De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix/01

De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 278-315).
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DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO

I.
LES PRÉLIMINAIRES DE PAIX

En identifiant l’établissement définitif de la République et le gouvernement de la France par le parti républicain, avec la conquête des limites naturelles, le Comité de salut public de l’an III et la Convention s’étaient engagés à vaincre l’Europe ou à la diviser par des associations de partage ; à isoler l’Angleterre ; et à la contraindre, par l’invasion, la révolution et la ruine, de subir une paix qui donnerait à la France le port d’Anvers et lui livrerait la Hollande. C’était la guerre ; cette guerre, par cela même qu’elle suspendait au sort des armées les destinées de la République, préparait nécessairement la suprématie du général, victorieux et pacificateur, qui réaliserait ce grand rêve national : la limite du Rhin et la fin de la Révolution. En désignant Bonaparte pour imposer, par les armes, la domination de la majorité conventionnelle, dans les nouveaux conseils ; en l’appelant au premier poste de l’armée de l’intérieur ; en lui confiant le commandement de l’armée d’Italie, destinée à porter contre l’Autriche les coups décisifs, le Comité de salut public l’avait désigné pour être cet homme-là. Avant que Bonaparte eût conçu l’ambition de s’emparer du pouvoir, il vit les avenues du pouvoir s’ouvrir devant lui ; ses victoires en Italie, son habile et fructueuse exploitation de ses conquêtes, firent de lui, en quelques semaines, le premier personnage de l’État, le connétable de la République et l’archi-trésorier du Directoire. Son prestige grandit d’autant plus que, du côté de l’Allemagne, la République éprouvait plus de mécomptes. L’armée de Moreau avait dû se replier, à l’automne de 1796 ; elle était réduite à vivre des reliefs de l’armée d’Italie.

Le Directoire commença à tout craindre de ce jeune homme dont il s’était obligé à tout espérer. Ce conseil, très médiocre, était non seulement rempli de contradictions dans ses vues, mais de rivalités entre ses membres. Sous l’impression de la retraite de Moreau, condamnés à redouter un succès qui les mettrait à la merci de Bonaparte, autant peut-être qu’une défaite qui les vouerait à l’animadversion populaire ; voyant grandir en France une impatience « d’en finir », dont profitaient les ennemis de la République ; effrayés à très juste titre par l’approche des élections d’un tiers des deux conseils, les Directeurs s’accordèrent, un moment, pour désirer la paix avec l’Autriche et tourner ensuite toutes les forces de la République contre l’Angleterre. Les uns y vinrent de parti pris, pour se conformer aux vœux de l’opinion, par prudence aussi et par crainte d’amener les armées à s’emparer de l’Etat ; les autres s’y résignèrent pour gagner du temps et par expédient. Parmi les premiers était Carnot, obsédé par les souvenirs de la Terreur, réfugié, pour ainsi dire, dans la Constitution, et disposé à se contenter de la Belgique et du Luxembourg. Le tourneur opinait comme Carnot, par discipline et par hésitation. Barras et Reubell voulaient la guerre et la limite du Rhin : Barras pour conserver le pouvoir avec les profits et les plaisirs qu’il y trouvait ; Reubell par esprit de suprématie, par esprit fiscal, l’esprit romain du comité de l’an III, dont il demeurait le représentant tenace et convaincu. Larevellière-Lépeaux, par haine de Carnot, suivait Barras qu’il méprisait et Reubell qu’il goûtait peu. Il votait avec eux, taisant, par orgueil, des idées que d’ailleurs il était incapable de tirer au clair et se réservant de montrer dans ses Mémoires, un quart de siècle après l’événement, qu’il n’avait rien compris au drame où il figure. Comparse solennel, dans les coups de théâtre[1], il s’excuse, devant l’histoire, d’avoir été dupe de Bonaparte : il a été dupe de ses propres illusions, ce qui est plus fâcheux pour un littérateur à prétentions de moraliste et de politique. Carnot attendait de Bonaparte le désintéressement civique ; Barras en attendait des subsides ; Reubell, des territoires à exploiter et à troquer ; Larevellière exigeait davantage, et l’on s’explique qu’il ait été le plus déçu : des révolutions en Italie, de la soumission en France, plus encore de vertu civique que de génie militaire, en un mot et, selon le langage du temps, un conquérant qui serait Alexandre pour le compte du Directoire et Cincinnatus pour son propre compte.

Ils trouvaient tous qu’il prenait trop de place et se poussait trop vite aux usurpations. Pour le surveiller, démêler ses desseins, contenir son impétuosité et l’empêcher de se rendre maître des négociations après s’être rendu maître de la guerre, les directeurs envoyèrent en Italie, au mois de novembre 1796, le général Clarke. Cet officier devait demander des passeports pour Vienne et tâcher d’amorcer avec l’empereur une négociation pacifique. L’armée d’Italie avait conquis le Milanais, Modène et les Légations. Le Directoire n’avait pas alors d’autres vues sur ces pays que d’en faire un marché à échanges diplomatiques, après en avoir fait un champ à réquisitions. « L’intérieur est dégarni de troupes, écrivaient, les directeurs le 25 novembre ; les côtes de l’Océan seront à peine gardées après le départ du général Hoche, dont l’expédition — en Irlande — emploiera presque tout ce qui s’y trouve de disponible. Notre principal intérêt s’est constamment dirigé vers l’Italie… L’Italie est le gage de la paix[2]. »


I

Clarke arriva à Milan le 29 novembre 1790[3]. Né d’une famille irlandaise réfugiée, élève gentilhomme à l’école militaire, ancien client du duc d’Orléans, il avait fait campagne en 1792 ; la Terreur l’éloigna de l’armée ; il reprit du service après Thermidor et entra dans les bureaux militaires du Comité de salut public, où Carnot, qui l’employa, se prit d’amitié pour lui. C’était un bel homme d’une trentaine d’années, distingué, de tenue élégante, ayant l’usage du monde et des affaires. Grand travailleur, instruit, ambitieux, entiché de noblesse, probe sur l’article de l’argent, rude avec ses inférieurs, souple aux puissans, ne se ménageant point dans le dévouement, mais se dévouant à son intérêt plutôt qu’à celui de son chef ; ne se donnant pas à demi, mais se reprenant tout entier, et sans transition, il se croyait destiné à une brillante carrière ; il était impatient de sa fortune et se piquait de percer vite en servant bien et à propos. Le moins républicain des officiers, négociateur d’état-major et diplomate à cheval, il arrivait tout glorieux de sa mission ; il possédait le secret de Carnot, sinon celui du Directoire ; il se sentait plénipotentiaire ; il allait, du premier coup, démasquer et remettre dans le rang ce petit Corse infatué qui s’emportait vers la fortune avec une ridicule impertinence. Il s’en flattait du moins. Il ne connaissait pas plus le petit Corse qu’il ne se connaissait lui-même. Il était né serviteur et serviteur trop zélé ; il allait abandonner Carnot pour Bonaparte, comme il devait, plus tard, abandonner Bonaparte pour Louis XVIII. Dès le premier salut, il reconnut son maître.

Tout, en Bonaparte, était fait pour surprendre, séduire, subjuguer. Un journal de Paris, le Républicain français, disait déjà de lui : « Il semble au-dessus de l’homme. » Tel il paraissait à ceux qui l’abordaient pour la première fois, isolé dans son armée par la déférence générale, et se détachant, au premier plan du tableau, devant le groupe des héros qui, bon gré mal gré, commençaient, de lui faire cortège, il imposait l’obéissance ; devant lui, on se sentait toujours en service et toujours en sous-ordre. Il harcelait son interlocuteur de questions nettes, laconiques, précipitées. Son attention se portail aux plus menus détails ; elle n’y passait que pour revenir à l’ensemble qu’il embrassait toujours. Nul embarras chez lui à paraître ignorer ces renseignemens techniques qu’il réclamait avidement ; si la demande étonnait, le parti qu’il tirait de la réponse étonnait davantage et imposait. Il apprenait les affaires en les parlant comme il avait appris la grande guerre en la faisant. Ses discours étaient péremptoires, ses déductions évidentes. Tout en son langage était force et précision, tout était commandement dans son attitude. Il disait « ma politique », comme il disait « mon armée ». À ce ton de supériorité ; naturelle se joignait la confiance de sept mois de merveilles : le Piémont assujetti, le Milanais conquis, la Toscane inféodée, Home tremblante, Naples prosternée, trois armées impériales battues, et toute l’Italie, depuis huit jours, remplie des combats d’Arcole. Clarke sortait de Paris, où tout était cabales mesquines, commérages, conflits d’incertitude, embûches et trébuchemens de brouillons. Il fut ébloui et devina que sa carrière dépendait de cet homme. Bonaparte flaira le courtisan et le fascina.

Au bout de trois jours, Bonaparte connaissait les instructions de Clarke et avait pénétré le jeu du Directoire. « La lassitude de la guerre, lui dit Clarke, se fait sentir dans toutes les parties de l’intérieur de la République. Le peuple souhaite ardemment la paix ; les armées murmurent hautement de ce qu’elle n’est point faite. Le Corps législatif la veut et la commande, pour ainsi dire, n’importe à quelles conditions… Nos finances sont nulles… l’agriculture réclame des bras… La guerre accroît chaque jour une immoralité presque universelle, qui pourrait, par la suite, renverser la République. Enfin, tous les partis, harassés, veulent la fin de la révolution… Nous n’avons ni police intérieure, ni gendarmerie… Il faut donc la paix, et, pour retrouver l’enthousiasme qui nous a fait vaincre, il faut que nos ennemis éloignent la conclusion et qu’il n’y ait personne en France qui ne soit convaincu que le gouvernement a voulu une paix raisonnable et qu’elle a été rejetée par l’ambition ou par la haine de nos principes. Le moment de négocier est donc venu. » Bonaparte n’avait pas encore reçu de notes aussi vivantes sur l’état des esprits en France. Il craignait encore une réaction des passions irréligieuses et de cet ancien esprit de propagande qui ne séparait pas le triomphe de la République de l’anéantissement de l’Église romaine. Clarke le rassura. « Manquerait-il à la gloire de Bonaparte de conquérir Rome ? lui dit-il. Non, sans doute, puisque cette conquête s’est faite et a été consolidée le jour où l’armistice, qui nous en livrait les chefs-d’œuvre, les richesses, et (fui en séparait les peuples de Bologne, de Ferrare, etc., a été signé… Faire exécuter les conditions de cet armistice… répond à tout… Serions-nous arrêtés par l’envie de conquérir Rome ? Quelque glorieux que soit cet avantage, j’ose dire qu’il ne serait que momentané. Nous avons manqué notre révolution en religion. On est redevenu catholique romain en France, et nous en sommes peut-être au point d’avoir besoin du pape lui-même pour faire seconder chez nous la révolution par les prêtres, et, par conséquent, par les campagnes qu’ils sont parvenus a gouverner de nouveau. »

Finir la Révolution, donner la paix, réconcilier les Français entre eux, y employer l’influence du clergé, c’était pour Bonaparte le chemin du pouvoir. Si l’extraordinaire identité des vœux et des besoins du peuple français avec les moyens de sa propre fortune ne s’était jusqu’alors dessinée que confusément dans son esprit, elle dut lui apparaître ce jour-là dans toute son évidence. La route se découvre ; Bonaparte la parcourt du regard dans toute son étendue ; il s’y porte, et sans désormais perdre un instant de vue le but encore lointain à atteindre, il règle, avec sa décision et sa précision habituelles, les mesures immédiates d’exécution. La première, c’est la paix. Il va la prendre en mains ; mais à quelles conditions le Directoire est-il disposé à la conclure, ou plutôt à la ratifier quand Bonaparte l’aura conclue ? Sur cet article, Clarke se montre aussi explicite que sur le précédent.

