De Kant aux postkantiens/Chapitre II

Texte établi par Maurice BlondelAubier-Montaigne (p. 79-125).

CHAPITRE II

LE PREMIER PRINCIPE

I.Le Premier Principe comme représentation, comme conscience et comme moi (Fichte)

Les philosophes qui en Allemagne prétendent après Kant continuer positivement le Kantisme s’accordent à requérir que la Critique cesse de revêtir un caractère négatif et limité, qu’elle travaille à s’organiser en un système à partir d’un principe premier. Mais de quel genre doit être ce principe, et comment se laissera-t-il déterminer ?

Nous avons vu comment, pour Reinhold, la philosophie de Kant, — qui est la vraie philosophie, — requiert cependant, pour être pleinement assurée, un principe un, qui la convertisse en un système. Ce principe doit être l’expression d’un fait (Factum) qui préexiste en nous à tout le reste, — d’un fait qui n’est pas proprement un fait empirique particulier, mais qui accompagne et rend possibles toutes les expériences et toutes les pensées. Ce fait est la Conscience, et le premier principe de la Philosophie des éléments est le principe, — découvert par la réflexion sur ce fait, — le principe de la Conscience. Or conscience et représentation sont inséparablement liées. Le premier principe s’énoncera donc ainsi : La représentation est dans la conscience distincte du représentant et du représenté, en même temps qu’elle se rapporte aux deux. — Voilà une proposition qui a une valeur universelle, et qu’aucun parmi les plus raffinés sceptiques, anciens ou modernes, ne trouverait le moyen de mettre en doute. Pour cela il faudrait nier, ou mieux, avoir perdu la conscience même. On ne peut, en effet, avoir conscience de soi-même que par la représentation qui d’une part se distingue du sujet, aussi incontestable que la représentation même, et d’un autre côté on n’a conscience de sa représentation qu’au moyen de ce qui est représenté par elle, et qui ne peut pas être plus nié qu’elle. Même les philosophes égoïstes, c’est-à-dire qui se refusent à admettre l’existence d’objets hors de leur moi, sont forcés de distinguer de leurs représentations, non seulement le moi représentatif, mais encore quelque chose qui est représenté par elles, — même si ce quelque chose n’était tenu que pour une simple représentation. Au reste, quand il est ici question de l’objet représenté, on ne soutient point par là qu’il y ait des objets hors de l’âme, et l’on n’explique point comment il peut y en avoir ; on se borne à constater une distinction qui a lieu à l’intérieur de la conscience même. En tout cas, le premier principe ne suppose pas de définitions antérieures à lui ; c’est de lui, au contraire, que dérivent toutes les définitions essentielles. C’est ainsi que le sujet ne peut être défini que comme l’élément distinct de la représentation ainsi que de l’objet auquel la représentation est rapportée ; c’est ainsi que l’objet ne peut être défini que comme ce à quoi la représentation se rapporte, comme l’élément distinct de la représentation et du sujet. La philosophie des éléments doit partir de la seule représentation, abstraction faite du sujet et de l’objet, et en déduire, par la détermination de ses conditions internes, toute la faculté de connaître. Or quelles sont ces conditions internes, — ces conditions telles qu’elles nous apprennent, non pas d’où vient la représentation, mais en quoi elle consiste ? Il s’agit principalement d’expliquer comment la représentation, posée d’abord en elle-même, se rapporte au sujet et à l’objet ; à ce point de vue, elle doit contenir deux éléments ou comprendre deux moments. L’un est la matière de la représentation et répond à l’objet ; l’autre est la forme de la représentation et appartient au sujet. Il ne faut pas confondre la matière avec l’objet ; l’objet auquel la représentation se rapporte reste le même, tandis que la matière change ; l’objet est hors de nous tandis que la matière est en nous. Cependant la matière de la représentation n’est pas la représentation même ; elle ne le devient que par l’application de la forme. De là suit qu’aucune représentation n’est ni sans forme, ni sans matière, — encore qu’à cette matière ne corresponde aucun objet réel ; de là suit encore qu’aucun objet ne peut être représenté avec la propriété qui le caractérise comme objet, c’est-à-dire également que les représentations ne sauraient être des images des choses et que les choses en soi sont irreprésentables. Que si l’on se demande pourquoi on peut parler même, à ce compte, de choses en soi, il faut remarquer que c’est comme concept, non comme chose, que la chose en soi est représentable, et que comme chose, aussi véritablement qu’elle existe, elle reste distincte de la représentation. — Toute représentation est constituée par une matière et une forme ; or le sujet n’est cause que de la forme, non de la matière ; il faut donc que la matière lui soit donnée. Et même dans la représentation de soi-même la matière est quelque chose de donné. Si la matière n’était pas quelque chose de donné, le sujet de la représentation aurait un pouvoir créateur ; de même que si la forme était quelque chose de donné, le sujet de la représentation serait réduit à rien ; il faut donc admettre que des deux facteurs de la représentation, l’un est produit tandis que l’autre est donné. C’est-à-dire, au fond, que la faculté de représentation comprend une faculté d’être affecté, une réceptivité, et une faculté de produire la forme, bref une spontanéité ; or une faculté d’être affecté supposant que l’objet qui affecte est quelque chose de distinct et de divers, il en résulte que la matière est multiplicité, tandis que la forme ou spontanéité est essentiellement unité, par suite synthèse du divers. — Les représentations a priori sont pour Reinhold des représentations de la forme même de notre faculté de représenter : elles ont aussi une matière, — mais une matière pure ; par là elles se distinguent des idées innées proprement dites, et pourtant elles permettent de formuler, avant toute expérience, des lois de ce qui est représentable. — (V. en particulier, Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, 1789, Zweites Buch, p. 195. — Beiträge zur Berichtigung… — Abhandlungen, II, et III, Neue Darstellung…[1]).

Telle est la position, et telle est l’explication générale du premier principe, selon Reinhold, abstraction faite des variations de détail et des applications qu’il en a faites pour retrouver plus ou moins fidèlement les thèses générales de la Critique.

La tentative de Reinhold marquait bien la direction dans laquelle les interprètes ou libres continuateurs du Kantisme éprouvaient le besoin de reconstituer le système. Cependant ce que ceux-ci s’accordaient généralement à signaler comme un défaut du principe, c’est que celui-ci n’était pas aussi primitif, aussi original qu’il prétendait l’être. C’est ainsi que Salomon Maïmon considère avec Reinhold que le besoin réel de toute philosophie transcendantale, c’est de partir de la fonction suprême de la faculté de connaître et d’en faire le principe d’unité : lorsque, avec Kant, on admet des pouvoirs de connaître divers et irréductibles, on s’engage dans des difficultés inextricables. Maïmon cherche cette fonction suprême dans la conscience, — et il peut d’autant plus l’invoquer comme telle qu’il a éliminé, comme nous l’avons vu, pour l’explication de la connaissance, la chose en soi. C’est donc à la conscience seule qu’il faut avoir recours, mais à la conscience entièrement indéterminée. Toute connaissance objective est une conscience déterminée ; la conscience indéterminée est ce qui sert de fondement à toute connaissance particulière, c’est l’x qui dans les formes différentes de la conscience reçoit différentes valeurs ; ce n’est pas par abstraction qu’on la dégage, c’est par réflexion sur le rôle fondamental qu’elle joue ; elle est, en effet, la condition sans laquelle est impossible toute conscience déterminée d’un objet. D’accord donc avec Reinhold pour chercher dans la conscience le premier principe, Maïmon reproche toutefois à Reinhold d’avoir identifié la conscience avec la représentation : la représentation, telle que Reinhold l’entend, et dans laquelle se distinguent le sujet, l’objet et leur rapport, est une détermination et une dérivation spéciale de la conscience ; elle suppose la synthèse du divers de l’intuition en une unité, c’est-à-dire l’accomplissement d’opérations dont la conscience en général est le principe. C’est donc la conscience en général qui est la forme la plus universelle de la faculté de connaître, et c’est à partir d’elle que Maïmon reconstruit la théorie kantienne de la sensibilité, de l’entendement et de la raison. (V. Versuch über die Transcendentale Philosophie, 1790, pp. 63 sq., 349. — Streifereien im Gebiete der Philosophie, 1793, pp. 198 sq., 238. — Die Kategorien des Aristoteles, 1794, pp. 142 sq.)

Sigismond Beck qui, lui, comme nous l’avons dit, prétend, non réformer, mais interpréter exactement le Kantisme, s’applique à le débarrasser d’un problème qui n’est pas le sien et que lui imposaient, par une méprise singulière, des kantiens encore dominés par l’esprit dogmatique. Ce problème, dont ils auraient dû plutôt découvrir l’absurdité, est celui-ci : Comment nos représentations se rapportent-elles à des choses en soi ? Même Reinhold, qui a fort heureusement montré que la matière de la représentation est quelque chose d’autre que son objet, s’est perdu dans la thèse inintelligible, selon laquelle la matière de la représentation répond à l’objet. C’est là un retour au plus complet dogmatisme. Hume cependant avait bien vu que la question était dépourvue de sens, — et Berkeley aussi, quand ce dernier affirmait que nos idées ne peuvent être produites par des choses. Et il est parfaitement vrai : l’objet de la représentation ne peut être donné hors de la représentation même. Or il ne peut être donné que s’il est produit, et il ne peut être produit que si au fait de la représentation est substitué l’acte de se représenter. Si Reinhold a eu raison de chercher un premier principe d’où se déduise toute la connaissance, s’il a eu raison de le chercher dans la représentation, il a eu tort de ne pas remonter, dans la représentation, jusqu’à ce qui est en la condition la plus intime : c’est l’action de se représenter qui est vraiment primitive et originelle. Or, précisément parce que c’est une action, ce n’est pas quelque chose qui doive être plus ou moins explicitement tenu pour donné, pour réalisé tout seul, c’est une tâche à accomplir, une œuvre à opérer. Lorsque le Géomêtre commence la science, il la commence avec le postulat : se représenter l’espace. Il ne va pas dès l’abord déterminer de l’espace telles et telles propriétés ; il demande qu’on s’en donne avant tout la représentation. De même le premier principe, non pas seulement de toute philosophie, au cas où l’on considérerait la philosophie comme une science particulière, mais de tout usage de la raison, est proprement un postulat : se représenter originairement un objet. Et c’est là l’acte par lequel notre raison produit l’unité synthétique objective, par lequel elle pose un lié divers. À cet acte s’en ajoute un autre par lequel nous nous opposons comme un objet ce qui a été ainsi produit, acte que Beck appelle la reconnaissance originaire : par le premier acte est constitué le système des catégories ; par le second, ce que la Critique appelle le schématisme transcendantal des catégories. — En tout cas le premier principe est indissolublement une action et un postulat, non une représentation par concepts. (V. Einzigmöglicher Standpunkt aus welchem die kritische Philosophie beurtheilt werden muss, 1796, tome III de l’Erlaüternder Auszug, pp. 120 sq. 137, 139 sq., 155.)

