De J. J. Rousseau (Corancez)

(p. 1-75).



de


J. J. ROUSSEAU.


Extrait du Journal de Paris, des
Nos 251, 256, 258, 259, 260
& 261, de l’an vi.



Se vend à PARIS,


Au Bureau du Journal de Paris,
rue J. J. Rouſſeau, n° 14.
Chez Desenne, Maiſon Égalité.
Et Maradan, rue du Cimetière
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DE
J. J. ROUSSEAU.
Extrait du Journal de Paris, des N.os 251, 256, 258, 259, 260 & 261 de l’an VI.


Aussitôt que j’eus pris lecture de la correſpondance de J. J. Rouſſeau avec Duſaulx, publiée par ce dernier, je formai le deſſein d’en faire l’extrait, & de répondre aux obſervations qui y font jointes. Je reçus, dans l’intervalle, l’excellent morceau du citoyen Villeterque. Quoique je ne fuſſe pas entièrement de son avis, j’ai cru que je ne devois pas en priver le public, & qu’il me reſtoit une part aſſez grande qui pouvoit ſe publier ſéparément. Je préſume que ceux de nos lecteurs qui auront lu ce morceau dans le N° du 29 floréal de ce journal, me ſauront gré de lui avoir donné la préférence.

J’ai remarqué d’abord qu’à travers l’eſpèce de culte que Duſaulx rend à J. J., il règne dans tout le cours de ſon ouvrage une amertume dont lui donnent l’exemple tous ceux qui, comme lui, ont éprouvé les effets de ſon caractère ombrageux. Tous, ſans exception après avoir été ſes amis les plus ardens, finiſſent par l’inſulter. Cette conduite uniforme chez tous, annonce que tous ſont mus par le même principe, & ce principe n’eſt plus difficile à deviner. Leur amour-propre les a conduits chez Rouſſeau, leur amour-propre eſt bleſſé de la manière dont ils en ſortent. Tous, en y entrant, ornoient le buſte qu’ils ſe faiſoient un honneur d’adorer, lorſqu’ils étoient les prêtres initiés de ce temple ; tous défigurent ce même buste, lorſqu’ils ne peuvent plus y conserver leur domination. Il est temps enfin de faire connoître cet homme ſi justement célèbre, mais en même temps ſi extraordinaire, que ſans avoir ſur ſon propre compte des idées bien nettes, il a cependant dit de lui-même : Je ne ſuis fait comme aucun de ceux que j’ai vus, ni même comme aucun de ceux qui exiſtent.

Je pourrois commencer par demander à Duſaulx le but qu’il s’est proposé, en publiant, vingt ans après la mort de J. J., ſa correſpondance avec lui. Eſt-ce ſon reſpect pour Rouſſeau ? Non, car il cherche à nous le montrer ſous un jour qui ne lui eſt pas favorable. Ce ne peut être les craintes que les ſoupçons injurieux que Rouſſeau lui adreſſa à lui-même puiſſent planer ſur ſa tête, ſoit dans l’eſprit de ſes contemporains, ſoit chez la poſtérité. Ses contemporains ſavent apprécier les accuſations qui font ſi ſouvent ſorties de la tête & de la plume de J. J., & Duſaulx a l’avantage de jouir d’une réputation qui le met à l’abri de toute crainte à cet égard ; Il ne reſte donc plus que la poſtérité. La poſtérité ne verra de Rouſſeau que ſes écrits, elle ne s’arrêtera que ſur les traits hardis de ſon éloquence entraînante, elle s’échauffera aux peintures tracées par son ſtyle animé & brûlant, puiſées dans une ſenſibilité vraie, & dans un cœur le plus ſuſceptible d’aimer ; elle aimera les devoirs qu’il preſcrit, par la manière dont il les preſcrit, & les remplira, parce qu’il le veut ainsi. Elle ne s’occupera que très-légèrement du degré de ſes torts avec les perſonnes qui ont eu avec lui quelques relations ſociales. Duſaulx pouvoit donc, ſans crainte d’être compromis, ne pas expoſer aux regards des mal-intentionnés, mais couvrir plutôt de ſon manteau celui devant lequel il s’obſtine toujours à vouloir brûler ſon encens.

J’ai vu Rouſſeau conſtamment & ſans interruption, pendant les douze dernières années de ſa vie. Je me propose ici non pas de le louer ; non pas de le juſtifier, mais de le monter tel qu’il étoit, en m’appuyant toujours sur des faits dont j’ai été le témoin direct. Je veux faire entrer mes lecteurs dans ſon intérieur, & par-là les mettre à portée de pouvoir eux-mêmes apprécier le mobile de ſes actions. On verra que lorſqu’il étoit lui, ſi je puis me servir de cette expreſſion, il étoit d’une ſimplicité rare, qui tenoit encore du caractère de l’enfance ; il en avoit l’ingénuité, la gaîté, la bonté, & ſur-tout la timidité. Lorſqu’il étoit en proie aux agitations d’une certaine qualité d’humeur qui circuloit avec ſon ſang, il étoit alors ſi différent de lui-même, qu’il inſpiroit, non pas la colère, non pas la haine, mais la pitié ; c’est du moins ce ſentiment que j’ai long-temps éprouvé. Mon attachement pour lui n’en étoit que plus étroit, & mon reſpect étoit tel, que de peur de lui ôter de la conſidération, je taiſois à mes amis les plus intimes, les obſervations que me mettoient à portée de faire la fréquence de mes viſites, & la confiance qu’il ſembloit m’avoir accordée.

Mon intention n’étant pas de ſatisfaire la vaine curioſité de mes lecteurs, je dois dans le récit des faits ne rien omettre de ce qui peut caractériſer celui qui en est l’objet, pour lui donner ſa véritable phyſionomie. Je me trouverai conſéquemmenr forcé de m’arrêter ſdes détails qui peuvent rendre long le récit que je me propoſe. Un journal qui ne peut me donner que peu d’eſpace, me préſente l’inconvénient de ne pouvoir montrer le tableau dans ſon enſemble ; mais tel qu’il ſoit, cet inconvénient eſt moindre pour moi que celui de faire un livre. Je couperai mon récit. Les faits auront toujours le droit d’intéreſſer les lecteurs, parce qu’ils ne font point connus, parce qu’ils jettent un jour vrai sur l’homme qui les intéreſſe, que la haine & la calomnie ont pourſuivi injuſtement ; enfin, parce qu’ils expliquent l’énigme des contradictions dont cet homme rare étoit compoſé.

Dès le commencement de ma liaiſon avec J. J., je me reſſentis des effets de ſon caractère ombrageux, c’étoit un tribut qu’il falloit payer ; mais ce qu’il y a de ſingulier à remarquer, c’eſt que j’ai commencé par où tous les autres ont fini. Il étoit alors dans la néceſſité de copier de la muſique pour vivre. Il trouvoit dans le produit de ce travail ce qui ſuffiſoit amplement à ſes besoins. Il copioit avec une exactitude rare dans ceux qui vivent ordinairement de ce genre de travail ; il se faiſoit payer plus cher, & ſans doute que la curioſité attiroit chez lui, ſous ce prétexte, un grand nombre de perſonnes qui fourniſſoient à ſon travail journalier & très-aſſidu.

Un de mes amis fut nommé ſecrétaire d’ambaſſade en Angleterre ; il vint me voir avant son départ. Je lui obſervai que Rouſſeau ne touchoit point ſa pension du roi d’Angleterre ; qu’il me paroiſſoit cependant en avoir beſoin ; que je craignois que des gens mal-intentionnés : n’euſſent fait naître quelqu’obſtacle dont ſon caractère fier & ombrageux dédaignoit de connoître la ſource ; que je le priois de prendre à cet égard les informations que ſa place le mettoit à portée de prendre, de travailler à les vaincre & de m’en donner avis. Trois mois après, je reçus une lettre de cet ami, qui contenoit une lettre-de-change payable au porteur ſur un banquier de Paris, de la ſomme de 6,336, je m’en ſouviens encore. Cette somme étoit le montant de ce qui lui étoit dû alors. Il ne s’agiſſoit que de la lui donner & d’en tirer quittance. Cette quittance m’inguiétoit ; je craignois qu’il ne voulût pas s’aſſujétir à cette ſimple forme. Je récrivis pour lui demander ſi rigoureuſement on ne pouvoit l’en diſpenſer. Mon ami me répondit ſur-le-champ que je me rendois bien difficile, que cependant il avoit été arrêté que la lettre par laquelle je déclarerois que Rouſſeau avoit touché, ſeroit ſuffiſante. Je ne donne ces circonſtances que pour rendre juſtice à la tréſorerie du roi d’Angleterre, qui, comme l’on voit, étoit loin de vouloir entraver le paiement.