Le Directoire entend assurer à la France les « limites constitutionnelles », c’est-à-dire les pays réunis par décrets de la Convention, en octobre 1795 : la Belgique, l’évêché de Liège, le Luxembourg ; s’il est possible d’y joindre une partie ou la totalité des pays allemands de la rive gauche du Rhin, le Directoire estimera avoir fait un coup de maître. Comme il n’est pas assez victorieux ni assez fort pour imposer la paix, il l’achètera. C’est, en réalité, un pacte d’échange qu’il s’agit de négocier. La République s’engage délibérément dans l’ornière de la vieille Europe. Pour forcer les monarchies à reconnaître la révolution accomplie, le Directoire, après le Comité de l’an III, ne trouve pas d’autres combinaisons que celles que les monarchies ont employées, en 1792 et 1793, pour empêcher la révolution de s’accomplir. La coalition se dénouera, ainsi qu’elle s’est nouée, par des contrats de trocs, d’ « indemnisations » et d’arrondissemens. Et comme il n’y a point de terrains vagues en Europe, comme il n’y a plus de Pologne à démembrer, que l’Empire turc est trop loin des prises, ce sont les territoires d’Allemagne et d’Italie qui serviront aux transactions républicaines, comme ils devaient servir aux transactions monarchiques. Les peuples demeurent la matière politique, divisibles connue ils sont imposables. Ceux d’Allemagne devront s’estimer trop heureux de passer de la domination des princes ecclésiastiques sous celle des princes laïques. Sécularisation est synonyme, pour les directeurs, de progrès des lumières. Le Directoire s’informe des qualités politiques des Italiens conquis ; il demande si Milan, Reggio, Bologne, Ferrare, sont « vraiment mûres pour la liberté », capables de se défendre par elles-mêmes ou disposées à se soumettre à l’Autriche : c’est affaire de calcul, non de principe. Suivant ses besoins, le Directoire restituera le Milanais à l’Autriche ou le constituera en république. Il en sera de la Bavière, avec laquelle il a signé, le 7 septembre, une convention non encore ratifiée d’armistice, comme de Venise avec laquelle il n’est pas en guerre. « Vous connaissez, avait-il dit à son envoyé, les torts réels et graves de Venise à notre égard. » Les peuples de la Terre ferme passent pour disposés à la liberté : selon les occurrences, on pourra les affranchir et les joindre à la République lombarde.

« Ce système de compensations — avait dit au général Clarke le ministre des relations extérieures, Delacroix — admet une multitude de combinaisons que vous pouvez effleurer dans vos conversations afin de démêler quelles sont celles qui plairaient davantage. » Et il les esquisse. L’une consisterait à donner à l’Autriche la Bavière, le Haut Palatinat, Salzbourg, Passau, en échange de tout ce qu’elle possède en Italie ; à transporter en Allemagne les ducs de Modène et de Toscane ; à transporter les Bavarois dans une partie des États du pape et à former du reste des républiques réunies ou alliées avec la République lombarde. Le roi de Prusse mettrait peut-être peu de bonne grâce à se prêter à ce projet. « Le moyen de le lui faire adopter serait de lui fournir un ample dédommagement ; lui satisfait, tout le reste serait réduit au silence. » Il est, ajoutait Charles Delacroix, une multitude d’autres combinaisons que vous formerez beaucoup mieux que moi… « Le point capital, c’est de persuader à la maison d’Autriche qu’elle obtiendra davantage et plus promptement en traitant avec la République seule. »

Ainsi spéculaient des hommes qui avaient volé successivement la renonciation aux conquêtes, l’affranchissement des peuples, et l’extermination des rois. Bonaparte n’avait prêté aucun de ces sermens téméraires, et les raisons d’État auxquelles les conventionnels revenaient après de si singuliers détours, étaient chez lui toutes directes et spontanées. Il écoutait les confidences de Clarke de la même oreille que Frédéric de Prusse aurait écoulé les insinuations d’un émissaire du cardinal Fleury, proposant de rompre la « pragmatique » et de régler le partage de la monarchie autrichienne. Il arriva très vile à cette conclusion que, pour faire la paix, il s’agissait moins encore d’écraser les Autrichiens que de conquérir assez de provinces italiennes pour les satisfaire. Il se sentit les mains libres et d’autant plus maître des affaires qu’il se jugeait capable d’accomplir avec suite ce que le Directoire ne savait que commander avec confusion. Clarke en eut l’impression. Après deux semaines passées au quartier général, cet Irlandais, très avisé, n’était déjà plus qu’un sous-secrétaire d’État de Bonaparte. « Il est l’honneur de la République, écrivait au Directoire, le 7 décembre, le futur duc de Feltre. Il est craint, aimé et respecté des Italiens. Tous les petits moyens d’intrigue échouent devant sa pénétration. Il a un grand ascendant sur les individus qui composent l’armée républicaine, parce qu’il devine ou conçoit d’abord leur pensée ou leur caractère et qu’il les dirige avec science vers le point où ils peuvent être le plus utiles… Je le crois… sans autre ambition que celle de la gloire qu’il s’est acquise… La constitution est son guide… Bonaparte sera mis par la postérité au rang des plus grands hommes. »

II

Parmi les combinaisons du Directoire, il en était une que Bonaparte n’entendait exécuter à aucun prix : c’était la restitution de la Lombardie. Rendre Milan aux Autrichiens, leur livrer les Légations, ce serait leur abandonner quelque chose de sa gloire et quelque chose de son sang. Ce sang italien bouillonne sourdement en lui. L’indépendance de l’Italie n’est pas dans sa pensée une simple expression de chancellerie : c’est une parole vivante, nourrie des passions de trois siècles. Mais Bonaparte estime, comme autrefois Richelieu, que l’Italie sera indépendante si elle passe de la domination autrichienne à la tutelle française. C’est l’évolution, toute personnelle chez lui, de l’esprit de magnificence des anciennes guerres royales, devenu l’esprit d’expansion de la Révolution française. Il s’éprend de la régénération de l’Italie comme la grande Catherine s’était éprise de l’affranchissement des chrétiens d’Orient. Un vieux routier de la diplomatie française, élevé comme presque tous les contemporains à l’école de Frédéric, l’incite à ces pensées et les lui traduit en forme classique. C’est Cacault, qui gère à Rome les affaires françaises et y observe les manœuvres de la cour papale. Cacault a été un des premiers indicateurs et fournisseurs de faits qui aient servi Bonaparte, pareil à ces vieux officiers qui suivaient les jeunes princes dans les camps et enseignaient la routine des chemins battus à ceux qui devaient renouveler la face de la guerre. Pour lire ces lettres de Cacault, comme il convient, c’est-à-dire comme elles furent écrites et connue les lisait Bonaparte, il faut enlever le vernis superficiel des formules et dépouiller les mots du sens que leur avait attribué, pour un temps, la rhétorique parisienne. On n’avait jamais plus parlé de sensibilité qu’au temps de la Terreur ; on ne par la jamais plus de la liberté des peuples qu’au temps du Directoire. Cette liberté est pour Bonaparte un instrument de conquête : créer des Républiques, former des Etats, relever les ruines dans toute une grande région de l’Europe et y renouveler avec les souvenirs de Rome, les grands pouvoirs des proconsuls romains, voilà de quoi tenter son ambition. Il s’exalte à ces idées d’une sorte d’enthousiasme césarien. Ainsi se forme un lien entre l’intérêt de sa gloire et l’émancipation de l’Italie, connue il s’en formait un entre son arrivée au pouvoir et la fin de la Révolution en France. Rien d’incompatible d’ailleurs entre ces desseins et les conditions coutumières de la politique européenne.

« Vous avez pris, général, écrivait Cacault le 27 et le 29 octobre, un parti excellent et qui ne convenait qu’après la conquête assurée et après avoir mis tous les peuples à l’abri de la crainte des Autrichiens, c’est celui de révolutionner enfin décidément et de former des légions italiennes. Vous êtes maître des pays habités par les meilleures espèces d’hommes qu’ait l’Italie… L’établissement de la liberté et de bonnes républiques, depuis Milan jusqu’au royaume de Naples, est sans doute ce qui peut le mieux assurer nos intérêts en Italie et contenir, dans les limites, d’un côté le roi de Naples, et, de l’autre, la puissante Allemagne… Si la paix avec le roi de Naples est signée, tout l’Etat ecclésiastique est en votre pouvoir ; il est conquis d’avance et tout entier à votre disposition… Il faut laisser Rome se préparer, par le spectacle environnant, à la révolution qui s’y fera en dernier lieu. Le colosse de Rome est moins difficile à détruire qu’on ne pense. » Cependant un congrès des quatre cités de l’Emilie : Modène, Reggio, Bologne, Ferrare est convoqué à Reggio pour la fin de décembre. Bologne se constitue en république, au chant de Veni Creator, et députe son président, Aldini, vers Bonaparte. C’est un unitaire et l’un de ces Italiens emportés vers l’avenir, qui, n’ayant pas encore de frontières, réclament déjà Rome capitale. « L’Italie, dit Aldini, ne sera libre que quand elle sera indépendante, et indépendante que quand elle sera unie. Elle doit tout faire pour l’unité. » C’est aller trop vite et surtout trop loin, au gré de Bonaparte. Il estime qu’avant de se déclarer unitaires, il faut se montrer unis ; que l’esprit de rivalité séculaire des provinces et des villes est trop invétéré pour qu’on songe à former une république italienne. « De bonnes républiques », selon le conseil du prudent Cacault, voilà ce qui lui convient, et ce qui, par suite, doit convenir à l’Italie. Elles formeront des foyers de nation et d’Etat, que l’on étendra par rayonnement, selon les convenances. En attendant, la France, les ayant suscitées, sera forcée de les défendre ; ; défendues par la France, elles demeureront à sa discrétion ; et le Directoire, qui voudrait les garder à l’état de conquête pour en trafiquer plus aisément, ne pourra plus en faire marché quand, en son nom, mais en dépit de ses ordres, Bonaparte les aura constituées. Il se hâte donc, et ce sera sa politique durant toute cette extraordinaire campagne de l’an V (septembre 96 à septembre 97), de précipiter les événemens afin d’opposer, partout et à tout le monde, des faits accomplis.

« Il y a, dans ce moment-ci en Lombardie, trois partis, écrit-il au Directoire, le 28 décembre : 1° celui qui se laisse conduire par les Français ; 2° celui qui voudrait la liberté et montre son désir avec quelque impatience ; 3° le parti ami des Autrichiens et ennemi des Français, Je soutiens et j’encourage le premier, je contiens le second, et je réprime le troisième. » Le congrès de Reggio se réunit. Un ci-devant gentilhomme, futur duc de l’Empire et pair de France, Marmont, y représente Bonaparte. La. République cispadane est proclamée, et elle fraternise avec les députés de la République lombarde. « Ce ne sera pas en vain, disent les Lombards, et nous allons prouver à la face de l’Univers que ces peuples nés sous le même ciel, ont la même force de volonté, la même hauteur d’imagination, la même profondeur de prudence. » Le congrès acclame Marmont, c’est « la part de la hauteur de l’imagination » ; puis il députe vers Bonaparte, c’est la part de « la profondeur de prudence ». Les Cispadans, comme le Directoire à Paris, comptent sur son bras, pour faire de grandes choses en leur nom et à leur profit. « Faites, général, que votre ouvrage soit immortel comme vous-même. » Bonaparte leur répond, le 1er janvier 1797 : « La misérable Italie est depuis longtemps effacée du tableau des puissances de l’Europe. Si les Italiens d’aujourd’hui sont digues de recouvrer leurs droits et de se donner un gouvernement libre, l’on verra un jour leur patrie figurer glorieusement parmi les puissances du globe ; mais n’oubliez pas que les lois ne sont rien sans la force. »

Le même jour il écrit à un Italien ; il se loue de l’évêque de Bergame, et il ajoute : « Je me convaincs tous les jours d’une vérité bien démontrée à mes yeux, c’est que si le clergé de France avait été aussi sage, aussi modéré, aussi attaché aux principes de l’Evangile, la religion romaine n’aurait subi aucun changement en France. » Bonaparte suit de loin l’ouvrage de Hoche dans l’Ouest. Rien, pense-t-il, ne serait plus populaire en France que le rétablissement du culte catholique, sans Eglises privilégiées, sans clergé propriétaire, sans moines opulens, sans abbés oisifs. Rien ne tentera plus Rome que l’occasion offerte de reconquérir la France. Si Rome refuse de comprendre ou soulève des obstacles, la peur en triomphera. La même peur, mêlée d’avidité, a soumis la Sardaigne ; elle contiendra Naples. Reste à payer l’Autriche. Bonaparte, dans cette première sagesse, qui fut chez lui comme une fleur précoce du génie, incline peu à payer la maison d’Autriche en Allemagne : concentrer les territoires dans l’Empire, c’est prendre à rebours la tradition française ; la France gagnerait moins à s’étendre vers le Rhin qu’elle ne perdrait à arrondir l’Autriche et la Prusse. Il faudra donc indemniser l’Empereur en terre italienne, et comme Bonaparte exclut les républiques qu’il a prises en tutelle, il n’a plus le choix. La solution s’impose. Venise paiera la paix de la République française et la constitution des républiques italiennes. Le nom de république, que porte le gouvernement de Venise, n’est pas fait pour l’arrêter. Il sait que le Directoire déteste autant les oligarques qu’il admire et recherche le roi de Prusse. Après Rome, il n’y a point en Italie de gouvernement que les Directeurs voueront, avec plus de mépris, à l’anéantissement, après l’avoir condamné avec plus d’avidité à l’exploitation. Il connaît, mieux que personne, « les torts réels et graves de Venise ». Le moment venu de châtier cette « puissance perfide », il en sera de cette république comme du pape : « Le droit de la guerre, et les circonstances politiques décideront alors », ont dit les Directeurs à propos de Rome. Ils sont prêts, comme l’était le Comité ; de salut public à partager le Portugal avec l’Espagne. Les habitans des États vénitiens ne sont point d’une autre espèce ; ils ne jouissent point de grâces d’état. Bonaparte s’occupe donc de préparer les circonstances.