À ces tendances à rechercher le premier principe dans la conscience, Fichte donne la forme la plus complète, la plus profonde et la plus universelle : le premier principe est le moi absolu. Le moi pose absolument son propre être.

Après que Fichte avait déjà développé, en 1794, dans ses Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, la Doctrine de la science, il fut amené à en expliquer les idées directrices dans deux Introductions à la Doctrine de la science, qui parurent en 1797 dans le Journal Philosophique. C’est en usant surtout, — non pas exclusivement, — de ces deux Introductions que je voudrais moi-même rendre raison de la façon dont il a formulé ou justifié son Premier Principe.

Dans la Préface des Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, Fichte avait déclaré : dans quelle classe faut-il faire rentrer mon système ? Est-il un développement authentique du Criticisme, comme je le crois, ou doit-il être appelé d’un autre nom, cela ne fait rien à l’affaire (t. I, pp. 89-90). Sur le rapport du Kantisme à sa propre philosophie, Fichte l’a selon les cas représenté comme plus favorable à sa fidélité de disciple ou à son originalité de penseur ; mais il l’a toujours représenté comme un rapport de filiation directe. Nous avons vu ce qu’à maintes reprises il reproche au Kantisme, c’est d’avoir préparé la science plutôt que de l’avoir faite ; c’est même, ayant aperçu le fondement sur lequel la science pouvait s’élever, de ne pas avoir élevé la science architectoniquement. Et plus il ira, plus sans doute il marquera les défauts du Kantisme comme système. Dans la Wissenschaftslehre de 1804, il relèvera qu’il y a chez Kant trois absolus différents, selon chacune des trois Critiques : l’absolu de l’expérience, l’absolu du monde moral, l’absolu de l’unité du sensible et de l’intelligible (Werke, II, pp. 102-105. Cf. Lettre à Jacopi de 1804, Leben und Briefwechsel, 2e éd., II, p. 177). Mais presque constamment, avec quelques réserves plus ou moins accusées, il a mieux aimé marquer l’accord essentiel de la Wissenschaftslehre avec le Kantisme. Sans doute, dans la Erste Einleitung il nous dit : mes écrits ne prétendent ni expliquer Kant, ni être expliqués par lui ; ils doivent être pris en eux-mêmes pour ce qu’ils valent, et Kant reste hors de cause (I, pp. 420-421). Mais dans la Zweite Einleitung, qui est contemporaine, il soutient énergiquement que c’est l’esprit même du Kantisme, l’idéalisme transcendantal, qui s’est développé dans la Wissenschaftslehre. Certes, contre cette prétention s’élève une autorité solennelle, l’autorité même de Kant, qui a désavoué la filiation que lui imposait Fichte. Mais un tel désaveu s’explique sans être pour cela plus décisif. Kant n’a pas pu reconnaître sa doctrine exposée dans une forme qui n’était pas la sienne ; il n’a pas pu la séparer de la forme qu’il lui avait donnée. Mais cette littéralité-là s’impose-t-elle au même titre à ceux qui sont venus après lui ? Est-elle le critère qui doit décider de la conformité selon l’esprit ? (I, pp. 468 sq.)

Si l’on étudiait la philosophie de Fichte pour elle-même, il faudrait rechercher plus scrupuleusement comment le Kantisme a concouru à la former, et avec quels autres facteurs. (Sur la formation de la philosophie de Fichte, v. Kabitz : Studien zur Entwickelungsgeschichte der Fichte’s Wissenschaftslehre aus der Kantischen Philosophie, 1902, — et Fuchs : Vom Werden dreier Denker, Fichte, Schelling, Schleiermacher, 1904). — Mais l’on peut dire en gros que vers la détermination du Premier Principe comme Moi absolu ont convergé trois doctrines de Kant : la doctrine de l’unité originaire de la perception ; — la doctrine du primat de la raison pratique ; — la doctrine de la faculté de juger comme médiatrice entre le monde de la nature et le monde de la liberté.

Et certes il y aurait lieu aussi de rechercher ce qu’il a pu devoir aux autres philosophes qui interprétaient ou critiquaient Kant, ou qui poussaient le Kantisme dans la voie de la systématisation rigoureuse. Et il a certainement beaucoup dû à Reinhold. Or quand il a pris conscience de sa propre pensée, qu’est-ce qu’il reproche à Reinhold ? Il lui reproche (d’accord en cela avec Schulze-Énésidème), de s’être arrêté, avec le principe de la conscience, à un principe qui n’est pas le vrai principe, le principe premier, qui n’est en somme qu’un fait empirique. Il faut, dit Fichte, remonter à un principe plus haut : toute représentation est une action synthétique ; toute synthèse suppose une liaison, une thèse et une antithèse soumises à quelque chose de plus haut. Ce doit être autre chose qu’un fait, Thatsache ; ce doit être une action, Thathandlung (I, pp. 4 sq.). La pensée de la représentation, dit Fichte ailleurs, n’est qu’une demi-pensée ; elle réclame un principe qui la complète en la fondant (Erste Einleitung, I, p. 432). Fichte eut également conscience de la valeur de Maïmon, de son exceptionnel talent, et de l’importance qu’avait cette élimination de la chose en soi. Il marque également sa position vis-à-vis de Beck, indépendamment duquel il avait découvert son propre principe : ce qui est le plus grand défaut de l’idéalisme de Beck, c’est qu’il est incomplètement systématique et qu’il rouvre, contre son désir, la porte au dogmatisme. Au lieu, en effet, de dériver de l’essence de l’intelligence tout le système de nos représentations nécessaires, Beck abstrait les lois de l’intelligence de leur application aux objets, et c’est ensuite qu’il essaie de les déduire comme action de l’intelligence. Aussi ce qu’il dérive, ce ne sont que les formes et les rapports des objets, non leur matière, et dans cette matière non déduite le dogmatisme n’aura pas de peine à s’insinuer à nouveau (Erste Einleitung, I, pp. 442 sq.).

Mais voyons comment Fichte explique la position de son propre principe.

Regarde en toi-même, dit Fichte ; détourne-toi de tout ce qui t’entoure pour porter tes yeux à l’intérieur de toi. Il ne va être question de rien de ce qui t’est extérieur, mais uniquement de toi seul. Or en nous nous trouvons, à côté de représentations arbitraires, volontaires, qu’accompagne un sentiment de liberté, des représentations indépendantes de notre vouloir et qu’accompagne un sentiment de nécessité. C’est l’ensemble de ces dernières représentations qui forme l’expérience, tant interne qu’externe. Quel est le fondement de toute expérience ? Voilà la question qui s’impose à la philosophie, et qui implique par suite que son objet propre est hors de l’expérience. Or la philosophie ne peut procéder que par abstraction, en d’autres termes elle doit, par la liberté de la pensée, isoler ce qui est uni dans l’expérience. Dans l’expérience sont indissolublement unies la chose, c’est-à-dire ce à quoi notre connaissance se rapporte, et l’intelligence, c’est-à-dire ce qui doit connaître. C’est en détachant par abstraction l’un de ces deux facteurs inséparablement liés, et c’est en le constituant comme principe que le philosophe s’élève au-dessus de l’expérience et remplit sa tâche. S’il abstrait de l’expérience l’intelligence, il en fait, comme premier principe, l’intelligence en soi : il établit l’idéalisme ; s’il abstrait de l’expérience la chose, il en fait, comme premier principe, la chose en soi : il établit le dogmatisme (I, pp. 422-426).

En réalité, il ne peut exister que ces deux systèmes, encore qu’on puisse parfois essayer de constituer des doctrines qui prennent aux deux, et entre ces deux systèmes l’opposition est nécessaire, puisque le principe dont ils partent chacun respectivement est contraire à l’autre. Et, qui plus est, aucun des deux systèmes ne peut détruire l’autre, car chacun se développe avec une pleine rigueur. D’après le dogmatisme, tout ce qui survient dans notre conscience est le produit d’une chose en soi, même nos apparentes déterminations volontaires, même l’opinion que nous sommes libres. Tout dogmatique conséquent est nécessairement fataliste ; certes, il ne nie pas le fait de conscience d’après lequel nous nous tenons pour libre ; car cela serait absurde ; mais il s’appuie sur son principe pour démontrer la fausseté d’une pareille croyance. Il nie l’indépendance du moi ; il fait du moi un produit des choses, un accident du monde ; le dogmatique conséquent est donc aussi matérialiste. — Ce n’est qu’au nom de la liberté et de l’indépendance du moi qu’il pourrait être réfuté ; mais ce sont là précisément des postulats qu’il nie. — Semblablement, le dogmatique ne peut réfuter l’idéaliste. Car le principe sur lequel il se fonde lui-même, — la chose en soi, — n’a, de son propre aveu, d’autre réalité que celle qu’il doit avoir pour rendre compte de l’expérience. Or l’idéaliste se croit en possession du moyen d’expliquer l’expérience autrement, et par une vertu propre de l’intelligence qui réduit la chose en soi à n’être qu’une chimère. Dès lors tout ce que le dogmatique prétend déduire logiquement de la chose en soi est sans valeur contre l’idéaliste. — La question se pose donc ainsi : faut-il sacrifier la réalité du moi à la réalité de la chose, ou la réalité de la chose à la réalité du moi ?

