur de la chaire, un habile administrateur, un savant théologien, enfin un adversaire résolu des molinistes. Ses relations avec M. le Prince étaient anciennes et amicales. Il avait hâte de savoir jusqu’à quel point ses visées ambitieuses pourraient être secondées par cette redoutable épée. L’entretien, plusieurs fois renouvelé, fut cordial, plein d’abandon au moins apparent ; mais la conclusion ne répondit pas aux espérances du coadjuteur. Sondé à fond, pressé, Condé finit par éconduire son interlocuteur avec ces paroles : « Je m’appelle Louis de Bourbon, et je ne veux pas ébranler la couronne. »

Condé n’avait pas le tempérament félin de Henri de Guise, dont on se plaisait alors à lui prédire la carrière et peut-être la fin. Méprisant les allures théâtrales, les entrées bruyantes, les cortèges fastueux, il négligeait les câlineries à la foule, les ménagemens, les ruses qui déguisent et servent les aspirations des grands ambitieux. Pour ceux qui voulaient pousser la révolution jusqu’au bout, il « manquait de fermeté dans le dessein[9], » et les fauteurs de répression à outrance ne trouvaient en lui ni l’empressement, la docilité insouciante de certains instrumens commodes, ni la conviction profonde, la sévérité froide, uniforme, inflexible, qui écrase les peuples sans merci comme sans remords. La petite-fille de Philippe II se faisait illusion si, en rappelant M. le Prince, elle pensait au duc d’Albe.

« Il marcha, sans hésiter, d’un pas égal, entre la faction et la cour. La gloire de restaurateur du public fut sa première idée ; celle de conservateur de l’autorité royale fut la seconde. »

Qui a dit cela ? Le plus infatigable des adversaires, le plus passionné des ennemis. Nous avons déjà prononcé le nom du coadjuteur ; plus loin, nous reparlerons de son rôle, le mot lui convient ; mais puisque nous venons de faire un premier emprunt aux plus célèbres, aux plus précieux, aux plus éloquens des mémoires, si souvent inexacts dans le détail, si vivans, si réels dans l’ensemble, nous essaierons de marquer le caractère, de pénétrer l’esprit des jugemens portés par Paul de Gondi sur Louis de Bourbon.

Quand on considère l’antagonisme constant de ces deux hommes, le feu de leurs rivalités, la violence de leurs luttes, les tentatives du coadjuteur pour ravir à Condé la liberté, la vie, son acharnement, on est surpris de retrouver d’un bout à l’autre de ces mémoires un ton de respectueuse admiration, sans un trait qui fasse tache. Nulle part les faiblesses du héros, les lacunes de son génie n’ont été plus finement relevées, mais toujours avec courtoisie ; jamais il n’échappe à l’écrivain une parole qui rabaisse celui qu’il a combattu ; la figure reste toujours grande et superbe. — Comment expliquer ce contraste entre la forme et le fond ? Quel est le mot de cette énigme ? D’où vient ce souci de respecter, de relever la gloire de l’ennemi ? — A certaines époques de sa carrière orageuse, même aux temps de l’hostilité la plus vive, le coadjuteur reçut de M. le Prince des marques touchantes de sympathie personnelle ; le capitaine sut même flatter la manie belliqueuse du prélat. Ainsi, un jour que les deux factions avaient failli en venir aux mains dans le champ clos du « palais, » ensanglanter le parquet de la grand’chambre, le tumulte apaisé, les épées rengainées, Condé, louant les dispositions prises par son adversaire, lui adressa un de ces complimens qu’échangent parfois les généraux en chef après s’être disputé le champ de bataille ; c’était trouver le vrai chemin du cœur de ce singulier prêtre. Peut-être y a-t-il plus ? Dans l’âge des passions, ces deux hommes avaient admiré la même femme, subi son influence : elle les avait toujours éclairés, souvent soutenus, parfois combattus, jamais trahis ; elle resta leur amie[10]. Au déclin de la vie, tous deux trouvaient en elle appui, lumières et fidélité ; l’affection et la confiance survivant aux ardeurs de la jeunesse, le culte du même objet se transforme avec les années et subsiste comme un lien qui rapproche, réunit d’anciens rivaux. La réconciliation était complète, alors que le cardinal de Retz écrivait à Commercy le récit de sa vie, échangeant, du fond de sa retraite, lettres, présens, messages affectueux avec cet autre désabusé qui habitait Chantilly.

Mazarin ne tarda pas à se rendre compte de cette disposition si heureusement définie par Retz, et perdit promptement la sécurité que lui avait inspirée un premier élan d’indignation contre l’esprit de révolte. D’ailleurs, Condé ouvrit son cœur à la Reine. Comme il la rencontrait en promenade dans le parc de Saint-Germain, il monta dans son carrosse et lui donna le conseil d’accepter en principe les demandes du parlement. Cette confidence déconcerta le ministre. Avant de renoncer au plan de répression tracé dans les « carnets, » ne pouvait-on chercher un autre instrument ? D’Erlach fut mandé : la bataille de Lens lui donnait un certain prestige ; il n’avait aucun lien avec la cour ou la ville, passait pour résolu et brutal. Il fut choyé, complimenté, puis renvoyé à son gouvernement de Brisach, sans recevoir le bâton dont il se croyait assuré. C’était encore une déception. Il fallut changer les batteries, calmer la Régente, qui avait eu peine à contenir son courroux en écoutant l’avis inattendu de Condé.

Pénétrée de son devoir, se considérant comme dépositaire du pouvoir qu’elle devait remettre intact à son fils, imbue d’idées apportées d’Espagne, Anne d’Autriche n’admettait pas qu’aucune limite pût être fixée à l’autorité des rois, et ne voulait rien céder. Mazarin était d’accord avec elle. Ignorant ou méprisant les lois, il voulait disposer sans contrôle de la fortune publique, rester maître incontesté, libre de frapper ses adversaires ou ses rivaux, d’écarter tous les obstacles ; mais poursuivant son but avec la souplesse de son génie, il savait feindre un différend avec la Reine, subir des rebuffades concertées d’avance, et se donner l’air d’arracher des concessions qui ne le gênaient guère, car il était parfaitement résolu à les reprendre.

C’est ainsi qu’il fit décider l’ouverture des conférences de Saint-Germain. Il s’y effaça complètement, demeurant dans la coulisse, acceptant l’humiliation d’une exclusion apparente, laissant les princes aux prises avec les délégués du parlement, qui, exhumant l’arrêt rendu en 1617 contre le maréchal d’Ancre, refusaient de traiter avec un ministre étranger. Ces députés furent reçus à Saint-Germain par le grand-maître de France, qui n’était autre que M. le Prince, et qui leur fit les honneurs de la table royale. Tous furent charmés de son urbanité, de ses dispositions conciliantes. Mais à peine la discussion ouverte, le voilà qui s’emporte, menace, interrompt, « parle rude, » persifle surtout. Mazarin y comptait ; il savait que le tempérament de Condé prévaudrait sur ses intentions.

A chaque séance, même scène. Tous les princes prenaient la parole. Le duc d’Orléans opinait le premier : émule de son bouillant cousin, lui aussi mêlait les menaces aux avis modérés ; plus maître de sa parole, n’inspirant confiance à personne, soufflé par l’abbé de La Rivière, il réussit mieux à se tenir en équilibre. Tout frais émoulu de ses luttes en Sorbonne, Conti songe à faire briller son talent oratoire ; quelles que soient alors ses visées particulières, il est obligé de se ranger derrière ce frère qu’il redoute et qu’il n’aime pas. A son tour, M. de Longueville voulut faire le prince du sang et débiter sa harangue ; mais le chancelier lui ayant coupé la parole, il s’en fut bouder à Rouen. Condé portait le poids de la discussion. Le difficile était de céder en sauvant les apparences, de faire abandonner les « considérans » en échange des « articles, » enfin de savoir se contenir dans le feu de l’argumentation et de mettre un frein à la verve d’un esprit incisif. On ressent la hauteur, on peut l’oublier ; la raillerie ne se pardonne pas. — « Il faut s’appliquer avec soin, dans les grandes affaires, à se défendre du goût que l’on trouve à la plaisanterie ; elle y amuse ; elle y chatouille, elle y flatte ; ce goût de la raillerie, en plus d’une occasion, a coûté cher à M. le Prince[11]. »

Ceux qui avaient la repartie prompte et la parole hardie, comme le président viole, n’étaient qu’effleurés de ces piqûres ; mais les « vieilles barbes, » les « bonnets carrés » reportaient à la grand’chambre les lazzi qui atteignaient, dans leurs personnes, le corps entier de la magistrature, et les députés du parlement, servis au fond par Condé, mais irrités de sa violence, blessés de ses railleries, sortaient de Saint-Germain outrés contre celui qui avait fait accepter leurs opinions.

La déclaration royale du 22 octobre 1648 contenait, sous une forme atténuée, à peu près tout ce que les cours souveraines réclamaient en matière d’impôt, de finances, d’enregistrement des édits. C’était un acte considérable, une manière de charte. Le parlement aurait voulu définir l’habeas corpus à peu près dans les termes posés par Hampden et que la révolution d’Angleterre consacrait à l’heure même. Il fallut transiger sur ce point, et les garanties données à la liberté individuelle furent énoncées en termes vagues, assez formels cependant pour ouvrir les portes de la prison au maréchal de La Motte-Houdancourt, enfermé depuis quatre ans, et à Chavigny, tout récemment arrêté. Blâmé de sa froideur pour cet ancien ami, M. le Prince ne s’était pas ému de ces reproches ; une sollicitation personnelle aurait été compromettante pour tous les deux : il était plus habile d’arriver au résultat par une mesure générale. Chavigny le comprit et adressa ses remercîmens au véritable auteur de sa délivrance[12].


II. — PARIS ! — PROJET DE MAZARIN. — PROPOSITION DE CONDE.

A peine la déclaration adoptée, la ratification arrachée à la Régente, la cour et M. le Prince rentrés à Paris (31 octobre), l’accord conclu enfin, la guerre faillit recommencer, cette fois entre les princes.

Avec un beau visage, de l’esprit, du savoir, Armand de Bourbon, prince de Conti, n’avait ni l’audace ni le génie de son frère, mais toute sa violence, peut-être plus d’ambition, et le fonds d’envie qu’on retrouve souvent chez les disgraciés de la fortune ou de la nature : sa taille contrefaite, la délicatesse de sa santé semblaient lui fermer la carrière des armes ; comment d’ailleurs aurait-il pu espérer d’y égaler son frère ? Dès son berceau, préparé pour l’église, le chapeau rouge lui convenait mieux que la plume blanche du général en chef. Cependant il se montrait incertain, partagé entre son aversion pour l’état ecclésiastique et une ambition qui ne pouvait trouver d’autre manteau que la pourpre romaine. Toute sa vie, tous ses actes étaient alors réglés par sa sœur : Mme de Longueville, déjà dominée par Marsillac (La Rochefoucauld), avait perdu l’empire qu’elle exerçait jadis sur son frère aîné et qu’elle reprendra un jour ; le plus jeune ne voyait, ne pensait que par elle. Est-ce à cette toute-puissante influence qu’il faut attribuer le parti pris soudainement par le prince de Conti ? Mme la Princesse douairière, qui, au mois de mai, déclarait que son fils Armand « n’était pas en disposition de se résoudre, » vint, à la fin d’octobre, annoncer à la Reine qu’il était « résolu de vouloir être cardinal, et supplia Sa Majesté de l’assister en cour de Rome[13]. »

Or, depuis longtemps, toutes les démarches, les évolutions du duc d’Orléans, avaient pour but principal d’assurer le chapeau à ce médiocre favori que nous connaissons déjà, l’abbé de La Rivière. Les Condé, venant ainsi se jeter à la traverse, ruinaient les prétentions de ce candidat, qui se croyait déjà assuré du succès. Gaston fulmina. Les Vendôme, les Importans, hommes et femmes, se précipitèrent au Luxembourg ; on put croire un moment que la « fronde des princes » allait commencer ; mais l’heure n’était pas venue. On trouva ce biais de procurer la pourpre au prince de Conti par la nomination de Pologne, et de rendre celle de France à l’abbé de La Rivière, Condé se chargeant de tout régler avec son amie, la reine Louise-Marie. Le courroux de Gaston tomba comme par enchantement, et toute la cabale dut, pour un temps, rentrer dans l’ombre, sans désarmer pourtant et guettant l’occasion.

Paris était agité ; la haine contre « le Mazarin, » plus ardente que jamais, se traduisait, tantôt dans les rues par quelque émeute, tantôt au Palais par de violentes déclamations ; on accusait le ministre de vouloir éluder les engagemens de Saint-Germain ; les cours souveraines avaient repris leurs assemblées pour surveiller l’exécution de la déclaration qu’elles-mêmes violaient par ces réunions. Considéré comme l’appui d’un gouvernement odieux, M. le Prince était froidement accueilli partout, et quand il assistait aux séances du parlement, sa présence, son attitude, y soulevaient presque toujours quelque émotion.

Les frondeurs ne manquaient jamais une occasion de réveiller son humeur ; nul ne s’entendait à ce manège comme le président Viole, singulier caractère, de vieille famille de robe, homme de plaisir, remuant, hardi de parole, « quoique la peur lui fût naturelle, » grand ami de Chavigny et destiné à devenir, par une de ces évolutions si fréquentes en temps de troubles, très actif, très dévoué serviteur de celui dont il échauffe aujourd’hui la bile. Comme ce magistrat débitait une de ses diatribes habituelles, Condé, impatienté, se leva, et du bras fit un geste qu’on voulut prendre pour une menace. Il fut obligé de se rasseoir au milieu des clameurs. Le lendemain (17 décembre), le conseiller Brévannes-Aubry, brodant sur un thème du président de Novion, comparait la déclaration d’octobre à une « excellente peinture faite de la meilleure main et qu’un méchant ouvrier a gâtée en la touchant ; » cette fois encore Condé voulut couper la parole à l’orateur : « Le premier président a seul le droit d’interrompre ici, » s’écrie Brévannes, et le premier président donne raison au conseiller.

Mathieu Mole, ami sincère de M. le Prince et de sa maison, soutenu dans cette disposition par son fils l’intendant Champlâtreux, et par son beau-frère, le sage et judicieux Nesmond[14], subordonnait cet attachement aux intérêts, à la dignité de sa compagnie et surtout au service du Roi, qu’il ne confondait pas toujours avec la cause de Mazarin.