Sous prétexte de rompre des menées dangereuses pour la sûreté de son armée, il occupe une partie des dépendances de Venise sur la terre ferme. Il y laisse les émissaires lombards agiter les bourgeois des villes et propager la révolution. Les oligarques laissent le clergé fanatiser le peuple des campagnes et prêcher le massacre des Français. Entre les Croates qui les ravagent d’un côté, les républicains qui les dépouillent de l’autre, effarés, énervés, n’osant ni s’armer, de peur de représailles, ni désarmer par crainte d’une surprise, les gouvernans de Venise traînent, dans les incertitudes et les duplicités, une neutralité que personne ne considère, parce qu’elle est fallacieuse, et que personne ne respecte parce qu’elle est inerte. L’occupation de Bergame les consterne. Bonaparte est sûr que, pour un temps, ils ne bougent pas, et il a désormais avec eux un procès ouvert.

Savait-il, en agissant de la sorte que, selon l’expression de Charles Delacroix, aucune compensation « ne plairait davantage » à la cour de Vienne ; que Venise était dans les prétentions de cette cour et dans ses convoitises ; que l’Autriche nourrissait contre cette République des « droits anciens » et se préparait, comme lui, des griefs nouveaux ; qu’elle avait déjà trafiqué de Venise avec la Russie ; que l’arrangement qu’il offrirait à l’empereur pour le faire sortir de la coalition était l’un de ceux que Catherine II avait employés pour l’y retenir ? Rien ne permet de le supposer. Les projets de 1782 et le traité du 3 janvier 1795 n’ont été dévoilés que très récemment, et le secret n’en avait alors percé nulle part. Mais Bonaparte pressentit cette combinaison de la diplomatie autrichienne, comme il devinai ! , les mouvemens des armées impériales. La même conformité se marquait encore entre les calculs de sa politique et ceux de la politique autrichienne qu’entre les besoins de la nation en France, les aspirations des Italiens et son ambition.


III

A Vienne[4], celui qu’on appelait le « Baron de la guerre, » par opposition au « Prince de la paix » de Madrid, ne désespérait pas encore, sinon d’écraser la République, au moins de tirer de la Révolution française des avantages aussi grands que ceux qu’il avait tirés des révolutions de Pologne. La cour et la ville, qu’il « redoutait plus que toute la fureur de l’ennemi, » inclinaient aux accommodemens, par mollesse et par incapacité de vouloir quoi que ce fût, avec suite, même leur propre salut. Thugut se disait que, si on laissait faire Bonaparte, ce général aurait bientôt une armée de cent mille hommes et révolutionnerait toute l’Italie ; on ne pourrait plus l’en déloger. Il croyait possible, par un nouvel effort, de rompre le charme et de tourner en déroute ces victoires qu’il estimait, comme on l’avait longtemps fait à Vienne de celles de Frédéric, des victoires d’aventure et des méprises du hasard, il envoya le 5 décembre à Allvintzi l’ordre de reprendre la campagne et de la pousser avec toute son énergie. Il professait, du reste, le plus profond mépris pour les gouvernemens d’Italie : la conduite impolitique « incohérente, inepte, déshonorante, » de la cour de Naples ; l’équivoque de la neutralité de Venise ; l’inconsistance, la poltronnerie de Rome : « Ces messieurs… voudraient tout uniment que Sa Majesté combattît pour tous, les défendît tous, sans qu’il leur coûtât rien, lorsque par leur imprudence et leur couardise, ils ont gâté leurs propres affaires… » L’Autriche se défendra elle-même, elle les défendra par ricochet, ils la paieront, en écus, si les Français leur en ont laissé, enterre, dans tous les cas. Thugut ne distingue point entre la terre sacrée du Saint-Siège et la terre profane de Venise. Toutes seront également bonnes à prendre et à garder : « Pourvu qu’Allvintzi continue à avoir quelque succès, j’espère avec confiance que nous réussirons à faire peut-être de bonnes affaires du côté de l’Italie[5]. »

C’était l’esprit des ordres envoyés à Allvintzi le 5 décembre. Mais le 9, tout change de face. Le bruit de la mort de Catherine II se répand à Vienne. « Nos désastres seraient à leur comble ! » s’écrie Thugut. Le 10, la nouvelle est confirmée. Les dispositions du grand-duc héritier sont connues : Catherine soufflait la guerre, si elle ne la soutenait pas, et contenait Frédéric-Guillaume, si elle ne le combattait point. Paul est tout à la paix et tout à la Prusse. En même temps, on annonce que Bonaparte va recevoir des renforts. Thugut est atterré : « Sans armée, sans finances, avec tous les désordres intérieurs de notre administration », que faire, sinon en imposer par le ton et l’attitude ? L’Autriche ne peut plus espérer d’ « indemnisation » en Orient ; le dernier projet de partage tombe avec Catherine. Peut-on faire fond sur les conventions de 1793, et attendre de Paul Ier, inféodé à la Prusse, qu’il force cette cour, malgré son intérêt évident, à livrer la Bavière à l’empereur ? Thugut ne le pense pas. Il ne voit donc plus de gain possible que du côté de l’Italie : Venise et les Légations. Il se cramponne à cette espérance ; mais il ne tient point Venise, et l’armée française occupe les Légations. Toutefois, Venise, en laissant Bonaparte mettre garnison à Brescia et à Vérone, a fourni un prétexte de représailles, et Thugut, comme Bonaparte, a son procès ouvert contre cette république. Quant aux Légations, c’est à Allvintzi d’en chasser les Français. Wurmser tient encore Mantoue, et tant qu’il la tient, Bonaparte sera en suspens, compromis, perdu peut-être.

Sur ces entrefaites, arrive l’avis de la mission de Clarke ; ce général demande des passeports pour Vienne. Thugut, jugeant que ce voyage n’aurait pour objet que d’espionner et d’intriguer, ne veut point le permettre ; il veut encore moins envoyer un plénipotentiaire à Paris, où le Directoire vient de faire ses preuves de courtoisie diplomatique en éconduisant Malmesbury « à coups de pied dans le derrière ! » Mais comme il faut occuper le tapis, en attendant qu’Allvintzi ait frappé des coups décisifs, Gherardini, ministre de l’empereur à Turin, s’abouchera avec Clarke, et le colonel de Vincent sera adjoint, pour les questions militaires, à ce négociateur d’apparat. Pour ménager l’opinion européenne et les peuples d’Allemagne qui réclament la paix et se soucient peu des « bonnes affaires » de l’Autriche en Italie, pour capter surtout, en France, le parti modéré et paralyser le Directoire, on tiendra des conférences solennelles, on dressera des protocoles ostensibles, on parlera très haut des droits de l’humanité et du fléau de la guerre. En fait, l’empereur écrit à Allvintzi, le 5 janvier 1797, de faire lever le siège de Mantoue et de rejeter Bonaparte derrière le Mincio. Chemin faisant, il s’emparera, sur les terres de Venise, de Peschiera, de Vérone et d’autres positions avantageuses : « Vous ne sauriez admettre qu’on élève vis-à-vis de nous une prétention que l’on n’a pas trouvé à propos de soutenir contre l’ennemi. » Si Venise éprouve le désir de se plaindre, elle députera vers la cour impériale à Vienne. Quant au pape, il a demandé, pour commander ses troupes, un général autrichien. L’empereur lui envoie le général Colli, mais Allvintzi ne correspondre avec lui que sur les affaires militaires ; il s’abstiendra particulièrement de rien découvrir des projets que l’empereur forme pour l’avenir. Si les troupes impériales occupent Ferrare avant celles eu pape : « Vous exécuterez les ordres éventuels dont vous êtes muni… » Ces ordres, en date du 12 novembre, étaient fort analogies à ceux qu’en 1792 et 1793 l’empereur avait donnés aux généraux qui venaient délivrer le roi de France et rétablir la monarchie française : « L’intention de Sa Majesté est que la province de Ferrare ne soit regardée, pour le présent, que comme un pays abandonné aux Français par le pape dans sa convention d’armistice, recouvré ensuite par les armes autrichiennes, dont l’occupation est motivée par la raison de guerre et la convenance des opérations militaires. » Le pays sera administré militairement ; le nom du général commandant en chef « tiendra dans tous les actes la même place que celui du légat du pape… Si quelque personne se présentait, de la part du pape, pour se remettre en possession de Ferrare, le général commandant en chef ne souffrira point… qu’elle continue à séjourner dans le pays… Les mêmes principes peuvent être appliqués à la province de Bologne. » C’est ainsi que l’Autriche entendait l’œuvre de la Restauration : elle l’entendit encore de la même façon en 1814. Venise était la proie désignée ; quant aux Légations, elles demeureraient vraisemblablement à qui les tiendrait au moment de la paix, et Allvintzi s’occupait de les conquérir. Bonaparte entreprit de lui barrer le chemin, et, une fois encore, sa fortune et la paix de la République furent jetées au sort d’une bataille. Ce fut depuis son entre en campagne, en mai 1796, jusqu’à son dernier combat, en juin 1815, la condition de Bonaparte. Il n’eut jamais de sécurité durait les trêves, et, dans la guerre, il fut toujours condamné à vaincre ou à tout perdre.

Cependant, les partisans du pape, ceux des anciens gouvernemens, payés par les nobles, soutenus par les moines, appelaient aux armes le petit peuple des villes et les paysans excités contre l’étranger qui pillait leurs églises, blasphémait leurs saints et saccageait leurs granges. « Italie, misérable Italie, lève-toi ! Prenons les armes de Fabius, de Camille, de Scipion, de Sforza et de Colonna, de Doria et de Farnèse. Il est encore temps de sauver la plus respectable, la plus glorieuse et la plus belle partie de l’Europe, la reine des nations ! Aux armes ! Aux armes ! contre l’ennemi avare et impie ! » Invasion des Gaulois et invasion des Français, Brennus et Charles VIII, tout était bon à enflammer les imaginations. Un succès des armées autrichiennes leur eût rendu le courage ; la Toscane eût été entraînée, Gênes se révoltait, le Piémont reprenait les armes, Naples se remettait en mouvement, et partout le paysan se faisait assassin. Une Vendée plus hostile et plus irréductible que l’autre, étant non seulement anti-jacobine, mais anti-française, couvait partout sous les pas des soldats français. C’était l’étrange destinée de la Révolution, aussi bien sous la forme républicaine que sous la forme impériale, de s’associer avec les princes, de gagner à sa cause les nobles amis des lumières, les bourgeois instruits, la jeunesse ambitieuse, tout ce qui constituait, dans l’ancienne Europe, la société éclairée, et de succomber sous les coups de ces masses populaires, de ces masses nationales qu’elle avait déchaînées en France à l’assaut de la monarchie et qui l’avaient fait triompher de l’étranger. On l’avait vu, dès la première sortie des armées, en Belgique en 1792 ; on le revit en Italie dès 1796, puis en Espagne. C’est qu’au fond et malgré l’alliance qui s’était formée entre les jacobins et le parti populaire, la Révolution se propageait ni Europe comme elle avait commencé en France, œuvre de philosophes et de propriétaires, faite pour la diffusion des idées, la liberté de pensée, la liberté du travail, la liberté des personnes et la liberté des biens : partie de l’abolition du régime seigneurial, elle devait trouver son accomplissement dans le Code civil. Les pays pauvres, ceux où la propriété n’était point divisée, où les paysans n’étaient que des ouvriers ruraux, où les peuples habitués à obéir, assez doucement traités d’ailleurs par leurs maîtres, étaient trop peu émancipés pour désirer une existence plus libre, ne voyaient dans le conquérant « libérateur » qu’un ennemi de leur indépendance, de leur repos, d< leur religion. « Nous remarquâmes, écrivait un soldat après l’insurrection d’une ville d’Italie, que dans cette révolution il n’y avait que la petite populace. » Les séditions éclataient çà et là, sournoises, imprévues, sauvages, sanguinaires. Une défaite, et armée, affamée, était massacrée dans sa retraite. Bonaparte eût connu les horreurs et les désastres qu’éprouva Macdonald en 1799. C’est pourquoi il frappait sans cesse des coups de prestige, réprimait la révolte avec une énergie implacable et, la soumission faite, essayait de pacifier la Vendée italienne comme Hoche avait pacifié l’autre, en imposant la discipline à ses troupes et en ménageant le clergé.