La raison absolue de se décider ne peut être tirée de la raison même, car la décision, portant sur le choix du premier principe, ne peut dépendre de quelque motif apporté par le développement du principe même. Elle ne peut être qu’un acte de volonté déterminé par une inclination et un intérêt. Or l’intérêt suprême, et la condition de tout autre intérêt, est dans ce qui se rapporte à nous. Et cela est visible chez le philosophe même. Ne pas perdre son moi dans le raisonnement, mais le maintenir et l’affirmer, c’est là l’intérêt qui manifestement conduit toute sa pensée. Or il y a comme deux classes d’hommes, comme deux degrés d’humanité. Les uns, qui ne sont pas élevés jusqu’au plein sentiment de leur liberté et de leur indépendance, ne se reconnaissent eux-mêmes qu’autant que leur image leur est renvoyée par les choses ; ils ne voient dans leurs états et dans leurs actions que des effets du monde extérieur : ce sont les dogmatiques nés. — Les autres, au contraire, sont convaincus de l’indépendance et de la suffisance de leur moi, qu’ils sont décidés à faire valoir à tout prix, sans chercher pour elles un appui dans le monde, en les mettant même à l’abri de cette action des choses qui les convertirait en illusions : ce sont les idéalistes nés. Les premiers croient d’abord aux choses, et ensuite à eux-mêmes ; les seconds croient d’abord à eux-mêmes, et ensuite aux choses. Eh bien ! ce qu’on choisit comme philosophie dépend de ce que l’on est comme homme ; car un système philosophique n’est pas un ustensile mort que l’on puisse déposer ou reprendre à volonté ; c’est quelque chose d’assumé par l’âme même de l’homme qui le possède. C’est pourquoi, même si l’on démontrait au dogmatique l’insuffisance de son principe, ce serait peine perdue ; car il faudrait que cette insuffisance lui fût encore manifestée à l’intérieur de lui-même par une action personnelle qu’il n’accomplit point (I, pp. 429-435).

Et cependant cette insuffisance peut être démontrée : car le dogmatique doit être en état d’expliquer au moyen de la chose en soi la représentation, et précisément cette explication lui est impossible. En effet, l’intelligence a pour caractère de s’apercevoir elle-même ; qu’elle produise ses états ou qu’elle les subisse, dans les deux cas, elle a conscience qu’elle produit ou qu’elle subit ; en d’autres termes, l’intelligence est pour elle-même ; il y a en elle une double série, indissoluble, de l’être et de la perception, du réel et de l’idéal. Au contraire, la chose n’est pas pour elle-même ; il n’y a en elle qu’une série, la série du réel, de ce qui est posé. Or le dogmatisme doit, au moyen du principe de causalité, rendre compte de l’intelligence par la chose. Mais le principe de causalité ne porte que sur une série réelle, non sur une série double ; il explique comment une force passe d’un terme à l’autre de la série réelle ; mais il ne saurait expliquer le passage de l’être à la représentation, l’être tel qu’il l’a posé pouvant tout au plus expliquer l’être, non ce qui s’oppose à lui, à savoir l’intelligence. Pour combler la lacune qui subsiste entre les choses et les représentations, il use de formules vides que l’on peut apprendre par cœur et répéter, mais qui ne contiennent aucune idée précise. Le dogmatisme peut redire sans se lasser son propre principe ; mais il ne peut trouver la transition régulière et légitime à ce qu’il doit expliquer. Il ne reste donc comme unique philosophie possible que l’idéalisme (I, pp. 435-488).

Or le propre de l’idéalisme, c’est d’expliquer les déterminations de la conscience par l’action de l’intelligence. L’intelligence est pour lui uniquement active, non passive ; elle n’est point passive parce que, conformément à son postulat, elle est-ce qu’il y a de premier, — et ce qu’il y a de suprême, ce à quoi rien n’est antérieur, — qui puisse en expliquer la passivité. Par la même raison, à l’intelligence il n’appartient pas originairement d’être, de subsister, parce que cela est le résultat d’une action réciproque, et qu’à l’origine rien n’est supposé avec quoi l’intelligence pourrait être en réciprocité d’action. L’intelligence est un agir, ein Thun, et rien de plus ; il ne faut même pas l’appeler un sujet actif, ein Thätiges, parce que cette expression ferait penser à quelque chose de subsistant, dont l’activité serait une propriété. Telle est donc la présupposition de l’idéalisme, et il faut y ajouter ceci : L’intelligence agit ; mais elle ne peut agir selon sa propre essence que d’une certaine manière ; si l’on se représente par abstraction cette nécessaire façon d’agir détachée de l’action même, on peut y voir les lois nécessaires de l’intelligence. — Par là aussi s’explique le sentiment de nécessité qui accompagne les représentations déterminées ; ce n’est point au fond une impression venue du dehors que l’intelligence sent là ; mais elle sent dans cet agir les limites de sa propre essence. — En tout cas, c’est le propre de la Wissenschaftslehre que de déduire de l’intelligence le système de ses façons d’agir nécessaires et avec lui en même temps les représentations objectives qui en résultent (I, pp. 440 sq.).

Mais dans l’intelligence même, comme nous avons vu, il y a, à la fois, idéalité et réalité, position d’elle-même par l’action et aperception d’elle-même. Or comment peut s’accomplir cet acte originel par lequel l’intelligence se saisit elle-même, devient objective pour elle-même ? Par une intuition intellectuelle. L’intuition intellectuelle est la conscience immédiate que j’agis et de ce que je fais en agissant. Qu’il y ait une telle intuition intellectuelle, cela ne se laisse pas démontrer par des concepts ; mais chacun peut l’éprouver en soi au moment où il agit. Elle est présente à chaque moment de notre conscience. Quiconque s’attribue une activité se réfère à cette intuition. En elle est la source de la vie, et sans elle est la mort. D’ailleurs, l’intuition intellectuelle n’est pas isolée du reste de la conscience ; si elle s’en laisse abstraire, c’est par un procédé d’analyse philosophique aussi légitime que celui qui abstrait l’intuition sensible, — alors que celle-ci n’est possible que rapportée à une conscience et que toute conscience suppose l’intuition intellectuelle. Mais n’est-ce pas là une infidélité à Kant ? Certes, à prendre les choses à la lettre, il est indéniable que Kant n’a pas cessé de nous refuser une faculté d’intuition intellectuelle par laquelle nous saisirions directement la réalité en soi, — l’identité du possible et du réel, du général et du particulier. Mais allons plus au fond, et demandons-nous si ce que Kant nous interdit explicitement sous le nom d’intuition intellectuelle ne nous est pas également interdit par Fichte, et si pour ce que Fichte entend sous ce nom Kant ne fournit pas plutôt des énonciations favorables ou concordantes. L’intuition intellectuelle que nous refuse Kant, c’est celle qui avait pour objet la chose en soi. Mais Fichte, en supprimant la chose en soi comme une impossibilité, supprime du même coup radicalement l’intuition intellectuelle dont ce serait l’objet. En revanche, Kant n’a-t-il pas supposé en maint endroit l’intuition intellectuelle dans un sens très semblable, sinon identique à celui de Fichte ? Ne l’a-t-il pas impliquée notamment dans la conscience de la loi morale ? Car si cette conscience n’est point sensible et ne peut l’être, qu’est-elle, sinon une intuition intellectuelle ? N’est-ce pas encore l’intuition intellectuelle que l’aperception pure de Kant ? Toutes nos représentations, dit Kant, doivent être accompagnées du « Je pense ». Mais qu’entendre par le « Je pense » ? Kant le dit lui-même beaucoup plus exactement que certains kantiens : c’est un acte de la spontanéité, qui ne peut être considéré comme appartenant à la sensibilité. C’est donc un acte du Moi pur qui ne peut être donné dans la conscience empirique, puisqu’il en est la condition, qui ne peut se saisir par conséquent que dans une intuition intellectuelle. Kant a découvert que la conscience de soi conditionne toute conscience ; la Wissenschaftslehre a montré que la conscience de soi, non seulement conditionne toute conscience, mais encore en détermine le contenu (Zweite Einleitung, I, pp. 463 sq.).

Et par là Fichte a radicalement exclu du Kantisme toute entrave à l’idée d’une productivité infinie du Moi. Sa philosophie est l’ennemie de la chose, de la réalité figée, de la certitude arrêtée ; elle est l’expression triomphante de l’idée pure, du devoir être, de l’effort perpétuel, de la tâche infinie. Mais comme si une telle philosophie devait éprouver, à s’affirmer ainsi sans relâche, le manque d’un objet qui la vaille et la nécessité d’un point d’appui qui l’empêche de vaciller sur cette base même, elle ira, après avoir été reprise et repensée par Schelling, à la recherche de l’Être, — de l’Être adéquat à sa subjectivité.