D’abord, ivre d’un ſuccès auſſi complet, je ne tardai pas à sentir le poids de la négociation que j’avois entrepriſe ; il n’y avoit plus poſſibilité de reculer. J’arrive chez Rouſſeau, je balbutie : ennemis ; penſion du roi d’Angleterre ; enfin je parle de la lettre-de-change & du montant de la somme, Rouſſeau m’écoute avec inquiétude & étonnement ; enfin il me demande qui m’a chargé de cette commiſſion. Je lui réponds : mon zèle ; la circonſtance d’un ami qui partoit, m’en a donné l’idée, & le bien qui en doit réſulter pour vous, me donne dans ce moment une grande ſatiſfaction Je ſuis majeur, me répondit-il, & je puis gouverner moi-même mes affaires. Je ne ſais par quelle fatalité les étrangers veulent mieux faire que moi. Je fais bien que j’ai une penſſion ; j’en ai touché les premières années avec reconnoiſſance ; & je ne la touche plus, c’est parce que je le veux ainſi. Il faut ſans doute qu’aujourd’hui je vous expoſe mes motifs, c’est du moins ce que ſemble exiger le rôle que vous jouez dans cette affaire ; il faut que je vous conſtitue juge de ces mêmes motifs, pour ſavoir ſi vous les approuvez. J’ignore qu’elles ſont à cet égard vos dernières penſées ; mais ce que je ſais, c’eſt que je ſuis libre ; que ſi je ne reçois plus, c’eſt par des motifs qui peut-être n’auroient pas votre approbation, mais qui, ayant la mienne, ſuffiſent à ma détermination..

Il ne tenoit qu’à moi de ſortir & de crier à l’ingratitude. J’aurois trouvé un grand nombre de bouches prêtes à chanter mes louanges & mon humanité, pour se récrier d’autant plus fort ſur le mauvais cœur de Rouſſeau, ſur ſon orgueil & ſon ingratitude. J’aurois eu auſſi l’honneur de figurer dans le nombre des victimes de cet odieux caractère. J’ai pris le parti que me dictoient ma conſcience & ma conviction. J’avouai mon tort, je m’excuſai ſur le deſir peu réfléchi de le ſervir, je lui obſervai que cette affaire négociée, sans ſa participation & par un de mes amis, n’auroit point de fuites déſagréables pour lui, que j’allois renvoyer la lettre-de-change, & qu’il n’en entendroit plus parler, je ſortis & renvoyai la lettre.

Je tenois à ma liaiſon encore bien nouvelle, je n’oſai retourner chez lui, j’y envoyai celui qui m’y avoit préſenté, homme qu’il eſtimoit, ſous le triple rapport de co-citoyen de Genève, d’homme du premier mérite dans la mécanique, & d’une probité à toute épreuve, c’étoit mon beau-père ; ils parlèrent de cette affaire : Rouſſeau lui dit que, comme les autres, je m’entendois avec ſes ennemis. La réponſe fut ſimple & franche. Rouſſeau convint à la fin qu’il étoit possible que je ne fuſſe pas directement ſon ennemi, mais que ſes ennemis très-ardens & très-adroits m’avoient choiſi, & qu’abuſant de ma bonne foi, j’avois été, ſans le ſavoir & ſans le vouloir, leur agent. Je crus, d’après cette déclaration, pouvoir y retourner ; & depuis il n’a jamais été queſtion entre nous de cette affaire.

Pour n’avoir plus à revenir ſur les ſoupçons qui me concernent perſonnellement, je vais rendre compte d’un ſecond entretien qui n’a pas eu plus de fuite que le premier, mais qui me paroiſſoit infiniment plus ſérieux. D’ailleurs, il est venu à l’occaſion de cette même correſpondance que Duſaulx vient de faire imprimer.

Mais avant tout, je dois faire part à mes lecteurs d’une anecdote antérieure dont je me ſuis ſervi avantageuſement dans cette ſeconde criſe, & qui me semble prouver que Rouſſeau n’étoit pas toujours auſſi difficile, ni même auſſi ſuſceptible que communément on le croit.

Je lui rendis compte un jour de la rencontre que j’avois faite de M. Dutems, anglais, homme de mérite & très-eſtimable, qui ſouvent m’avoit vu chez lui, mais qui s’en étoit retiré. Il m’a demandé, lui dis-je, ſi je vous voyois toujours. Je vous avoue que ce mot toujours m’a bleſſé. Ma réponse a été ſimple : n’allant chez M. Rouſſeau que par attachement pour ſa perſonne, je ne ſais pas pourquoi, le voyant aujourd’hui, je ne le verrois pas toujours. Il connoît mon reſpect pour lui, mon attachement lui garantit l’eſprit de mes viſites, je le verrai donc toujours. Ce mot, ajoutai-je, m’a cependant donné matière à réflexion. Je ſuis confiant, &, par cela même, peu attentif aux formes. Il ſeroit poſſible qu’avec cette négligence ſur moi-même, je vous donnaſſe l’occasion de concevoir quelquefois des ſoupçons qui auroient quelqu’apparence de réalité. Je ne puis vous promettre de me changer ſur ce point ; mais pour en éviter les effets, ſi vous voulez me promettre de ne jamais garder ſur le cœur les idées de ce genre que je pourrai faire naître, & de ne point les laiſſer fermenter dans votre eſprit ; enfin, ſi vous voulez m’en faire part ſur-le-champ, je m’engage moi, de mon côté, à vous donner une folution prompte & précife, qui fera toujours dans le cas de vous satisfaire. Si vous voulez prendre cet engagement, je réponds bien que ce mot toujours de M. Dutems n’aura aucun sens ni pour vous ni pour moi. Qui l’auroit cru ? Rouſſeau, ſi peu liant, ſuivant le dire général, prit avec moi cet engagement, &, en lui tendant la main, je pris le mien avec beaucoup de ſolemnité.

Depuis cette convention, Rouſeau me propoſe un jour de lire la correſpondance qui avoit tout terminé entre lui & Duſaulx ; c’eſt cette même correſpondance que Duſaulx vient de publier, & dont le citoyen Villeterque a rendu compte dans ce journal : je l’acceptai. Parvenu à la dernière lettre de Duſaulx, je lui demandai s’il n’y avoit pas une lettre intermédiaire entre cette dernière de Duſaulx & la dernière de lui J. J. Pourquoi cela, me dit-il ? C’eſt, lui répondis-je, que cette dernière ne me paroît pas répondre catégoriquement à la vôtre, &… Il n’y en a point, me dit-il avec chaleur, & vous avez jugé. Il emporta ſes lettres, & je ſortis.

Un ou deux jours après j’entre chez lui ; il fronce le ſourcil, me regarde à peine, & continue de copier ſa muſique. Je dis des choſes inſignifiantes, & ma viſite fut courte. Je vis bien qu’il boudoit, & qu’il avoit quelque choſe ſur le cœur ; mais me rappelant notre convention, je trouvai qu’il y manquoit, & que c’étoit à lui de me parler, & non pas à moi de l’interroger. J’y retourne une ſeconde fois, même bouderie de ſa part, & même conduite de la mienne. Voulant cependant faire ceſſer un état de choſes aussi embaraſſant pour moi que pour lui-même, j’entre pour la troiſième fois, mais ayant bien pris mon parti, je ne dis mot en entrant, je m’aſſieds en ſilence, & ne profère pas une parole après m’être aſſis. Les mains lui trembloient. Enfin, ne pouvant plus y tenir, M. de Corancez, me dit-il,… Je vous demande pardon, lui dis-je en l’interrompant, vous me boudez depuis long-temps, & ce que vous avez ſur le cœur a eu le temps de fermenter ; rappelez-vous notre convention, vous avez manqué à votre parole, je vous tiendrai la mienne. J’ignore parfaitement ſur quelle matière & ſur quel fait je vais être interrogé. Je vous ai promis une ſolution prompte & préciſe, j’ai dit même qu’elle vous ſatiſferoit ; parlez, je ſuis prêts à vous répondre. Je ne puis peindre l’état dans lequel le mit ce préambule. Naturellement timide, & s’entendant reprocher ſon manque de parole, il étoit dans une ſituation vraiment pénible à voir ; &, dans ce moment même, en meſurant l’homme devant qui j’étois, j’avois honte du ton de ſupériorité que ma poſition me forçoit de prendre, & de l’embarras où je l’avois jeté en le forçant de s’expliquer.

Vous m’avez accuſé, me dit-il, de vous avoir caché des lettres de ma correſpondance avec Duſaulx, & ſans doute que ce ſont celles que vous ſuppoſez être contre moi. Parlez-vous, lui dis-je, d’après ce qui a été dit entre nous, ou vous a-t-on rapporté que je vous en avois accuſé devant d’autres perſonnes ? Je ne vous ai pas dit à vous : Vous avez d’autres lettres ; je vous ai demandé ſi vous aviez d’autres lettres, & vous avez pris alors ma demande dans ſon vrai ſens, puiſque vous m’avez répondu : Non, il n’y en a point, & vous avez jugé. Il faut donc que, depuis, quelque bon ami de vous ou de moi, m’ait accuſé de l’avoir dit ; or, il me ſemble que vous pouviez auſſi-bien m’en croire moi-même au moment où je vous en ai parlé, qu’écouter les propos qui vous ſont venus depuis par des étrangers. Il faut que vous conveniez d’une chose : Si j’ai tenu ce propos, j’ai menti ; car vous ſavez bien vous, que ne connoiſſant la correſpondance que par vous, ce propos ſeroit, de ma part, non pas une indiſcrétion mais un menſonge. Or, pour faire un menſonge, il faut un but, celui-là ſeroit contre vous en faveur de Duſaulx. Obſervez que je ne connois point Duſaulc, je ne l’ai vu qu’une ſeule fois aux Tuileries, & c’eſt vous qui me l’avez montré ; il faut donc que vous alliez juſqu’à ſuppoſer que j’invente un fait en faveur d’un homme, que j’eſtime à la vérité ſur ſa réputation, mais que je ne connois point, contre vous, que j’aime & reſpecte, & qui me recevez avec bonté : vous voyez que cette ſuppoſition est impoſſible.