Quand il reprit la campagne, il semblait épuisé. « Il ne pouvait plus monter à cheval sans un effort de courage, suivi d’un complet abattement. Ses amis le crurent empoisonné ; lui-même eut cette idée… Ses joues, caves et livides, ajoutaient encore à l’effet mesquin de sa petite taille. Les émigrés disaient, en parlant de lui : « Il est jaune à faire plaisir », et on buvait à sa mort prochaine. » Mais il possédait alors ce qu’il n’avait plus à la Moskowa et à Waterloo, le ressort de la jeunesse. Il se raidit. Decet impcratorem stantem mori,[6]. Trois chevaux moururent de fatigue sous ce cavalier rongé de fièvre. Allvintzi l’attaqua, le 14 janvier 1797, sur le plateau de Rivoli. Il y eut dans cette bataille une heure très critique : 45 000 Autrichiens environnèrent 17 000 Français. Les Autrichiens s’avançaient en colonnes. Bonaparte, concentré, avec de l’artillerie, discerna la plus redoutable de ces colonnes et la culbuta. Les autres s’ébranlèrent, et l’assaut tourna en débandade. « Un pas, une demi-heure d’énergie et l’ennemi, écrasé par le nombre, ne trouvait plus de retraite… » écrivait Allvintzi le 16 janvier ; « un moment, moment brillant pour les armes autrichiennes, le salut de notre patrie et le sort de toute l’Italie parut décidé… » Bonaparte, laissant Allvintzi s’en aller vers les montagnes, à la suite de ses troupes, se porta sur Mantoue ; le 3 février, Wurmser, réduit aux dernières extrémités, capitula et sortit de la place avec les honneurs de la guerre. L’Autriche n’avait plus pied en Italie, et comme l’avait prévu Thugut, la prise de Mantoue mettait l’Etat pontifical à la merci du vainqueur.

Débarrassé encore une fois des Autrichiens, au moins pour quelques semaines, sachant Venise tremblante et impuissante, Bonaparte se hâta d’en finir avec Rome qu’il voulait arracher à la fois à l’influence autrichienne et au fanatisme impolitique du Directoire. « La prise de Mantoue, disait, dans ce temps-là même, Reubell, tracera de nouvelles opérations à Bonaparte : une des colonnes qui servait au blocus de cette ville se portera sur Trieste et l’autre sur Rome. Ce sont deux opérations de finances qu’on a besoin de réaliser avant le commencement de la campagne prochaine. » Reubell en évaluait le produit, à 68 millions de livres. Il y avait surtout le fameux trésor de Notre-Dame de Lorette, qui miroitait aux yeux des conquérans depuis 1793, et qui ne tentait pas moins les Autrichiens, très dévots catholiques, que les républicains iconoclastes. « Il sera, écrivait Wurmser au sortir de Mantoue, peut-être encore temps de nous emparer de ce trésor qui doit enrichir la France ; cela fera le même effet chez nous, si nous la prévenons. »

Le pape n’observait point les conditions de l’armistice ; il avait appelé un général autrichien ; ses agens prêchaient la révolte aux peuples ; il correspondait avec la cour de Vienne et conspirait la perte des Français. Bonaparte avait intercepté des correspondances significatives ; il était instruit par Cacault des manœuvres de la Curie. Il avait tous les prétextes et tous les motifs de rompre l’armistice et de marcher sur Rome. Mais ce n’était point pour l’anéantir : il lui suffirait de démembrer l’État pontifical et d’assujettir la cour.

Il voulait conserver le pape avec une ombre de prestige ; il en avait besoin pour affermir sa domination en Italie, surtout pour gagner la France. Hoche avait apaisé et rallié la Vendée avec quelques pauvres prêtres de campagne ; que ne ferait pas Bonaparte avec tout le sacré collège, avec le pape lui-même ? Les Romains avaient spéculé sur sa défaite ; il allait leur apprendre comment il savait user de la victoire. Ils se réconfortaient d’allusions historiques. « Il n’est pas arrivé, disaient-ils, depuis Charlemagne, que les Français aient eu la domination de l’Italie. » Les temps de Charlemagne allaient reparaître, et Bonaparte n’avait pas besoin que Cacault lui rapportât ces propos des prélats, pour que l’image du grand empereur surgît, devant ses yeux, sur ces routes de l’empire romain qu’il parcourait à son tour. Il avait lu, et bien lu, l’Essai sur les mœurs ; il y avait appris que les droits du pape sur Rome valaient ceux des autres monarques, c’était la force qui les avait établis et la force qui les pouvait détruire. Il connaissait cette phrase qui pressait sa mémoire comme une prophétie que tout semblait le destiner à accomplir : « Charlemagne, maître de l’Italie, comme de l’Allemagne et de la France, juge du pape, arbitre de l’Europe, vint à Rome à la fin de l’année 799. Léon III le proclame empereur d’Occident… Voilà donc le fils d’un domestique, d’un de ces capitaines francs que Constantin avait condamnés aux bêtes, élevé à la dignité de Constantin… »

Ses lettres le montrent constamment occupé du rôle que peut jouer l’Eglise dans les États, et du concours qu’elle peut apporter au pouvoir. Il avait écrit, le 22 janvier, à Cacault de quitter Rome ; le même jour il écrivait au cardinal Mattei : « Nous touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin du prix que j’attachais à la paix… Quelque chose qui puisse arriver, je vous prie d’assurer Sa Sainteté quelle peut rester à Home sans aucune espèce d’inquiétude. Premier ministre de la religion, il trouvera, à ce titre, protection pour lui et son Église… Mon soin particulier sera de ne point souffrir qu’on apporte aucun changement à la religion de nos pères. » Il le proclame en entrant à Bologne le 1er février ; mais, en même temps, il déclare que tout village où l’on sonnerait le tocsin sera brûlé ; les municipaux seront fusillés ; toute commune où un Français serait assassiné payera une contribution et livrera des otages ; les prêtres qui transgresseront les préceptes de l’Evangile, « seront traités militairement ». De Forli, où il séjourna le 3 et le 4 février, il fait encore écrire à Rome, par l’archevêque : Bonaparte n’est pas un Attila ; Pie VI ne doit point redouter sa présence ; mais s’il s’avise de quitter Rome, la ruine entière de l’Eglise en sera la conséquence. Un abbé, Fume, se chargea du message.

Colli, découragé par l’attitude piteuse des troupes qu’il doit commander, se relire devant les Français. Le 5 février Bonaparte entre à Ancône ; le 9, il envoie Marmont à Lorette s’emparer du fameux trésor. Le trésor est vide. Marmont ne trouve que la madone qui est en bois, et on l’envoie au Directoire. Il y en avait une autre à Ancône, qui passait pour miraculeuse ; elle ouvrait, disait-on, les yeux et les fermait, ce qui, en Italie, passait pour un signe considérable. Bonaparte se la fit apporter, la palpa pour voir s’il n’y avait point quelque mécanisme caché. Les yeux ne bougèrent point. Il rendit la statuette aux chanoines, avec le diadème en perles fines dont elle était ornée, et les peuples ne surent ce qui devait les effrayer davantage, des sacrilèges des Français ou de l’inertie de la madone. Il y avait dans le pays un grand nombre de prêtres français proscrits. Bonaparte les rassure et les encourage. « Ces prêtres nous sont fort attachés, écrit-il au Directoire, et beaucoup moins fanatiques que les Romains… Ils sont très misérables… Les trois quarts pleurent quand ils voient un Français… Je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie. » Il n’ajoute pas : en France ; mais c’est à la France surtout qu’il songe.

Il semble que toute sa destinée fermente en germe dans cette campagne. Le grand rêve qui a traversé l’esprit de Sieyès et du Comité de salut public : les Anglais chassés de la Méditerranée, la Méditerranée lac français, s’empare de son imagination et ne cessera plus de l’obséder. Il visite le port d’Ancône, il voit l’Adriatique, et son esprit l’emporte au-delà de cette mer ; il voit l’empire ottoman qui croule, un partage imminent, l’Egypte, la route des Indes, l’Angleterre partout poursuivie et partout anéantie. Le 10 février, il écrit au Directoire ; « La ville d’Ancône est le seul port qui existe, depuis Venise, sur l’Adriatique ; il est, sous tous les points de vue, très essentiel pour notre correspondance avec Constantinople : en vingt-quatre heures on va d’ici en Macédoine. » Et le 15 : « On va de là… en dix jours à Constantinople. Mon projet est d’y ramasser tous les juifs possibles… Il faut que nous conservions le port d’Ancône à la paix générale et qu’il reste toujours français ; cela nous donnera une grande influence sur la Porte ottomane, et nous rendra maîtres de la mer Adriatique, comme nous le sommes, par Marseille, l’île de Corse, de la Méditerranée. » Il le pense : cet article demeurera le premier dans le grand dessein de domination qui se forme dès lors en lui. Mais, avant tout, il veut traiter avec Rome.

Il sait par expérience que si on peut battre les Autrichiens, on les détruit difficilement ; ils ne fuient jamais loin et reviennent toujours. Il apprend qu’une nouvelle armée, avec le meilleur des généraux de l’empire, marche vers l’Italie : c’est l’archiduc Charles, que la retraite de Moreau et le désarroi de l’armée française du Rhin ont rendu disponible. Bonaparte n’a donc que le temps de soumettre ! Rome, d’assurer ses derrières et de remonter vers le nord. Il multiplie les menaces et les sommations. Le 13 février, il écrit à Mattei ; il exige un plénipotentiaire dans les cinq jours. Il ne songe pas à faire dans Rome une entrée triomphale. « La prise de Rome, dit-il plus tard à Chaptal, m’aurait fait perdre vingt jours dont l’archiduc Charles aurait profité. Ou traite toujours plus favorablement avec un souverain qui n’a pas quitté sa capitale qu’avec celui qu’on a forcé d’en sortir. »

Les conseillers de Pie VI le pressaient de fuir, mais ils le faisaient par peur et nullement par machiavélisme. Ils tremblaient pour leurs biens et pour leurs personnes. Ils emballaient et déménageaient avec frénésie. Ce « pillage public » terrifie le peuple qui, voyant les seigneurs se mettre à l’abri et emporter leur argent, se demande qui fournira les otages et paiera les contributions au vainqueur. La foule se réfugie dans les églises, les madones remuent les yeux : c’est, pour la foule, maintenant que Bonaparte est aux portes, l’avis que l’on doit se soumettre. Au milieu de ces Quirites effarés, toujours provençal, toujours brouillon, toujours retentissant, l’abbé Maury devenu évêque de Montefiascone, pense aux lauriers du cardinal de Retz : il réclame un régiment et se commande une cuirasse.

Le pape ne peut se résoudre à aucun parti. Il se méfie des Autrichiens qui, une fois entrés dans les Légations, n’en sortiront plus ; il se méfie du Bourbon de Naples qui n’offre des secours que pour avoir un motif d’occuper Bénévent ; il redoute de trouver ses prétendus alliés plus exigeans que l’ennemi même. Cet ennemi d’ailleurs passera comme l’orage, et les alliés demeureront ; ce qu’on livrera de terre aux Français, les Français l’abandonneront tôt ou tard, comme ils ont fait au temps de Charles VIII et de Louis XII ; ce que les Autrichiens et les Napolitains prendront, étant de bonne prise, impériale et royale, Rome ne le recouvrera jamais. Cependant l’excès de la peur finit par l’emporter, et Pie VI consent à fuir. Mais à peine les ordres sont-ils donnés qu’arrivent les émissaires de Bonaparte ; leurs insinuation s’offrent à Pie VI un prétexte pour revenir au parti qui convenait le mieux à sa faiblesse. Il demeure, avouant ingénument « qu’il se sentait soulagé » d’un grand poids, car il partait la corde au cou ». Il écrit, le 12 février, à « son très cher fils le général Bonaparte », lui envoie son salut apostolique avec sa bénédiction, et lui annonce des plénipotentiaires.