II.Le Premier Principe comme identité du sujet et de l’objet (Schelling)

Nous avons exposé ce qu’est, selon Fichte, le Premier Principe : il est dans la position du Moi par lui-même. Il va sans dire que ce Moi qui se pose ainsi lui-même ne saurait être le Moi individuel ; si c’est le Moi que chaque individu doit retrouver au fond de lui-même, toutes les fois qu’il remonte jusqu’à la source de son existence, c’est aussi le Moi absolument inconditionné qui ne saurait être saisi sous les formes et sous les conditions de l’individualité empirique. C’est par un acte de libre production qu’il se pose, et c’est par une intuition intellectuelle qu’il se connaît. Nous avons vu aussi de quel procédé d’abstraction portant sur le contenu de l’expérience résulte l’établissement de ce premier principe, et comment par là est fondé le système de l’idéalisme, en opposition avec le seul autre système possible, qui est le système du dogmatisme. Il y a une doctrine que Fichte identifie volontiers avec le dogmatisme, comme terme antithétique de la philosophie critique, c’est la doctrine de Spinoza. Et dans sa Correspondance avec Fichte, Jacobi disait de l’idéalisme de Fichte que c’était un Spinozisme retourné : Herbart a dit de la philosophie de Fichte qu’elle est une traduction idéaliste du Panthéisme de Spinoza (Ueber Fichte’s Ansicht der Weltgeschichte, S. W., XII, p. 259).

Depuis la fameuse polémique de Mendelssohn et de Jacobi au sujet du Spinozisme prétendu ou réel de Lessing, Spinoza avait cessé d’être celui que, selon l’expression de Hegel, on traitait comme un chien mort. Jacobi, avec ses Lettres sur la Doctrine de Spinoza (1785), avait puissamment contribué à ce réveil de la doctrine spinoziste, — que pourtant il combattait. Mais il avait remarquablement discerné le caractère religieux, si longtemps méconnu, du Spinozisme, et en même temps il avait découvert à quel point le Spinozisme pouvait être représentatif de tout un ensemble de philosophies, — de toutes les philosophies de l’entendement. Dès que l’on veut expliquer intellectuellement tout le réel, il est impossible logiquement d’admettre l’existence d’un Dieu personnel hors du monde et la liberté de la volonté ; et le grand mérite du Spinozisme, c’est d’avoir mis en pleine lumière l’inévitable exigence ou conséquence de l’intellectualisme. Aussi ne peut-on échapper à cette irrésistible logique que, par une complète volte-face de l’esprit, par un salto mortale, comme dira Jacobi, — c’est-à-dire en affirmant par un acte de foi ce que notre conscience réclame et ce que l’entendement nous enlève.

Malgré les divergences de leurs doctrines personnelles (Voir Lévy-Bruhl, La Philosophie de Jacobi, ch. viii, pp. 205 sq.), — divergences profondes nonobstant quelques points de contact, — il y a certainement dans la façon dont Fichte représente le Spinozisme comme le type du dogmatisme une analogie très étroite avec la façon dont Jacobi l’avait représenté comme le type des philosophies de l’entendement. Mais voici plus précisément le rapport que Fichte établit entre le Spinozisme et la Doctrine de la Science, la Wissenschaftslehre de 1794. (Voir Johann Heinrich Löwe, Die Philosophie Fichte’s, 1862, pp. 247 sq.) Avant de l’exposer, rappelons cependant que sans connaître encore la philosophie de Kant, Fichte avait accepté une sorte de déterminisme spinoziste, — ou, si l’on veut, néo-spinoziste, à la façon de celui de Lessing. Et, au moment même où il écrivait à Weisshuhn que, depuis qu’il avait lu la Critique de la Raison pratique, il vivait dans un monde nouveau (Fichte’s Leben und Briefwechsel, 2e éd., I, pp. 109 sq.), il indiquait déjà qu’il y a une façon de penser inévitable, — tant qu’on ne connaît pas Kant, — celle qu’il avait eue lui-même auparavant, et dont certains traits, au moins le déterminisme, — devaient rappeler la philosophie de Spinoza.

Selon la Wissenschaftslehre de 1794, l’essence de la philosophie critique consiste en ceci, qu’un Moi absolu est posé comme absolument inconditionné, comme n’étant déterminable par rien de plus haut, et, lorsque cette philosophie développe ses conséquences à partir de ce principe, elle devient la Doctrine de la Science. Au contraire, est dogmatique la philosophie qui égale et oppose quelque chose à ce Moi en soi, et ce quelque chose, elle en trouve la suprême expression dans le concept de la Chose. Le système critique pose la Chose dans le Moi, le système dogmatique le Moi dans la Chose ; posant tout devant le Moi, le système critique est immanent ; tendant à aller au delà du Moi, le système dogmatique est transcendant. Le Spinozisme est la forme la plus conséquente du dogmatisme. Spinoza ne nie pas l’unité de la conscience empirique, mais il nie entièrement la conscience pure. Il cherche au delà du Moi quelque chose qui le fonde ; car, pour lui, le Moi ne peut être que parce que quelque chose d’autre est. De ce quelque chose d’autre, mon moi et aussi tous les « moi » possibles ne sont que des modifications. Sans doute on peut dire qu’il pose en Dieu une conscience pure ; mais c’est une conscience qui n’a pas conscience de soi ; la conscience de soi est pour lui une donnée empirique qui fait partie des modifications de la Divinité. Dès que l’on dépasse le « Je suis », on doit aboutir nécessairement au Spinozisme : même le système leibnizien, poussé jusqu’à son achèvement, n’est pas autre chose que le Spinozisme, et c’est ce qu’a bien montré Maïmon dans son travail sur les Progrès de la Philosophie. Quand on voit le dogmatisme, et tout spécialement le Spinozisme, chercher un fondement au Moi et croire le trouver dans la Chose (dans la Substance), on se demande pourquoi la Chose en soi est pour lui un point d’arrêt, pourquoi elle ne requiert pas un autre principe pour la fonder, et ainsi de suite. Comment, autrement dit, peut-il donner une valeur absolue à la Chose, après l’avoir refusée au Moi ? Ainsi Spinoza fonde l’unité de la conscience dans une Substance, qui détermine nécessairement cette unité aussi bien dans sa matière que dans sa forme. Mais d’où vient la nécessité en vertu de laquelle la Substance, d’une part, produit les diverses séries de représentations contenues en elle, d’autre part, fait de ces séries un Tout parfait et qui épuise le possible entier ? À cela aucune réponse. Il en est ainsi, parce qu’il en est ainsi, ou plutôt parce qu’il faut supposer quelque chose d’absolument premier, une unité suprême. Mais, s’il voulait une unité de ce genre, pourquoi ne pas en rester à l’unité donnée dans la conscience ? À vrai dire, ce qui le portait à la dépasser, ce n’était pas, comme il le pensait, une exigence de la raison théorique ; c’était une donnée pratique, à savoir le sentiment de la dépendance de notre moi à l’égard d’un Non-Moi qui ne saurait dépendre de notre législation et qui, en ce sens, est libre ; c’était en retour une donnée pratique qui l’obligeait aussi à se fixer, en d’autres termes c’était le sentiment d’une subordination nécessaire, d’une unité de tout le Non-Moi sous les lois pratiques du Moi : unité qui n’est pas l’objet d’un concept exprimant quelque chose qui doit être, et qui doit être produit par nous. C’est donc au fond la Wissenschaftslehre qui dégage et satisfait l’aspiration à laquelle le dogmatisme spinoziste obéit sans réussir à la traduire exactement et à la contenter. L’unité la plus haute dont se contente le Spinozisme, c’est non l’inconditionné, l’infini, c’est celle qui peut fournir seulement la conscience finie, le substrat de la divisibilité du Moi et du Non-Moi (ou de la pensée et de l’étendue). Loin de dépasser le Moi absolu, Spinoza ne s’élève pas jusqu’à lui. Si dans sa partie théorique, qui ne fait un usage constitutif que de principes subordonnés, la Wissenschaftslehre peut apparaître comme un Spinozisme systématisé, cependant la partie pratique qu’elle y ajoute, en complétant et en déterminant la première, confère au Premier Principe, au Moi absolu, toute sa valeur. (Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, I, pp. 100-101, 119-122, 155.) Telle est la position que Fichte assigne à sa doctrine par rapport au Spinozisme ; il la présentera d’une façon assez différente quand sa doctrine elle-même, soit par évolution régulière, soit par transformation, ne s’en tiendra plus au principe du Moi. (Voir Löwe, op. cit., pp. 251 sq.)

Mais déjà même cette manière de présenter le Spinozisme comme l’antithèse de l’idéalisme critique permet de soupçonner une affinité possible entre les deux ; car, d’une part, une antithèse ne peut être radicale que par référence, implicite ou explicite, à quelque conception ou à quelque tendance commune ; et, d’autre part, ne peut-on pas présumer que les termes antithétiques représentent chacun une moitié ou un aspect de la vérité totale ? Et c’est bien, en effet, à un rapprochement de ce genre qu’étaient destinés l’idéalisme kantien et le réalisme spinoziste. Ce rapprochement finit par s’opérer d’une manière très expresse chez Schelling.