Si vous m’interrogiez ensuite ſur le fond de votre querelle avec Duſaulx, & ſur-tout ſur l’accuſation d’être du nombre de vos ennemis, je vous dirois franchement qu’il n’est pas plus coupable que moi des vues que vous lui prêtez, tout y répugne. Vous pouvez lui reprocher, & il doit ſe reprocher à lui-même, de l’inattention & même de la mal-adreſſe, dans la comparaiſon qu’il n’a pas aſſez réfléchie, & qui vous a juſtement choqué. Il pouvoit, en répondant à votre dernière lettre, en faire l’aveu, & en tirer même des argumens victorieux ſur le fond de votre querelle ; mais jamais vous ne pourrez me perſuader que ſciemment il ait voulu vous nuire ; & ma conviction eſt telle à cet égard, que ſi, lui Duſaulx, me diſoit aujourd’hui que je me trompe & qu’il a été votre ennemi, je lui dirois à lui-même qu’il ment.

Rouſſeau ne répliqua pas ; & après quelques mots sur la néceſſité de ma ſortie, je partis ſans que depuis j’aye eu lieu de m’appercevoir qu’il conſervât sur mon compte aucun reſſentiment. Mes lecteurs peuvent commenter eux-mêmes les deux faits précédens, ils en tireront de grandes lumières sur le véritable caractère de Rouſſeau, & ſur la facilité qu’il laiſſoit quelquefois dans son commerce.

J’ai dit qu’il étoit ſimple, & qu’il tenoit du caractère de l’enfance. J’entre un jour chez lui, je le vois hilarieux, ſe promenant à grands pas dans ſa chambre, & regardant fièrement tout ce qu’elle contenoit : Tout ceci eſt à moi, me dit-il ; il faut noter que ce tout conſiſtoit dans un lit de ſiamoiſe, quelques chaiſes de paille, une table commune, & un ſecrétaire de bois de noyer. Comment, lui dis-je, cela ne vous appartenoit pas hier ? il y a long-temps que je vous ai vu en poſſeſſion de tout ce qui eſt ici. Oui, moniteur, mais je devois au tapiſſier, & j’ai fini de le payer ce matin. Il jouiſſoit de ce petit mobilier avec beaucoup plus de joie réelle que ne ſait le riche, qui le plus ſouvent ignore la moitié des objets qu’il poſſède,

Une autre fois je lui vois encore le viſage riant & une certaine fierté que je ne lui connoiſſois pas. Il ſe lève, ſe promène, & frappant des doigts de ſa main droite ſur ſon gouſſet, il en fit ſonner les écus : Vous voyez, me dit-il, que j’ai une hernie crurale, mais dont je ne cherche point à me débarraſſer. Il m’apprit enſuite qu’il avoit reçu vingt écus pour une partie de copie de muſique.

J’ai dit qu’il étoit bon. Une amie de ma femme, jeune anglaiſe, fort jolie, avoit depuis long-temps déſiré de voir Rouſſeau. Comme je m’étois fait une loi de ne lui préſenter perſonne, cette envie ne pouvoit ſe ſatisfaire. Un jour cependant que je devois mener chez lui un de mes enfans, trop jeune pour qu’il le connût encore, car il me les demandoit tous les uns après les autres, pour jouir, me diſoit-il, des vertus de leur mère, la jeune anglaiſe étoit chez moi ; je lui propoſe de prendre le coſtume de la bonne, & de ſe charger de l’enfant ; elle adopte l’idée avec une joie immodérée ; elle prend le tablier ; & s’empare de l’enfant, nous arrivons. J’ai dit que cette bonne étoit jolie, & je dois ajouter que ſon extérieur annonçoit peu de force ; je voulus profiter de la circonſtance pour m’amuſer à mon tour. Je commandois à la bonne de tenir l’enfant de telle manière, de marcher, de s’aſſeoir, bien aſſuré de ſon obéiſſance. Rouſſeau cauſa avec elle, & la plaignit d’être obligée de prendre un état dont les fatigues paroiſſoient devoir ſurpaſſer ſes forces. Il engagea madame Rouſſeau à la faire goûter ; elle fut très-bien régalée, & madame Rouſſeau me dit le lendemain, qu’il avoit remarqué avec peine & ſtout avec beaucoup de ſurpriſe, que je ne ménageois pas aſſez la délicateſſe de la bonne, & que je lui parlois avec trop de dureté.

Je vois plusieurs de mes lecteurs ſourire à ce trait de bonté, & me faire remarquer que la bonne étoit jolie. Cette circonſtance, pour un homme du genre & de l’âge de Rouſſeau, ne me paroît pas devoir rien changer ſur le motif de ſa ſenſibilité ; mais je vais y joindre un autre trait.

Bourru à l’excès, lorsqu’il avoit ſur quelqu’un de ces préventions qui tenoient à la malheureuſe corde de ſes ennemis, il étoit extrêmement attentif à ne pas bleſſer ceux avec leſquels il croyoit, du moins pour le moment, pouvoir, sans danger pour lui, ſuivre les mouvemens de ſon cœur. Il avoit ceſſé, depuis long-temps, de m’arrêter à dîner ; il craignoit que je n’en tiraſſe de fauſſes conſéquences. Je ne vous prie plus à dîner, me dit-il un jour, parce que ma fortune ne me le permet plus. Quelque peu de dépenſe que je fiſſe pour vous, je ſerois forcé de la prendre sur notre néceſſaire. Je voulus lui répondre, il continua : Si je vous fais part de ma ſituation, c’eſt afin que vous n’attribuyez pas le changement de ma conduite à votre égard, à quelque changement dans mes ſentimens. Souriant enſuite : j’aime, me dit-il, à boire à mes repas une certaine doſe de vin pur. J’avois d’abord imaginé de partager également la quantité que je puis me permettre de boire entre mon dîner & mon ſouper, mais il en réſultoit que ſe trouvant trop modique, aucun de mes deux repas ne m’offroit ce qui me convient. J’ai pris mon parti, je bois de l’eau à l’un des deux, & je réſerve la totalité de mon vin pour l’autre.

Combien de choſes découvriront, dans ce dernier trait, mes lecteurs attentifs ! Quelle bonté, quelle candeur & quelle ſupériorité ſur les autres hommes, ſoit pour prendre ſon parti ſur les événement de la fortune, ſoit pour ſavoir les apprécier, en n’y voyant rien qui doive être caché ! Le blâme univerſel qu’il a encouru en ſe refusant aux dons qu’on vouloir lui faire, prouve ſeulement que peu de perſonnes ſont en état d’enviſager la fortune comme il le faiſoit. Sachez compoſer avec elle, & boire de l’eau à l’un de vos repas, pour boire votre vin à l’autre, & ce refus ne vous paroîtra plus ni ſi extravagant, ni ſi orgueilleux, ni même ſi héroïque. Joignez à cela la réponse qu’il faiſoit lorſqu’on alloit juſqu’à l’interroger ſur ce point : Je ſuis pauvre, à la vérité ; mais je n’ai pas le cou pelé.

J’ai dit qu’il étoit gai. J’ai vingt fois eu l’occaſion de remarquer en lui cette qualité qui ſeule pouvoit faire le bonheur de ſa vie, mais que la maladie dont il avoit apporté le germe en naiſſant, détruiſit preſqu’entièrement pour le rendre le plus malheureux des hommes. Si je n’enviſageois, dans ce récit, que ma ſatiſfaction perſonnelle, avec quelle complaiſance je m’arrêterois ſur ces anecdotes qui me le retracent dans un état heureux : mais outre que le cadre que j’ai choiſi me force de me reſtreindre, mes lecteurs trouveroient que je les entretiens trop long-temps de puérilités. Je ne parlerai donc ni de la gaîté de pluſieurs de nos petits repas, ni de traits iſolés de nos çonverſations ; je me borne à un ſeul fait.