Bonaparte les reçoit le 19, à Tolentino, debout, entouré de son état-major. Il exige la cession des Légations et d’Ancône, la renonciation à Avignon et au Comtat, la rupture de toute alliance avec les ennemis de la République, la fermeture des ports aux Anglais, le paiement de quinze millions dus encore en vertu de l’armistice, quinze autre millions, des chevaux, 200 000 livres et une amende honorable pour le meurtre de Basseville, la livraison des objets d’art et manuscrits promis par l’armistice, le maintien de l’Académie de France, le traitement de la nation la plus favorisée en matière de commerce, la livraison à la France du général autrichien Colli et le bannissement du cardinal Albani. À ces dernières clauses, déshonorantes pour eux, les Romains déclarèrent qu’ils aimaient mieux rompre que d’y souscrire. « Soit, s’écria Bonaparte, le traité sera rompu, et ce sera par votre faute ! » Devant eux il donna l’ordre aux troupes de se mettre en marche. Mallei se jette à ses pieds, Bonaparte en était venu à ses fins : il était « juge du pape », comme l’avait été Charlemagne. Il avait d’ailleurs le goût de la magnanimité et il en savait le prix ; il possédait cette sensibilité d’Etat qui est la grande séduction des puissans ; il ressentit le frisson de la gloire, il fut ému, il lui convint de le paraître. Il releva le cardinal, renonça à la clause, et le traité fut signé. Bonaparte écrivit au Directoire : « Trente millions valent pour nous dix fois Home, dont nous n’aurions pas tiré cinq millions, tout ayant été emballé et envoyé à Terracine… cette vieille machine se détraquera toute seule… Je n’ai point parlé de religion parce qu’il est évident que l’on fera faire à ces gens-là par la persuasion et l’espérance beaucoup de démarches qui pourront être alors vraiment utiles à notre tranquillité intérieure. Si vous voulez me donner vos bases, je travaillerai là-dessus… »

Ainsi d’étape en étape et comme de vision en vision, son histoire se projetait à ses yeux : d’Ancône, il avait entrevu l’expédition d’Egypte, de Tolentino il dessine le Concordat. Le traité lit grand effet dans les pays conquis et dans les villes émancipées. Milan, qui avait déjà fêté la victoire de Rivoli et l’anniversaire du 21 janvier, affichait la haine fanatique de l’Eglise catholique et du Saint-Siège. Un archiprêtre prêcha contre l’infaillibilité, un ci-devant moine fit un discours pour le divorce, une jeune fille s’offrit à qui lui apporterait la tête de Pie VI ; ou abolit les noms des saints, on composa un catéchisme qui contenait cet article : « Je crois à la République française et à Bonaparte son fils ; » le 25 février, on donna, dans la salle de l’Opéra, un grand ballet symbolique de l’histoire de l’Eglise romaine et de sa confusion finale. Bonaparte comptait peu sur ces danses, ces discours, ce catéchisme et ces Iphigénies de carrefour pour défendre l’Italie. De nouveaux soucis l’assiégeaient. L’archiduc avançait et Clarke, arrivé à Tolentino, le 18 février, avait reçu un gros courrier diplomatique du Directoire.


IV

Le Directoire ne fut jamais plus près d’être sage que dans cet hiver de l’an V ; c’est que jamais il n’eut plus peur : au dehors peur de la défaite qui serait un écroulement, au dedans peur de l’opinion qui réclamait la paix et qui allait, aux élections prochaines, se manifester souverainement. Il persista, en conséquence, à se renfermer dans les « limites constitutionnelles. » Le ministre des relations extérieures, Delacroix, écrivit le 30 décembre au général Clarke : « Je pense comme vous que notre intérêt et une saine politique demandent que le gouvernement français attende encore pour se prononcer sur le sort de l’Italie ; qu’une décision prématurée pourrait former un grand obstacle à la paix ; qu’un peuple aussi dépourvu d’énergie, esclave des préjugés les plus dégradans, soutiendrait assez mal le rôle de peuple libre ; qu’il sera toujours temps de l’affranchir absolument ou de lui assurer une constitution plus heureuse et plus libre, au moment où nous traiterons de la paix de l’Italie. » Les Directeurs voulaient alors les garder « invinciblement comme le gage de la paix. » Le 16 janvier 1797, ils y renoncent. La République, écrivent-ils à Clarke, restituera les pays occupés sur la rive gauche du Rhin, elle restituera la Lombardie, elle évacuera l’Italie par étapes, elle ne s’opposera pas à ce que l’empereur s’agrandisse en Allemagne ; pour décider l’Autriche, le Directoire mettra Thugut en demeure d’opter entre un million de livres ou la révélation du secret de ses correspondances et de ses pensions, en France, sous Louis XV et sous Louis XVI. « Ces propositions sont Y ultimatum du Directoire ; vous les trouverez peut-être trop restreintes. Mais le besoin de la paix est si grand dans toute la France, ce cri est si universel, la pénurie de nos moyens pour continuer la guerre est si absolue, qu’il faut bien s’y borner. » Ils concluent : « l’intention du Directoire est que le général Bonaparte soit dans la confidence de toutes vos opérations, que vous fassiez tout de concert avec lui ». Barras deux jours après, le mande à Bonaparte, en lui annonçant un renfort de 30 000 hommes.

Mais le 25 janvier arrive à Paris un courrier d’Italie annonçant la victoire de Rivoli, 23 000 prisonniers, 60 canons. 24 drapeaux pris à l’ennemi. Bonaparte, qu’on disait mourant, ressuscite et avec lui la confiance, et aussitôt après la présomption du gouvernement. Les Directeurs venaient d’apprendre l’échec de l’expédition d’Irlande et la dispersion de l’Armada. L’Italie leur offre une occasion de revanche. Ils la saisissent avec éclat. Les députés se rendent en foule au Luxembourg et félicitent le Directoire. « Cependant, écrit un agent étranger qui assistait à la scène, la phrase la plus généralement répétée, au milieu de celle allégresse, était celle-ci : « Nous avions bien besoin de cet événement, car véritablement nous commencions à être découragés ; vive Bonaparte ! » La modération eût peut-être sauvé, sinon le pouvoir des Directeurs, au moins la constitution républicaine. Mais cette constitution est le souci secondaire des Directeurs : la République, c’est eux, et pour la conserver dans leurs mains, ils se rejettent aveuglément dans la politique qui, mettant tout l’État à la merci des victoires de Bonaparte, lui livrera inévitablement l’Etat. Ils mandent, le jour même, à Clarke d’insister pour l’indépendance de la Lombardie ; ils lui mandent surtout de ne « faire et de n’accorder aucune proposition sans l’aveu de Bonaparte. » Clarke n’est plus que le négociateur de paravent. C’est avec Bonaparte que la correspondance d’affaires va se poursuivre. Et, avant tout, l’affaire la plus urgente. « Les indemnités que nous avons à retirer de l’Etat de l’Église assurent, pour un temps considérable, le service administratif, lui écrit Barras, le 27 janvier ; mais nous avons encore des ressources ouvertes dans l’État de Venise. L’exemple des ennemis, la partialité que les Vénitiens ont montrée pour eux, et les griefs que nous avons contre cette puissance nous dispensent de ménager son territoire. » Quant au pape, c’est le grand point de dissidence entre les Directeurs et le général. Ils m ; comprennent pas plus sa politique qu’ils n’ont d’abord compris celle de Hoche. Le culte romain, écrivent-ils à Bonaparte, le 3 février, est l’obstacle le plus dangereux à l’affermissement de la constitution française ; c’est à Bonaparte de l’abattre en éteignant le flambeau du fanatisme en Italie et en détruisant le centre de l’unité romaine. Toutefois même sur cet article qui les passionne le plus, ils s’en remettent encore à lui : « Ce n’est point, au surplus, un ordre que donne le Directoire exécutif ; c’est un vœu qu’il forme… Quelque soit le parti que vous croyiez devoir prendre dans celle circonstance, et quelle qu’en soit l’issue, le Directoire exécutif n’y verra jamais de votre part que le désir de servir avantageusement votre pays… Il s’en rapporte au zèle et à la prudence qui vous ont constamment dirigé… »

Telles sont les nouvelles que Clarke apporte à Bonaparte le 18 février. Bonaparte en conclut que le traité de Tolentino sera ratifié comme l’ont été et comme le seront tous les faits accomplis qu’il imposera au Directoire, il a l’opinion pour lui en France ; et il est plus résolu que jamais à donner la paix. Il sait que le Directoire, s’il lui en laisse le temps, la rendra indéfiniment impossible, élevant, à chaque succès, des exigences qui nécessiteront des succès nouveaux, et laisseront toujours le sort de l’État en suspens jusqu’à la prochaine bataille. Cette conduite, qui sera la sienne plus tard et qui entraînera sa ruine, il en discerne alors le péril, et il veut l’éviter. Il traitera ; il voit le Directoire disposé à des concessions, au moins provisoires, sur l’article du Rhin ; il imagine que l’émancipation du nord de l’Italie flattera l’imagination des Français comme elle flatte la sienne. Venise, décidément, sera la rançon du Milanais. Le Directoire trouve légitime l’invasion et le dépouillement de celle république ; Bonaparte fera un pas de plus : après l’avoir rançonnée, il la démembrera. Il y préparera le Directoire en lui montrant que cette « extension » de ses projets est le seul moyen de transiger avec l’Autriche ; il y préparera l’opinion en multipliant les griefs et en poussant la querelle de façon à rejeter tous les torts sur les Vénitiens. Par un mélange d’hostilités qu’il provoquera pour motiver des représailles, de séditions qu’il suscitera afin de les réprimer, de complots qu’il soufflera afin de paraître les déjouer, il donnera au public français l’impression que cette oligarchie perfide a d’elle-même appelé sa ruine et qu’elle ne mérite pas plus d’égards qu’une province du Saint-Siège ou un territoire ecclésiastique d’Allemagne.

Ce parti pris, il laisse Marmont et Cacault surveiller à Rome l’exécution du traité ; il laisse Clarke parlementer, à Florence, avec le grand-duc de Toscane, puis échanger, à Turin, des notes dilatoires, avec Gherardini. Il remonte vers le nord, résolu à prévenir l’archiduc. Ce prince a perdu l’occasion de prendre l’armée française à revers, par le Tyrol, pendant l’expédition de Home ; cette occasion, Bonaparte ne la lui offrira plus. Le 6 mars, Bernadotte arrive avec les renforts tirés de l’armée du Rhin : 30 000 hommes sur le papier, en réalité 19 000 combattans, qui portent les forces totales de Bonaparte à 67 000 Français et 7 000 Italiens, en tout 71 000 hommes.

Chemin faisant, il machine contre Venise : il active la force des choses, il précipite les occasions, et prend ses mesures pour en profiter : des agens obscurs creuseront la mine ; la lâcheté, l’avidité, la peur, le fanatisme feront le reste. Le général Victor a l’ordre de se tenir avec 10 000 hommes prêt à occuper les États de la République. Bonaparte déclare aux Vénitiens qu’il ne souffrira pas que l’ordre soit troublé derrière lui, et dans le même temps, ses émissaires préparent les désordres dont il annonce la répression. Venise s’y prête. Les intrigues se croisent au milieu du carnaval macabre qui se continue tout l’hiver. « Cette République touche à sa fin, écrit l’agent français, Lallement, à Bonaparte ; le gouvernement n’a plus de ressorts ; les peuples sont arrivés au mépris, et il ne faut plus qu’une étincelle pour allumer l’incendie. On ne nous aime pas, mais le mot de liberté, que nous prononçons avec enthousiasme, retentit partout… et ces vieux aristocrates… ne font que précipiter le moment de leur chute. » Si Bonaparte se rapproche, ils tremblent et se font supplians ; si Bonaparte s’éloigne et paraît en péril, les émigrés français, qui s’étaient mis à l’ombre, se répandent dans les cafés, sur les places, annoncent la déroute des Français et « distribuent de l’argent aux soldats esclavons, en les excitant au massacre des Jacobins. » Les agens de Bonaparte les secondent, à leur façon, en grossissant la petite faction révolutionnaire, dite des « patriotes », dont les francs-maçons, quelques nobles émancipés, des bourgeois riches, la jeunesse remuante, forment le noyau. Et selon les nouvelles de la guerre, les deux partis, le premier beaucoup plus nombreux que le second, se menacent d’extermination.

Le ci-devant conventionnel, futur préfet de l’Empire, Salicetti est un des plus ardens meneurs de cette besogne. Il y est fort aidé par un certain Landrieux, officier d’aventures, boute-feu d’ancien régime, qui a mis son adresse et son audace cyniques au service de la Révolution. Il s’est organisé à Milan, sous le nom très significatif de « comité de police », une véritable agence de propagande. Landrieux en est l’intermédiaire principal avec les patriotes de Venise. Il joue double jeu, joue à coup sûr et empoche double salaire, dénonçant aux oligarques les complots ourdis par lui-même contre eux, et les entraînant, par la peur qu’ils en ressentent, à des mesures téméraires qui les perdront. « Tous les rois, tous les généraux ont fait de même », rapporte Landrieux, qui se piquait de grandes manières politiques et connaissait son histoire du XVIIIe siècle.