Dans ses premiers écrits même quand il ne semblait que reprendre pour son compte les idées de la Wissenschaftslehre, Schelling était déjà comme obsédé de l’inspiration spinoziste. Dans son traité Von Ich als Princip der Philosophie, il annonce le désir qu’il a de construire un système qui soit le pendant de l’Éthique (Vorrede, I, p. 159). Il emprunte à Spinoza la conception des attributs en quelque sorte formels qu’implique l’Absolu ; identité pure, unité, infinité, toute-puissance, liberté, totalité de l’Être. Mais si Spinoza a eu le mérite de concevoir nettement ce que doit être le Premier Principe, il a eu le tort de le déterminer positivement comme un Non-Moi, comme une Chose. Il est contradictoire que l’Inconditionné (das Unbedingte) soit un Non-Moi, une Chose (ein Ding). L’Inconditionné est ce qui pose la condition sans la subir, ce qui fait que l’objet est déterminé et réalisé comme chose (wodurch etwas zum Ding wird), ce qui donc en soi n’est pas Chose (Voir notamment, I, pp. 179 sq.). Il n’y a que le Moi absolu qui puisse être Premier Principe, et l’on peut prétendre qu’à son insu Spinoza concevait le Non-Moi sous forme de Moi, lorsqu’il le convertissait en Premier Principe (I, pp. 171, 185). De même, dans ses Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus (1795), Schelling combat l’interprétation banale et inexacte de ces pseudo-kantiens qui voient dans le criticisme une simple façon d’accepter, au nom de la raison pratique, ce que la raison théorique a été incapable de justifier. Dûment compris, le criticisme est une façon de mettre en évidence la possibilité de deux systèmes opposés, qui suppriment le conflit du sujet et de l’objet par la réduction de l’un à l’autre, — et ces systèmes sont l’idéalisme et le réalisme, — en même temps que la nécessité de construire le système à partir du sujet. On peut même dire, les deux systèmes ont le même problème, qui est de définir l’identité du sujet et de l’objet ; tous les deux, implicitement ou non, posent cette identité comme but, comme postulat pratique ; c’est seulement par l’esprit de ce postulat qu’ils différent ; le système dogmatique représente la solution comme une sorte d’état absolu ; le système critique la représente comme une tâche infinie ; le premier requiert la passivité illimitée, le second l’activité illimitée du sujet (passim). Ainsi, sans doute, Schelling, dans ses premiers écrits, paraît souvent ne reproduire que la pensée de Fichte, sur le Moi comme Premier Principe, — sur l’intuition intellectuelle (Voir Philosophische Briefe, I, p. 318) ; mais il va certainement déjà au delà de cette pensée quand il tient à mettre l’objet à égalité avec le sujet et à restaurer au sein de l’idéalisme ce qu’on pourrait appeler la vérité idéale du réalisme.

Dans ses Lettres philosophiques, Schelling prétendait qu’en concevant la vérité suprême comme Substance, Spinoza dans le fond avait reconnu implicitement l’action absolue du Moi, mais qu’il n’avait pu s’empêcher de céder à cette disposition de l’intelligence humaine qui nous porte à tout représenter sous une forme objective, même ce qui répugne à cette forme (I, pp. 317 sq.). L’évolution de la pensée de Schelling l’amène au contraire à penser, de plus en plus, non seulement que le réel est plus qu’une simple apparence, qu’il est une production effective de l’esprit, mais encore que cette production du réel est en elle-même adéquate à son principe et par suite autonome, qu’il y a, corrélatif au savoir, un système de la nature se suffisant à lui-même et s’expliquant de lui-même.

Il y a une Nature a priori : telle est l’affirmation fondamentale impliquée dans la Philosophie de la Nature de Schelling, et cette affirmation d’une réalité essentielle et indépendante, — la Nature, — corrige, complète ou plutôt transforme profondément l’idéalisme de Fichte, qui faisait de la Nature une production subordonnée et, pratiquement, un instrument de l’esprit.

Certes, cette Philosophie de la Nature s’oppose par bien des caractères, et tout d’abord par la hardiesse et le jeu souvent fantaisiste de ses déductions, à l’idéalisme critique de Kant, et cependant elle a dans le Kantisme quelques-uns de ses antécédents authentiques, que Schelling s’est plu lui-même à relever. Voyons donc les rapports d’opposition et les rapports de dépendance qu’il y a là-dessus entre Kant et Schelling.

C’est la science mathématique de la nature, à la façon de Newton, que Kant a tâché de justifier par sa Critique et dont il s’est efforcé d’apporter la Métaphysique. Il déclarait dans la Préface des Premiers Principes métaphysiques de la Science et de la Nature, que « la théorie de la nature ne contiendra de science proprement dite que dans la mesure où les mathématiques y pourront être appliquées » (p. 6, traduction Andler). Certes Kant ne s’en tenait pas, pour l’explication de la nature matérielle, au mécanisme géométrique, et, pour rendre compte de l’origine du mouvement comme de l’apparence sensible, il construisait une théorie des forces élémentaires, la force de répulsion et la force d’attraction ; mais les mathématiques restent applicables au calcul de ces forces. De plus, Kant énonce la loi d’inertie dans toute sa rigueur. « Toute matière, comme telle, est privée de vie. Voilà ce que dit le théorème de l’inertie, et rien de plus. Chercher la cause d’une modification quelconque de la matière dans la vie, c’est du même coup la chercher dans une autre substance, différente de la matière, encore qu’elle y soit unie. Dans la science de la nature, en effet, il est nécessaire de connaître d’abord les lois de la matière en tant que matière, et de les purifier de l’immixtion de toutes les autres causes efficientes, avant que de l’unir à ces dernières, afin de bien discerner quel effet produit chacun de ces causes prise à elle seule et comment elle le produit. La possibilité d’une science propre de la nature repose tout entière sur la loi de l’inertie (jointe à la loi de la persistance de la substance). L’hylozoïsme, qui est le contraire de cette loi, est par là aussi la mort de toute la science vraie de la nature. » (Premiers principes métaphysiques de la Science et de la Nature, éd. de Berlin, IV, p. 544.) Ces formules de Kant sont très caractéristiques de sa pensée, et assurément elles condamnent de la façon la plus décisive l’idée qui sera celle de Schelling, d’une nature animée, douée d’une activité interne, créatrice et autonome.

Et cependant il y avait dans la philosophie de Kant des conceptions et des tendances dont le développement pouvait aboutir à une telle philosophie. Quand on a été après coup préparé par une doctrine comme celle de Fichte à découvrir dans l’esprit un pouvoir créateur et que l’on retrouve dans Kant la thèse d’après laquelle la nature considérée dans le principe de sa possibilité s’identifie avec la Législation a priori de l’entendement, n’est-on pas porté à déclarer que le Kantisme a ouvert les voies à la doctrine d’après laquelle la nature n’est autre chose que l’esprit créateur lui-même dans l’infinité de ses productions et de ses reproductions ? (Zur Erlaüterung des Idealismus, I, p. 360.) Mais, plus directement encore, Kant pouvait avoir enveloppé en lui la Philosophie de la Nature. On sait, en effet, qu’après avoir mis en présence le monde de la nature matérielle soumis au mécanisme et le monde moral dont la liberté est le principe, Kant, spécialement dans la Critique de la faculté de juger, a cherché à établir un rapport entre ces deux mondes. La notion de beauté et celle de finalité sont pour lui les notions médiatrices. Dans le fond, il reconnaît, ce qu’il avait du reste admis dès l’origine, que les lois de la nature matérielle ne sauraient expliquer le moindre être organisé, que pour l’intelligence de la vie il faut recourir à une autre sorte de causalité que la causalité mécanique, qui procède des parties aux parties et fait du Tout la résultante des parties, à une causalité par concept, c’est-à-dire dont le caractère propre est de poser le Tout avant les parties comme la raison d’être des parties. Mais cette conception de la finalité, bien que Kant étendit volontiers à la Nature tout entière prise comme un Tout, n’autoriserait pas à ses yeux une connaissance proprement dite ; elle était simplement un acte de réflexion nécessaire de la faculté de juger ; elle n’avait pas une valeur déterminante. Kant marquait donc des limites rigoureuses à cet usage de la conception de la finalité : s’il la jugeait médiatrice entre le monde de la moralité et le monde de la nature, il n’admettait pas que l’unité ainsi établie permit d’opérer un passage de l’un à l’autre de ces mondes, de les faire pénétrer l’un dans l’autre ; il n’admettait pas non plus, étant donné que nous sommes dépourvus d’une faculté d’intuition intellectuelle, que nous pussions voir le Tout engendrer les parties, mais, selon lui, nous devions simplement nous représenter la connexion des parties d’après l’idée du Tout ; enfin, pour ces divers motifs, il écartait l’idée d’une finalité inconsciente, qui aurait en effet supposé une sorte d’objectivation hors de l’intelligence proprement dite de ce qui n’intervenait, selon lui, que comme un acte de la réflexion. On voit donc dans quelle mesure Kant pouvait porter à une philosophie de la nature, telle que Schelling l’entendait ; il y portait, à la condition que, d’une façon ou de l’autre, fussent supprimées les restrictions, que nous venons d’énumérer, à l’usage de la notion de finalité.

Or la philosophie de Fichte, à sa manière, avait contribué à supprimer ces restrictions, et Schelling, dès le début, avait manifesté une forte disposition à s’en affranchir. Dans sa Neue Deduktion des Naturrechts (1795), il soutenait que la causalité de la Liberté doit se révéler nécessairement par une causalité physique, que cette expression de la Liberté dans la nature est-ce qu’on appelle la vie ; mais il admettait, à l’encontre de Kant, que cette expression n’est pas telle seulement pour le jugement réfléchissant, que la nature est véritablement un produit de la Liberté (I, pp. 248 sq.). — Mais surtout dans l’ouvrage où il institue expressément sa Philosophie de la Nature, Ideen zu einer Philosophie der Natur (1797), il établit avec des arguments kantiens, avec des arguments tirés de la Critique de la faculté de juger, l’impuissance du mécanisme à rendre compte de la vie ; mais c’est aussitôt pour aller au-delà de ce que Kant avait permis, et en jugeant illégitimes les restrictions de Kant. La finalité est une vue de l’entendement : oui, certes ; mais suit-il de là qu’elle ne soit qu’une vue de l’entendement ? Que l’on dise alors pourquoi l’idée de fin s’impose nécessairement à l’esprit quand il s’agit d’expliquer l’être vivant. Lorsque l’esprit prête aux choses une forme d’unité qu’elles ne manifestent pas d’elles-mêmes, il a conscience que cette action est arbitraire ; mais, lorsqu’il affirme l’unité de fin propre à l’être vivant, il conçoit nettement que cette unité de fin fait plus que traduire ses dispositions subjectives, qu’elle est une propriété objective de l’être lui-même. — C’est nous, soutient-on, qui transportons aux choses les formes qu’elles présentent… Mais que peuvent donc être les choses sans les formes, ou les formes sans les choses ? Dans l’être vivant surtout, la réalité et l’idée sont indivisiblement unies (II, pp. 10 sq.). — Ainsi la finalité exprime l’essence même de la nature, et la nature matérielle, loin d’être plus fondamentalement expliquée que la nature vivante, s’explique au contraire à la façon de celle-ci ; et c’est dans cet esprit que Schelling tente la justification transcendantale des forces élémentaires, attraction et répulsion, admises par Kant. (Voir en particulier Ideen zu einer Philosophie der Natur, II, pp. 178 sq., 213 sq.)