M. le Prince semble suffisamment engagé dans le conflit ; Gaston marche avec lui. Si on attend, l’accord peut être troublé, de nouveaux liens se formeront. Les troupes qui retournaient de Flandre à Brisach ont changé de direction ; il en vient d’autres du Nord ; toutes se rapprochent de Paris. Voici donc le moment de reprendre le projet différé deux mois plus tôt. Dans un conseil restreint et cependant encore assez nombreux, Mazarin fait connaître les intentions de la Régente : Sa Majesté veut mettre un terme au progrès du désordre, briser la résistance du parlement et de l’Hôtel de ville, qui font cause commune ; le Roi quittera la capitale avec sa maison ; Paris sera bloqué et réduit par famine.

Diverses objections sont présentées et résumées par M. le Prince : les dispositions sont mauvaises ; dans l’état des esprits, le départ du Roi sera le signal de la révolte ; le blocus durera longtemps, sans être efficace ; les frontières resteront dégarnies et menacées ; la discipline sera ruinée, tout le pays ravagé. On ne saurait s’arrêter à l’idée, sérieusement émise, que les « Parisiens ne pourront se passer pendant huit jours du pain de Gonesse. » S’il faut recourir à la rigueur, M. le Prince écarte toute opération traînante ; il n’accepte pas plus le blocus que les tentatives de répression au petit bonheur, qui n’ont pas réussi le jour des Barricades : ces compagnies des gardes errant à l’aventure dans les rues étroites, tirant au hasard, inspirant plus de colère que de crainte, et revenant en désordre, confondues dans la foule. Il voudrait des mouvemens bien combinés, méthodiques, mais avec quelque chose de brusque, de vif, qui déconcerte l’organisation de la résistance, mieux encore, qui rende la lutte impossible. Surtout que le Roi ne sorte pas de Paris ! Peut-être n’est-il pas en sûreté dans une maison ouverte comme le Palais-Royal, sans communications faciles avec l’extérieur, sans protection contre l’émeute qui peut en inonder les abords ? M. le Prince sait où loger Sa Majesté dignement et sûrement dans l’enceinte même de sa capitale.

« Paris est étrangement grand ! » disait Molière[15]. Et déjà quel est le Parisien dont le cœur ne batte en contemplant le fouillis de palais, d’églises, d’édifices accumulés par les âges sur les deux rives du fleuve, autour de cette gracieuse nef qui fut le berceau de Lutèce et qui continue de faire flotter au-dessus des tempêtes sa bannière fleurdelisée : Fluctuat nec mergitur[16] ! — Cependant, comme ce Paris de 1649 paraît resserré dans la fidèle image que nous a transmise le plan de Gomboust ! comme il ressemble peu à celui de nos jours ! Autour des quartiers où les maisons entassées forment d’énormes massifs percés de ruelles étroites, que de terrains vagues ! Jardins maraîchers, champs de blé, grands enclos de couvons, de parcs, vastes espaces sillonnés par quelques routes boueuses qu’on parcourt difficilement à cheval.

Sur la rive gauche, l’enceinte, s’appuyant à la Seine, en amont près du pont de la Tournelle, en aval à la tour de Nesle[17], enveloppait la montagne Sainte-Geneviève et le rivage en face de la Cité, laissant en dehors la rivière des Gobelins, Saint-Victor, le Val-de-Grâce, avec les gros faubourgs de Saint-Jacques et Saint-Marcel, le palais d’Orléans[18], l’hôtel de Condé, ainsi que les maisons disséminées entre le Pré-aux-Clercs et Saint-Germain-des-Prés. — Sur la rive droite, l’enveloppe terrassée, d’où sortent des faubourgs serpentant au flanc des collines, suivait exactement le tracé des anciens boulevards et touchait au fleuve, en aval à la porte de la Conférence[19], en amont au débouché de l’Ourcq. Ici se trouve une sorte de camp retranché qui avait fixé l’attention de Condé. La porte Saint-Antoine, qui, comme toutes celles de Paris, avait un caractère défensif, l’imposante et sombre Bastille, les bâtimens du grand et du petit Arsenal, développés sur les côtés d’un angle droit, avec des cours spacieuses, réunis par une solide muraille, formaient un vaste quadrilatère parfaitement clos, bordé sur deux faces par l’Ourcq et la Seine. Tout contre, les grands couvens des Célestins et des filles Sainte-Marie, le bastion connu sous le nom de boulevard Saint-Antoine, donnaient d’excellens dehors faciles à retrancher.

Condé a tout prévu. Quittant le Palais-Royal sous le prétexte d’une partie de chasse à Vincennes, et gagnant la Bastille, le Roi viendrait s’établir à l’Arsenal, cette belle résidence des grands-maîtres de l’artillerie, où Sully reçut si souvent la visite de Henri IV. La maison militaire, rejoignant aussitôt Sa Majesté, eût occupé les dépendances, la forteresse, le bastion, les couvens. Vincennes sert de réduit, assure la réunion des renforts ; l’île Louviers, alors couverte de chantiers, abondante en matériaux, se garnit de canons, maîtrise le cours de la Seine ; un pont de bateaux réunirait les deux rives. La position est inexpugnable, à la fois stratégique et politique ; la Régente peut s’y montrer redoutable sans apparence de défi, et sans combat se faire obéir. Si, contre toute attente, Paris se soulevait, essayait de s’armer, la répression serait prompte, rendrait impossible toute organisation de résistance. Débouchant par des voies larges, la rue Saint-Antoine et le quai Saint-Paul, renversant les barricades, appuyées au besoin par l’artillerie de la Bastille et de l’île Louviers, les troupes se saisiraient promptement du Palais et de l’Hôtel de ville ; affaire de deux heures : rien de livré au hasard. Dans la pire des hypothèses, quelques sacrifices, toujours trop douloureux, mais strictement limités, sauvent la discipline, épargnent aux campagnes la dévastation, la ruine à tous.

Le plan de M. le Prince ne fut pas agréé. Le cardinal soutenait que la retraite sur la Bastille ne se ferait pas sans difficulté, que ce mouvement n’amènerait à composition ni les magistrats ni les Parisiens. Un châtiment était nécessaire, et la Reine voulant éviter l’effusion du sang, il n’y avait que la famine ; au bout de quinze jours, le parlement et la ville seraient aux pieds du Roi. Il fallait donc avant tout tirer Leurs Majestés de Paris et les conduire à Saint-Germain. Ajoutons que le blocus ayant le caractère d’une opération administrative, Mazarin comptait bien le diriger avec ses intendans et secrétaires, atténuant ainsi la prépondérance du rôle militaire de Condé. Enfin, l’idée de s’enfermer à la Bastille, ou même à l’Arsenal, ne souriait ni à la Régente, ni à son ministre, ni à la cour. Après quelque hésitation, le duc d’Orléans se rallia aux idées du cardinal. Condé se soumit.


III. — REGIFUGIUM (6 JANVIER 1649). — GUERRE DE PARIS.

Le départ du Roi (6 janvier 1649) a été maintes fois raconté, avec les incidens, les convocations mystérieuses, cet air de complot et de fuite, regifugium, le voyage par une nuit glaciale, l’arrivée à Saint-Germain dans le grand palais sans meubles, presque sans fenêtres, et comme la cour souffre et s’amuse tout à la fois de cet établissement improvisé, de ces petites privations ; pour ce monde blasé, c’était presque un divertissement. L’expérience de neuf rudes campagnes laissait M. le Prince assez insensible à ce genre d’émotions. Dès qu’il eut pourvu à la sûreté du Roi, il monta à cheval pour parcourir les positions où il allait établir ses troupes. A son retour, dans la soirée du 11, il fut accueilli d’étranges nouvelles. Sa sœur avait décidément refusé de quitter Paris ; son beau-frère Longueville, son frère Conti, son ami Marsillac, avaient disparu, l’un pour aller soulever la Normandie, l’autre pour rejoindre les insurgés de Paris, le troisième pour retrouver Mme de Longueville. La Reine était atterrée, voyant dans cette défection le premier acte d’un complot dont Condé était l’âme. Quand celui-ci reparut, ce fut un soulagement ; sa colère, trop violente pour être feinte, leva les derniers doutes. On essaya de réduire les proportions de l’incident ; la présence des princes du sang dans les rangs des frondeurs restait un fait grave ; mais aucun des trois déserteurs ne laissait un grand vide dans l’année royale.

Tandis que Mazarin et ses commis multiplient les ordres pour assurer la subsistance des troupes et entraver celle de Paris, Condé se remet à presser l’arrivée des détachemens, en achève la répartition, termine les instructions pour les gardes, les patrouilles. Déjà il avait écrit à Bourges et en Bourgogne pour ne laisser subsister aucune incertitude sur ses intentions et mettre en sûreté les places dont il avait le gouvernement. Des avis analogues furent expédiés de tous côtés à ses amis, et renouvelés en termes formels après le départ de ses frères et beau-frère, afin de prémunir les lieutenans-de-roi contre tout ordre émané de ces princes[20].

Sous la main il avait peu de monde. Ses régimens, appelés en toute hâte de leurs quartiers d’hiver, arrivaient de Bourgogne, retardés par mille difficultés de logement, d’armement. Le 18 janvier, la tête de colonne n’avait pas dépassé Auxerre[21]. Les places à peine garnies, l’armée de Flandre ne put fournir que six à sept mille hommes qui commençaient à rejoindre ; la cavalerie de d’Erlach marchait encore. Certaines dispositions étaient dictées par la présence du Roi à Saint-Germain ; là devait être le quartier-général et le gros. Des troupes étaient placées sur les hauteurs de Montretout et de Meudon, avec un détachement à Bourg-la-Reine et une forte garde au pont de Saint-Cloud. Sur la rive droite, à Saint-Denis et Vincennes, de simples garnisons qui se renforcent chaque jour. Afin de ménager les habitans et de maintenir la discipline, les troupes furent mises sous la toile ; mais la rigueur de la saison, l’alternative du froid et des inondations, les nécessités du service, des détachemens, des colonnes mobiles, firent abandonner cette précaution ; la licence fut extrême.

Avec le concours d’une cavalerie vigilante, active, connaissant son métier, la distribution que nous venons d’indiquer fermait les routes de l’ouest, du nord et de l’est, arrêtait les charrettes de Gonesse, le grand atelier de boulangerie. Étampes interceptait la route d’Orléans, Corbeil celle de Fontainebleau ; mais c’était une occupation lointaine, et les faibles garnisons de ces petites villes ne pouvaient sortir. Les arrivages de la Beauce et de la Brie, de la haute Seine et de la Marne, se firent d’abord assez facilement ; puis, quand la cavalerie royale fut plus nombreuse, étendit ses cantonnemens, ses patrouilles, le roulage devint difficile, sans être jamais complètement interrompu. Enfin, les paysans circulaient, portant leurs hottes chargées de denrées, avec la complicité plus ou moins latente des soldats du Roi.

Il s’écoula assez de temps avant que Paris ne ressentit les premiers effets sérieux du blocus ; cependant le départ du Roi avait plongé la ville dans la stupeur ; au Palais on semblait accablé. Ce premier sentiment fit bientôt place à la colère. Quand nombre de grands seigneurs et quelques hommes de guerre vinrent se mettre à la disposition de « Messieurs, » le parlement se ranima ; le coadjuteur enflammait tout le monde. L’arrivée des princes dissidens causa un grand émoi : Conti était un drapeau ; la maison royale ne se rangeait donc pas tout entière à côté de cette régente espagnole et de son favori italien. Grande joie ! le gouverneur de la Bastille, du Tremblay, frère du père Joseph, remet sa forteresse (13 janvier) ; l’Arsenal est occupé : le peuple se trouve maître sans combat des fortes positions où Condé avait voulu maintenir les troupes royales. Et le lendemain Vitry amène aux insurgés tout un régiment, celui de la Reine. L’enthousiasme est à son comble ; chacun veut partir en guerre, s’affuble de coiffures, d’insignes militaires. Il faut fixer par un règlement le prix des « pots[22], » cuirasses, mousquets, pistolets, etc., afin d’empêcher les spéculateurs d’exploiter l’empressement des bourgeois à se barder d’armes (30 janvier). Les quinze cents clercs du Palais sont formés en bataillon ; M. d’Elbeuf a promis de les faire conduire par son fils (11 janvier). On crée force compagnies de gardes, nombre de régimens à pied et à cheval, avec des noms sonores et de brillans costumes ; chacun a le sien, jusqu’à l’archevêque de Corinthe, coadjuteur de Paris.

Ge qui amuse moins, c’est de payer un lourd supplément de taxe ; on se console en écoutant les « continuels tambours dans les rues, » en voyant « poser les corps de garde sur le soir[23]. « Il y a toute une pléiade de généraux, investis par les acclamations du peuple ; peut-être dans le nombre y en a-t-il deux dignes de commander, quoique « du second rang, » le maréchal de La Motte-Houdancourt et le duc de Bouillon ; c’est à peine si leurs noms sont connus. Les multitudes égarées ont une sorte d’aversion instinctive pour les vrais hommes de guerre.

Beaufort, La Boulaye, voilà les favoris de la foule !

Le premier s’est hardiment évadé du donjon de Vincennes le 31 mai 1648 ; autorisé à résider au château d’Anet chez son frère Vendôme, il accourt et se jette dans la capitale insurgée (13 janvier 1649). Déclaré absous par arrêt du 19, il devient aussitôt le grand entrepreneur de mouvemens populaires. Brillant au feu, plus encore dans la rue, capable de charger vigoureusement, de frapper à coups d’épée ou de pistolet, il excelle surtout à caracoler sur le pavé, secouant sa longue chevelure blonde, arrachant aux femmes des cris d’admiration ; passe-t-il près de la Halle, les poissardes quittent leurs échoppes ; sur le quai, les blanchisseuses montent de leurs bateaux ; toutes voudraient l’embrasser. — La Boulaye s’est investi lui-même ; tempérament de pirate, effronté, partisan audacieux, que nous verrons à l’œuvre de bien des manières ; c’est lui qui attaquera les postes, ira chercher les convois : le « Gassion de Paris ! »

Tandis que l’armée du parlement s’organise avec fracas, celle du Roi resserre graduellement son étreinte. Cédant aux murmures de la rue, les « généraux » se décident à ordonner une sortie (23 janvier). La colonne suit la route de Fontainebleau, lorsque les troupes royales descendent des hauteurs. Menacés sur leur ligne de retraite, les frondeurs, après une légère escarmouche, reculent vers Vitry, puis se débandent. « On a vu retourner à petites troupes les bourgeois sortis le soir précédent au nombre de six mille. Ils ont trouvé horribles chemins où la plupart se fatiguèrent, quittant aucuns d’eux leurs souliers. A Juvisy, ils ne trouvèrent pas de pain, mais du vin, dont plusieurs centaines s’enivrèrent et s’endormirent dans les fossés, perdant leurs armes[24]. » — Le 29 janvier, nouvelle sortie, cette fois par trois portes. Les détachemens qui semblent menacer Vincennes et Saint-Denis ne réussissent pas à donner le change : Bourg-la-Reine est le véritable objectif, les stratégistes qui dirigent la défense de Paris voulant s’emparer de cette position pour dégager la route d’Orléans et faire passer un grand convoi qui arrive de la Beauce. M. le Prince les a devinés et prévenus. L’armée du Roi est là ; elle se montre ; les frondeurs se retirent et perdent le convoi. C’est le jour de « la première aux Corinthiens ; » les brillans cavaliers enrôlés sous la bannière de l’archevêque de Corinthe tournèrent bride sans dégainer, abandonnant leur colonel, le chevalier de Sévigné, qui se fit tuer avec une poignée de braves, dont Tancrède, le pseudo-duc de Rohan. — Tout restant immobile autour des murailles, M. le Prince se décide à troubler cet état d’atonie par l’attaque de Charenton. C’est le passage de la Marne et la seule position occupée dans la banlieue au nom du parlement. Là sont réunis les soldats qui ont quitté leurs drapeaux, la plupart de Paris et du régiment des gardes ; dangereux foyer d’embauchage !