Les Lombards sont tout prêts à servir d’instrumens. À peine constitués en république, ils rêvent déjà d’étendre leurs frontières et de s’agrandir jusqu’à l’Adriatique. Le Comité de police se réunit le 9 mars. L’un des membres, Porro, sorte de Brissot cisalpin, porto la parole et conclut : « L’avilissement des Vénitiens les a fait sortir de la balance de l’Europe… Certainement l’Autriche tentera de les réunir à ses États. Et pourquoi ne les prendrions-nous pas ? Fondons notre État… soyons les premiers, soyons les plus hardis ! » Mais, ajoute cet Italien circonspect, « notre république naissante doit conserver son honneur ; il y aurait trop de risques à le perdre. Ne compromettons pas non plus l’armée française. Entamons par un travail de cabinet cette haute entreprise. Il est impossible que Bonaparte n’approuve pas nos efforts pour l’aider à remplir entièrement sa promesse envers nous. » Un journaliste, Salvatori, révèle que le citoyen Landrieux a lié, « avec une activité singulière, tous les fils d’un soulèvement général ». Si nous, Italiens, prenons Venise, poursuit-il, et si nous la réunissons à la république italienne, l’Autriche criera, mais ne s’opposera pas, persuadée qu’il lui sera plus facile, le cas échéant, de nous en reprendre un morceau que de le prendre directement sur Venise. C’est la conséquence « de ce que les souverains appellent le droit public. »

Le lendemain, 10 mars, Bonaparte reprend campagne. En partant de son quartier général de Bassano, il adresse à son armée une proclamation qui donne le ton des futurs bulletins de l’Empire. Il s’habitue à parler en souverain et à publier ses desseins sous forme de manifestes. 14 batailles, 70 combats, 2 500 canons, 100 000 prisonniers, l’armée nourrie par les contributions, 30 millions versés au Trésor, les musées enrichis de chefs-d’œuvre, deux républiques, la Cispadane et la Transpadane, fondées, deux rois, un grand-duc, le pape arrachés à la coalition, les Anglais chassés des ports, l’Adriatique ouverte à la France, la Macédoine sous ses prises, voilà ce qu’a fait l’armée d’Italie. « Mais vous n’avez pas encore tout achevé… Il n’est plus d’espérance pour la paix qu’en allant la chercher dans le cœur des États héréditaires de la maison d’Autriche… L’or de l’Angleterre a corrompu les ministres de l’empereur… La maison d’Autriche se trouvera réduite au rang des puissances secondaires où elle s’est déjà placée en se mettant aux gages de l’Angleterre. » Puis, se prémunissant contre un revers, voulant surtout disposer les esprits à recevoir comme une œuvre de salut public le traité qu’il jugera de son intérêt de signer, il écrit au Directoire : « Il est impossible qu’avec 50 000 hommes je puisse suffire à tout… Si on me laisse accabler, je n’aurai d’autre ressource que de me retirer en Italie, et tout sera perdu. »

Tout fut sauvé encore une fois. Admirablement secondé par Massé nu, Bonaparte battit les deux années autrichiennes, et força l’archiduc à se replier sur la route de Vienne. Il s’avance au cœur des États autrichiens ; mais s’il ne frappe pas de terreur la cour de Vienne, il est en péril. Que l’empereur soulève ses peuples, qu’il rappelle une partie de ses troupes d’Allemagne, qu’il se mette lui-même à la tête de son armée, Bonaparte, affaibli par les garnisons qu’il a laissées sur son passage, sans ligne de retraite assurée, peut être anéanti. Il ne peut s’en tirer que par une « sommation militaire » qui épouvantera les Viennois, et lui permettra, comme le dit Marmont, « de réaliser ses avantages, de sortir d’une position équivoque et soumise à de grandes chances contraires. » Le 21 mars, de Klagenfurt, il adresse à l’archiduc une belle lettre ostensible et très pathétique ; elle se termine par cette phrase que Frédéric eût signée et que Voltaire eût applaudie : « Je m’estimerais plus fier de la couronne civique que je me trouverais avoir méritée que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires. »

Cependant Venise se livre. Aux séditions fomentées par les émissaires milanais et français, répondent les insurrections des paysans et de la populace des villes. Les troupes françaises soutiennent les « patriotes démocrates » qui veulent renverser l’oligarchie ; les paysans et le petit peuple réclament l’ancien gouvernement. Voyant les « patriotes » mêlés aux Français et aux Milanais, ils massacrent tout et pillent à l’aveugle aux cris de : Mort aux Jacobins ! Le Sénat de Venise laisse ses boute-feux allumer l’incendie et ne fait rien pour l’éteindre ; il attend les événemens et se prémunit, à toute aventure : il députe vers les Alpes des représentans chargés de féliciter, suivant les conjonctures, soit Bonaparte, soit l’archiduc. Bonaparte écrit, le 5 avril, au Directoire : « Le gouvernement de Venise est assez généralement haï dans tout le continent ; il serait possible que la crise actuelle produisît son entière destruction. » Et constatant, que les agens du gouvernement de Venise prêchent la guerre aux Français, il écrit à Pesaro : « La nécessité de veiller à la sécurité de l’armée me fait un devoir de prévenir des entreprises que l’on pourrait faire contre elle. » Deux jours après, le 7, il reçut l’annonce de l’arrivée, de plénipotentiaires autrichiens. Ces diplomates pouvaient venir, le terrain était disposé. Ce même jour, l’avant-garde française s’arrêtait à Léoben, à vingt lieues de Vienne. Bonaparte semblait dominer les affaires : il séparait les deux armées autrichiennes qui ne pouvaient plus opérer leur jonction que devant la capitale, et les Autrichiens avaient appris qu’il était dangereux de placer Bonaparte entre deux feux ; c’était s’exposer à se faire battre deux fois par lui.

Encore une défaite, et Vienne tombait aux mains des Français. Quand on apprit l’approche de Bonaparte, il y eut une panique. On fit circuler « par ordre de la cour, d’énormes pancartes, chez tous les grands ministres, les grandes maîtresses, dans toutes les antichambres de la famille impériale, portant ordre d’emballer au plus vite et de se tenir prêt à partir. » Thugut, qui seul conservait du courage, essaya de ranimer les esprits en montrant les immenses ressources que l’on pourrait tirer des paysans, de leur attachement à la dynastie et à la religion. La peur l’emporta, et le parti de la paix reprit le dessus. Thugut, tout en la réprouvant, s’était préparé à la négociation, et, dès lors qu’elle était commandée, il s’attacha à la rendre aussi avantageuse que possible. Il jugeait l’armée française du Rhin condamnée à l’immobilité pour quelques semaines au moins ; il estimait la position de Bonaparte au moins aussi précaire qu’elle était menaçante. L’Autriche devait en profiter, signer une trêve au lieu de risquer une rencontre qui pouvait être désastreuse, s’arrêter, reprendre haleine, reconstituer ses forces, gagner du temps et, dans la suite, rompre la trêve ou en étendre les avantages au cours des négociations. Il voyait donc les choses comme Bonaparte les voyait, et les mêmes calculs les rapprochèrent.

Le 2 avril, un conseil eut lieu à la Burg, et l’on décida d’envoyer auprès de Bonaparte deux négociateurs, MM.  de Bellegarde et de Merveldt, tous les deux militaires. Aussi bien pour imposer dans les conférences, que pour se précautionner au cas où la lutte continuerait, l’empereur fit publiquement appel au dévouement de ses sujets, proclama l’insurrection en Hongrie, fit ouvrir des bureaux d’enrôlement, enfin déploya tout l’appareil d’une guerre nationale. Un courrier fut adressé à Pétersbourg, réclamant, avec instance, le secours solennellement promis par les traités et toujours différé. Thugut y croyait peu, et il disposait déjà ses filets. Jouant, comme Bonaparte et dans le même temps, du procès qu’il tenait ouvert avec Venise, il releva les infractions de cette république à la neutralité et se plaignit de sa partialité envers les Français. « J’espère, dit-il, à l’envoyé vénitien Grimani, que le Sénat va profiter des révoltes de Brescia et de Bergame pour s’unir à l’Autriche et couper la retraite aux Français. » Les rapports de l’envoyé autrichien à Venise montraient la république s’écroulant, et insinuaient que, le cas échéant, l’empereur pourrait trouver là son indemnité. Les révoltes de Bergame et de Brescia servaient ainsi les deux partenaires de cette astucieuse partie et leur fournissaient, par contre-coup, les prétextes dont ils avaient besoin. Si Venise se décide pour l’Autriche, se disait Thugut, elle contribuera à la destruction de Bonaparte ; si elle refuse, son refus fournira le moyen de la détruire.


V

Les généraux Merveldt et Bellegarde rencontrèrent Bonaparte à Indenburg, Ici 7 avril[7]. Ils s’informèrent aussitôt des conditions possibles de la paix. Bonaparte refusa de répondre tant qu’ils n’auraient pas de pouvoirs pour traiter ; puis, au cours de la conversation, évitant de s’expliquer sur l’Italie, il insinua la cession à la France des territoires autrichiens et allemands jusqu’au Rhin. Les Autrichiens se récrièrent : si l’empereur estime la paix impossible, dirent-ils, il sortira de Vienne ; il armera ses peuples, et s’exposera, à la tête de son armée, à toutes les chances de la guerre. Sur quoi Bonaparte répliqua que, s’il avait posé l’article du Rhin comme définitif et réservé celui de l’Italie, c’est qu’il admettait la discussion sur cet article-là. Ce propos encouragea les Autrichiens, qui consentirent un armistice de cinq jours et abandonnèrent à Bonaparte des positions qui assuraient son offensive contre Vienne, lis repartirent le 8 pour rendre compte à leur maître de cette première entrevue. Bonaparte jugea nécessaire d’avertir Clarke, qui était à Turin et sans lequel, d’après les instructions du Directoire, il ne pouvait rien conclure ; mais il s’arrangea de façon que le courrier partît tard, et ne mît point son honneur professionnel à braver les difficultés de la saison, les mauvais chemins et les torrens débordés.

Vienne s’était prise d’un bel accès d’effervescence. Nobles, étudians, bourgeois se pressaient aux bureaux d’enrôlement. Le 10 avril, l’empereur décréta le landsturm, c’est-à-dire la levée en masse. Mack, qui resta jusqu’en 1805 en possession de l’emploi d’oracle officiel en matière militaire, forma un camp retranché sous les murs de la ville. La mise en scène ainsi disposée, Thugut dressa les instructions des plénipotentiaires. A Merveldt, bon officier, mais neuf dans la diplomatie, il adjoignit le ministre de Naples, Gallo, fort bien en cour et qu’il estimait d’ailleurs à sa discrétion. Ils devaient stipuler le principe de l’intégrité de l’Empire, c’est-à-dire refuser l’adhésion de l’empereur à la cession de la rive gauche du Rhin ; ils pouvaient abandonner les Pays-Bas autrichiens et la Lombardie, mais ils devaient réclamer, en compensation, une partie des territoires vénitiens ou une partie ; des Légations. Ainsi, au moment où elle invitait Venise à l’alliance et où elle était encore l’alliée du Saint-Siège, la cour de Vienne cherchait à s’emparer des États du Pape et de ceux de la République.

Bonaparte avait établi son quartier général au château de Léoben. L’Autriche faisait grand état de ses préparatifs. Bonaparte en était déjà informé, et il ne laissait pas de s’en préoccuper ; il trouva moyen d’en tirer parti. Ces arméniens de l’empereur étaient pour lui un motif de hâter la paix, et, en même temps, un moyen de l’imposer au Directoire. « Le Rhin n’était pas passé, écrira-t-il au Directoire ; l’empereur n’attendait que ce moment pour quitter Vienne et se porter à la tête de son armée. S’ils eussent fait la bêtise de m’attendre, je les aurais battus ; mais ils se seraient toujours repliés devant nous, se seraient réunis à une partie de leurs forces du Rhin et m’auraient accablé ; alors la retraite devenait difficile, et la perte de l’armée d’Italie pouvait entraîner celle de la République… Si je me fusse, au commencement de la campagne, obstiné à aller à Turin, je n’aurais jamais passé le Pô ; si je m’étais obstiné à aller à Rome, j’aurais perdu Milan ; si je m’étais obstiné à aller à Vienne, peut-être aurais-je perdu la République. »

Cependant il apprend que, le 4 avril, Clarke a signé à Turin un traité d’alliance avec la Sardaigne : le roi promet neuf mille hommes et quarante canons à la République. Il sait, d’autre part, que Hoche se dispose à passer le Rhin. Ces nouvelles lui permettront d’élever le ton, en même temps que l’inaction de Moreau lui servira d’excuse si le Directoire juge qu’il s’est trop pressé de conclure.