À coup sûr, le développement de la pensée de Schelling dans ce sens n’est pas une simple déduction à partir de prémisses kantiennes, opérée sous l’influence de certaines idées de Fichte et sous la pression d’un besoin personnel de doctrine plus large et plus compréhensive : la Philosophie de la Nature de Schelling a été suscitée aussi par les découvertes ou les controverses du temps, qui, dans la théorie de l’électricité, les théories chimiques et biologiques, contribuaient à faire plus immense le champ d’action des forces invisibles et à rapprocher les propriétés des divers ordres de faits ; mais, pour la formation technique et la pensée philosophique de Schelling, une certaine interprétation du Kantisme n’en reste pas moins un facteur très important, — comme aussi une restauration plus ou moins libre du Spinozisme.

Et l’abondance des œuvres où Schelling a exposé sa Philosophie de la Nature est dominée par les idées suivantes : Si l’on nie la valeur objective de la finalité, il n’existe pas de nature comme production réelle de l’esprit ; si la nature n’existe pas à ce dernier titre, elle ne saurait être objet de connaissance. Or la finalité de la nature se fonde sur l’unité de la nature et de l’esprit, de la matière et de l’intelligence : toute séparation de la nature et de l’esprit obligerait à admettre, pour les rapprocher, une harmonie qui, si elle était extérieure, n’expliquerait pas ce rapprochement, — si elle était intérieure, serait cette identité même. Le principe suprême est donc le principe de l’unité de la nature et de l’esprit. La Philosophie de la Nature est, comme dit quelque part Schelling, le « Spinozisme de la physique » (Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, III, p. 279). Philosophie de la Nature et Système de l’idéalisme transcendantal ne sont théoriquement que deux expressions de la même doctrine ; il est indifférent de partir de cette proposition : La Nature est, ou de cette autre : Je pense. [System des transcendentalen Idealismus (1800), III, p. 332.] — Même, avait dit Schelling, il ne faut pas se contenter de dire que la Nature est l’objet et l’Esprit le sujet : la Nature, comme l’Esprit, est à la fois sujet et objet, activité productrice idéale (natura naturans) et système de produits réels (natura naturata) (Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, III, p. 284). Et la grande question, c’est d’expliquer comment l’activité productrice de la Nature se détermine en des produits.

Et logiquement l’instauration d’une Philosophie de la Nature comme pendant exact et parfait, au point de vue théorique, de l’Idéalisme transcendantal, conduit Schelling à déterminer le Premier Principe comme identité absolue. Ce qui est primitivement, nous dit-il, c’est la Raison, à savoir l’indifférence totale du subjectif et de l’objectif. Tout ce qui est, est dans la Raison, et rien n’est en dehors d’elle. Elle est l’absolu ; elle est Dieu. Elle exclut toute distinction première du Moi et du Non-Moi, ce qui signifie qu’elle ne se laisse pas déterminer comme obiet, qu’elle est affranchie de la chose telle que le dogmatisme la conçoit ; — elle ne se laisse pas non plus déterminer comme sujet, ce qui signifie qu’elle est Iibérée du Moi tel que le pose l’idéalisme exclusif. — En même temps qu’elle est indifférence du sujet et de l’objet, elle est leur identité, c’est-à-dire qu’elle comprend ce qui immédiatement affirme et ce qui immédiatement est affirmé. (Voir surtout Darstellung meines Systems der Philosophie, 1801, IV, pp. 115-130.) Dieu est indissolublement l’Un et le Tout. Panthéisme, oui, si l’on n’oublie pas que le Dieu ainsi affirmé est libre de toutes les conditions de l’existence empirique. — Le problème est ensuite de savoir comment de cette indifférence ou de cette identité sortent les différences des choses.

C’est après avoir essayé de donner à ce problème une solution qui, dans sa subtilité imaginative, voulait cependant rester rationnelle que Schelling fut amené, sous l’influence du mysticisme et de la Théosophie, d’abord à construire un irrationalisme, puis à déclarer qu’il fallait une autre philosophie, — philosophie positive. — Mais son apport dans la spéculation allemande post-kantienne reste surtout ce principe de l’identité absolue qui, après avoir inspiré la Philosophie de la Nature, s’en était dégagée comme la vérité supérieure d’où dépend toute théorie et toute pratique. Par là, en dépit des constructions plus qu’aventureuses de Schelling, la pensée idéaliste, au lieu de s’opposer au réel ou de l’absorber, tentait de le poser en face d’elle comme son expression légitime et en un sens adéquate : si bien que la marche même de l’être, considéré en tant qu’être, paraît prétendre être la règle de la marche même de la pensée. Un sentiment profond, une notion forte de l’objectivité s’étaient fait jour pour restreindre la prétention de l’esprit à faire de sa propre puissance de production la mesure du Tout.

III.Le Premier Principe comme Pensée infinie (Hegel)

Pour une philosophie de l’identité telle que Schelling l’avait conçue, la principale difficulté devait être d’expliquer comment le Premier Principe peut revêtir ou engendrer les formes différenciées, faute desquelles on ne saurait retrouver la réalité telle quelle de l’univers, et c’est là, en effet, l’une des critiques les plus graves que Hegel adressa à Schelling, lorsque, après avoir adhéré à la doctrine de ce dernier, il s’en détacha ouvertement avec la publication de sa Phénoménologie de l’esprit (1806). Dans la préface de la Phénoménologie, Hegel reproche à Schelling que le passage du principe du système aux propositions particulières ne s’opère pas en vertu d’une nécessité rigoureusement comprise, qu’au lieu d’une manifestation et d’une expansion spontanées de l’Absolu on trouve une façon arbitraire et artificielle d’opérer, au moyen de deux concepts, le concept de l’idéal et le concept du réel : il semblerait que l’on ait affaire à un peintre qui ne disposerait que de deux couleurs, l’une rouge, l’autre verte, pour représenter d’une part une scène d’histoire, de l’autre un paysage. Et cela tient à ce que l’Absolu, tel que le conçoit Schelling, est une sorte d’universel abstrait dépourvu de différences, qu’au lieu d’être la lumière qui dessine nettement les contours des objets il est la nuit où tout se confond, la nuit où tous les chats sont gris, où, — selon la lettre du proverbe allemand, — toutes les vaches sont noires. Il faut comprendre l’Absolu comme sujet, c’est-à-dire dans le sens que Hegel donne à ce mot, comme puissance spontanée de différenciation et de réalisation ; il faut le comprendre essentiellement comme résultat, en d’autres termes se bien représenter qu’il est seulement à la fin ce qu’il est dans sa vérité, qu’il est ce qui se réalise par son développement même. Et, d’autre part, pour la prise de possession de l’Absolu par nous, il faut écarter toutes les facultés privilégiées d’intuition intellectuelle, d’inspiration exceptionnelle, ne pas se contenter d’affirmer l’identité absolue, mais la démontrer rigoureusement dans sa nécessité et par des procédés de démonstration qui vaillent pour tous (voir Phénoménologie, Préface). Mais précisément pour établir la vérité de la connaissance absolue dans son sens exact, il importe de montrer que l’idée de cette vérité a été conquise par la conscience, et comment, — et c’est là l’objet que Hegel a assigné à sa Phénoménologie de l’esprit. — La Phénoménologie, c’est l’exposition des moments que traverse la conscience, entendue comme pensée connaissante, depuis ses formes immédiates et primitives jusqu’à son achèvement dans le savoir absolu. Ce n’est pas une genèse simplement historique qu’elle retrace, c’est une genèse rationnelle qui, si l’on peut dire, conceptualise l’histoire ; elle ne vient pas nous apprendre comment en fait l’esprit s’est développé, mais comment, en droit, il a dû se développer pour aboutir à l’idée du savoir absolu. Ainsi, d’une part, le savoir absolu suppose, pour que l’idée en soit conçue, tous les mouvements successifs et progressifs par lesquels l’esprit est allé vers lui ; il maintient en lui, tout en les dépassant et les achevant, toutes les formes antérieures de la conscience ; et, d’autre part, il se présente lui-même comme un système qui doit se développer pour manifester sa vérité essentielle et totale, qui doit manifester les transitions régulières de chacune de ses formes aux autres, de chacun de ses concepts aux autres, sous la loi de l’identité du rationnel et du réel. — Voilà comment l’idée de développement, en un sens dialectique et conceptuel, fait partie de la vérité même, non pas seulement pour marquer la nécessité de l’effort pour l’esprit qui y tend, mais plus essentiellement encore pour marquer une loi de réalisation immanente à la vérité. La Phénoménologie est la préparation au système ; mais le système comporte encore en lui-même une genèse des formes successives de la pensée, genèse dont la nécessité et la loi s’entendent bien dès qu’on saisit exactement dans sa nature le Premier Principe, qui est la Pensée infinie.