Dans la matinée du 8 février, M. le Prince se place avec sa cavalerie en bataille sur « la hauteur de Fécamp[25], » au-dessus de Conflans, couvrant le mouvement de l’infanterie qui s’approche et se prépare au combat. A la même heure, vingt mille hommes étaient passés en revue place Royale par tous les généraux de Paris, et sortaient des murs pour marcher au secours de Charenton. Ils étaient encore douze mille à Picpus ; mais quand on leur montra la ligne des escadrons royaux et qu’on leur parla de M. le Prince, tous se hâtèrent de rentrer, laissant le gouverneur, Clanleu, se tirer d’affaire avec sa bande de déserteurs. C’était un homme d’humeur sombre et chagrine, ses portraits le disent ; lieutenant-général avec de beaux services, mais disgracié à la suite de quelques malheurs de guerre, il en avait conçu un vif ressentiment. Ni lui ni ses soldats ne voulaient faire ou demander quartier, et vendirent chèrement leur vie ; ce fut le seul engagement sérieux. Le combat fut concentré dans les rues de Charenton, M. le Prince n’ayant pas voulu charger les Parisiens durant leur retraite précipitée.

L’attaque du bourg avait été confiée au duc de Châtillon, qui la mena vivement. A la dernière barricade, il tomba frappé mortellement, fut porté à Vincennes, où il expira le lendemain ; avec lui s’éteint la descendance mâle de l’illustre amiral[26]. Grande douleur, double malheur pour Condé ! il perdait le plus éprouvé de ses jeunes lieutenans, et le veuvage allait rouvrir à la plus artificieuse des femmes l’accès d’un cœur dont elle s’était déjà un moment emparée. Isabelle de Montmorency n’avait pas attendu la mort d’un époux plus passionné que fidèle[27] pour commencer une galanterie avec le duc de Nemours ; la complication en amour ne l’embarrassait pas. Un autre officier distingué et de même race, le marquis d’Orne, mestre-de-camp-lieutenant du régiment d’Anguien, succomba dans cette journée ; le frère eut la charge. Homme d’action, de valeur, d’un orgueil intraitable, Jean de Coligny-Saligny suivra longtemps la fortune de M. le Prince, qu’il quittera pour devenir un de ses plus acharnés ennemis et détracteurs.

Une fois ce groupe de déserteurs détruit, ce noyau d’armée régulière écrasé, la position perdait de son importance. M. le Prince n’ayant pas assez de troupes pour tout garder, Charenton fut évacué. Quelques convois passaient, entre autres un assez important qui venait de la Beauce et que le maréchal de Gramont ne put dissiper (10 février). C’était aussi un maréchal de France qui commandait de l’autre côté, et cette fois on s’aperçut que l’opération était conduite par un homme de guerre. S’avançant vers Autony avec sa cavalerie, La Motte-Houdancourt fit traverser la Bièvre aux voitures qui, par Chevilly et Villejuif, purent gagner Paris. Le pont fut coupé. Les frondeurs, vivement poussés, rentrèrent assez en désordre ; mais le convoi était sauvé. Le duc de Beaufort ayant été un moment enveloppé durant cette escarmouche, le bruit de sa mort, aussitôt répandu, émut la foule qui attendait l’issue de la journée. Lorsqu’on le vit reparaître, l’acclamation fut générale. Et quand La Motte arriva, dernier combattant de l’arrière-garde, personne ne fit attention au véritable héros de la journée.

M. le Prince prenait ses mesures pour se saisir d’un poste dont l’occupation devait, plus que toute autre, arrêter l’approvisionnement de Paris. Brie-Comte-Robert tenait pour la Fronde ; c’était le lieu de rassemblement, le point de départ des charrois qui réussissaient à pénétrer dans la capitale. Chargé de battre les environs avec un fort parti de cavalerie, Grancey dispersa les escadrons ennemis, enleva force voitures et, soutenu d’infanterie, s’empara de la ville. Il y avait là une petite citadelle qui se rendit le 28 février. Toutes les grandes routes étaient fermées.


IV. — LA FIN DE RANTZAU. — LA DEFECTION DE TURENNE. — PAIX DE RUEIL. (MARS).

Paris commençait à souffrir, entrait dans la période des hallucinations, des alternatives fiévreuses, découragement ou folle espérance, rage ou abattement. Tous les jours rumeurs nouvelles, apparition de secours fantastiques, bruits de succès imaginaires, de délivrance assurée ; les plus sages les acceptent. On demande des sorties en masse : « M. de Beaufort a été arraisonné par une troupe de bourgeois demandant pourquoi on ne les menait pas au secours de Brie-Comte-Robert ; ils iraient cent mille hommes[28]. » Puis les violences : magistrats menacés, frappés même, « maltraités d’effet et de paroles[29]. » — « Nous ne serons pas en peine désormais d’aller contre les frondeurs, dit M. le Prince ; ils n’ont pas attendu à estre battus par moi ; ils l’ont voulu estre par le peuple. » Complétez le tableau par les lugubres récits d’Angleterre, le procès, la mort du roi, dont la veuve languit dans le Louvre, sans feu, sans habits, presque sans pain ; et les contrastes étranges, des fêtes, des baptêmes : Mme de Longueville accouchant à l’Hôtel de ville d’un fils que Messieurs de Paris tiennent sur les fonts et qui sera le dernier des Dunois[30].

Mais c’est surtout hors des murs de la capitale que les souffrances étaient intolérables et les désordres inouïs. Pas une route sûre ; les paysans ruinés se réunissaient en bandes, dépouillant, tuant tous ceux qu’ils rencontraient. Le brigandage empruntait mille formes, s’exerçait partout. Gourville raconte fort simplement que, manquant d’argent pour remplir une mission, il arrêta sur le grand chemin un receveur de la taille et s’empara du produit des contributions. Une autre fois, c’est un financier qu’il enlève dans une maison de campagne, enferme à Damvillers et relâche contre paiement de 40,000 livres. Le passage des troupes allemandes était si terrible qu’à leur approche chacun <c retirait dans les places ce qu’il y avait de meilleur[31] ; » ainsi fit M. le Prince à Stenay, Fabert à Sedan. D’Erlach, qu’on n’accusera pas de tendresse, ne put Voir sans indignation les destructions, les cruautés commises par ceux-là mêmes qu’il avait su contenir l’année précédente.

L’autorité de M. le Prince était méconnue : à L’Ile-Adam, à Chantilly, dans les terres de sa mère, malgré le prestige du nom et la présence d’un personnel nombreux, l’épouvante était générale ; les soldats prenaient tout : « Ils ont pillé et volé jusqu’aux tabliers et couvre-chefs des femmes. » — « Qu’on nous tue ! disaient les paysans ; nous aimons mieux mourir des coups que de faim. » Les messagers étaient battus et volés, les communications interrompues ; l’argent manquait même pour les « charités » fondées par la princesse douairière, origine de l’hospice qui porte encore le nom de Condé[32]. Qu’on juge de ce qui se passait ailleurs ! A peine l’armée des pillards s’éloigne-t-elle un moment, celle des collecteurs de taxe reparaît, enlevant ce qui reste au paysan. Nos recueils sont pleins de lettres déchirantes, et les récits de Mme de La Guette font frémir. A tant de maux ajoutez la terreur de l’invasion étrangère. Le bruit se répand que l’Espagnol approche. On se réfugie dans les places. A Chantilly, Dalmas demande une garnison ; déjà l’ordre est donné de couper les ponts de l’Oise à Creil, à Pont-Sainte-Maxence.

Ce ne sont pas seulement des paysans affolés de faim et de misère qui croient voir arriver l’archiduc ; un envoyé de ce prince s’est présenté à Paris, et bien que le choix, — un bernardin déguisé en gentilhomme, — fût presque une injure, il a été reçu au parlement en audience solennelle. « Assis sur les fleurs de lys, » les « barbons » de la grand’chambre eurent la douleur et la honte d’écouter le message du « plus cruel ennemi des fleurs de lys. » A Saint-Germain l’émotion fut grande : « La chose est venue si avant, écrivait Condé à Girard[33], que mon frère a envoyé Bréquigny à Bruxelles pour y négocier avec l’archiduc ; » et comme si, prévoyant l’avenir, il voulait prononcer sa propre condamnation : « Cet événement m’a extraordinairement touché par la grandeur de la faute d’avoir osé traiter avec le roi d’Espagne pendant une guerre ouverte. »

Les généraux du roi catholique vont donc donner la main aux insurgés de Paris, et peut-être, hélas ! ne viendront-ils pas seuls ! Il fallait s’attendre à voir nos boulevards du Nord livrés à l’ennemi et l’armée espagnole de Flandre descendant la vallée de la Marne à côté de l’armée française d’Allemagne.

« Avant six semaines, nous aurons toutes vos conquêtes de la Flandre maritime, » disait négligemment Peñaranda à Vautorte, au cours d’une conférence sur les préliminaires de la paix. Cette insinuation ou cette bravade ne passa pas inaperçue. On se « crut assuré » que, moyennant 400,000 à 500,000 écus consignés à la banque de Hollande, Rantzau livrerait à l’Espagne Dunkerque et tous ses satellites. Le maréchal, jadis si en faveur, n’avait plus aucun crédit auprès de Mazarin ; sur cette assurance un peu vague, sa perte fut résolue. Comment l’attirer hors de sa place ? Paluau s’en chargea ; il était son voisin et son ami. Inter pocula, le gouverneur d’Ypres fit entendre au Danois que la Régente, le cardinal, étaient à bout de patience, que M. le Prince « leur tenait le pied sur la gorge, » et deviendrait insupportable si on lui laissait consommer la défaite de Paris. Son Éminence avait jeté les yeux sur Rantzau pour en finir avec ce tyran et avec les parlementaires. La modestie n’était pas le fait du maréchal ; trop vaniteux pour soupçonner un piège, ne jugeant pas que la mission fût au-dessus de son mérite, il se rendit à Saint-Germain, rempli des plus belles espérances, fut aussitôt arrêté et « logé au bois de Vincennes, » d’où il ne sortit pas vivant.

Nous avons sévèrement jugé le caractère de Rantzau, sa manière de servir ; mais au spectacle de ce maréchal de France, pris dans un guet-apens et retenu sans jugement au cachot jusqu’à ce que la vie abandonne ce reste de corps mutilé par la guerre, le souvenir des fautes s’efface et tant d’indignité fait revivre dans la mémoire les actions et les blessures de celui à qui « Mars ne laissa rien d’entier que le cœur[34]. »

De fait, la trahison de Rantzau ne fut jamais prouvée ; mais l’alerte avait été vive et l’inquiétude n’était pas calmée pour la Flandre. D’Allemagne arrivaient des nouvelles plus graves encore.

Dans les derniers mois de l’année 1648, comme on appelait vers Paris les troupes de Champagne et Lorraine, celles de d’Erlach, Mazarin priait Turenne de renforcer ce dernier, de grossir, de rapprocher sa propre armée, et de se tenir prêt à la diversion sur les Pays-Bas. Les premières réponses furent ambiguës. Avec ses obscurités ordinaires, le maréchal laissait deviner des préoccupations toutes personnelles, ses prétentions, une certaine disposition à rompre « s’il n’était assuré d’un établissement et lieu pour se pouvoir mettre, étant en malheur[35]. » Cependant il est chargé de la mission la plus glorieuse[36], pourvu du gouvernement lucratif de l’Alsace ; « les affaires de sa maison sont réglées quant aux honneurs, quasy accommodées quant au bien[37]. » Le langage devient plus clair, presque menaçant, les actes le confirment : « Je suis bien malheureux de recevoir les grâces de la Reine dans le temps que je ne peux les accepter[38] ; » et il se hâte de ramener son armée vers le Rhin, se dispose à franchir le fleuve, jette un pont en face de Spire. Ordre lui est expédié de cesser ces préparatifs, de rester sur la rive droite ; Ruvigny, son coreligionnaire et ami, lui porte des lettres affectueuses, les instances du cardinal et de M. le Prince. Mazarin espère encore le retenir ; il ne peut admettre que cet appui lui manque ; ce serait le renversement du plan de la prochaine campagne, surtout la ruine de projets plus profonds pour l’avenir : qui fera échec à Condé ? Chez ce dernier, les visées sont plus simples, l’empressement est le même.

Ces deux grands hommes, qui, même au temps de leur séparation, ont toujours témoigné quel cas ils faisaient l’un de l’autre, étaient alors unis par l’amitié comme par l’estime, on le voit dans leurs lettres : sincère confiance d’une part, de l’autre affectueuse déférence. Condé avait applaudi avec éclat aux succès d’un émule qui, pour lui, n’était pas un rival, et Turenne avait prédit la victoire de Lens. Au milieu de ses récentes hésitations, il exprima plusieurs fois un vif regret de ne pouvoir s’entretenir avec M. le Prince ; le souvenir de quelques froissemens d’amour-propre était complètement effacé. Peut-être, en prenant parti, croyait-il servir les secrètes intentions de celui qu’il considérait encore comme son chef ? L’austère huguenot n’échappait pas toujours à l’empire de la beauté : vingt et un ans plus tard, la marquise de Coëtquen lui arrachera « le secret de l’État ; » aujourd’hui, il est sous le charme de Mme de Longueville. En 1646, cette séduisante princesse lui a fait visite au milieu de son armée[39] ; ce souvenir ne l’a pas quitté, et Geneviève de Bourbon a pris soin de l’entretenir. Lui a-t-elle donné le change sur les véritables sentimens de son frère ? On le croirait, à voir le ton embarrassé des réponses du maréchal à M. le Prince. Fut-il plutôt entraîné par le duc de Bouillon, déjà passé à la Fronde ? Jamais il ne s’est nettement exprimé sur ce point. Le cardinal de Retz, l’ayant pressé trois fois de questions, ne put rien comprendre aux explications plus ou moins volontairement embrouillées du maréchal.