Le 9 avril, il reçoit la visite de Verninac, envoyé de France à Constantinople, qui se rend à Paris et qu’il a désiré entretenir, étendant ainsi la main sur cet ambassadeur comme il l’avait fait sur Cacault à Rome, Miot à Florence, Faypoult à Gênes. Ils parlent de la paix, et tombent d’accord que la France ne peut, sans s’affaiblir et perdre son prestige, restituer le Milanais. Verninac développe de lui-même tous les argumens de Bonaparte : « Rendre le Milanais, c’est remettre sous le joug les trois Légations et Modène ; car comment pourraient-elles se conserver libres, pressées entre Naples, Rome, l’empereur, Venise, également intéressés à leur redonner le gouvernement absolu ?… C’est nous discréditer, auprès des peuples, nos véritables alliés… C’est, en s’ôtant les moyens de dominer l’Italie, se priver de très grands avantages commerciaux et politiques… » Comment concilier la gloire et l’intérêt de la République avec la paix que l’opinion réclame en France ? Les Vénitiens par leur aveuglement au moment le plus favorable nous permettront de nous accorder avec l’empereur[8]. Bonaparte laissa Verninac se flatter de lui avoir soufflé cette combinaison diplomatique. Il était sûr d’avoir en lui un avocat auprès du Directoire. Il envoie, le même jour, Junot à Venise avec une lettre pour le doge : « Croyez-vous que, dans un moment où je suis au cœur de l’Allemagne, je sois impuissant pour faire respecter le premier peuple de l’univers ?… Nous ne sommes plus au temps de Charles VIII. » Il exige le désarmement des paysans et l’évacuation de la terre ferme. Il s’adresse aux peuples de ces pays et leur promet de les affranchir. Il mande au général Kilmaine, qui était en relations constantes avec Landrieux et guettait l’occasion d’occuper les places en terre ferme, que Venise doit donner satisfaction dans les vingt-quatre heures, sinon on arrêtera tous les nobles et tous les partisans du Sénat : « Si l’affaire de Venise est bien menée, comme tout ce que vous faites, ces gaillards-là se repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas, comme vous pensez bien, de longue durée. » Ces instructions données, il écrit, le 9, au Directoire : « Quand vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de toute la terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l’ordre. »

Le 13 avril, Merveldt arrive à Léoben. La trêve était expirée ; il en demande le renouvellement. Avant d’y consentir, Bonaparte veut savoir si ce renouvellement acheminera vers la paix. Merveldt le lui donne à entendre, et l’armistice est prolongé jusqu’au 19 avril. Bonaparte découvre alors ses conditions. Il présente deux combinaisons : 1° L’Italie paiera la limite du Rhin ; l’empereur recouvrera la Lombardie et, en compensation de la Belgique, prendra la Dalmatie, l’Istrie et le Frioul ; 2° La France se contentera des frontières constitutionnelles : la Belgique, le Luxembourg, Liège, et renoncera à la limite du Rhin ; en échange de la Belgique, l’empereur prendra la Vénétie jusqu’au Mincio, peut-être même Bergame et Brescia. Comme Merveldt s’enquérait des moyens d’exécution, Bonaparte se répandit en propos méprisans sur Venise, dont il serait, dit-il, maître quand il voudrait.

Thugut était familier avec ce genre d’insinuations, et le courrier que lui expédia Merveldt, au sortir de l’entretien, fut le très bienvenu. Conserver un pied en Italie, s’étendre sur l’Adriatique et par là prendre à revers l’empire turc, c’est-à-dire le grand marché futur des partages, c’était une de ses combinaisons favorites. Bonaparte flattait d’autre part ses passions en lui offrant le moyen de déjouer les convoitises de la Prusse : si la France renonçait à la limite du Rhin, Frédéric-Guillaume sortirait de la guerre les mains vides dans l’Empire, où il n’avait plus, depuis longtemps, les mains nettes. Thugut jugea que Bonaparte désirait la paix ; que cette paix ne serait, de part et d’autre, qu’un expédient ; qu’elle donnerait ouverture à des combinaisons plus étendues et plus fructueuses à qui saurait mettre à profit le temps de l’armistice. Le 15 avril, il envoya aux négociateurs autrichiens cette instruction : renoncer à la Belgique et au Luxembourg ; maintenir formellement l’intégrité de l’Empire, sauf à transiger pour des parcelles, selon les convenances de la France ; réclamer la restauration du duc de Modène ; réclamer Milan, et si les Français le refusent, réclamer une compensation : cette compensation, aussi bien que celle qui sera due pour la cession de la Belgique, c’est aux Français de l’offrir : s’ils offrent Venise, on s’étonnera qu’ils n’offrent pas de préférence les Légations ; on insinuera que si l’empereur prend une partie des terres de Venise, les Légations pourraient indemniser cette république ; dans tous les cas, on n’acceptera la terre vénitienne que si les Français en disposent. Ces combinaisons expriment des nuances très subtiles dans l’art d’usurper le bien d’autrui sans pécher contre l’esprit d’Etat. Le lecteur moderne s’étonnera, peut-être de l’étonnement officiel que Thugut prescrit à ses agens pour le cas où Bonaparte n’offrirait pas à l’Autriche les terres pontificales, et de la différence qu’il fait entre ces terres et celles de la République de Venise : les premières étant bonnes à cueillir, les secondes étant encore trop vertes. C’est ici qu’il faut admirer l’ancien « droit public » dans toute sa fécondité. Bonaparte, s’étant emparé des Légations, les possède par « droit de conquête » ; ce droit entraîne celui d’échange et de cession, ce qui permet, par conséquence juridique, au cessionnaire d’user du droit naturel qu’il a de s’arrondir : mais Venise n’étant point encore conquise, ni Bonaparte n’a « le droit » d’en disposer, ni l’Autriche « le droit » de la recevoir de ses mains.

Le baron de Vincent partit le 15 avril de Vienne avec ces instructions. Les affaires étaient déjà fort avancées à Léoben quand il y revint. Gallo y était arrivé le 14. Bonaparte le perça du premier coup. Il vit en lui un sournois, un important, un timide, qui méditait de tirer quelques marrons du feu pour son maître de Naples. Il le reçut de haut, fit des difficultés pour l’admettre, sous prétexte qu’il était sujet napolitain, puis s’étant de la sorte assuré la supériorité, il consentit à conférer. Il posa en principe l’alternative, c’est-à-dire que, dans les actes, l’empereur ne serait pas toujours placé avant la République. Cette question conduisit à celle de la reconnaissance. Les Autrichiens y mettraient des réserves. « La République française, leur répondit Bonaparte, ne veut point être reconnue ; elle est en Europe ce qu’est le soleil sur l’horizon ; tant pis pour qui ne veut pas la voir et ne veut pas en profiter. » Ce dernier propos mit les Autrichiens à l’aise : ils désiraient éviter la reconnaissance et s’assurer les profils de l’association. Les conférences officielles commencèrent le lendemain. Elles se tinrent dans un pavillon, au milieu d’un jardin, neutralisé pour la circonstance, mais environné, de toutes parts, par les bivouacs français. Les négociateurs disposèrent trois projets : tous les trois stipulaient que l’Autriche céderait la Belgique et le Luxembourg, et reconnaîtrait les limites constitutionnelles, ce qui impliquait la réunion à la France de l’évêché de Liège ; la question de la rive gauche du Rhin était renvoyée à la paix de l’Empire. Les trois projets ne différaient que par les « gradations » des indemnités de l’Autriche : ou une partie des États vénitiens, ou la restitution de la Lombardie, ou une acquisition quelconque à déterminer ultérieurement. Ces propositions furent envoyées à Vienne. Bonaparte écrivit, le 16 avril, au Directoire : « Si l’un de ces trois projets est accepté à Vienne, les préliminaires de la paix se trouveraient signés le 20 avril… Si rien de tout cela n’est accepté, nous nous battrons… Jamais… une rivière n’a pu être un obstacle réel. Si Moreau veut passer le Rhin, il le passera… Il faut que les armées du Rhin n’aient pas de sang dans les veines. Si elles me laissent seul, alors je m’en retournerai en Italie ; l’Europe entière jugera de la différence de conduite des deux armées. » Simples précautions diplomatiques : il était décidé à traiter.

Le baron de Vincent arriva, ce même jour, et les instructions qu’il apportait permettaient aux Autrichiens de conclure sans attendre un nouveau courrier. Tout devint facile et tout fut vite réglé. On rédigea des articles païens, destinés à être communiqués, en France, aux conseils, et en Allemagne, à la diète ; c’est le masque de la paix future : l’Autriche cède les Pays-Bas et reconnaît les limites constitutionnelles ; « la République française fournira, à la paix définitive, un dédommagement équitable à Sa Majesté l’empereur, et à sa convenance » ; elle évacuera les États de l’empereur autres que les provinces belgiques ; il y aura armistice entre la République et l’Allemagne ; il sera tenu un congrès « pour traiter et conclure la paix définitive entre les deux puissances sur la base de l’intégrité de l’empire. » Ces dispositions, si elles avaient un sens, signifiaient que la France évacuerait l’Italie et renoncerait à la rive gauche du Rhin. En réalité, elles préparaient tout le contraire ; c’était l’objet des articles secrets, les seuls qui donnèrent lieu à une discussion.

Bonaparte exigea que l’empereur cédât la Lombardie et ratifiât la conquête de Modène par la République. Il offrit, en échange des Pays-Bas et de ces pays italiens, « la partie de la terre ferme de Venise comprise entre l’Oglio, le Pô, la mer Adriatique », plus l’Istrie et la Dalmatie. Les Autrichiens demandèrent comment il obtiendrait cette cession des Vénitiens. Il n’avait qu’à invoquer les précédens du partage de la Pologne, et il aurait pu se dispenser d’expliquer par quels procédés on amène un État à consacrer son propre démembrement. Il tint à se montrer homme de bonne compagnie, au courant des usages des cours et connaissant le fin des choses. La France, dit-il, est en désaccord avec la République de Venise, et ses griefs lui fourniront le prétexte d’une déclaration de guerre, qui mettra tout le monde on règle avec le droit public. D’autre part, la République de Venise cédera à la France les territoires compris entre l’Adda, le Pô, l’Oglio, la Valteline et le Tyrol : ils seront réunis à la Lombardie, en république indépendante. Venise, réduite aux lagunes et aux îles de l’Adriatique, recevra, en compensation de ses pertes, les trois Légations. Les Autrichiens ne se montrèrent résistans que sur l’article de Modène ; mais Bonaparte demeura inflexible. Le duc, dit-il, a violé sa trêve avec la République ; ses États sont sous la conquête ; la France ne renonce à exiger la cession de la rive gauche du Rhin que par égard pour l’empereur ; que l’empereur renonce à stipuler l’intégrité de l’Empire, la République lui abandonnera en Italie tout ce qu’il pourra désirer. Ce débat remit tout en question. Les Autrichiens considérèrent que l’armistice serait rompu en Allemagne le 20, que Hoche serait vraisemblablement plus audacieux que Moreau, et pourrait porter des coups redoutables. Bonaparte les menaça de l’arrivée imminente de Clarke qui, s’il venait avant la signature, réclamerait peut-être au nom du Directoire l’abandon de la rive gauche du Rhin. Ces raisons levèrent les dernières hésitations. Les articles furent signés le 18 avril, dans l’après-midi.