Le caractère audacieusement et intégralement rationaliste de la philosophie hégélienne s’exprime bien par la formule fameuse que l’on trouve dans la Préface de la Philosophie du droit. Ce qui est rationnel est réel, ce qui est réel est rationnel. Rien d’un côté ne se produit qui ne soit un terme défini dans la réalisation progressive des formes de la pensée ; d’un autre côté, ce qui est à un certain moment conforme à la pensée doit inévitablement se produire et prendre la place qui lui revient dans l’ordre des choses. — Quels sont les rapports de ce rationalisme avec le rationalisme critique ? — Dès 1802, dans un article du Kritisches Journal der Philosophie, intitulé Glauben und Wissen, Hegel avait marqué ce qui, dans le Kantisme, répugnait à sa conception philosophique et ce qui, au contraire, s’y trouvait plus ou moins conforme. Ce qui y répugnait le plus, c’était ce dualisme du concept et de la réalité, qui avait amené Kant à soutenir que Dieu ne peut être théoriquement démontré ni connu, qui l’avait conduit à accorder à la foi ce qu’il refusait au savoir, et même à subordonner la raison théorique à la raison pratique. C’est dans la critique de l’argument ontologique que le Kantisme manifeste le plus complètement son insuffisance : c’est là que vient jouir le mieux de son triomphe précaire l’entendement borné, qui, posant au point de départ la séparation de l’idée et de la réalité, est bien autorisé à reconnaître ensuite qu’elles ne peuvent se rejoindre. Ce qui a favorisé, au moins du dehors, cette critique de Kant, c’est qu’il a pris l’argument ontologique sous sa pire forme, sous la forme que lui donneraient sans doute Mendelssohn et les autres ; là, l’existence était conçue comme une propriété, de telle sorte que l’identité de l’idée et de la réalité apparaissait comme une vérité extérieurement introduite, comme l’addition d’un concept à un autre. Au surplus, tandis que Kant se refusait à admettre sous forme de proposition ou de démonstration théorique l’identité du concept et de la réalité, il la réintroduisait dans la foi pratique. Car enfin, qu’exprime cette foi, sinon que la raison a en même temps une absolue réalité, qu’en elle toute opposition disparaît de la pensée et de l’être ? — Mais, en retour, aux yeux de Hegel, qui d’ailleurs sur ces divers points n’est pas sans forcer quelque peu la pensée de Kant, le Kantisme a admirablement découvert comment la puissance de notre raison théorique détermine les conditions d’apparition de notre monde, comment l’unité transcendantale de l’aperception n’explique pas seulement l’origine et l’objectivité des purs concepts, mais encore la synthèse des intuitions et des concepts, comment aussi notre monde est l’effet de notre imagination, de l’activité inconsciente de notre moi. De plus, le Kantisme, par des conceptions d’une grande portée, s’est efforcé plus d’une fois de raccorder ou de rétablir dans l’harmonie ce qu’il avait désuni : telles sont notamment les conceptions de la beauté et de la vie, telles qu’elles sont exposées dans la Critique de la faculté de juger : la beauté fait que l’idée se manifeste, qu’elle tombe sous l’intuition, qu’elle ne reste pas dans son abstraction impuissante : la vie, elle aussi, manifeste l’idée se réalisant dans des organisations de plus en plus complexes, de plus en plus riches. Nous sommes ainsi sur la voie qui conduit de l’imagination productive à l’entendement intuitif ; mais l’on sait que Kant s’arrête dans cette voie et que, refusant à l’esprit humain toute puissance d’intuition intellectuelle, il ne fait de notre représentation esthétique et téléologique du monde qu’une maxime du Jugement réfléchissant.

Cette position à l’égard de Kant, Hegel la maintiendra en des termes très analogues quand son propre système sera constitué. Mais, pour mieux saisir la direction de ce système, soit en lui-même, soit par son rapport à ses antécédents, le mieux peut-être est de se référer, dans l’Encyclopédie, à ces préliminaires de la science de la logique, où Hegel étudie les divers rapports de la pensée à l’objectivité. Ces rapports peuvent être envisagés de trois façons générales.

La première position de la pensée par rapport à l’objectivité est celle qui s’appuie sur la croyance que la raison humaine, grâce à la réflexion, est capable d’atteindre la vérité, de saisir les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes réellement. Dans cet état la pensée n’a pas conscience de ses oppositions ; elle vit, elle se développe avec une pleine confiance dans son pouvoir d’exprimer ou de reproduire le réel. Telle quelle, c’est elle qui, lorsqu’elle a affecté des prétentions spéculatives, a donné naissance à l’ancienne métaphysique. Le propre de cette métaphysique, c’est de considérer les déterminations de la pensée comme étant les déterminations fondamentales des choses, c’est d’admettre que ce qui est, par cela même qu’il est pensé, est connu en soi, et dans son essence. En cela, du reste, cette métaphysique est, selon Hegel, supérieure à la philosophie critique qui est venue après elle ; elle n’en a pas moins de graves défauts internes qui l’ont rendue justiciable de cette critique, qui en tout cas l’ont obligée à se dépasser. Le plus essentiel de ces défauts, c’est qu’elle ramène à la mesure de l’entendement fini l’objet de la raison infinie. Elle considère les déterminations de la pensée, à l’état d’abstraction et d’isolement ; elle leur confère sous cette forme une valeur positive et entière ; elle voit que connaître l’absolu c’est lui attribuer certains prédicats ; mais elle ne prend pas garde que ces prédicats ne sont que des expressions limitées, par suite nécessairement inadéquates en elles-mêmes, que cette façon de les poser est extérieure au sujet, et qu’elle est fort loin de montrer, — ce qui pourtant est l’essentiel, — la vraie connaissance se déterminant en elle-même, comme elle le doit, trouvant d’elle-même, par une activité à elle, ses propres déterminations. En outre, par cela même qu’elle isole les déterminations abstraites de la pensée, elle les rend exclusives les unes par rapport aux autres : d’autant qu’elle obéit dans l’établissement de leur rapport au principe de contradiction qui, de deux prédicats opposés, contraint à rejeter l’un pour garder l’autre. C’est ainsi qu’elle se demande si c’est le prédicat fini ou le prédicat infini qui convient au monde, — oubliant que la réalité véritable, c’est précisément ce qui ne contient pas une telle détermination exclusive et n’est pas épuisé par elle, ce qui au contraire enferme dans son intégralité ces déterminations que le dogmatisme maintient séparées. Le propre de l’idéalisme spéculatif, c’est précisément d’échapper à la fixité abstraite des déterminations séparées par un abîme ; c’est de surmonter les limites qu’élève l’entendement ; c’est, autrement dit, de vaincre positivement le dogmatisme ; car c’est la vraie définition du dogmatisme que de s’arrêter aux déterminations finies, immobiles et exclusives de l’entendement, et que d’ériger en principe absolu que, de deux déterminations de ce genre opposées, l’une doit être vraie, l’autre doit être fausse.

C’est précisément le besoin de trouver un contenu concret par opposition aux théories abstraites de l’entendement, incapable de passer de ses généralités indéterminées à la détermination et à la particularisation des choses, — c’est aussi le besoin de trouver quelques points solides, par opposition à cette possibilité de tout démontrer que finit par manifester la métaphysique de l’entendement abstrait, — c’est ce double besoin qui a produit une autre position de la pensée par rapport à l’objectivité, — et dont la première expression est l’empirisme. C’est de l’empirisme qu’est parti le cri, qu’il faut renoncer à courir après les abstractions vides, qu’il faut regarder autour de soi, saisir le réel tel que l’homme et la nature le présentent et en être satisfait, — et cet appel est légitime. Mais la façon dont l’empirisme lui-même y répond reste considérablement défectueuse. C’est sous la forme de la perception que l’empirisme prétend saisir le réel ; or la perception, comme telle, est quelque chose de particulier et de passager : d’où, pour toute connaissance, l’impossibilité de s’y arrêter. De fait, l’empirisme ne s’y arrête pas, et, voulant passer de la perception à l’expérience, il emploie l’analyse : il oublie seulement que, si nécessaire que soit l’analyse, elle n’est qu’un aspect de l’explication, laquelle exige aussi la connexion et l’union. De l’analyse telle que l’empirisme la pratique, on peut dire ce que le poète a dit de la chimie : « Hat die Theile in ihrer Hand, Fehlt leider nur das geistige Band. — Elle a les parties dans sa main : il ne lui manque, hélas ! que le lien spirituel. » — Si, par rapport à la vieille métaphysique, l’empirisme a l’avantage de maintenir et de faire valoir les différences du réel, il a tout de même le défaut propre à cette métaphysique, — le défaut de convertir ces différences en déterminations abstraites, isolées ou isolables.

À cette seconde position de la pensée par rapport à l’objectivité appartient aussi la philosophie critique ; la philosophie critique a cela de commun avec l’empirisme qu’elle ramène tout savoir à l’expérience, et qu’elle tient les connaissances, non pour des vérités à parler rigoureusement, mais pour des connaissances de phénomènes. Elle se distingue néanmoins de l’empirisme en ce qu’elle marque fortement le caractère subjectif de ce qui est simplement perçu par opposition à la pensée, dont l’universalité et la nécessité constituent l’objectivité proprement dite. Cependant l’objectivité kantienne reste encore subjective, en ce sens que les pensées, bien qu’elles soient, d’après Kant, des déterminations universelles et nécessaires, n’en sont pas moins invinciblement nos pensées, et restent séparées par un abîme infranchissable des Choses en soi. Au contraire, ce qui constitue la vraie objectivité de la pensée, c’est que les pensées ne sont pas simplement nos pensées, c’est qu’elles sont aussi l’en soi des choses et de ce qui est objectif.