Tous mes lecteurs ont entendu parler de l’abominable aventure dont il a été ſi cruellement la victime à la butte de Meſnil Montant. Il fut rencontré par le chien danois de M. de Saint-Fargeau, qui, voulant rejoindre le carroſſe de ſon maître, avoit dans ſa courſe la viteſſe d’une balle de fuſil. Il paſſe entre les jambes du malheureux Rouſſeau, qui tomba le viſage sur le pavé, ſans avoir eu le temps de ſe garantir avec ſes mains. La chûte fut d’autant plus malheureuſe, qu’il deſcendoit la butte, & conſéquemment qu’il tomba de plus que de ſa hauteur. Je cours chez lui le lendemain matin. En entrant, je fus ſaiſi d’une odeur de fièvre véritablement effrayante. Il étoit dans ſon lit. Je l’aborde ; jamais ſa figure ne ſortira de ma mémoire. Outre l’enflure de toutes les parties de ſon viſage, qui, comme l’on ſait, en change ſi fort le caractère, il avoit fait coller de petites bandes de papier ſur les bleſſures de ſes lèvres ; ces bleſſures étoient en long, de façon que, ces bandes alloient du nez au menton. Mon effroi fut proportionné à l’horreur de ce ſpectacle. Après m’avoir rendu compte de l’accident, je vis avec grand plaiſir qu’il excuſoit le chien ; ce qu’il n’eût pas fait, ſans doute, s’il eût été queſtion d’un homme : il auroit vu infailliblement dans cet homme un ennemi qui, depuis longtemps, méditoit ce mauvais coup ; il ne vit dans le chien, qu’un chien qui, me dit-il, a cherché à prendre la direction propre à m’éviter ; mais voulant auſſi agir de mon côté, je l’ai contrarié ; il faiſoit mieux que moi, & j’en ſuis puni. J’obſerverai, car cela est néceſſaire pour le but que je me propoſe, qu’il n’étoit pas poſſible de ſe trouver dans un état plus affligeant & plus dangereux, puisque la fièvre atteſtoit que la chûte avoit cauſé, dans toute la machine, un ébranlement général ; mais l’accident étoit, comme je l’ai dit, occaſioné par un chien ; il n’y avoit pas moyen de lui prêter des vues malfaiſantes & des projets médités : dans cet état, Rouſſeau reſtoit ce que naturellement il étoit lorſque la corde de ſes ennemis n’étoit point en vibration. Jamais, de mon côté, je ne fus moins diſpoſé à rire. Jamais Rouſſeau n’avoit eu plus de raiſon de s’affliger ; cependant le cours de la converſation nous amena tous deux à des propos ſi gais, que le malheureux, dont le rire r’ouvroit toutes les plaies couvertes par les petites bandes de papier, me demanda grâce, mais avec des inſtances réitérées. J’en ſentis moi-même & l’importance & la néceſſité, & tout ceſſa par ma retraite.

Sa timidité étoit exceſſive, & je l’ai vu ſouvent dans ce cas avec des enfans de neuf à dix ans, qui, timides eux-mêmes, ſe tenoient devant lui dans un état de réſerve. Je ne me livrerai point au plaiſir que j’aurois d’en citer quelques traits, car mes lecteurs, qui n’ont pas vécu avec lui, ne peuvent y mettre le même intérêt que j’y mets. Il faut pourtant citer, car il ne s’agit pas ici de mon opinion ſur ſon ſujet, mais de mettre le lecteur à portée de déterminer la ſienne. Sa timidité étoit infiniment plus marquante, lorſqu’il s’agiſſoit d’être ſeul en avant, & de chanter, par exemple, les morceaux de ſa compoſition qu’il vouloit faire entendre.

On a déjà été à portée de remarquer qu’il mettoit une grande importance à ſes déterminations, lorſqu’il les avoit manifeſtées. Quelque peu de conséquence qu’elles euſſent dans leur objet, il y voyoit toujours un engagement pris avec lui-même, auquel il ne devoit pas plus manquer, que s’il l’avoit pris avec un autre : cela me paroît devoir être conſidéré chez lui comme un trait de caractère.

Il s’étoit engagé volontairement & de lui-même, à mettre en muſique toutes les paroles qui lui ſeroient envoyées par ma femme. Je lui apporte un jour de ſa part le volume des Œuvres de Shakeſpeare, traduction de Letourneur, où ſe trouve la tragédie d’Othello & lui montre l’endroit où ſont les paroles : Au pied d’un ſaute, &c., en l’invitant, de la part de ma femme, de les mettre en muſique. Je lui obſervai que pour pouvoir donner à ces paroles le caractère qui leur convient, il falloit qu’il prit la peine de lire la pièce. J’en ſuis faché, me dit-il, mais je me ſpromis de ne plus lire. Comme je connoiſſois ſes ſcrupules ſur cet article, je lui dis que lorsqu’on tenoit à remplir ſes engagemens, il falloit n’en prendre que le moins possible, attendu que l’on s’expoſoit à ce qu’il y en eût de contradictoires, & qu’alors on ſe mettoit dans la néceſſité de manquer ou à l’un ou à l’autre. Vous vous êtes promis de ne point lire, & vous avez promis à ma femme de mettre en musique tout ce qu’elle vous préſenteroit ; elle vous préſente des paroles qui exigent la lecture d’une tragédie ; vous voilà dans la néceſſité ou de vous manquer à vous-même, ou de manquer à ma femme, vous n’avez que l’option. Je ſavois d’avance combien cet argument auroit de force ſur ſon eſprit. Il réfléchit un moment, & prenant le livre, donnez, me dit-il, je le lirai.

Mes lecteurs s’appercevront, sans doute, combien il importe de raconter un fait tel qu’il s’eſt paſſé & avec toutes ſes circonſtances, pour pouvoir en tirer de juſtes conſéquences ſur celui qu’ils veulent connoître. Il m’avertit que l’air eſt fait, & que, ſuivant la première convention, ma femme ſe donne la peine de venir pour l’entendre & l’approuver ou le rejeter, attendu qu’en cas de rejet, il s’étoit engagé à le faire trois fois. Il l’avoit fait, dans ce moment, double, il s’agiſſoit du choix. J’y menai ma femme, la moins impoſante de toutes les femmes, & ſur-tout dans cette occaſion, puiſqu’elle-même est d’une timidité exceſſive. Il ſe mit devant ſa petite épinette, mais dans un tel état que ſes doigts trembloient ſur les touches, & que ſa voix ne pouvoit ſe faire un paſſage ; il touſſoit, ſoupiroit & s’agitoit, en nous aſſurant que cela ne tarderoit pas à ſe paſſer. Il parvint, en effet, à chanter ſes deux airs ; ma femme choiſit celui compris dans le recueil de ſes romances, gravé après ſa mort. Cet air est un chef-d’œuvre pour l’expreſſion vraie de la ſituation où Shakeſpéare l’a placé. Je me permettrai de remarquer à cette occaſion qu’il eſt à préſumer que le citoyen Ducis, auteur de l’excellente tragédie d’Othello, n’avoit pas connoiſſance de la Romance de J. J. Il auroit sans doute adopté la traduction de Letourneur, pour pouvoir la faire chanter ſur le théâtre. Il auroit eu l’avantage de s’aſſocier avec Shakeſpéare & Rouſſeau ; il auroit pu faire jouir le public de cet excellent morceau, & enfin il auroit augmenté l’effet du pathétique de la situation, par l’expreſſion déchirante & vraie de la compoſition muſicale.

J’ai remarqué dans Rouſſeau une qualité bien rare, & qu’on ne ſeroit pas disposé à lui ſuppoſer, d’après l’aigreur que ſouvent il verſoit autour de lui. Pendant le cours des douze années que j’ai vécu avec lui, je ne lui ai entendu dire du mal de qui que ce ſoit. Souvent en me parlant des perſonnes, il lui arrivoit de les claſſer dans le nombre de ſes ennemis, & ſur ce point, que dans la ſuite de cette notice je me propoſe d’approfondir, il n’y avoit nulle poſſibilité de le contrarier ; mais dans ce cas là même, jamais, du moins devant moi, il ne s’eſt permis de s’expliquer ſur leur compte, ſoit, en leur imputant des faits particuliers, ſen ſe permettant, à leur égard, des qualifications injurieuſes. Ce qui prouve, jusqu’à l’évidence, que lorſqu’il ne voyoit point à travers ce priſme fatal, ſon véritable caractère reprenoit le deſſus, c’eſt que lorſqu’il enviſageoit ces mêmes hommes ſous le ſeul rapport de leur mérite intrinſèque & réel, non-ſeulement il leur rendoit juſtice, mais il faiſoit valoir ſes opinions à leur égard avec beaucoup de chaleur. Je ne citerai pour preuve que deux faits qui, ayant rapport à deux de ſes détracteurs les plus déclarés, feront aiſément ſuppoſer tous les autres.

Je louois un jour devant lui Diderot, & l’on ſait la haine que Diderot lui portoit ; j’ajoutai : je lui trouve cependant un défaut bien important, c’eſt de n’être pas toujours clair pour les autres, & je crois même que ſouvent on pourroit dire qu’il ne l’eſt pas pour lui-même. Prenez-y garde, me dit Rouſſeau, lorſqu’il s’agit de matières traitées par Diderot, ſi quelque chose n’eſt pas compris, ce n’eſt pas toujours la faute de l’auteur. C’eſt la ſeule expreſſion dure qu’il ait jamais employée contre moi. Mes lecteurs verront, je l’eſpère, que je ne ſuis bien réellement que ce que je veux être, hiſtorien fidèle. Ce mot, qui pouvoit me bleſſer, l’avouerai-je ? me fit un bien infini. Je vis Rouſſeau tel que j’aurois voulu qu’il fût toujours.