Un grand nombre d’officiers français étaient réunis dans le jardin ; ils savaient la négociation très avancée, mais ils ne s’attendaient pas à un aussi prompt dénouement. Bonaparte sortit du pavillon avec Merveldt et Gallo. « Les préliminaires de la paix sont signés : Vive la République ! Vive l’empereur ! - » Les officiers répondirent par des acclamations. Il y eut un grand dîner chez Bonaparte, qui affecta, avec les Autrichiens, l’esprit républicain. « On va vous donner de belles récompenses, messieurs, leur dit-il, pour les services que vous venez de rendre ; vous aurez des croix et des cordons. — Et vous, général, répliqua le baron de Vincent, vous aurez un décret qui proclamera que vous avez bien mérité de la patrie ; chaque pays a ses usages et chaque peuple ses hochets. »


VI

Il s’agissait de faire accepter par le Directoire un traité qui, dans ses articles païens, abandonnait cette limite du Rhin tant promise à la France et établissait ces républiques d’Italie, dont le Directoire paraissait faire si bon marché. Bonaparte exposa d’abord les avantages directs de la transaction[9] : les limites constitutionnelles, une République puissante qui donne à la France pied en Italie ; entre cette République et la France, Gênes, qui est sous nos prises, le Piémont qui demeure à notre discrétion. Sans doute on a promis les Légations à Venise ; mais il est probable que le Sénat refusera cette compensation, la jugeant « inconvenante et insuffisante » : les trois Légations demeureront en notre pouvoir, et nous les réunirons à la République lombarde. Nul motif de s’apitoyer sur Venise : son Sénat « est le plus absurde et le plus tyran nique des gouvernemens ; il est hors de doute qu’il voulait profiter du moment où nous étions dans le cœur de l’Allemagne pour nous assassiner. » Entourée d’un côté par l’empereur, de l’autre par la République lombarde, Venise tombera du côté de cette République. Enfin l’empereur est lié à la France, et la République, tenant la balance entre lui et le roi de Prusse, devient l’arbitre de l’Allemagne. Bonaparte termine par cet argument sans réplique ; la menace de sa démission, et la menace, plus effrayante encore, d’un retour en France et d’une candidature politique : « Je vous demande du repos… ayant acquis plus de gloire qu’il n’en faut pour être heureux… Ma carrière civile sera comme ma carrière militaire, une et simple… »

Cette lettre était écrite, lorsqu’il apprit qu’une insurrection avait éclaté à Vérone, le 17 : c’est l’horrible massacre de Français et de partisans de la France, qui a mérité, sous le nom de Pâques véronaises, d’être associé au souvenir des Vêpres siciliennes. D’autre part, Gallo insinue que l’empereur, environnant la ville de Venise, sera conduit ; à désirer de la prendre et à s’étendre sur la terre ferme ; que pour y parvenir, il consentirait à une extension de la France en Allemagne, qu’il ne refuserait pas au besoin de s’y arrondir lui-même : la France, pourrait, comme Bonaparte l’avait bien prévu, remettre sur le tapis la question de la rive gauche du Rhin, et interpréter la clause de l’intégrité de l’Empire comme la Prusse, l’Autriche et la Russie avaient interprété leurs innombrables garanties de l’intégrité de la Pologne. « Les préliminaires, écrit-il au Directoire le 22 avril, seront susceptibles, à la paix définitive, de toutes les modifications que vous pourrez désirer… Les États de Venise vont se trouver à notre disposition… Tous les jours, j’ai de nouvelles raisons de plaintes ; je vais donc chasser toutes les troupes vénitiennes, mettre ces messieurs à la raison et y nourrir mon armée… Moyennant ces précautions, je pense que nous obtiendrons : 1° les limites du Rhin ou à peu près ; 2° la République lombarde accrue du Modénais, du Bolonais, du Ferrarais et de la Romagne. » La paix publiée en France, l’étal de guerre continuant en Italie et en Allemagne, la limite du Rhin et le bouleversement de l’Allemagne en perspective, l’Italie révolutionnée en partie, une autre Batavie organisée dans le Milanais, objet constant de l’ambition des rois de France ; Venise, ses trésors, ses musées, ses arsenaux maritimes à exploiter ; des navires et de l’argent, ce dont on manquait le plus ; par-dessus tout, le retour de Bonaparte indéfiniment ajourné, c’était plus qu’il n’en fallait pour décider le Directoire à ratifier les préliminaires. Ce fut le conseil que lui adressa Clarke. Arrivé le 22 avril, et quoique fort vexé du rôle de comparse auquel Bonaparte l’avait réduit, il écrivit à Delacroix : « Il fallait prendre un parti, et le prendre avec promptitude, c’est ce qu’a fait Bonaparte. Il connaissait mes instructions ; les propositions que j’eusse faites n’auraient point été acceptées. Les idées du Directoire exécutif sur la paix continentale et celles de l’empereur différaient essentiellement. Il fallait donc trancher le nœud gordien. Un nouvel Alexandre l’a fait et avec l’intention de servir efficacement la République. »

En attendant les ratifications de l’empereur, Bonaparte redescendit vers l’Italie. Le 25, à Gratz, il rencontra des délégués de Venise chargés de lui offrir les satisfactions qu’il avait réclamées, le 9 avril, dans sa lettre au doge : les satisfactions n’étaient qu’un en-cas : affirmation de la neutralité, promesse de cesser les arméniens, et de délivrer les « patriotes » emprisonnés. Le jeu de Bonaparte était de pousser les oligarques aux extrémités, de les discréditer en les humiliant, de susciter une révolution démocratique qui ruinerait l’ancien gouvernement, entraînerait l’anarchie et ouvrirait les portes à toutes les interventions, il exigea le désarmement général des paysans, et le licenciement partiel des Esclavons, l’expulsion du ministre d’Angleterre, le règlement entre les mains des agens français de la succession Thierry qu’il évaluait à vingt millions, l’arrestation des nobles suspects d’avoir provoqué l’assassinat des Français : « J’ai, dit-il, 80 000 hommes. Je ne veux plus d’inquisition, plus de Sénat, plus d’alliance avec vous. Je veux vous donner la loi. Vous ne voulez que gagner du temps. Votre gouvernement est vieux, il faut qu’il s’écroule. »

Les délégués repartirent, persuadés que le traité, dont ils ignoraient encore les dispositions, avait décidé de leur sort. Les ratifications autrichiennes parvinrent, le 30 avril, à Bonaparte qui se trouvait alors à Trieste. Il apprit, en même temps, que Hoche avait rompu l’armistice le 13, passé le Rhin le 18, battu les Autrichiens le 18, et que Moreau avait aussi passé le Rhin le 20. La nouvelle des préliminaires allait les arrêter dans leur offensive. « Nous n’aurions pas tardé à vous rejoindre, » lui mandait Moreau le 23 avril. Bonaparte perdait ainsi l’un de ses plus forts argumens en faveur du traité. On lui reprocherait dès lors à Paris d’avoir signé trop vite : quelques jours de plus, et l’on enlevait la rive gauche du Rhin. L’effet des préliminaires était, en partie, manqué. C’était pour Bonaparte un motif de plus d’offrir aux Directeurs, et de leur imposer au besoin, le moyen de développer ces préliminaires et d’en tirer, par la négociation, les avantages qu’il semblait avoir laissés échapper, Ce dessein impliquait l’occupation de Venise, matière de l’échange futur. De ce côté, les occasions ne manquaient pas. L’affaire de Vérone aurait suffi ; il s’en présenta une autre : un corsaire français, le Libérateur de l’Italie, voulant forcer le passage du Lido, avait été reçu à coups de canon et capturé ; les Esclavons avaient tué le capitaine. C’était un casas belli dans toutes les formes. Le Sénat de Venise envoya aussitôt une députation faire amende honorable au quartier général. « Je ne puis vous recevoir, écrivit Bonaparte le 30 avril ; vous et votre Sénat êtes dégouttans du sang français. Quand vous aurez fait remettre en mes mains l’amiral qui a donné l’ordre de faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent la police de Venise, j’écouterai vos justifications. Vous voudrez bien évacuer dans le plus court délai le continent de l’Italie. » Voilà donc leur terre ferme conquise, et, par suite, échangeable dans les règles et selon les précédens des partages classiques.

Restait à étendre sur la ville et sur les lagunes le même droit de guerre. Bonaparte rappelle immédiatement le ministre de France, Lallement : « Le sang français a coulé à Venise, et vous y Mes encore ! Attendez-vous donc qu’on vous en chasse ?… Faites une note… et venez me rejoindre à Mantoue. » Cela fait, il avertit le Directoire : il avait un plan d’offensive magnifique : « J’aurais traversé les gorges de l’Inn, marché dans la Bavière ; j’aurais auparavant levé des contributions sur le faubourg de Vienne. Ce plan a totalement manqué par l’inaction de l’armée du Khiri. Si Moreau avait voulu marcher, nous eussions fait la campagne la plus étonnante et bouleversé la situation de l’Europe… J’ai vu la campagne perdue, et je n’ai pas douté que nous ne fussions battus les uns après les autres… Il faut, avant tout, prendre un parti pour Venise : sans quoi, il me faudrait une armée pour les contenir. Je sais que le seul parti qu’on puisse prendre est de détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire ; par ce moyen, nous tirerons des ressources de toute espèce d’un pays que, sans cela, il nous faudra garder plus que le pays ennemi. » Il relate, en style de commissaire de la Convention, les massacres de 400 Français, les insultes au drapeau républicain, les violations de neutralité. « Si le sang français doit être respecté en Europe, si vous voulez qu’on ne s’en joue pas, il faut que l’exemple sur Venise soit terrible ; il nous faut du sang, il faut que le noble amiral vénitien qui a présidé à cet assassinat soit publiquement justicié ! » C’est l’intérêt de Bonaparte de tenir ce discours ; mais il éprouve passionnément ce qu’il décide par conseil ; sa colère même est politique, et il n’a qu’à l’écouter pour tenir le langage qui persuadera les Directeurs. Il parle, naturellement, quand il s’emporte, le langage qu’il a, dans sa jeunesse, entendu tenir à ses premiers maîtres en politique, les terribles proconsuls, dont la fureur était devenue une sorte de raison d’Etat. Ce fond de jacobin et de Comité de salut public reparaîtra chez Bonaparte dans toutes les grandes agitations de sa carrière.

Ses précautions prises, il pousse, selon une expérience qui lui a toujours réussi, l’exécution des mesures qu’il propose au Directoire. Il évacue les États autrichiens, ce qui lui permet d’investir Venise. Le 2 mai, il lance un manifeste où tous ses griefs sont exposés ; c’est la guerre. Le 12 mai, sur une injonction du général Baraguay d’Hilliers, le vieux gouvernement de Venise abdique ; un gouvernement provisoire, choisi parmi les patriotes, le remplace. Il n’aura d’autre tâche que d’occuper l’entr’acte et de tenir le devant de la scène jusqu’à la confiscation de la République, mais il remplira d’autant mieux son rôle qu’il le jouera plus ingénument. Je force les lagunes, écrit Bonaparte au Directoire ; je chasse de Venise ces nobles, « nos ennemis irréconciliables et les plus vils de tous les hommes… Après une trahison aussi horrible, je ne vois plus d’autre parti que celui d’effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe. Il faut le sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français qu’ils ont fait égorger. » Ce discours était tourné de façon à faire tressaillir d’aise tous les anciens conventionnels. Entre la perspective de réunir Mayence avec la plus grande partie de la rive gauche du Rhin, et celle de sacrifier à l’Autriche les débris d’une oligarchie hostile, Bonaparte estimait que le Directoire n’hésiterait pas, et qu’en tous cas les principes n’entreraient nullement dans la balance. Il ne se trompait pas. Le Directoire n’eut qu’une pensée : réunir toute la rive gauche du Rhin à la France et adjoindre à la fois Venise et les Légations à la République lombarde, c’est-à-dire prendre davantage et donner moins que ne le stipulaient les préliminaires. Ce fut le fond des négociations qui s’engagèrent aussitôt et qui se traînèrent pendant tout l’été de 1797.


ALBERT SOREL.

  1. Les Mémoires de Larevellière-Lépeaux, imprimés depuis 1873 et connus des historiens par l’exemplaire du dépôt légal qui se trouvait à la Bibliothèque nationale, ont été récemment publiés. 2 vol. in-8o ; Paris, Pion. Voyez l’étude de M. de Vogué dans la Revue du 1er février.
  2. J’ai employé constamment, pour cette étude et celles qui suivront, les manuscrits des Affaires étrangères ; la Correspondance inédite de Napoléon Bonaparte, publiée en 1829 ; la Correspondance de Napoléon Ier.
  3. Mémoires de Thiébault, de Miot, de Marmont, de Bourrienne ; Histoire d’Italie de Botta ; Franchetti, Storia d’Italia, t. I ; Stendhal, Vie de Napoléon ; Peyre, Napoléon Ier et son temps ; Revue critique, 1867, article de M. Lot sur M. Lanfrey, t. I.
  4. Sybel, Histoire de l’Europe pendant la Révolution, trad. française, t. IV, liv. III, Leoben ; Vivenot, Thugut, Clerfayt ; Correspondance de Thugut avec Colloredo ; Bailleu, Preussen und Frankreich von 1795 bis 1807, t. I ; Mémoires de Marmont, de Chaptal, de Landrieux ; Artaud, Vie de Pie VI ; Séché, les Origines du Concordat ; Trolard, De Montenotte à Arcole, de Rivoli à Magenta ; Bonnal, Chute d’une république.
  5. Lettre à Colloredo, 20 novembre 1796.
  6. Stendhal, Vie de Napoléon.
  7. Sybel, loc. cit. ; Hüffner, Oestreich und Preussen gegenüber der französischen Révolution ; liv. II, les Préliminaires de Leoben.
  8. Verninac à Bonaparte, 20 avril ; il rappelle leur conversation ; au Directoire, 23 avril 1797.
  9. Bonaparte au Directoire, 19 avril 1797.