Enfin il rompt les derniers liens, adresse à ses troupes un manifeste qui est un acte de rébellion ouverte, et qu’un arrêt du conseil déclare justement criminel. Aussitôt d’Erlach est appelé à prendre le commandement. M. le Prince, le cardinal, écrivent aux colonels, nos vieilles connaissances, Oheim, Schmittberg et autres, pour les retenir dans le devoir. Mais qui les paiera ? Le maréchal fait de belles promesses au nom du parlement ; il faut opposer les espèces aux paroles. Le banquier de Strasbourg, Hervart, est prêt à faire l’avance de la solde, si on lui remet un gage. Condé donne ses pierreries[40] ; l’armée est payée et reste fidèle au Roi.

L’histoire fait à peine mention de cette largesse patriotique. Retz l’enregistre avec une pointe de raillerie ; pensez que ce sacrifice eût pu nourrir la guerre civile plusieurs mois !

Aucune apologie ne peut atténuer le blâme que mérite la conduite de Turenne. La prétention de se considérer comme prince étranger défendant les intérêts d’une race dépouillée n’est pas admissible ; ces droits, il ne les avait pas soutenus alors que son frère, les armes à la main, disputait Sedan à Richelieu. A l’heure même, les siens recevaient de larges compensations ; deux fois on avait fait grâce au duc de Bouillon. — li était Français, général d’armée, comblé de faveurs, et il essayait d’entraîner dans sa défection les troupes dont l’entrée aux Pays-Bas pouvait donner la paix générale ! — Il agit avec duplicité : « Je vous donne ma parole, écrivait-il à M. le Prince, que je n’ay nul engagement contraire à la fidélité que je doibs au service du roy ny aux intérêts de la reyne[41]. » Abandonné de ses officiers et de ses soldats, le maréchal put gagner Heilbronn avec quelques gardes, hésita encore un moment, puis se retira en pays neutre, en Hollande. C’est là que vint le trouver la nouvelle de la paix de Rueil.

Quinze jours de blocus mettront Paris aux pieds du Roi, avait dit Mazarin, et déjà deux mois sont écoulés ! Avec de faibles moyens, M. le Prince est parvenu à fermer les principales issues, et s’il a mis quelque soin à éviter un massacre inutile des milices bourgeoises, il a vivement réprimé toutes les tentatives de sortie. Voici le commencement de mars ; la disette se fait sentir dans Paris : ce n’est pas la famine. Le système préconisé par le premier ministre a soulevé la capitale sans la dompter, ruiné au loin les campagnes, découvert les frontières, créé partout l’indiscipline et l’anarchie, aggravé le péril de l’État. Sans l’activité, la vigilance, le dévoûment de M. le Prince, le résultat eût été à peu près nul ; malgré son généreux sacrifice, rien de moins assuré que la fidélité des armées, et l’archiduc est en marche !

Plus irrité qu’abattu, le peuple échappait aux frondeurs, raillait leur impuissance ; l’heure des meneurs ignorés allait peut-être sonner. Le parlement humilié, honteux, se sentait sans crédit : ces magistrats, si fiers de représenter la tradition royale et nationale, avaient levé des troupes, saisi les deniers du Roi, encouragé la rébellion des généraux, provoqué la désertion des soldats, écouté les ouvertures, presque accepté l’appui de l’ennemi qui envahissait la France ! et toute la partie saine de ce grand corps s’indignait contre elle-même, méprisait son œuvre, en voyant jusqu’où elle s’était laissé entraîner. Des deux côtés on avait hâte de trouver un expédient pour sortir de ce bourbier.

La cour essaya l’effet que produirait le tabard d’un héraut d’armes ; expédient vieilli, procédé oublié, qui fit peu d’impression, mais qui fournit au parlement un prétexte pour donner des explications ; puis on renvoya à Saint-Germain les propositions que le moine de Bruxelles avait portées au Palais de Justice ; voilà donc la glace brisée ! les négociations commencent, et l’on reprend les erremens du mois d’octobre ; de nouveau, on se loue de la courtoisie de M. le Prince[42]. Lui aussi était las de cette campagne d’hiver succédant à celle d’été, avec les continuelles excursions dans la neige et dans la boue, moins de périls, mais plus de fatigue et pas de gloire. Il avait besoin de repos et peut-être soif de plaisir, une certaine hâte de se retrouver à Paris. Le séjour de Saint-Germain n’était pas gai. Les visites à la Duriez, qui tenait cabaret au pont de Saint-Cloud, n’offraient qu’une médiocre distraction, et la santé de M. le Prince s’en était ressentie.

On se heurtait au même obstacle : « Point de Mazarin ! » répétaient les parlementaires, et là-dessus la Reine n’entendait pas raison. Encore une fois, le cardinal consent à rester dans la coulisse, et les députés de Paris, se contentant de ne pas le voir, traitent effectivement avec lui. Deux points importans furent bien résolus : la Bastille et l’Arsenal remis au Roi, les troupes du parlement licenciées. Du reste, on ne peut lire les conditions de la paix de Rueil (12 mars) sans se demander quelles avaient pu être les causes de la guerre. De part et d’autre, tout était abrogé, arrêts du parlement comme arrêts du conseil ; les biens ou meubles saisis étaient rendus, les prisonniers délivrés, les poursuites arrêtées ; et, pour achever de tout remettre au même point, le Roi confirmait la déclaration d’octobre. L’enregistrement du traité se fit attendre un mois[43] ; tout était compliqué, entravé par l’orgueil, la cupidité des soi-disant généraux de Paris, leurs prétentions inouïes pour eux, leurs amis, leurs familles. Les honneurs, les dignités furent prodigués à ces rebelles médiocres ; quant aux pensions et gouvernemens, on s’en tint aux promesses, avec réserve mentale. Il y a là un élément nouveau, une corde que Retz et Mazarin vont tous deux faire vibrer pour en tirer des sons différens.


V. — LE COMMANDEMENT DE L’ARMEE. — LE RETOUR DU ROI (18 AOUT).

Enfin tout est replâtré, mais tout reste fragile ; le ciel s’est éclairci à l’intérieur, mais l’accalmie sera éphémère ; il n’est que temps d’en profiter pour conjurer l’orage, qui de nouveau gronde au dehors, de remettre la main à l’œuvre un moment interrompue, et de consacrer nos forces à relever, à constituer la barrière qui doit garantir la France des invasions par le Nord ; question vitale, constant souci de nos rois ; grand problème que la création d’un état neutre en Belgique a pacifiquement et définitivement résolu.

Les Espagnols étaient tout gonflés, triomphaient surtout de la défection de Turenne, dont le dénoûment n’était pas encore bien connu, Vautorte étant retourné trouver Peñaranda à Bruxelles (car on n’avait pas cessé de négocier), celui-ci déclara qu’avant de parler de paix, il fallait rendre la Catalogne, Arras, Dunkerque, Piombino et Porto-Longone, rétablir le duc Charles en Lorraine, abandonner les gages comme les conquêtes, sans compensations, détruire toute l’œuvre de Louis XIII, renoncer aux fruits des victoires qui jetaient tant d’éclat sur la minorité de Louis XIV.

Grâce à un puissant secours d’argent envoyé d’Espagne, Léopold a pu accomplir le rêve de Mazarin, enrôler sous la bannière du roi catholique nombre de chefs, de soldats, que la paix de Munster[44] laissait sans emploi, plusieurs régimens de cavalerie allemande, tout le corps formé par le duc Ulrich de Wurtemberg ; Lamboy vient de lui amener ses vieilles bandes. Dès le 16 mars, l’archiduc est à Cambrai, poussant des partis vers Paris, cherchant à ranimer l’ardeur des insurgés ; mais c’est du côté de la Flandre maritime qu’il compte profiter de notre désarroi ; c’est aux places dégarnies qu’il en veut. Saint-Venant, sur la Lys, et l’importante forteresse de Knoque, qui tenait tant au cœur de Condé, sont enlevés à la fois (25 avril) ; Ypres est attaqué (11 avril), et, comme M. le Prince l’avait prévu, a il arriva cette fois à M. de Palluau le même accident qu’à Courtrai[45] : » la place fut prise pendant que le gouverneur guerroyait ailleurs ; cette fois le lieutenant-de-roi, Beaujeu, ne se laissa pas surprendre et prolongea pendant un mois sa très honorable défense[46]. On avait des craintes sérieuses pour Dunkerque ; là comme ailleurs, les Suisses, qui faisaient le fond de la garnison, laissés depuis longtemps sans solde, refusaient le service et mettaient bas les armes.

Cependant les troupes retenues autour de Paris, et que le traité de Rueil rend disponibles, sont dirigées vers la frontière ; d’autres s’avancent appelées d’Allemagne. Quand enfin tout le détail de la paix et des arrangemens particuliers est réglé, la cour suit le mouvement et quitte Saint-Germain le 20 avril. M. le Prince l’accompagne ; pendant un court séjour à Paris, il a été assez mal accueilli, des femmes surtout ; le peuple ne connaît que le bras qui a frappé, voit en lui l’auteur de tous les maux infligés par le blocus. Après une halte à Chantilly, le Roi, la Régente, les princes et les ministres s’établissent à Compiègne (4 mai). Est-ce Condé qui va recevoir la patente de commandant en chef ? Chacun s’y attend ; les soldats le demandent à grands cris : déjà, au milieu des officiers allemands soulevés par Turenne à l’heure la plus critique, de Lyonne écrivait : « Si M. le Prince arrivait ici en poste, il serait acclamé et entraînerait tout[47]. »

Mazarin ne se sent pas la force de résister de front à ce courant ; mais il le détournera, trouvera un biais ; sa résolution est prise r M. le Prince ne commandera pas.

La saison était favorable ; tout prescrivait d’agir avant que l’ennemi ne se fît trop gros, à l’instant où il se lançait dans les entreprises, s’éparpillait ; peut-être même arriverait-on, par une poussée vigoureuse, à détacher M. de Lorraine, ébranlé, découragé par le malheur des siens à Lens. Il fallait une campagne stratégique, de marches et de combats, ne pas se préoccuper des villes perdues ou à prendre, chercher l’adversaire, le frapper, le réduire ; les places tomberont ensuite. Il y a bien dans nos rangs quelques germes de dissolution, mais les progrès du mal sont arrêtés. Si la répartition des troupes est incorrecte, au moins sont-elles disponibles et à portée. En somme, on a le nombre, la qualité. L’argent manque, mais on a bien fini par en trouver pour de coûteux travaux et d’inutiles dépenses. Qu’on n’objecte pas que l’ennemi refusera le combat, enfermera sa cavalerie dans les places, et nous ramènera au cheminement par les sièges ; devant une invasion sérieuse, il sera bien forcé de sortir ou de traiter. D’ailleurs, la contenance des Espagnols n’est rien moins que timide.

Mais voici que le cardinal semble repris de sa manie obsidionale ; s’abritant de l’avis d’un conseil, il écarte ce projet de grande envergure que lui-même avait conçu[48] : « Tous les officiers-majors ont unanimement déclaré qu’on ne pouvait songer à faire avancer les armées en pays ennemi, et qu’il n’y avait pas d’autre dessein à tenter que le siège de Cambrai[49]. » C’est l’entreprise dont la direction fut offerte à M. le Prince ; comment douter de la réponse ? Les souvenirs de 1648 étaient trop récens : le malencontreux début, les difficultés d’Ypres, l’accident de Courtrai, le désastre d’Ostende, l’épuisement prématuré de l’armée. Condé ne pouvait se laisser circonscrire, une seconde fois, dans des instructions qui exposaient le général et ses troupes à pareille mésaventure. Il déclina la proposition de Mazarin, qui aussitôt le prit au mot, heureux de pouvoir répandre que M. le Prince avait refusé le commandement[50].

A défaut de Condé, Turenne ! C’était encore le cri de l’armée, la prière des officiers[51]. Nous n’avons pas atténué la faute du maréchal, elle était grande ; mais d’autres, aussi coupables et moins nécessaires, obtenaient leur pardon ; il n’avait pas porté les armes contre le Roi ; il revenait d’Amsterdam repentant, demandait à voir le cardinal, à servir. Mazarin diffère l’audience sous divers prétextes : « le maréchal ne peut avoir l’esprit content[52]. » M. le Prince parlait, écrivait en faveur de son illustre camarade, insistait, garantissait « sa fidélité et le zèle de ses amis pour le service de Sa Majesté[53]. » Voilà un certificat qui ne profitera guère à Turenne ! Rien ne cause plus d’ombrage, plus d’alarmes à Mazarin que l’union de ces deux capitaines, et il subordonne le bien de l’État à sa méfiance ; c’est le propre des gouvernemens faibles qui n’ont pas de racines : « Divers respects empêchent présentement de jeter les yeux sur M. de Turenne[54]. » Tant que le maréchal n’est pas séparé de Condé, il reste à l’index.

Qui prendre alors ? De Rantzau il n’est plus question, La Meilleraie, par trop usé, n’a pas mieux réussi à réprimer l’émeute qu’à diriger les finances. La Motte appartient aux frondeurs, Schomberg à Mme de Hautefort, ennemie irréconciliable. Le choix du ministre est fait. Le comte d’Harcourt achevait alors de disperser quelques malheureux rassemblés en Normandie par M. de Longueville. Récemment relevé de la disgrâce où l’avait jeté son désastre de Catalogne, entièrement acquis au cardinal et n’ayant pas l’habitude de réfléchir beaucoup, il devait accepter toute mission avec gratitude. Encore fallut-il, pour le décider, lui donner la dépouille de Turenne, le gouvernement d’Alsace, dont nous le verrons faire un singulier usage.

Mazarin espère compléter les lacunes de cet esprit un peu court, corriger les défauts de ce très brave soldat, suppléer à son manque de clairvoyance, à sa médiocrité, par une surveillance constante. Il compte maintenir la cour dans le voisinage, tout diriger lui-même, se donner l’émotion du jeu, recueillir la gloire du succès, négocier à la chaude, conclure la paix ! Illusion ! Cela marcha très mal ; l’armée d’Allemagne, qui devait être hardiment portée sur les derrières de l’ennemi, fut amenée lentement par la Lorraine, la Champagne et la Picardie en faisant d’affreux dégâts. Troublé par la fréquente intervention du ministre, faiblement secondé, Harcourt fut maladroit, malheureux. Investi le 24 juin, Cambrai fut secouru, le siège levé (3 juillet). Lorsque enfin, après vingt jours passés à former de nouveaux projets de siège, Mazarin, à bout de voie, revient au seul plan praticable, donne au général en chef l’ordre d’entrer en pays ennemi, il est trop tard ; pas de vues, nulle méthode, quelques dégâts en Brabant et un méchant compliment à Condé : « On a mis sous l’obéissance du Roi la ville qui porte le nom de votre Altesse[55]. » Bientôt l’ennemi ajoute La Motte-aux-Bois à ses conquêtes du printemps, reprend partout l’offensive jusqu’aux quartiers d’hiver ; on eut grand’peine à repousser ses partis de la Picardie et de la Champagne. Rien de plus misérable que l’issue de cette campagne de 1649, qui devait être pour nous heureuse et décisive. La paix était plus loin que jamais. La France porta la peine de la mesquine jalousie et des calculs tout personnels qui avaient fait écarter Turenne et Condé.