Le lendemain du jour où Voltaire fut couronné au théâtre Français, ce jour précédoit de bien près le dernier de ces deux grands hommes, un de ces perſonnages qui ont le ſecret de ſe gliſſer par-tout, croyant, ſans doute lui faire la cour, lui en rendit compte devant moi, & ſe permit, ſur ce couronnement, des plaiſanteries telles qu’on peut ſe les figurer de ce genre de perſonnage. Comment, dit Rouſſeau avec chaleur, on ſe permet de blâmer les honneurs rendus à Voltaire dans le temple dont il eſt le dieu, & par les prêtres qui, depuis cinquante ans, y vivent de ſes chef-d’œuvres ; qui voulez-vous donc qui y soit couronné ? Ce trait n’a pas beſoin de rapprochement pour être ſenti.

J’ajouterai que juste envers ſes ennemis, il étoit de la plus grande indulgence pour tous les écrivains ; il me répétoit souvent qu’il ne falloit s’arrêter que ſur ce que l’on trouvoit de bon dans un livre. Si l’auteur vous a donné deux pages ſeulement dans leſquelles vous trouvez ou du plaiſir, ou de l’inſtruction, ne devez-vous pas lui en ſavoir gré ? paſſez, ſans mot dire, ce que vous rencontrez qui vous déplaît.

Il ne parloit que très-rarement de ſes ouvrages, & jamais le premier. Je ne lui vis mettre de chaleur à leur occaſion qu’en regrettant la perte volontaire qu’il fit, dans une circonſtance qui trouvera ſa place dans mon récit, du manuſcrit d’une nouvelle édition d’Émile. Il y avoit fait entrer une partie des idées qu’il n’avoit pu mettre dans la première, à cauſe de leur abondance, dont alors ſon imagination, me dit il, étoit ſurchargée. Sans les rejeter, il les avoit écrites ſur des cartes qu’il réſervoit pour une nouvelle édition. Elle contenoit auſſi le parallèle de l’éducation publique & de l’éducation particulière ; morceau qu’il me diſoit être eſſentiel au traité de l’éducation, & qui manque à Émile. Il étoit quelquefois, ſur ſon propre compte, d’une ingénuité qui, en me cauſant de la ſurpriſe, me jetoit dans le raviſſement. Il me dit un jour, qu’après avoir publié ſon diſcours ſur les ſciences, &c., Mme  Dupin de Francueil, chez laquelle il demeuroit, lui parloit un ſoir, au coin du feu, de l’effet qu’avoit produit cet ouvrage ; mais, dites-moi donc, M. Rouſſeau, qui auroit pu deviner cela de vous ? Lecteurs notez que c’eſt de lui que je tiens cette anecdote.

Il m’apprit auſſi que le cardinal de Bernis fit chercher avec grand ſoin, tant dans les bureaux des affaires étrangères qu’en Italie, la correſpondance qui eut lieu pendant que lui, Rouſſeau, étoit ſecrétaire d’ambaſſade. Il n’y trouva rien, me dit-il, & je l’en aurois bien aſſuré d’avance.

Avant de faire arriver mes lecteurs au temps où je ferai forcé de leur montrer Rouſſeau trop différent de ce qu’il eſt dans ce moment, je les prie de me pardonner de m’arrêter un peu, & de leur faire voir que cet homme extraordinaire ne faiſoit rien que lorsqu’il étoit commandé par un besoin irréſiſtible. Depuis long-temps mes lecteurs le voient copiſte de muſique ; mais il fut bientôt attaqué de la fièvre de la compoſition. On ſait que c’eſt ainſi qu’il fut en littérature & en philoſophie, homme très-médiocre jusqu’à l’âge de quarante ans ; & que dix années d’une fièvre continue & ſans ſommeil, comme il me l’a dit pluſieurs fois, l’ont mis, par ſes productions, au rang des écrivains les plus éloquens, des moraliſtes les plus épurés, & des philoſophes les plus éclairés. Il exerça ſur moi, à l’époque de ce beſoin de compoſer de la muſique, une eſpèce de deſpotiſme curieux à faire connoître. Je puis en parler ſans inconvénient, attendu que je n’y joue pas le plus beau rôle.

Altéré de compoſition, il me demanda de lui faire les paroles d’un duo. Je lui déclarai mon impuiſſance ; mais ce fut en vain. Il me le demandoit à chacune de mes viſites, & d’un ton à me faite comprendre que les choses n’en reſteroient pas là. Je fis part de mon embarras à ma femme, qui me dit malignement, pour le guérir radicalement de cette maladie, je n’y fais qu’un remède, mon ami, fais lui promptement des vers, & cours les lui porter ; il y a mille à parier qu’il n’y reviendra plus. Tout malicieuſement gai que fut ce conſeil, je ſentis bien moi-même qu’il ne me reſtoit que ce parti. Je fis donc un duo entre Tircis & Dircé, j’eſpère que Dieu me le pardonnera. Tout fier de mon ſuccès, & ſur-tout curieux de voir la mine qu’il me feroit après la lecture, je me flattois d’en être quitte. Il prend mon duo, le lit, me remercie, le garde & le met en musique. Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que malgré l’inſignifiance du petit dialogue, la muſique de ce duo est charmante ; il eſt gravé dans le recueil de ſes romances.

Loin d’être rebuté, comme ma femme s’y attendoit, & comme je l’avois eſpéré, il m’annonce qu’il veut faire du récitatif ; il ne s’agit plus des paroles d’un duo, mais d’une ſcène qui doit contenir la matière du récitatif, deux airs, & ſe terminer, ſi je le peux, par un duo. Je crus un moment qu’il vouloit me faire devenir fou. Je crois pourtant, pour lui rendre juſtice, qu’il étoit tellement emporté lui-même par cette ſaillie de compoſition, qu’il ne s’appercevoit pas de mon embarras, ſans quoi, je préſume qu’il en auroit eu pitié. Ma femme, toujours rieuſe à mes dépens, m’encourageoit de toutes ſes forces.

Très-familiariſé avec le roman de Daphnîs & Cloé, que j’avois lu un grand nombre de fois dans la traduction d’Amyot, j’eſpère y trouver ce qu’il me demande. Je relis l’ouvrage ; mais au lieu d’une ſcène, je lui trace le plan d’un opéra en deux actes, avec prologue & divertiſſement ; ce qui compoſoit quatre actes bien complets ; je lui porte mon plan. Comme il n’étoit pas difficile, il en eſt enchanté, &, frottant ſes mains, allons, me dit-il, à l’œuvre. Comment, lui dis-je, vous croyez de bonne foi que je vais vous l’exécuter ! Je vous l’ai préſenté pour vous engager à le faire vous-même dans le cas où il vous plairoit, mais vous ſavez bien qu’il n’y a pas de poſſibilité que j’en puiſſe venir à bout. Vous me propoſez donc froidement, me dit-il, de faire votre beſogne, il me semble que j’ai bien aſſez de la mienne ; allons, allons, à l’œuvre. Pour le coup, je tombai dans le découragemnent, & j’étois réſolu de n’y plus retourner. Ma femme prit le ſage parti de ne plus rire à mes dépens. Elle m’encouragea, & me fit enviſager que l’ouvrage, tel qu’il fût, reſtant entre lui & moi, je ne courrois aucun riſque.

Nouveau médecin malgré lui, je commençai, mais par morceaux détaches. À meſure que je les lui montrois, il les expédioit. Je fis ainsi le premier acte, & pendant qu’il le finiſſoit & travailloit à ſon ouverture, je fis le prologue & quelques morceaux du divertiſſement. Il voulut eſſayer ſon ouvrage. Il me pria de raſſembler, non des musiciens de profeſſion, mais des amateurs, pour faire une répétition. Je le ſatisfis. Il vint chez moi, chanta lui même son acte ; il fut mécontent du récitatif, & abandonna l’ouvrage. On ſe doute bien que j’abandonnai le mien. Malgré ſon état d’imperfection, la partition en a été gravée après ſa mort, & vendue, je crois, au profit des enfans trouvés.

Quelques perſonnes me conſeillèrent de le finir & de le donner à un habile musicien, qui auroit reſpecté toute la muſique de J. J., en m’aſſurant que cela auroit du ſuccès. Le nom de J. J. lui auroit été ſans doute très-favorable ; mais, connoiſſant mieux que ces perſonnes, & mon ouvrage & le théâtre, j’obſervai que, comme le dit le Bourgeois gentilhomme, il y a dans tout cet opéra, beaucoup de mouton, & que, probablement, le public jugeroit qu’il y en a infiniment trop. Nous n’en avons plus reparlé ni l’un ni l’autre. J’avois fait, pour entrer dans le divertiſſement, la romance d’Écho ; il l’a miſe en chant, & elle fait partie de celles de ſon recueil. Mes lecteurs peuvent ſe dire actuellement, qu’après être échappé aux orages de la pleine mer, il s’en eſt peu fallu que, pendant la bonace, je ne fiſſe nauffrage au port.