Mais tâchons de saisir plus en détail certains traits de l’œuvre de Kant. Et d’abord ç’a été à coup sûr un très important progrès que d’avoir soumis à un examen méthodique les déterminations de l’ancienne métaphysique, d’avoir affirmé qu’elles ne devaient pas être l’objet d’une confiance aveugle, de s’être demandé quelle en est la signification et la valeur. Mais le Kantisme a eu tort de faire de la critique une œuvre trop exclusivement préliminaire et extérieure à la connaissance proprement dite. Certes, il est bien vrai que les formes de la pensée sont, elles aussi, des objets de connaissance ; mais, précisément parce qu’elles sont telles, elles ne doivent pas s’isoler du savoir systématique. Avant de connaître, dit Kant, il faut examiner la faculté de connaître. Raisonnement un peu semblable à celui du scolastique qui ne voulait pas se jeter dans l’eau avant d’avoir pleinement appris à nager. La pensée n’a pas à s’examiner indépendamment de son développement et de ses opérations concrètes ; mais c’est en s’exerçant selon la loi qu’elle s’examine ; c’est en produisant ses propres formes qu’elle en découvre le sens et les limites. On ne saurait trop se tenir en garde contre les procédés d’isolement et de séparation dont use si volontiers le Kantisme et qui l’empêchent de saisir l’unité concrète des déterminations diverses.

Ce vice est encore visible dans la doctrine des catégories. Cette doctrine part de l’identité originaire du Moi, de l’unité transcendantale de la conscience de soi. Mais ce Moi, cette unité de la conscience de soi, c’est quelque chose de tout à fait abstrait et indéterminé ; comment aboutir par là aux déterminations particulières des catégories ? On sait comment Kant en a usé : il a emprunté aux classifications de la logique ordinaire la liste des diverses espèces de jugements, et il a fait correspondre aux différentes formes du jugement les différentes catégories de l’entendement. Mais c’est là un procédé empirique, — auquel Fichte heureusement devait renoncer, — un procédé qui, s’il était légitime, ne servirait qu’à mettre en évidence l’impuissance de la pensée. Car, si la pensée est capable de démontrer quoi que ce soit, si la logique doit exiger qu’on démontre, et si elle veut apprendre à démontrer, il faut qu’elle puisse avant tout démontrer son contenu, en saisir la nécessité. D’autre part, si c’est par les catégories que la simple perception est élevée à la hauteur de l’expérience, elles ne sont pour Kant que des unités de la conscience subjective, qui sont conditionnées par une matière donnée : or il se trouve que cet autre élément de l’expérience est subjectif lui aussi. Comment de deux sortes de subjectivités l’objectivité peut-elle résulter ? Enseigner que les catégories sont des notions vides en elles-mêmes, c’est enseigner une théorie injustifiable, car soutenir que les catégories n’ont pas de contenu sensible leur appartenant, cela ne veut pas dire qu’elles n’aient point de contenu. Au contraire, c’est la réalité de ce contenu qui fait la vérité des catégories, qui permet d’échapper à l’opposition factice du subjectif et de l’objectif, de n’entendre l’en soi que comme une chose étrangère à toute conscience et à toute pensée.

Hegel reconnaît l’importance de la théorie de la raison chez Kant : elle a le grand mérite d’avoir marqué la différence entre l’entendement et la raison, d’avoir assigné au premier le fini et le conditionné, à la seconde l’infini et l’inconditionné ; mais si par là Kant a bien marqué les limites de l’entendement, il s’en est tenu sur l’objet de la raison à des conceptions vagues et négatives : il a réduit l’inconditionné à une identité abstraite et sans différence ; le véritable infini n’est pas un simple au-delà du fini ; c’est l’infini qui contient le fini comme subordonné. — Pareillement, si Kant a fort justement remis en honneur l’Idée, en la distinguant des déterminations abstraites de l’entendement et des représentations sensibles, il a eu le tort de n’y faire correspondre qu’un devoir être, un Sollen, non l’être vrai et total dans sa réalité infinie.

Une partie essentielle de la doctrine kantienne de la raison, c’est la doctrine des antinomies. Vue profonde, d’avoir aperçu que ce sont les catégories qui par le développement ou l’expansion de leur contenu engendrent la contradiction ; mais solution bien superficielle que celle qui est inspirée par cette idée que la contradiction est une tache qui ne doit pas souiller l’essence du monde, mais qui doit être réservée à la raison ; ainsi la raison est humiliée devant les choses, rendue responsable d’une prétendue absurdité que les choses ne comportent pas. Cependant, bien que Kant n’ait pas compris la signification positive des antinomies, bien qu’il en ait maladroitement restreint la liste et qu’il se soit servi pour établir la thèse et l’antithèse de simples apparences de preuves, il a tout de même pressenti qu’à la raison il appartenait d’affirmer l’unité réelle des déterminations que l’entendement maintient dans leur état de scission et d’opposition. Seulement cette unité, il ne l’a entendue que comme subjective et immédiate.

Où l’on voit bien à quel point Kant a réduit le rôle de la raison après avoir prétendu l’affermir, c’est dans la critique qu’il a faite de la preuve ontologique. Ce qui a contribué au succès de cette critique, c’est l’exemple qu’il a introduit pour montrer la différence de la pensée et de l’être. Envisagés dans leurs concepts, il n’y a aucune différence entre cent thalers réels et cent thalers possibles ; mais, pour celui qui les possède, la différence est réelle. Assurément, rien n’est plus évident que cette proposition, que ce que je pense ou je me représente n’a pas une réalité par cela seul que je le pense ou que je me le représente ; mais cela sans doute la philosophie spéculative ne l’ignore pas, et il est bien vrai que pour tout être fini l’existence et le concept sont deux. Laissant donc de côté un exemple grossier qui assimile cent thalers à un concept, disons que lorsqu’il s’agit de Dieu, il s’agit d’autre chose que d’un concept fini ; on se trouve en face de ce qui est précisément et nécessairement l’unité de la pensée et de l’être, de ce qui ne peut être pensé que comme existant, de ce qui existe donc nécessairement. — Ainsi Kant a réduit la raison à une pure identité abstraite, il en a annulé par là l’inconditionnalité ; il en a fait un entendement vide.

La théorie de l’autonomie de la raison pratique est un des titres les plus glorieux de la philosophie kantienne ; mais, avec la doctrine de la moralité et du bonheur, avec la loi du devoir pour le devoir, on ne peut clore le système, et l’on reste, comme cela est arrivé à Fichte, dans le progrès d’un devoir être sans fin. — La Critique du Jugement, par la représentation de l’entendement intuitif, de la finalité interne, paraît atteindre le principe de la vérité systématique ; mais l’idée de la séparation du concept et de la réalité est plus forte que ce pressentiment, qui n’aboutit à donner qu’une valeur subjective à ce qui est au contraire l’expression la plus objective de la nature de la pensée.

La troisième position de la pensée par rapport à l’objectivité est la science immédiate, telle que Jacobi l’a proclamée, — cette science dont le contenu est fourni par le sentiment, la croyance, l’intuition, science que Jacobi oppose à la pensée, qu’il dirige également contre la doctrine de Spinoza et contre la doctrine de Kant. C’est que Jacobi ne veut saisir la connaissance que comme une pensée qui parcourt une série de conditions, qui va d’un terme conditionné à un autre terme conditionné, où chaque condition devient une chose conditionnée, et ainsi de suite. Cela étant, connaître, c’est montrer un objet conditionné par un autre : d’où il résulte que Dieu, la liberté, l’être vrai et réel doivent échapper à ce mécanisme de conditions où est enfermée la connaissance. L’intérêt de cette philosophie, c’est de rétablir l’unité de la pensée et de son objet si fâcheusement méconnue ou détruite par les philosophies de l’entendement ; mais cette unité, la philosophie de la science immédiate la pose d’une façon arbitraire, qui ouvre la porte à toutes les suppositions et à toutes les fantaisies, tandis que la philosophie spéculative la fait résulter de la nature même de la pensée. Au surplus, la polémique de Jacobi contre la science médiate et contre l’usage de la pensée vient d’une fausse conception. D’une part, tout ce qui se donne comme immédiat est dans le fond le résultat d’une médiation ; il n’est que parce qu’il est devenu ; d’un autre côté, la pensée n’est pas seulement une faculté qui médiatise et conditionne ; c’est une faculté de connaître, d’achever la connaissance vraie. Ce qui manque à la science immédiate, telle que la revendique Jacobi, c’est la pensée, et ce qui manque à la pensée, telle que Jacobi la considère, c’est la méthode.

Au fond, l’opposition de l’immédiat et du médiat, c’est une opposition que comprend et que surmonte la pensée infinie, entendue dans sa véritable nature. C’est-à-dire qu’avant tout on doit distinguer la pensée selon l’entendement de la pensée rationnelle. De la première sortent les déterminations finies et exclusives qui ne peuvent se poser qu’en s’opposant leurs contraires : la pensée vraie, qui est la pensée rationnelle, c’est l’affirmation contenue dans le passage des termes finis aux termes opposés et dans leur conciliation. L’expression pensée infinie peut paraître singulière quand on s’est habitué à considérer que l’essence de la pensée, c’est la pensée, c’est la détermination, la finitude ; mais dans le fond la pensée ne peut être qu’infinie. Car le fini se termine, pour ainsi dire, là où son contraire commence ; tandis que la pensée demeure en elle-même et ne peut avoir de contraire qui l’abolisse même provisoirement. La pensée n’est finie qu’autant qu’elle s’arrête aux déterminations limitées et qu’elle leur accorde la valeur de principes suprêmes. Au contraire, la pensée infinie ou spéculative n’est une pensée déterminée que tout autant qu’elle est en même temps pensée déterminante, pensée dont les déterminations sont ses propres déterminations, — qui par là posant la limite abolit l’imperfection qui lui est inhérente. — Pensée objective, analogue au νοῦς de Platon et à la νόησις d’Aristote, car elle est le principe qui met le monde en mouvement ; mais pensée subjective en ce qu’elle est la source de tout mouvement et en ce qu’elle doit se mouvoir elle-même.


  1. Nous reproduisons littéralement ces références : un double blanc dans le manuscrit indique que l’auteur avait l’intention de les compléter.