La direction donnée aux affaires de la guerre avait tout d’abord causé quelque surprise : pourquoi laisser dans l’inaction nos premiers capitaines ? Que signifiait ce siège de Cambrai ? On sut que « l’entreprise se faisait contre l’avis de Son Altesse, qui voulait porter l’armée dans le cœur du pays ennemi, » et l’on prêta au cardinal la pensée « de s’ériger en souverain et se faire prince de Cambrai, qui est un fief de l’empire[56]. » Mais le véritable sens des procédés de Mazarin ne put échapper aux intéressés et fut signalé à qui de droit. M. le Prince ne parut pas en tenir compte. Il resta un mois à la cour, prenant part aux délibérations, réglant les détails qui lui étaient soumis, aplanissant les différends, parlant aux généraux, poussant jusqu’à La Fère pour rencontrer d’Erlach, assistant Mazarin de ses lumières, de son appui, même de son argent[57], sans ménagemens, sans arrière-pensées ; faisant de son mieux pour assurer le succès d’un plan qu’il n’approuvait pas et que d’autres devaient exécuter. Lorsque enfin d’Harcourt fut arrivé, mis au courant, Condé laissa le champ libre au cardinal et au favori ; craignant de paraître les tenir en lisière, il obtint congé de se rendre dans son gouvernement. Bien que chargé par Mazarin de terminer dans Paris diverses affaires délicates, il évita d’y prolonger son séjour ; ces haltes dans la capitale, si abrégées qu’elles fussent, causaient toujours quelque ombrage au ministre qui redoutait ce que Condé pouvait dire et surtout entendre.

Le 11 juin, M. le Prince était à Dijon, où il trouvait « obéissance et parfaite résignation. » Pendant six semaines, il s’occupa « d’augmenter le repos qui est dans la province[58], » repos dû surtout à sa vigilance et à sa bonne administration, contraste frappant avec ce qui se passait ailleurs. On a dit qu’il employa ce temps à organiser la guerre civile : les événemens qui s’accomplirent l’année suivante prouvèrent qu’il n’avait rien préparé, pas même la conquête de la Franche-Comté, l’occupation du comté de Montbéliard[59] et la formation de cet état indépendant dont Mazarin essayait de leurrer l’ambition de Condé comme son amour de la France. Le rêve de reconstituer en partie le domaine des anciens ducs de Bourgogne, de relever leur sceptre, en repoussant l’aigle à deux têtes hors de la Haute-Alsace et du Jura, avait sans doute traversé cette ardente imagination et reprit corps plus tard ; mais alors les espérances données par Mazarin ne faisaient plus illusion, et les offres venant de Naples[60] n’étaient pas mieux accueillies. Condé ne se souciait pas d’aller ramasser cette couronne que M. de Guise avait laissée échapper. Loin de penser à se lancer dans une conquête pour son compte, il se dégarnit, dirigea presque toutes ses troupes sur Aix, et mit ses ressources à la disposition du comte d’Alais pour pacifier la Provence. Là comme en Guyenne on était en armes et la lutte continuait. Partout des troubles et partout aussi la lassitude, l’espoir de mettre un terme à tant de maux. Dans presque toute la France, la nouvelle du traité de Rueil avait été accueillie par une explosion de joie. Condé fut accablé de félicitations. Les parlemens et les gouverneurs de provinces le prenaient pour arbitre de leurs différends. Tout le monde s’adressait à lui, Turenne pour recouvrer son armée, d’Erlach pour la conserver et rétablir Rosen[61], les généraux, les commandans des villes-frontières pour obtenir des renforts, sans parler des solliciteurs de places, moins nombreux qu’aujourd’hui, mais commençant déjà à compter.

Et, de toutes parts, les hommes obscurs que de modestes fonctions mettaient en rapport avec M. le Prince lui envoyaient ce cri unanime du peuple : la paix ! le repos ! C’est le refrain de mainte lettre classée dans les papiers de Condé. Et les esprits se reportaient à cet âge d’or dont le souvenir était entretenu par les récits des vieillards, les dix dernières années du roi Henri, un de ces temps trop courts où le peuple de France a connu le bonheur[62]. Cette aspiration au repos a trouvé sa formule : « Que le Roi revienne à Paris ! » Voilà le gage de paix qu’on attend de Condé.

Rappelé avec instance par Mazarin, il accourt à Compiègne. Pourra-t-il triompher des répugnances de la Reine et de son ministre ? Jusqu’au dernier moment, on en doute. « Le retour de Sa Majesté est enfin annoncé ; mais le cardinal en a une sy grande peur que je ne sçay si cela ne fera point changer de dessein. Les esprits sont fort altérez. Nous attendons avec impatience l’effet de ce retour[63]. »

Enfin, dans la soirée du 18 août, l’événement s’accomplit : le Roi, venant de Senlis, arriva tard à la porte Saint-Denis : il fallut allumer des torches. Condé était dans le carrosse royal, à la portière, à côté de Mazarin ; malgré son courage réel, le cardinal avait besoin d’être rassuré en traversant les rangs pressés de cette foule qui avait tant d’horreur pour sa personne. On descendit au Palais-Royal, où Leurs Majestés reçurent les soumissions de M. de Beaufort et du coadjuteur. Avant de se retirer, Condé salua la Reine, en lui adressant quelques paroles de félicitation. « Monsieur, répondit Anne d’Autriche, le service que vous avez rendu à l’État est si grand que le Roi et moi nous serions des ingrats s’il nous arrivait de l’oublier jamais. »

Comme M. le Prince sortait, une voix lui dit à l’oreille : « voilà une grandeur de service qui me fait trembler pour vous. »

Cinq mois plus tard, il était en prison à Vincennes.


VI. — LES DEUX ITALIENS ET M. LE PMNCE.

Le Roi rentrant dans sa capitale semblait reprendre possession de son royaume, on le croyait, hors de Paris surtout, et l’honneur de ce bienfait revenait à M. le Prince. « voilà un coup qui estourdyra bien du monde et à quoy je ne doute que votre Altesse n’ayt grande part[64]. »

Rien de plus trompeur que cette apparence de triomphe et de pouvoir. Le terrain est miné sous les pas de Condé. Entouré d’embûches et de séductions, responsable de tous les refus comme des faveurs imméritées, au fond il ne dispose de rien, ne peut satisfaire les sollicitations qui pleuvent sur lui, décourage les offres de service qui lui viennent de tous côtés, refuse de répondre aux appels répétés des amateurs de sédition. Cette carrière de duc de Guise, que Retz lui ouvrait au lendemain des Barricades, il a plusieurs fois occasion d’y rentrer : à la paix de Rueil, après l’échec de Cambrai, au retour du Roi, à chacune des crises que soulèvera le flux et le reflux des intrigues. Et chaque fois il s’arrête, ne pouvant se décider à conduire ces faméliques à l’assaut de l’État : « Je ne peux me résoudre à devenir le chef d’une armée de fous, n’y ayant pas un homme sage qui pût s’engager dans une cohue de cette sorte. »

L’hésitation, les retours, les répugnances de l’honneur sont taxés de faiblesse ; on a trop compté sur sa force pour lui pardonner de n’en pas faire usage ; l’affront d’une protection hautaine est aussi vivement ressenti que le refus de seconder jusqu’au bout un pernicieux dessein. D’implacables adversaires guettent ses moindres démarches, exploitent les caprices de son humeur, la violence de ses mouvemens, son ardeur à épouser les querelles, les prétentions de ses amis, et’ cette activité dévorante qui n’a plus d’aliment. Il n’est pas assez battu de la tempête, assez refroidi par l’âge pour se renfermer dans le labeur administratif ou dans une studieuse retraite ; il reste agité ; l’inaction devient pour lui le plus grand des périls. Le parlement est bien déchu et ne saurait reprendre la direction que la guerre de Paris lui a ravie ; plus de prestige. Transformée en corps politique, cette grande cour de justice n’échappe pas au sort des assemblées qui, ayant goûté du pouvoir souverain, s’éprennent de l’arbitraire à l’égal des monarchies absolues. Jouet des factions, elles croient assurer leur indépendance en se plaçant au-dessus du droit pour écarter des embarras souvent imaginaires, et perdent leur autorité par l’abus même qu’elles en ont fait. La grand’chambre est encore l’arène où parfois les partis se rencontrent ; le foyer est éteint, le beau zèle pour le bien public a été submergé dans les cabales ; on lit encore le mot « réformes » inscrit sur la bannière ; mais, sauf quelques barbons, personne n’y songe. L’heure des travaux féconds est passée ; l’esprit turbulent subsiste plus stérile que jamais et sans excuse. La « vieille fronde » n’a pas désarmé ; elle ne compte plus que comme appoint. Voici venir la « fronde des Princes. » Pourquoi ce nom ? Mettons Condé à part ; ceux qu’on appelle les princes, et Gaston, et Conti, et les Vendôme, et même les femmes qui croient tout mener, ne sont que des comparses. À l’état latent d’abord, puis, à mesure que le parlement s’efface, avec des éclats de plus en plus vifs, la lutte, la vraie lutte, est engagée entre deux hommes qui, par leurs qualités comme par leurs défauts, appartiennent plus à l’Italie qu’à la France.

Ce duel à outrance remplit toute la période des Frondes.

Gondi est de cette race des Pazzi, des Médicis, e tutti quanti, qui, par leurs éternels complots, ne cessaient d’ensanglanter les temples et les palais de Florence. La conspiration est sa vie ; souvent il conspire contre lui-même. À dix-sept ans, il écrivait con amore un récit de la conjuration de Fieschi ; peu s’en faut qu’il n’avoue Catilina pour son idéal. Un peu de sang gaulois coule dans ses veines ; s’il reste transalpin par son génie, il est déjà Français par la langue, par la culture, par certaines habitudes, j’oserais dire par les vices. Prodigue, vaniteux, il a toutes les audaces, ne connaît pas de frein ; son incomparable talent sait revêtir les théories inventées après coup d’une forme si haute et si noble qu’on oublie, en le lisant, le mensonge de cette vie.

Le fils de Pietro di Mazzara nous présente un type différent ; celui-là conserve encore le parfum du terroir ; l’éducation de la curie romaine a développé le scaltro[65] sicilien : c’est le plus fort des deux. Moins artiste que brocanteur, grand joueur, méprisant le danger, trop avide pour être bon administrateur, il possède le génie politique à un point tel que cette faculté maîtresse lui tient lieu de conscience. Sur les affaires extérieures, diplomatie et guerre, il a des aperçus dont ses dépêches ne laissent pas deviner l’étendue : langage terre à terre, obscurité voulue, répétition, contradiction, tout est calculé pour arriver au but. Nul ne le surpasse dans les négociations ; son coup d’œil stratégique le tromperait rarement, s’il pouvait renoncer à la prétention de régler le détail militaire, et se de faire des méfiances qui troublent la clarté de son jugement. Le goût de la perfidie, la fourberie habituelle, l’égarent trop souvent dans les relations avec les hommes.

Tandis que Retz conduit l’attaque, fournit le thème aux pamphlétaires, inspire les motions présentées au parlement, souffle les favoris de Gaston, dicte aux femmes leurs rôles ou surprend leurs secrets, fait mouvoir une armée d’agens et toute la tourbe des « importans, » le « gredin de Sicile » se cramponne au pouvoir, s’y défend par la ruse plus que par la force. Il est le maître de la position et n’entend pas se laisser déloger : c’est lui qui dicte les moindres démarches, les discours, les actes de la Régente. Les commis de l’État sont à ses ordres ; le conseil du Roi lui fournit ses instrumens. Parfois, il débauche les affidés de son adversaire, lui gués, Montrésor, La Boulaye, ou se croit trahi par les siens ; à certains momens, il accuse de défection jusqu’aux de Lyonne et aux Le Tellier ; ce n’est pas seulement à la guerre qu’on voit le même agent porter des nouvelles dans les deux camps. Comme aux approches d’une place assiégée, les mines et contre-mines se croisent et s’entre-croisent si bien, qu’on ne distingue plus pour quel compte se poussent les galeries. Les procédés diffèrent moins dans le fond que dans la forme : ce qui s’appelle attentat d’un côté devient coup d’état de l’autre. Mazarin a fait tracer, par une des plumes les plus fines du siècle[66], le code des coups d’état ; il n’a aucun scrupule à mettre ces maximes en pratique ; mais il craindrait d’user ce ressort en le faisant jouer trop souvent. Moins mesuré, plus pressé, le coadjuteur prodigue les attentats. Mêmes violences, même mépris du droit ; il n’y a que le nom qui change, selon que l’acte est entrepris pour la défense ou la conquête du pouvoir.

Cette guerre acharnée est coupée par quelques trêves, et ces accords passagers n’ont jamais qu’un but, la perte du même homme, du seul qui, par un singulier jeu de la fortune, fasse obstacle à des desseins si contraires, constant et commun adversaire des deux rivaux.

M. le Prince est depuis longtemps condamné dans l’esprit de Mazarin ; si le cardinal se résigne à employer le capitaine ou même à chercher un abri près du héros, c’est pour mieux l’abîmer. Retz n’a pas ce parti-pris ; au contraire, il est sympathique, regrette de n’avoir pu entraîner Condé, qu’il aurait même pris volontiers pour chef à condition de le diriger. Mais la fatalité a changé les rôles ; volens aut nolens, M. le Prince fait avorter les complots du prélat, de même qu’il entrave l’essor du ministre : frein incommode pour l’un, barrière qui ferme à l’autre le chemin du pouvoir. Aussi se présente-t-il une occasion d’infliger à Condé quelque échec, de l’attirer dans un piège, de le pousser à quelque faute irréparable, de ruiner sa fortune, de lui ravir la liberté, la vie ! ., le concert s’établit entre les deux ennemis, inconciliables sur tout le reste, et alors, sans se parler, sans se voir, ils marchent en cadence comme de vieux alliés étroitement unis.