Je quitte à regret le temps où Rouſſeau, quoique ſoumis aux effets de ſa maladie, jouiſſoit cependant d’intervalles aſſez longs, pendant leſquels ſon caractère primitif n’étoit point entièrement dénaturé. Nous allons le voir, plus ſoupçonneux que jamais, chercher & trouver, dans les circonſtances qui en paroiſſoient les moins ſuſceptibles, les occaſions de réaliſer les fantômes dont on pouvoit le dire obſédé. Sa ſagacité, ſi dans ce ſens je puis me ſervir de cette expreſſion, étoit telle, qu’elle lui fourniſſoit des argumens réellement capables de lui en impoſer. Il partoit toujours d’un principe, fruit de son imagination bleſſée, principe qu’il ne pouvoir examiner ſenſément, mais les conſéquences qu’il en tiroit étoient toutes dans les règles de la plus ſaine logique, de façon qu’on ne pouvoit qu’être infiniment étonné de le voir ſur le même fait, ſi ſage, enſemble, & ſi fou.

Pour en donner une juſte idée, je dirai qu’il m’a réaliſé l’exiſtence poſſible de Dom-Quichotte avec lequel je lui trouve une grande conformité. Chez tous deux ſe trouve une corde ſenſible. Cette corde, en vibration, amène chez l’un les idées de la chevalerie errante, & toutes les extravagances qu’elle traîne après elle ; chez l’autre, cette corde réſonnoit ennemis, conſpirations, coalition générale, vaſtes plans pour le perdre, &c. ; chez tous deux, cette corde, en repos, laiſſe à leur esprit toute ſa liberté. Les faits qui vont ſuivre en donneront, je crois, la preuve évidente.

Mais avant que d’y paſſer, je remarquerai que ſi le nombre de gens avec leſquels cette maladie l’a brouillé a été grand, c’eſt parce que, de leur côte, ceux qui l’ont recherché, trop occupés d’eux-mêmes & des motifs qui les avoient amenés chez lui, n’ont ni vu, ni voulu voir ſon véritable état, ou du moins, qu’ils n’ont pas voulu y avoir égard, parce qu’ils n’avoient pas pour lui un attachement réel. S’il m’est permis de me citer, c’est mon attachement pour ſa perſonne, attachement qui s’est accru à meſure que je me fuis apperçu combien il étoit à plaindre ; c’eſt lui qui, machinalement, m’a fait prendre les moyens de me conſerver avec lui. Je n’ai pas été le ſeul dans ce cas. Je ſuis témoin qu’il a conservé toute ſa vie, pour une mère de famille que ſa modeſtie m’empêche de nommer, mais que ſes vertus feront reconnoître aiſément de tous ceux qui ont avec elle quelques relations, une bienveillance ſoutenue, mêlée d’un reſpect ſincère, & c’eſt ſans doute par la même cauſe. Il l’avoit connue jeune-fille, & lui avoit donné à cette époque, des ſoins perſonnels. Son mariage n’a rompu, ni ſes liens, ni ſes rapports avec lui. Plus occupée de jouir & de profiter de cette connoiſſance que de s’en prévaloir, elle le voyoit rarement. Elle étudioit, dans le ſilence, les maximes qu’elle puiſoit dans ſes ouvrages, pour connoître ſes devoirs & régler ſa conduite relativement à l’éducation de ſa nombreuſe famille. Ses succès, dans ce genre, ne furent point ignorés de Rouſſeau, qui ne la perdoit point de vue ; ils lui étoient agréables, & ſouvent il m’entretenoit de l’eſtime qu’il conſervoit pour elle.

J’ai annoncé que les ſymptômes de ſa maladie alloient toujours croiſſans, & qu’il n’y avoit plus rien qui ne put être matière à soupçons, en voici la preuve.

Je lui avois présenté Gluck, après lui avoir demandé ſi ſa visite ne lui ſeroit point déſagréable. Long-temps, Gluck, qu’il eſtimoit & dont il admiroit le génie, fut reçu chez lui comme il méritoit de l’être. Un jour, cependant, ſans que rien put faire prévoir à Gluck cette boutade, il lui obſerva qu’il étoit fâché de lui voir monter, à ſon âge, quatre étages, & inſiſta pour le prier de s’en diſpenſer à l’avenir. Ce pauvre Gluck en pleuroit encore le lendemain. Sous le prétexte que je devois me reſſentir perſonnellement des procédés de M. Gluck, puiſque je l’avois introduit chez lui, je lui demandai ſes griefs. Croyez-vous, me dit-il, que M. Gluck, qui toujours a travaillé ſur la langue italienne, langue ſi favorable à la muſique l’ait abandonnée pour la langue françaiſe, qui, en tout point lui réſiſte, uniquement pour vaincre une difficulté. Ne voyez-vous pas que j’ai avancé qu’il étoit impoſſible de faire de bonne muſique ſur la langue françaiſe, & qu’il n’a pris ce parti que pour me donner un démenti. C’eſt d’après ces obſervations, qu’il regardoit comme une démonſtration, qu’il s’est permis de l’éloigner de chez lui.

Il me demande un jour le prix des pois à la halle ; je n’en ſavois rien. Il fit la même queſtion à quelqu’un qui entra & qui le lui dit. Eh bien, me dit-il, voyez la profondeur des machinations de mes ennemis, ils emploient, pour me cerner de toutes parts, plus d’idées qu’il n’en faudroit pour gouverner l’Europe ; je ne paie, moi, les petits pois que tant ; expliquez-moi, ſi vous le pouvez, cette préférence.

On donna le Devin du village, qui, depuis très-long-temps, n’avoit pas été repréſenté. Je vais le lendemain chez lui, & croyant le flatter, je lui rends compte des applaudiſſemens qu’il a reçus, & de l’enthousiasme avec lequel il a été écouté. Je vois un homme qui rougit de colère. Ne ſe laſſeront-ils point, me dit-il, de me perſécuter. Je ne pouvois comprendre pourquoi des applaudiſſemens étoient des perſécutions, & moins encore par quel raiſonnement on pouvoit en venir à cette conséquence. Il eſt tout ſimple, me dit-il, qu’avec votre bonne foi, vous ne voyiez dans des applaudiſſemens que des applaudiſſemens ; vous ignorez combien mes ennemis ſont adroits & ardens pour me perdre. D’abord ils ont dit du mal de cet opéra, mais voyant le public obſtiné à s’y plaire, ils ont changé de bateries, ils ont dit que je l’avois volé ; alors vous sentez qu’il leur importoit de le louer pour groſſir d’autant plus le vol. Ils perſévèrent aujourd’hui dans le même eſprit.

On voit que non-seulement les ſoupçons ſe multiplient, que tout leur ſert d’aliment, juſqu’aux circonſtances qui en paroiſſent les plus éloignées ; mais on doit remarquer auſſi que les raiſonnemens ſur leſquels ils ſont appuyés, prennent un caractère de véritable folie ; c’est ce qui me reſte à prouver.

Depuis long-temps je m’appercevois d’un changement frappant dans ſon phyſique ; je le voyois ſouvent dans un état de convulſion qui rendoit ſon visage méconnoiſſable, & ſur-tout l’expreſſion de ſa figure réellement effrayante. Dans cet état, ſes regards ſembloient embraſſer la totalité de l’eſpace, & ſes yeux paroiſſoient voir tout à-la-fois ; mais dans le fait, ils ne voyoient rien. Il ſe retournoit ſur ſa chaiſe & paſſoit le bras par-deſſus le doſſier. Ce bras, ainſi ſuſpendu, avoit un mouvement accéléré comme celui du balancier d’une pendule ; & je fis cette remarque plus de quatre ans avant ſa mort ; de façon que j’ai eu tout le temps de l’obſerver. Lorsque je lui voyois prendre cette poſture à mon arrivée, j’avois le cœur ulcéré, & je m’attendois aux propos les plus extravagans ; jamais je n’ai été trompé dans mon attente. C’est dans une de ces ſituations affligeantes qu’il me parla de la mort de Louis XV ; anecdote que Duſaulx vient de publier par ſa correſpondance. Voyant ſes longs ſoupirs & toutes les apparences des regrets les plus amers, je lui témoignai mon étonnement. D’après vos principes connus en morale, lui dis-je, il me ſemble que ſous tous les rapports, ſoit comme père de famille, ſoit comme roi, Louis XV ne devroit pas vous intéreſſer à ce point ; ſes mœurs & ſa coupable inſouciance n’ont produit que du mal. Vous n’appercevez pas, me dit-il, les conſéquences de cette mort à mon égard particulier. Pour tous, la mort de ce prince eſt peut-être un bien ; mais obſervez qu’il étoit généralement haï : ſans le mériter, comme lui, j’ai le même ſort. La haine univerſelle ſe partageoit entre nous deux, je reſte ſeul ; je vais donc ſeul en ſupporter le poids. J’ai vu des gens aſſez en délire eux-mêmes pour voir de l’orgueil dans cette folle ſaillie ; bientôt je leur en démontrerai la ſource.