Retz était petit, camard, mal bâti. Mazarin, qui avait des traits réguliers, la taille belle et l’air noble, se moquait volontiers de la mine que faisait son rival en habit de cavalier, « avec ses jambes torses dans des grègues rouges. » Et cependant c’est le coadjuteur qui a le plus d’empire sur les femmes, car il semble mieux leur appartenir et se livre avec plus d’abandon au pouvoir de leurs charmes ; quand on lui conta que la Régente lui trouvait les dents belles, la tête faillit lui tourner. Mazarin se possède davantage : un moment d’entraînement pourrait lui enlever la vraie base de son autorité : s’il perd la confiance de la Reine, il reste désarmé à la merci de ses ennemis. Lui aussi, d’ailleurs, sait s’ouvrir un accès auprès de certaines femmes ; il est insinuant, devine leurs caprices, sert leurs vengeances ou l’ambition de leurs amans ; à celles dont il connaît la vénalité, il donnera de l’or. Mmes de Chevreuse, de Guéméné, de Montbazon sont aux ordres, tantôt de l’un, tantôt de l’autre, parfois de tous les deux ; si Mlle de Chevreuse est plus particulièrement sous la dépendance de Retz, elle ne sépare pas ses intérêts de ceux de sa mère. Déjà écoutée, mais gênée par ses embarras d’affaires, prudente, la Palatine ne quitte pas encore le second plan et ne tient les fils d’aucune négociation. Portant légèrement son voile de veuve, Mme de Châtillon tend ses lacets autour de Condé ; on sait à quel prix sont ses services. Généreuse, haute de cœur et de caractère, Mme de Longueville n’écoute que les conseils de sa fierté, quand elle n’est pas égarée par l’ambition de celui qui s’est emparé de son cœur. La paix de Rueil ne s’était pas étendue jusqu’à la maison de Condé ; le chef de la famille restait séparé de son frère et de sa sœur. Lorsque Conti se présenta à la cour avec Marsillac, ce fat pour négocier l’avance des frondeurs avec Mazarin. Puis il y eut un premier rapprochement : Mme de Longueville reparut à Chantilly ; les événemens ne tarderont pas à réunir complètement tous les membres de la famille, ce qui redoublera l’anxiété du cardinal, surexcitera sa jalousie, précipitera le dénoûment.

Le rôle des femmes dans les intrigues de la Fronde a été assez souvent étudié ; on sait quelle place y tiennent les fantaisies amoureuses, et comment les meneurs ont su mettre en œuvre les caprices, les rancunes, les calculs de celles qui changent volontiers de galans, voire le dévoûment des âmes généreuses qui rachètent leur faute par la constance et l’abnégation, enfin les querelles et les compétitions à propos de mariage. Mères, amis, oncles, tuteurs se disputent les héritières, les grands noms ; d’autres s’acharnent à rompre les alliances qui serviront la fortune de leurs adversaires, et ces rivalités multiplient la confusion. M. de Longueville veut marier sa fille[67], Mazarin ses nièces, Retz sa maîtresse[68] ; Condé cherche à établir ses amis et la sœur de cette Marthe que son cœur a suivie dans le cloître. « Mademoiselle, » la plus grande dame et le plus riche parti de France, est en quête pour son compte, sans se soucier ni des différences d’âge[69], ni de la guerre, ni des luttes politiques ; rêvant d’épouser les premiers souverains d’Europe, l’Empereur, le roi de France ; prête à se contenter des princes sans états, Charles II d’Angleterre, M. de Lorraine, qui n’a encore que trois femmes ; ou à descendre jusqu’au héros, pourvu qu’il soit de sang royal. Mme la Princesse tombe-t-elle malade, Anne-Marie-Louise d’Orléans s’éprend aussitôt de l’homme qu’elle détestait par-dessus tout, disent ses mémoires ; elle semble toute surprise que la fièvre n’ait pas fait disparaître l’obstacle qui la séparait de Condé et que la mort ait épargné Clémence de Maillé. On ne saurait dire jusqu’où cette princesse, qui devait finir par tomber dans les bras du cadet Lauzun, poussait alors la naïveté de son immense orgueil, ne comprenant rien à l’indifférence que rencontrent ses rêves, à la froideur de son propre père. Elle aura une heure de pouvoir ; mais, en ce jour, elle s’agite à peu près seule dans l’empyrée où elle plane, et les affaires de ce monde ne se ressentent guère des projets qui traversent son cerveau. Tout autre est l’émoi autour des « nièces, » de ces fameuses nièces mystérieusement amenées de Rome, présentées avec éclat ou rejetées dans l’ombre selon le vent qui souffle, vivant tantôt en princesses, tantôt en recluses. Que de colères, que de tempêtes soulèvent les projets formés pour leur établissement ! Que de soucis elles causent au cardinal ! et sans qu’il puisse prévoir l’avenir, deviner comment l’une d’elles viendra à la traverse de son plus grand dessein[70], déjà que d’embarras ! Elles peuvent aussi lui assurer de grandes alliances, de puissans appuis. Il n’ose encore s’adresser ouvertement à la maison royale ; il y pense peut-être ; cela viendra bientôt. En attendant qu’il puisse appeler à cette haute destinée la plus belle, la plus vertueuse de ces jeunes filles[71], il cherche dans les rangs élevés, et toujours il rencontre Condé qui lui barre la route.

C’est à celui qui portera probablement un jour le grand nom de Guise que Mazarin avait pensé d’abord ; mais M. le Prince fit épouser au duc de Joyeuse la fille du comte d’Alais, sa cousine germaine[72]. Le jeune duc de Richelieu aura les trésors de sa mère ; il tient déjà le gouvernement de cette place du Havre que son oncle s’était réservé avec tant de jalousie, l’ancre de salut des premiers ministres ; Mazarin guettait cette proie. Duc, forteresse et millions, tout est enlevé par une jeune veuve active, adroite et résolue, la sœur de Marthe du Vigean[73]. Sensible au déboire de son ministre, la Reine en voulut mortellement à Condé. M. de Richelieu fut presque considéré comme un criminel d’état pour avoir, par son mariage, introduit dans la citadelle du Havre une amie du vainqueur de Rocroy.

Reste le clan des Vendôme : turbulens, factieux, affaires embrouillées ; mais le sang de Henri IV, grand état, hautes prétentions, racines profondes dans le peuple comme dans la noblesse. Il y a là matière à diverses combinaisons, qui permettront au cardinal d’apprivoiser peut-être cet intraitable Beaufort et surtout de soustraire l’amirauté à M. le Prince.

Pendant que Condé employait son influence à maintenir les troupes dans le devoir, assurait l’autorité royale en Bourgogne, la rétablissait en Provence, assistait le Roi de ses deniers, les généraux et le cardinal de ses conseils, celui-ci se liait aux mortels ennemis de ce fidèle serviteur de l’État, aux plus infatigables perturbateurs du repos public. Avec la main de sa nièce, Laure Mancini, acceptée par le duc de Mercœur, voici le cadeau de noces que Mazarin comptait offrir aux Vendôme : « La proposition de donner à M. de Beaufort la survivance de l’amirauté et la Catalogne à M. de Mercœur me paraît fort belle ; la Reine l’aura fort goûtée[74]. »

Les fiançailles devaient se faire le 19 septembre au matin, et les « espousailles » le soir. Le 14, Mazarin, rencontrant Condé au Palais-Royal, lui demanda de signer au contrat. M. le Prince s’excusa sur ce qu’il n’était pas parent ; mais, ajouta-t-il, « j’ai, de mon côté, diverses demandes à présenter, d’abord et surtout le Pont-de-l’Arche promis à M. de Longueville. » — Sage ou non, c’était une des conditions de la paix de Rueil. — « Ce sont de ces engagemens que l’on prend avec l’intention de ne pas les tenir, » répliqua le cardinal en riant. Déjà fort mal disposé, M. le Prince éclate sur cette réponse, parle avec la dernière violence et sort en lançant un de ces traits qui restent enfoncés dans la blessure : « Adieu, Mars ! »

Que signifie cette injure, si ce n’est un cri de guerre ? « Mon fils appréhende que les affaires ne s’aigrissent, » écrivait aussitôt la princesse douairière, et elle rappelait Nesmond pour avoir auprès d’elle ce fidèle conseiller pendant la crise[75]. Aux armées, on se comptait, et le nombre n’était pas en faveur des amis de « l’homme aux glands[76]. » Retz, toute la Fronde, se jetait dans les bras de Condé ; mais celui-ci s’en tient à son dire : « Je suis d’une naissance à laquelle la conduite des Balafrés ne convient pas, » et il laisse « accommoder son affaire. »

Non, quoi qu’on ait pu dire, « il n’avait pas de penchant à la guerre civile[77]. »

Trois jours après la bourrasque, le Pont-de-l’Arche était donné à Longueville, l’amirauté reprise par la Reine, le mariage Mercœur abandonné ; un souper lugubre cimentait cette paix mal bâtie, et Mazarin, dans une très humble déclaration (2 octobre), abandonnait à Condé tout ce qu’on appellerait aujourd’hui le personnel, la nomination à toutes les charges et aux bénéfices. Par réciprocité, M. le Prince assurait le cardinal « de son amitié, promettant d’entretenir une parfaite intelligence avec luy et de le servir dans tous les intérests de Testât et les siens particuliers envers tous et contre tous. — Louis DE BOURBON[78]. »

Le cardinal a dévoré l’affront ; sa vengeance n’est pas prête ; il s’en tire par une manœuvre, obtient de la Reine un commentaire qui met sa conscience à l’aise, et compte bien ne renoncer ni aux nominations, ni au mariage Mercœur, ni à l’amirauté ; mais il tient une signature qui conserve toute sa valeur. En montrant les quelques lignes que nous venons de transcrire, il va dissoudre le groupe, chaque jour plus nombreux, qui avait les yeux sur Condé ; les défections deviennent faciles ; les frondeurs vont marcher tous ensemble contre « le perfide » qui a promis son amitié au Mazarin, et le prétexte est tout trouvé pour conclure l’accord avec Retz.

Autre faute ! La reine offensée comme son ministre ! l’incident de Jarzé.

Par un coup de fortune inespéré, cet écervelé était devenu capitaine des gardes ; mais la chance tourna vite : son bâton lui fut redemandé. Il se vanta d’avoir fait poser les armes à La Boulaye dans le Maine, et ce spadassin le désarma dans la forêt de Compiègne. Il prétendait avoir fait quitter le pavé au duc de Beaufort, et celui-ci lui ayant jeté tout un souper à la figure en plein a jardin Renard, » Jarzé se laissa calmer un peu facilement, malgré Boutteville, qui était de la partie et voulait que le sang coulât[79]. De leur côté, les princes qui avaient joué les premiers rôles dans l’algarade, le duc de Beaufort d’un côté, le duc de Candale de l’autre, ne se montrèrent guère plus chatouilleux sur le point d’honneur : celui-ci prétendant ne pouvoir se battre hors Paris sans être arrêté par ordre du cardinal ; celui-là se disant sûr d’être écharpé par le peuple s’il tirait l’épée contre son cousin dans Paris. Donc nulle réparation d’une telle offense. La piteuse issue de cette querelle ne rabattit pas l’outrecuidance de Jarzé. Cornette des chevau-légers de la garde, il continua de se présenter chez la Reine, d’y prendre le ton badin et familier. Tout d’un coup il fut chassé avec mépris ; on l’accusait de s’être vanté d’une royale bienveillance et de prétentions qui n’auraient pas reçu un trop mauvais accueil. M. le Prince, qui le protégeait, l’ayant vu brave à la guerre[80], refusa de croire à tant d’extravagance, prit vivement parti, emmena son client à Saint-Maur, et fit supplier Sa Majesté de recevoir un serviteur méconnu (novembre). Le cardinal fit grand bruit, n’eut guère de peine à transformer une réclamation assez hautaine en offense impardonnable, et, feignant de ne plus pouvoir défendre l’honneur de sa souveraine contre une omnipotence insolente, engagea la Reine à céder ; c’était lui faire prononcer l’arrêt de M. le Prince.

Et puis la tumultueuse assemblée de la noblesse, agitée de querelles pour les rangs, les brevets, les honneurs du Louvre ! Ici encore, M. le Prince, porte-voix de Mme de Longueville, trouve le moyen de raviver de vieilles haines, de provoquer des inimitiés nouvelles. Chacune de ces petites victoires, ces mariages conclus ou empêchés, ces citadelles distribuées, ces tabourets concédés, les humiliations infligées à la Régente et au ministre, usaient son autorité, armaient ses ennemis, resserraient les mailles du filet qui l’enveloppe. La mine est chargée ; comment mettre le feu à la mèche ?

Le 11 décembre, on tira sur Guy Joly, conseiller au Châtelet, magistrat médiocre, qui, pour acquérir quelque crédit, avait pris en main les intérêts des rentiers de l’Hôtel de ville. Aussitôt, le président Charton se démène, criant qu’on assassinait les amis du peuple, et le fameux La Boulaye parcourt le « palais, » flamberge au vent, suivi d’une trentaine de coquins. On le laissa faire ; personne ne s’émut. Toute la scène était jouée : Joly s’était fait une plaie au bras avec des pierres à fusil ; il le raconte dans ses mémoires. Ce premier coup manqué, la bande de La Boulaye se porta vers le pont Neuf, et le soir fit feu sur le carrosse de M. le Prince. Averti par Mazarin, celui-ci n’était pas dans sa voiture, qu’on avait remplie de laquais ; l’un d’eux fut tué. Les acteurs de cette tragi-comédie appartenaient au coadjuteur ou au duc de Beaufort ; c’est à ceux-ci qu’on s’en prit : « M. le Prince donna dans le panneau ; plus tard il vit clair[81]. »

« Il y a des témoings qui déposent qu’on en voulait à la vie de M. le Prince, » écrivait Mazarin le 19 décembre ; mais qui le savait mieux que lui, puisqu’il avait empêché Condé de retourner à Saint-Maur ? Et il connaissait bien La Boulaye, le frondeur acharné, qui, du commandement des bandes insurgées, vient de passer dans le cabinet d’Ondedei[82], et qui bientôt réclamera sa récompense[83], récompense si méritée que le cardinal mourant recommandera ce coupe-jarret à Louis XIV « comme un homme qui a très bien servi[84]. » Cette série de coïncidences est fâcheuse pour la réputation de Mazarin.

Quel pouvait être le but de l’attentat ? provoquer une sédition ? cela échoua ; — tuer M. le Prince ? on en courut la chance ; — entraîner Condé dans une série de fausses démarches ? cela réussit à souhait.

Le procès commença immédiatement ; le 22 décembre, le procureur-général déposait ses conclusions : elles mettaient en cause Retz, Beaufort et le conseiller Broussel. Que faisait dans le réquisitoire ce vieux magistrat, austère et respecté ? Déjà on criait au scandale en voyant appeler sur la sellette, sans preuves éclatantes, un archevêque de Paris et un petit-fils d’Henri IV. Mais pour Broussel, pas même de soupçon ! Aussi les avocats-généraux avaient-ils refusé de signer les conclusions. Le tumulte fut grand, et c’est ce qu’on voulait. « Le premier président prit sa longue barbe avec la main, qui était son geste ordinaire quand il se mettait en colère : Patience, messieurs, dit-il, allons d’ordre. MM. de Beaufort, coadjuteur, et Broussel, vous êtes accusés ; il y a des conclusions contre vous ; sortez de vos places. » Alors on cria que M. le Prince devait sortir aussi. Les frondeurs ripostent, demandent qu’on informe d’abord sur la tentative contre Joly. On savait que cela ne pouvait aboutir, mais c’était une manière d’insulte à l’adresse de Condé. « Celui qui savait vaincre les ennemis sur le champ de bataille ne pouvait souffrir d’être maltraité dans le parlement. » Puis vinrent les vacances de Noël. M. le Prince « eut de violens soupçons de l’artifice du cardinal et voulut s’adoucir. « Il n’était plus temps. On le tenait engrené dans ce procès tout machiné qui ne servait qu’à le compromettre et à l’aveugler. Comment n’a-t-il pu saisir aucun des fils de la trame qui s’ourdissait ? Les négociations du ministre et du coadjuteur devenaient presque publiques ; ils cheminaient à ciel ouvert. Chaque jour amenait de nouvelles recrues dont on payait le concours par actes authentiques.

A la dernière heure, quand tout était déjà conclu, Retz eut un remords : si Condé fait un signe, donne une lueur d’espoir, le coadjuteur lui ramènera toute la Fronde, avec les dames, les princes,.. et il laisse deviner ce qui se prépare. Mais M. le Prince s’en tient à ses engagemens, refuse d’entendre aucune ouverture, de comprendre les allusions. Retz frappe en vain à toutes les portes, chez Perrault, La Moussaye, Toulongeon ; le duc d’Orléans hésitait encore ; il fallut un siège en règle, commencer par l’attaque des dehors, démolir l’abbé de La Rivière ; après plusieurs assauts, Gaston capitula dans les premiers jours de janvier 1650. Il ne restait plus qu’à exécuter M. le Prince.


VII. — M. LE PRINCE ARRÊTÉ ET CONDUIT A VINCENNES (18 JANVIER 1650).

Priorato raconte avec admiration la scène qui se passait, le 18 janvier 1650 au matin, dans le cabinet de Mazarin. De Lyonne écrit sous la dictée du cardinal ; Condé entre subitement, reçoit le plus tendre accueil et, tout en causant, s’approche de la table ; le secrétaire d’état n’a que le temps de cacher ses papiers, simule un autre travail ; le prince et le ministre échangent des protestations d’amitié, se promènent dans la chambre ; on parle de mettre la main sur quelques misérables compromis dans le procès La Boulaye ou dans l’affaire des rentiers ; cela peut causer du trouble ; ne serait-il pas à propos de faire monter à cheval une ou deux compagnies de la maison du roi ? Condé approuve : « Prenez le marché aux chevaux[85] comme lieu de rassemblement, et mettez-y Miossens ; » puis il s’en va. De Lyonne avait achevé sa rédaction ; le cardinal signa l’ordre d’arrêter M. le Prince, et Miossens était commandé pour l’escorte.

Le soir, M. le Prince revint au Palais-Royal, monta chez la Reine, restée au lit souffrante ; Mme la Princesse douairière était à son chevet. Après un échange de paroles banales, Sa Majesté congédia les visiteurs. C’est la dernière fois que Condé vit sa mère. Il se rendit à la salle du conseil, chercha querelle à l’abbé de La Rivière, causa avec Mazarin et d’Avaux ; on lui trouvait l’air anxieux. Le duc d’Orléans ne parut pas, se souciant peu de voir violer sous ses yeux la parole qu’il avait donnée à son cousin. Les autres membres du conseil arrivèrent successivement, entre autres le prince de Conti et M. de Longueville le dernier. Aussitôt Mazarin fit avertir la Régente qu’on l’attendait ; c’était le signal convenu. Anne d’Autriche se mit en prière, avec son fils.

Le cardinal appela l’abbé de La Rivière : « J’ai un mot à vous dire ; » et il sortit avec lui. Au même moment, le capitaine des gardes de la Reine entrait. M. le Prince crut que Guitaut[86] venait lui parler de quelqu’un des siens, — car il protégeait toute la famille, — et s’avança : « Que me voulez-vous, Guitaut ? — Ce que je vous veux, monsieur ! j’ai l’ordre de vous arrêter avec le prince de Conti et M. de Longueville. — Quoi ! monsieur de Guitaut, vous m’arrêtez ! » Et après avoir un peu rêvé : « Au nom de Dieu, retournez auprès de la Reine ; je la supplie que je puisse lui parler ! »

Personne n’avait entendu. Condé se rapprocha du groupe des conseillers ; il avait le visage un peu ému : « Eh bien ! mes frères, nous sommes arrêtés ; moi qui ai toujours si fidèlement servi le Roi et qui me croyais assuré de l’amitié de M. le cardinal ! — C’est une plaisanterie ! s’écria le chancelier. — Dans ce cas, faites qu’elle dure le moins possible. » Le chancelier sortit pour aller trouver la Reine ; Servien le suivit ; ils ne revinrent pas ; mais Guitaut reparut : « La Reine m’a commandé d’exécuter ses ordres. » Condé avait retrouvé tout son sang-froid, parlait librement de choses indifférentes. « Soit ! fit-il, mais où me conduirez-vous ? Je vous prie que ce soit dans un endroit chaud. »

Comminges, neveu de Guitaut et son lieutenant, montra le chemin, ouvrit une porte dérobée ; douze gardes, carabine à la main, attendaient sur le palier d’un escalier de dégagement. Le souvenir des états de Blois traversa l’esprit de Condé ; il fixa Comminges : « Vous êtes gentilhomme ; que veut dire ceci ? — Sur mon honneur, monsieur, il ne s’agit que du bois de Vincennes. »

On traversa le jardin. M. de Longueville, « ayant mal à une jambe et ne trouvant pas agréable de s’en servir en cette occasion, » marchait lentement, soutenu par deux hommes. Six heures venaient de sonner ; la porte de la rue était gardée par les gendarmes du roi ; à la lueur des torches, Condé reconnaît les cavaliers qui chargeaient à côté de lui le 20 août 1648. Il les regarde, s’arrête : « Ce n’est pas ici la bataille de Lens ! » s’écrie-t-il. Nul écho ne répond ; appuyés sur leurs armes, les soldats baissent les yeux. « Allons ! » et M. le Prince monte dans le carrosse qui l’attendait. A la porte Richelieu, Miossens prit l’escorte avec les compagnies que Condé lui-même avait fait placer au marché aux chevaux.

Cette voiture sortant de Paris au galop, entourée de mousquetaires et de gendarmes, fut remarquée ; des faubourgs on signala son passage. Le bruit se répandit que M. de Beaufort était reconduit au bois de Vincennes. Les rues se remplirent de monde ; les chaînes furent tendues ; Paris semblait prêt à prendre les armes. Quand on sut que c’était le vainqueur de Rocroy, Fribourg, Norlingue et Lens qui allait en prison, la colère se changea en allégresse ; la ville fut couverte de feux de joie[87]. Cependant, le carrosse qui emmenait les trois princes suivait de mauvais chemins de traverse sur les pentes de Montmartre et de Belleville ; tout à coup il versa. Leste et alerte, M. le Prince s’élance dans la campagne. Le chef de l’escorte le retient : « Rassurez-vous, monsieur ; je n’ai rien préparé pour ma fuite ; » et après une pause : « Cependant, Miossens, si tu voulais ? — Monseigneur, partout ailleurs je suis votre serviteur ; ici, je ne suis que le serviteur du Roi. » Et il mit la main sur la crosse de son pistolet.

Miossens était de la maison d’Albret, allié de la famille royale, ami de Condé, qu’il avait suivi dans plusieurs campagnes.

Vers neuf heures du soir, les portes du château de Vincennes se refermaient sur les prisonniers. Comminges restait chargé de leur garde. Rien n’était prêt, ni lit ni souper. A La Pissotte, on trouva des œufs et du pain, pas de vin. « Mais Rantzau est ici, » dit M. le Prince. Quelqu’un monta au haut du donjon où le maréchal était enfermé ; en effet, il avait du vin. Les princes furent logés au-dessous de lui. Tandis que les soldats portaient de la paille, Condé prit des cartes laissées dans le corps de garde et fit une partie avec Comminges. Souvent il posait son jeu, méditant, parlant seul ou s’adressant à son partenaire : « Comprenez-vous rien à mon arrestation ? — Eh ! monsieur, rappelez-vous pourquoi Tibère ne pouvait souffrir Germanicus. »


Les grandes lignes de la conduite de M. le Prince sont belles ; ses actions sont d’un fidèle sujet, d’un bon Français. L’attitude est hautaine, la parole imprudente, les procédés violens, les prétentions excessives ; nuls ménagemens, nulle mesure ; il était incapable de modération : Promptum ad asperiora ingenium[88]. Avec les notes des « Carnets, » quelques emprunts aux pamphlets du jour ou du lendemain, en relevant certains mots malheureux, de maladroites démarches, on peut lui faire un procès de tendance, sans trouver matière à aucune accusation sérieuse. Et puisque Comminges rappelait Germanicus et Tibère, nous pouvons citer Tacite : Causa periculi non crimen ullum, sed gloria viri[89]. Il n’y avait pas de crime à punir, de péril à écarter ; mais la gloire d’un homme faisait peur.

Reste la raison d’état, excuse de tous les méfaits politiques, des violences comme des faiblesses coupables. C’est l’argument qui a séduit bien des âmes honnêtes, entraîné plus d’un gouvernement à sa perte ; c’est le manteau qui recouvre toutes les ambitions, les grandes comme les médiocres, le masque sous lequel se cachent la cupidité, la soif des honneurs. Combien peut-on compter d’actes honnêtes, vraiment courageux, profitables aux peuples, qui aient été inspirés par la raison d’état ?

Mazarin faisait sonner très haut les faveurs que Condé aurait payées d’ingratitude : le commandement des principales armées, l’appui, les secours d’hommes et d’argent constamment prodigués. Rien de moins solide. C’est le feu roi qui avait mis le duc d’Anguien à la tête de l’armée Victorieuse à Rocroy. En 1644 comme en 1645, le gouvernement de la Régente n’avait confié à Louis de Bourbon que des armées de second ordre ; ce sont les événemens qui, deux fois, ont appelé Anguien au-delà du Rhin, lorsqu’il eut l’honneur de déloger Mercy devant Fribourg et de le battre à Norlingue. L’année suivante, il est mis sous les ordres du duc d’Orléans ; le départ de ce prince lui vaut la conquête de Dunkerque. Le gouvernement de Catalogne était fort peu enviable ; beaucoup pensèrent que cette mission cachait un piège. Condé fut envoyé en Flandre en 1648, lorsque personne ne voulait prendre la succession de Gassion. Il y fut peu soutenu ; à ses avis on préféra toujours les suggestions de Rantzau. Mazarin laissa dire que M. le Prince était responsable de la perte de Furnes et de Courtrai, sachant le contraire ; le lendemain de la victoire de Lens, il dissimule un premier élan de joie pour exprimer le regret qu’on eût laissé échapper l’archiduc.

Le Clermontois ! Au dire des contemporains, ce don fut fait à Condé pour le brouiller sans retour avec M. de Lorraine. L’amirauté ! Si cette querelle se ranima, c’est que le cardinal rompit le traité ; M. le Prince fit revivre ses prétentions, quand le ministre accepta celle des Vendôme et reprit cette grande charge à la Reine pour la donner comme cadeau de noces au duc de Mercœur, le fiancé de Laure Mancini. Au début de la régence, Condé avait sauvé le pouvoir de Mazarin par ses victoires, et en 1649 il « servit le Roi avec une fermeté désintéressée[90] : » l’armée d’Allemagne soldée et retenue dans la fidélité, Turenne ramené au devoir, Paris posant les armes, le Roi rentrant dans sa capitale, voilà l’œuvre de M. le Prince.

Pendant le cours de cette même année, Mazarin ne cesse de le desservir, et, pour mieux assurer sa ruine, enrôle les pires ennemis de l’État, ceux qui ont toujours trahi la France, agens publics du roi catholique, vivant des subsides de Bruxelles, allant y chercher le mot d’ordre, Mme de Chevreuse, Laigues[91]. Les intrigans, les conspirateurs de profession, tous ceux qui avaient échappé à la hache de Richelieu ou survécu à l’exil, depuis les plus grands, Gaston, les Vendôme, les dames, jusqu’aux plus infimes, Montrésor, La Boulaye, tous sont en action, dirigés par le ministre et le coadjuteur, préparent le terrain, procurent les consentemens nécessaires, achètent ici le silence, là le concours. Les hommes de gouvernement, les simples serviteurs de l’État, ceux qui font les affaires sans être inféodés, soit à Retz, soit à Mazarin, restent en dehors ou n’interviennent que pour copier et transmettre des lettres.

Soutenu, poussé par la bande qui voulait mettre la France au pillage, Mazarin a-t-il le droit de dire que le trône était en péril et que l’arrestation des princes sauva la couronne ? Les complots imaginaires servent d’excuse à toutes les violences et aux mauvaises actions ; il faut frapper, dit-on, pour prévenir les coups de l’adversaire, — et souvent il ne s’agit que d’un adversaire supposé. — Rien ne prouve que Condé ait songé sérieusement à un changement de ministère, ce qui déjà n’était pas le renversement du trône. Quoique Chavigny eût du mérite, de l’ambition et de l’intrigue, ses menées, ses conférences avec le duc de Saint-Simon n’avaient rien de bien redoutable, et ne causèrent guère de soucis à l’ombrageux cardinal.

Condé avait le plus impardonnable des torts : il avait rendu trop de services ; il « gênait, » et, reconnaissons-le, il ne faisait rien pour atténuer cette gêne ou calmer ce déplaisir. Sa prison devait pacifier le royaume, rétablir l’armée, donner la paix extérieure. Elle a rallumé la guerre civile, rejeté Turenne dans la défection, ouvert la France à l’étranger, retardé la paix pour dix ans. Le parlement, déjà bien effacé, va se déshonorer par ses faiblesses comme par ses variations.

M. le Prince avait le droit de dire : « Je suis entré en prison innocent. » Hélas ! il n’avait que trop raison d’ajouter : « J’en suis sorti le plus coupable des hommes[92]. »


Je continue ce livre comme je l’ai commencé, aux mêmes lieux, dans la disgrâce et sous le poids d’un exil que je crois immérité. Et me voici arrivé au moment critique : il me faut montrer le coupable dans le héros. Avant de poursuivre ce récit, je m’expliquerai sur cette faute que rien ne peut effacer. Les coups qui me frappent ne troublent pas la sérénité de mon jugement, et je tiens à conserver vis-à-vis de ceux qui prendront la peine de me lire la liberté d’appréciation que je retrouve au fond de mon cœur. Ce point acquis, je pourrai traverser cette époque douloureuse, louer le capitaine, admirer l’énergie déployée dans une mauvaise cause, sans craindre que les éloges adressés à l’homme de guerre incomparable ne ressemblent à une défense du prince coupable, à une apologie que ma conscience repousse.