Je terminerai cette pénible révélation au ſeul trait suivant ; les deux ſuffiront pour conſtater, d’une manière poſitive, l’état déplorable dans lequel il étoit tombé. À mon arrivée, il prend l’attitude que j’ai décrite précédemment. Savez-vous, me dit-il, pourquoi je donne au Taſſe une préférence ſi marquée ? Non, lui dis-je, mais je m’en doute. Le Taſſe réunifiant à l’imagination la plus féconde & à la richeſſe de la poéſie la plus brillante, l’avantage d’être venu après Homère & Virgile, a profité des beautés de l’un & de l’autre de ces deux grands hommes, comme il en a évité les défauts. Il y a bien quelque choſe de cela, me répondit-il, mais ſâchez qu’il a prédit mes malheurs. (Lecteurs, comme vous pouvez le remarquer, toujours des malheurs.) Je fis un mouvement, il m’arrêta. Je vous entends, dit-il, le Taſſe est venu avant moi ; comment a-t-il eu connoiſſance de mes malheurs ? Je n’en fais rien, & probablement il n’en ſavoit rien lui-même ; mais enfin il les a prédits, remarquez que le Taſſe a cela de particulier, que vous ne pouvez pas enlever de ſon ouvrage une ſtrophe, d’une ſtrophe un ſeul vers, & du vers un ſeul mot, ſans que le poëme entier ne s’écroule, tant il étoit précis & ne mettoit rien que de néceſſaire. Eh bien, ôtez la ſtrophe entière dont je vous parle ; rien n’en ſouffre, l’ouvrage reſte parfait. Elle n’a rapport ni à ce qui précède ni à ce qui ſuit ; c’est une pièce absolument inutile. Il eſt à préſumer que le Taſſe l’a faite involontairement & ſans la comprendre lui-même ; mais elle eſt claire. Il m’a cité cette ſtrophe miraculeuſe ; mais comme je ne fais pas l’italien, je n’ai pu être frappé de la place qu’elle occupe dans le poëme ; il m’eſt reſté ſeulement dans la mémoire qu’elle eſt dans le chant de la forêt enchantée, dans la bouche de Tancrède, ou à ſon occaſion, car il m’a cité le nom de Tancrède.

Comme il a vécu long-temps dans cet état, il a été aſſez généralement reconnu qu’il étoit devenu fou. Mais ſes amis & ſes ennemis ſe ſont également trompés ſur la cauſe de ſa ſolie. Ses amis ont prétendu que les perſécutions que lui ont ſuſcité ſes ennemis réels, tels que les philoſophes & tous ceux qui avoient lieu d’être mécontens de lui, avoient fini par mettre le feu dans un cerveau déjà ſuſceptible d’un tel embrâſement. Ses ennemis ont dit que l’orgueil ſeul lui avoit tourné la tête. Je les crois tous dans l’erreur. Les perſécutions & les ſarcaſmes d’un grand nombre de philoſophes, proprement dits, & de littérateurs, ont certainement ſervi à convaincre ce malheureux que ſa chimère étoit une réalité, puiſqu’il pouvoit ſe prouver à lui-même que réellement il avoit des ennemis ; mais très-certainement ſes ennemis réels, car il en a eu beaucoup, ne lui ont pas donné ſa chimère, elle venoit de plus loin. À l’égard de l’orgueil, je n’en ai pas remarqué un ſeul trait dans le cours de douze années ; & ſi l’on y fait attention, il y a une mauvaiſe foi bien caractériſée dans le reproche qu’on lui fait d’avoir demandé qu’on lui élevât une ſlatue ; mais je ſors, non pas de mon ſujet à la vérité, mais de mon plan.

Il eſt certain qu’il avoit, en naiſſant, le germe de cette affreuſe maladie, qui, comme toute les autres, a eu ſes périodes, ſon commencement, ſon milieu & ſa fin. Dans la ſuppoſition même où, en ſuivant ſa marche & ſes progrès, on ne remonteroit pas à cette ſource, un fait, dont tout Paris a été le témoin, en doit completter la preuve.

Après la mort de J. J., un de ſes cousins-germains, fils du frère de ſon père[1], & portant conséquemment le même nom, né en Perſe, est arrivé à Paris, ſans avoir jamais communiqué avec lui, puisqu’il quittoit la Perſe pour la première fois. Son habit perſan & ſon nom le firent bientôt remarquer. Il avoit d’ailleurs beaucoup d’eſprit, il ſavoit un grand nombre de langues, & l’on rapporta de lui que, pour réponſe à quelqu’un qui le louoit ſur le nombre de langues qu’il avoit appriſes, je les donnerois toutes bien volontiers, dit-il, pour ne ſavoir & ne parler que celle de mon couſin.

M. Deleſſert m’invite un jour à dîner avec lui, & nous place à ſes deux côtés. Je ne pouvois, conſéquemment, le voir que de profil ; mais ce profil étoit ſi reſſemblant, que mes yeux ne pouvoient s’en détacher. Enfin je demande tout bas à M. Deleſſert s’il n’y trouve pas beaucoup de reſſemblance. Elle eſt telle à mes yeux, me dit-il, qu’il me fait peur, & que je ſuis tenté de croire que c’eſt Rouſſeau lui-même qui ſe ſera fait enterrer pour venir enſuite écouter ce qu’on dit de lui. Il ne le croyoit pas, ſans doute, puiſqu’il étoit d’ailleurs plus grand, & qu’à l’examen il y avoit des différences ſenſibles dans la figure ; mais ce premier mouvement prouve que l’expreſſion des yeux & de ce qu’on appelle phyſionomie, étoit abſolument la même, & c’eſt cette eſpèce de reſſemblance qui ſeule en mérite le nom.

Cet homme reſta quelque temps à Paris & repartit pour la Perſe, chargé d’une miſſion de la part du gouvernement. Il étoit, avec ſa femme, dans une voiture à quatre roues, traînée par ſix chevaux de poſte. Parvenu à la forêt de Fontainebleau, en plein jour, il ſe met à la portière, & crie au poſtillon d’arrêter. Le poſtillon, étourdi probablement par le bruit des roues ſur le pavé & des pieds de ſes ſix chevaux, n’entend point & continue ſa route. Alors Rouſſeau s’adreſſe aux paſſans, qui font arrêter le poſtillon. Il pouſſe de grands cris, & accuſe le poſtillon de s’entendre avec des brigands pour le faire égorger dans la forêt. Les paſſans qui n’y voyoient aucune apparence, puiſque le poſtillon ſuivoit le pavé de la grande route, reſtoient froids. Vous ne voyez donc pas, leur diſoit-il, qu’il m’a déjà détourné du grand chemin, & qu’il veut me faire égorger ? Il ne fut pas poſſible de lui faire entendre raison. Il fut ramené à Paris, & repartit enſuite, mais ſans la miſſion qui lui ayoit été donnée.

Voilà un fait iſolé, mais d’autant plus marquant, car on ne peut douter qu’en le ſuivant on n’en eût découvert beaucoup d’autres. C’eſt un trait de folie dans le genre de ceux de Rouſſeau. Tous deux croient à des brigands ou ennemis qui veulent les perdre, & tous deux ne voient dans les autres que des complices & des agens. Si l’on joint à cela l’expreſſion étonnante des regards & de la phyſionomie qui les fait confondre l’un & l’autre, & le degré de leur conſanguinité, il n’eſt plus douteux que tous deux charrioient dans leur ſang le même principe de maladie.

Rourſſeau eut en Angleterre, long-temps avant que je le connuſſe, une attaque du même genre & de la même force ; c’eſt de ſa propre bouche que je tiens le fait que je vais citer ; il eſt d’ailleurs d’autant plus précieux, que c’eſt la ſeule fois que je l’aye vu avoir quelque ſoupçon de ſa maladie, & la caractériſer lui-même ſous le nom de folie.