Toute tyrannie est haïssable. L’homme de bien a le devoir de protester à tout risque contre l’acte tyrannique qui, dans sa personne, atteint le public ; — de résister, de lutter même si, au péril de sa vie, il peut mettre un terme à l’oppression de tous ! Il n’a pas le droit de troubler sa patrie, de la déchirer, d’y porter la guerre, pour venger une offense personnelle.

La limite est facile à tracer ; mais souvent les nuages la voilent ; au milieu des tempêtes, l’œil cherche vainement à la retrouver. — Jusqu’où va le devoir ? S’arrêter, est-ce faiblesse ou vertu ? Pousser outre, est-ce crime ou courage ? — Nous verrons l’âme de Condé agitée de ce doute poignant ; puis le héros succombe, séduit par les sophismes des ambitieux subalternes, dominé par la grandeur de ses passions. — Il n’a pas attendu l’heure du repentir ; il s’est condamné lui-même avant le jour du suprême entraînement. Pour atténuer cette faute, hautement et fièrement confessée, dira-t-on, avec certaine école, que l’idée de la Patrie, si vivante dans l’antiquité, s’est tout récemment révélée aux sociétés modernes ? Les grands coupables que l’histoire a jugés n’accepteraient pas l’absolution dédaigneuse que leur offrent les auteurs d’une théorie sans fondement : le prévôt Marcel avait là, conscience de son crime lorsqu’il- ouvrait à l’Anglais la porte de Paris, et le connétable de Bourbon conduisant les lansquenets de Charles-Quint avait été averti par la voix intérieure avant d’être appelé au tribunal de Dieu par Bayard : mourant. — Non, quoiqu’on dise, la France n’est pas née d’hier, et ce n’est pas d’hier que nos pères ont commencé à l’aimer et à la servir. Lisez la harangue de d’Aubray dans la Satire Ménippée, ou l’Histoire universelle de d’Aubigné. Et lorsque, aux heures obscures, les regards inquiets cherchent un phare dans l’ombre, quand les courages s’égarent et que les caractères s’effacent, écoutons les voix désolées qui, après cent ans de guerre, oubliaient Bourgogne et. Armagnac pour se rallier au cri de « vive la France ! »


HENRI D’ORLEANS.

  1. Fragment du 5e volume de l’Histoire des princes de Condé, qui paraîtra prochainement chez Calmann Lévy.
  2. Pourvus d’offices, de fonctions judiciaires.
  3. A M. le Prince, 23 juin 1648. Archives de Condé.
  4. Au même, 29 juillet. A. C.
  5. 15 août 1648, à propos d’une querelle survenue, lors de la célébration du vœu de Louis XIII, entre les gardes du corps et ceux de la prévôté.
  6. Condé avait pris le commandement de l’armée du Nord au mois d’avril 1648. Le 20 août, il gagnait la bataille de Lens. Le 9 septembre, Mazarin l’invitait à ne pas quitter son commandement ; le 12, la Régente et son ministre « le conjuraient de revenir » (sic, lettres originales, A. C). — Souffrant encore d’une blessure reçue le 8 septembre devant Fumes, il partit aussitôt, arriva le 18 à Chantilly, et, sur de nouvelles instances de la Reine, continua sa route sans traverser Paris. Le 19 septembre, il rejoignait la cour à Rueil.
  7. Chavigny, collaborateur favori de Richelieu, auteur de la fortune de Mazarin, ami des Condé, avait été arrêté et enfermé au donjon de Vincennes le 18 septembre.
  8. Louis Ardier, sieur de Vineuil, a esprit fin et satyrique, quoiqu’il craignît tout, ce qui lui attira de méchantes affaires ; Lien fait de sa personne, entreprenant avec les femmes, et cela le fit réussir. » (Histoire amoureuse des Gaules.) Presque toutes les héroïnes galantes de la Fronde l’honorèrent de leurs bontés ; mais il gouverna particulièrement Mme de Chatillon, devint gentilhomme de M. le Prince, fut l’ami de Turenne. En 1675, Mme de Sévigné le retrouva à Saumur, a bien vieilli, bien toussant, bien crachant et dévot, mais toujours de l’esprit. Il mourut en 1681.
  9. Retz.
  10. La Palatine, Anne de Gonzague. (Voir liv. IV, ch. VIII, et plus loin.)
  11. Retz.
  12. Chavigny à M. le Prince, 18 novembre 1648. A. C.
  13. A. C.
  14. Edouard Molé de Champlâtreux, intendant de Champagne, souvent attaché aux armées de M. le Prince. (Voir t. IV, p. 289 et passim.) Nous avons assez parlé du président de Nesmond. (T. ni, p. 203 et passim.) Aimé et apprécié de M. le Prince, bans être écouté de lui comme jadis de son père, il l’assiste souvent, mais ne le suit ni dans ses incartades ni dans ses suprêmes violences.
  15. L’Amour médecin.
  16. Devise de la ville. (Voir son blason.)
  17. Emplacement actuel de l’Institut.
  18. Le Luxembourg.
  19. Pont de la Concorde.
  20. M. le Prince à Grasset, son lieutenant à la grosse tour de Bourges (5 et 11 janvier) ; à Girard, à Dijon, 20 janvier. — Marquis de Tavannes, Marnay (Dijon) ; la Trémoille (Thouars) ; Lesdiguières (Grenoble) ; duc de Retz (Machecoul) ; cours, évêques, échevins, etc., à M. le Prince. A. C.
  21. Montrevel à M. le Prince, Bourg, 12 janvier. — Baas à M. le Prince, Auxerre, 18. A. C.
  22. Petits casques de fantassins.
  23. Journal de Dubuisson.
  24. Journal de Dubuisson.
  25. Au nord-nord ouest de Conflans et de Charenton se développait la petite « plaine de Fescan » ou « vallée de Fécamp ; » elle encadrait un cours d’eau qui, partant de Saint-Mandé et passant près de la Grande-Pinte, se jetait dans la Seine ou se perdait vers la Râpée. La hauteur, ou plutôt l’ondulation qui bordait cette plaine au sud, portait le même nom, qu’on ne retrouve pas sur les plans modernes.
  26. Un fils posthume naquit cinq mois après et mourut le 27 octobre 1657.
  27. On lui trouva au bras une jarretière de la Guerchy. Voir liv. IV, ch. VIII, le mariage de Mlle de Boutteville.
  28. 26 février. Journal de Dubuisson.
  29. 28 février. Ibid.
  30. Paris d’Orléans, né le 28 janvier 1649, tué au passage du Rhin, 1672.
  31. Mazarin à Faberi, 20 octobre.
  32. Dupuis à Limosin ; Dalmas à Mme la Princesse douairière, 8, 12, 15, 20 janvier. A. C.
  33. 12 mars. A. C.
  34. Rantzau mourut épuisé au mois de septembre 1650 ; il était relâché depuis quelques jours.
  35. Turenne à Mazarin.
  36. Il était désigné pour conduire dans les Pays-Bas nos armées réunies d’Allemagne et du Nord. Nous avons parlé ailleurs de cette belle conception de Mazarin.
  37. M. le Prince à Turenne, 14 janvier. A. G.
  38. Turenne à M. le Prince, 29 janvier. A. C.
  39. Elle accompagnait alors son mari à Munster, et marcha trois jours avec l’armée de Turenne. « Ces reistres avec toutes ces dames faisaient un assortiment assez nouveau. » (Montdevergue à Mazarin, Munster, 30 juillet 1646. A. C.)
  40. « M. le Prince a donné la plus grande partie de ses pierreries. » (Mazarin à Hervart, 7 mars.) — « Estat des pierreries que M. le Prince de Condé a prestées au Roy pour estre engagées pour son service. » Reconnaissance signée par le Roi le 23 mars. Original. A. C. — À cette époque, pour les personnages haut placés, les pierres précieuses tenaient lieu de ce qu’on appellerait aujourd’hui le portefeuille.
  41. Turenne à M. le Prince, 29 janvier. A. C.
  42. Perrault à Girard, 1er mars. A. C.
  43. Traité signé le 12 mars, enregistré le 11 avril.
  44. Ou traités de Westphalie, conclus entre l’Empire, la France et ses alliés, sous le coup de la bataille de Lens. La guerre continuait entre le roi très chrétien et le roi catholique, souverain des Pays-Bas.
  45. Paluau était gouverneur de Courtrai, lorsqu’en son absence cette place fut surprise et enlevée d’insulte par l’archiduc, mai 1618. Cet accident donna lieu à beaucoup de récriminations. M. le Prince était alors général en chef de l’armée du Nord. (Voir liv. V, chap. II.)
  46. Il sortit de la place le 10 mai.
  47. De Lyonne à Servien, 13 janvier 1649. (Papiers de Mazarin.)
  48. Opérations combinées des armées de Flandre et d’Allemagne ; très belle conception que nous décrivons ailleurs et à laquelle nous avons déjà fait allusion.
  49. , Mazarin à M. le Prince, 23 juin. A. C.
  50. Nous insistons sur ce point, parfaitement établi par les meilleures autorités, entre autres par La Barde (De rébus Gallicis), le plus exact des annalistes : Condé n’a pas refusé le commandement de l’armée ; après avoir examiné, discuté le dessein de Cambrai, il a demandé à ne pas être chargé de l’exécution, se tenant d’ailleurs à la disposition de la Régente. Cela ressort aussi des nombreuses lettres de Mazarin à M. le Prince, notamment de la longue dépêche du 23 juin. A. C.
  51. Démarche des officiers de l’armée d’Allemagne. (Mazarin à M. le Prince, 21 juillet. A. C.)
  52. Mazarin à M. le Prince, 14 juin. A. C.
  53. M. le Prince à Mazarin, 8 juin ; et, le 24 juillet, de Valéry : « M. de Turenne est en ce lieu ; je n’ay rien reconnu en luy que de véritables et très sincères sentimens d’un bon serviteur du Roy. » A. C.
  54. Mazarin à M. le Prince, 21 juillet. A. C.
  55. Conquête sans importance en ce moment. La place de Condé fut presque aussitôt évacuée par les Français. — (Harcourt, Briord, à 31. le Prince, 29 août. A. C.)
  56. Lenet à M. le Prince, 7 juillet. A. C.
  57. « Nous avons l’argent pour les travaux, à quoi votre zèle a contribué la plus grande partie. » — Mazarin à M. le Prince, 23 juin. — (Voir toute la correspondance Mazarin, mai-août 1649.)
  58. M. le Prince à Girard, à Mazarin, juillet 1649. A. C.
  59. Ce comté aurait été acquis des ducs de Wurtemberg.
  60. Marquis Pinelli, Ranuccio de Baschi, Paolo Orsini et autres à M. le Prince, juillet-octobre 1640. A. C.
  61. Arrêté en 1647 (t. IV, p. 452-456), Rosen venait d’être mis en liberté et aussitôt rétabli dans ses fonctions de lieutenant-général par d’Erlach, ce qui offensa vivement Turenne.
  62. Voir, dans les mémoires de Marolles, les pages charmantes où il fait le tableau de la vie rustique et du bonheur du peuple au temps du roi Henri.
  63. La Palatine à la reine de Pologne, sa sœur, août 1649. A. C.
  64. Gramont à M. le Prince. Pau, 28 août. A. C.
  65. Il est assez difficile de fixer, même par une périphrase, le sens qui, en Sicile, s’attache à ce mot. Le scaltro est un composé de méfiance et de ruse, une sorte de politique un peu tortueuse, pratiquée dans toutes les affaires de la vie.
  66. Gabriel Naudé.
  67. Fille du premier lit, celle qui deviendra duchesse de Nemours.
  68. Au moins celle que le coadjuteur affichait alors, Mlle de Chevreuse.
  69. En 1649, la fille de Gaston avait vingt-deux ans, Louis XIV onze, et Charles II dix-neuf.
  70. Marie Mancini faillit faire manquer le mariage de Louis XIV avec la fille du roi d’Espagne.
  71. Anne Martinozzi épousa le prince de Conti en 1654.
  72. Louis de Lorraine, duc de Joyeuse, était le frère du duc de Guise, qui n’avait pas d’enfant mâle, mais qu’il précéda au tombeau (1654). Le 3 novembre 1649, il épousa la fille unique de Louis de Valois, comte d’Alais, petit-fils de Charles IX et du connétable de Montmorency. Le mariage, arrangé par Condé dès le commencement de 1648, fut retardé pendant près de deux ans par les manœuvres de Mazarin.
  73. Anne de Fors, veuve de M. de Pons, épousa le duc de Richelieu, fils de Mme d’Aiguillon, petit-neveu du cardinal.
  74. Mazarin à Le Tellier, 25 juillet.
  75. Mme la Princesse douairière au président de Nesmond, 16, 17 septembre. A. C.
  76. Un des sobriquets donnés à Mazarin. C’est ainsi que le médecin Bourdelot le désigne en racontant cet épisode à Girard. A. C.
  77. Motteville.
  78. 2 octobre. Original autographe. A. C.
  79. Boutteville (le futur maréchal de Luxembourg) à M. le Prince. A. C.
  80. Voir liv. IV, chap. IX.
  81. Retz.
  82. Carnets de Mazarin.
  83. Dès le mois d’avril 1650, La Boulaye écrivait à de Lyonne, se vantant « de prôner la pureté des intentions de Son Éminence. » En septembre, il se plaignait d’être oublié, et en novembre : « Bien que je sois de vos serviteurs le plus affectionné, je suis des moins considérables… en attendant les effets de votre justice qui, tels qu’ils puissent être, ne m’empocheront jamais de vous servir. » (A Mazarin.) A. C.
  84. La Rochefoucauld.
  85. Ce marché se tenait le samedi, près des remparts, là où aboutit aujourd’hui la rue de la Paix. Celui du mercredi se tenait sur la rive gauche, mais hors Paris, au-delà de Saint-Victor.
  86. François de Comminges. Son cousin, surnommé « le petit Guitaut, » le futur correspondant de Mme de Sévigné, était alors cornette des chevau-légers de Condé et fort dans l’intimité de M. le Prince.
  87. On les ralluma un an plus tard quand Condé fut remis en liberté.
  88. Tacite, Annales I.
  89. Tacite, Agricola.
  90. Motteville.
  91. Nous donnerons ailleurs plus de détails puisés aux précieuses archives de Belgique.
  92. Paroles du grand Condé.