Nous avions fait la partie, lui & moi, d’aller en batelet à Meudon avec ſa femme & la mienne, & d’y dîner. Elle fut exécutée. En cauſant à table, il nous raconta qu’il avoit fui de l’Angleterre plutôt qu’il ne l’avoit quittée. Il ſe mit dans la tête que M. de Choiſeuil, alors miniſtre en France, le faiſoit chercher, ou pour lui mettre ſes ennemis en avant, ou pour quelqu’autre mauvais tour. Je ne me le rappelle pas bien ; mais ſa peur fut telle, qu’il partit ſans argent & ſans vouloir embarraſſer ſa marche d’effets ou de paquets qui ne fuſſent pas de première néceſſitê. C’est dans cette occaſion qu’il brûla la nouvelle édition d’Émile, dont j’ai déjà parlé, & qu’il m’avoua regretter beaucoup. Il payoit avec un morceau de cuiller ou de fourchette d’argent, qu’il caſſoit ou faiſoit caſſer, dans les auberges. Il arrive au port ; les vents étoient contraires : il ne voit, dans cet événement ſi ordinaire, qu’un complot & des ordres ſupérieurs pour retarder le départ, & cela pour un but quelconque, qu’il interprétoit toujours dans le ſens de ſa manie d’ennemis ! Quoiqu’il ne parlât pas la langue, il ſe met cependant ſur une élévation & harangue le peuple, qui ne comprenait pas un mot de ſon discours. Que mes lecteurs ne perdent pas de vue que c’eſt de Rouſſeau lui-même que je tiens tous ces détails. Enfin, le vent le permet & l’on part. Il m’ajoute qu’il ne peut me diſſimuler, ni ſe diſſimuler à lui-même, que c’étoit une attaque de folie. Elle étoit telle, ajouta-t-il, que j’allai jusqu’à ſoupçonner cette digne femme, en me montrant la ſienne, d’être du complot & de s’entendre avec mes ennemis.

J’en ai trop dit pour ma ſenſibilité & relativement au reſpect que j’ai conſervé pour lui, mais du moins aſſez, ſans doute, pour ne laisser dans l’eſprit de mes lecteurs aucune incertitude, non-ſeulement ſur la nature de ſa maladie, mais encore ſur ſa véritable ſource. Il ſont ſuffiſamment éclairés, je penſe, pour pouvoir s’expliquer à eux-mêmes les contradictions de ſa conduite, contradictions dont on a tant profité pour chercher à l’avalir. Malheureuse humanité ! lequel eſt le plus déplorable, ou de celui que la nature, après l’avoir doué d’un génie propre à éclairer les hommes, & contribuer auſſi efficacement à leur proſpérité, prive de la faculté de pouvoir contribuer à ſon bonheur perſonnel, ou de ceux qui, par erreur ſi l’on veut, mais bien réellement, ſe liguent & ſe relayent pour aggraver ſes maux.

C’est ici le lieu de rendre juſtice à la mémoire d’un homme dont les ouvrages feront toujours honneur à la France, à d’Alembert. Je le voyois ſouvent en maiſon tierce, mais j’évitois ſoigneuſement de lui parler de Rouſſeau, parce que je le ſavois ſon ennemi déclaré. Après la mort de ce dernier, nous en parlâmes souvent. Sans lui adreſſer aucun reproche direct, je le mis dans le cas de ſe juger lui-même. Il ſe reprocha franchement & amèrement les tracaſſeries qu’il lui avoit ſuſcitées, quoique s’excuſant ſur ſon erreur. Il en vint un jour juſqu’à répandre quelques larmes. Je ne puis diſſimuler qu’elles me firent plaiſir. Elles honoroient à mes yeux, & l’homme de mérite qui les verſoit, & celui qui en étoit l’objet,

Je ſuis enfin parvenu à l’époque la plus douloureuſe, au départ de Rouſſeau pour Ermenonville. Mes lecteurs attendent de moi des détails sur ſa mort, qui a donné lieu à des opinions diverſes. Je vais les ſatiſfaire. Je ne leur citerai, comme je l’ai fait jusqu’à préſent, que des faits, d’après leſquels ils pourront fixer leur opinion. J’obſerverai ſeulement, que juſqu’à la fin, Rouſeau, que l’on a toujours actuſé d’être la victime de ſon amour-propre, l’a toujours été, au contraire, de l’amour-propre des autres. C’eſt ce dont les lecteurs attentifs ont du s’appercevoir.

On ſe rappelle le malheureux état où nous avons laiſſé Rouſſeau. Sa maladie s’étoit accrue juſqu’au dernier période. Depuis long-temps j’avois remarqué qu’il travailloit moins, ſes reſſources étoient diminuées dans cette proportion. La ſanté de ſa femme ſe dérangea, il m’en parla plusieurs fois, & toujours avec inquiétude. Il n’avoit de confiance qu’en elle ; ſans elle, ſeul dans l’univers, il ſe feroit cru au milieu de ſes nombreux ennemis, toujours occupé de ſa perte.

Il me dit un jour qu’il avoit consulté un médecin ſur le parti à prendre, relativement au dérangement de la santé de Mme  Rouſſeau ; que ce médecin avoit ordonné l’air de la campagne, mais lorſque le temps ſeroit fixé à la chaleur ; nous étions alors au printemps : il m’ajouta que ſes moyens ne le lui permettoient pas. Je ne crus pas le moment favorable pour lui offrir un petit logement que j’avois à Sceaux, & que je tenois à loyer.

À ma première viſite je lui en parlais. Il m’obſerva que ma femme, nourrice de ſes enfans, en avoit beſoin, & que certainement il ne l’en priveroit pas. Je fis alors des efforts & des raiſonnemens inutiles. Je revins une ſeconde fois lui dire qu’une affaire imprévue nous priveroit cette année de notre séjour ordinaire à la campagne, & que, dans ce cas, je croyois pouvoir la lui offrir ; il me dit qu’il n’étoit pas ma dupe, & qu’il ne l’accepteroit pas. Sans inſiſter pour l’acceptation, je l’aſſurai de la vérité du fait & m’en allai. Je revins enfin une troiſième fois, & j’en parlai de nouveau, mais avec indifférence. Je lui dis ſeulement que, forcé de reſter à Paris, je souffrois de voir mon appartement vide, mais que mon parti étoit pris. Mon air tranquille lui en impoſa probablement ; il me dit alors que s’il étoit bien aſſuré que je ne duſſe pas l’habiter, il iroit volontiers, attendu que le ſol de Sceaux, propre à la végétation, offroit de belles herboriſations. Je le lui confirmai de nouveau, & il accepta, même avec des démonſtrations de ſatiſfaction. J’ignorois que je le voyois pour la dernière fois ; ſi je l’euſſe ſoupçonné, je n’aurois pu me déterminer à le quitter.

Je crus devoir raiſonner mes démarches ultérieures, & de peur qu’il ne ſoupçonnât que je voulois m’emparer de ſa perſonne, j’éloignai mes viſites. C’eſt pendant cet intervalle que M. Girardin, propriétaire des ſuperbes jardins d’Ermenonville, qui connoiſſoit peu Rouſſeau, & depuis peu de temps, & M. Lebègue de Preſle, médecin, homme de mérite & très-eſtimable, lui propoſèrent, ainſi qu’à Mme  Rouſſeau, de venir habiter ce beau lieu. Rouſſeau étoit déjà parti lorſque je me préſentai chez lui. Mme  Rouſſeau, que je trouvai, me dit qu’il étoit ſorti, & quoique je ſois reſté avec elle pour l’interroger ſur ſa ſanté, elle ne me dit point qu’il avoit quitté Paris.

J’ai ſu depuis, par M. Lebègue de Preſle, car je dois citer de qui je tiens les faits dont je n’ai pas été le témoin direct, je tiens de M. Lebègue de Preſle que Rouſſeau étoit parti pour cinq jours, qu’il vouloit revenir pour raiſonner de ſon départ de Paris, de ſes papiers, de ſes effets, & c. ; mais qu’il lui fut obſervé que Mme  Rouſſeau, ſur les lieux, feroit mieux que lui, qu’il paroiſſoit ſe plaire dans cet endroit, & que ce ſeroit doubler pour lui la fatigue du voyage, puiſque Mme  Rouſſeau arrivant inceſſamment, il ſeroit obligé de revenir avec elle.

Je n’ai pas eu occaſion de dire que Rouſſeau, en apparence ſi difficile, étoit cependant, dans des mains étrangères, comme un enfant. Timide à l’excès, il ne ſavoit point répondre à l’objection qu’on lui faiſoit, il obéſſoit. Mais le lendemain, livré à ſes réflexions ſoupçonneuſes, elles en acquéroient d’autant plus de force, que peu communicatif, il prêtoit à cette même objection, qu’alors il pouvoit détruire, une intenſité qu’elle n’avoit pas, & ſavoit toujours la ramener à ſa manie ordinaire de conſpiration. Les meubles vendus en partie, ou emportés, Mme  Rouſſeau fut rejoindre ſon mari.

Je dois obſerver ici que la préférence de Mme  Rouſſeau pour Ermenonville, étoit bien, naturelle. Sceaux ne lui offProit que l’habitation, & les moyens de Rouſſeau pour ſoutenir son ménage, étoient devenus inſuffiſans. M. Girardin, M. Lebègue de Preſle & Mme  Rouſſeau, qui ne conſidéroient que ce côté de ſa ſituation, étoient donc louables de chercher à effectuer ce parti. Le mal eſt qu’ils raiſonnoient à l’égard de Rouſſeau, comme on devoit le faire avec les autres hommes, ſans faire attention de combien il en différait.

J’étois tourmenté du deſir de voir ce malheureux, mais je craignois les fuites de cette démarche, & je ne pouvois en limiter les conſéquences. Le ſilence de Mme  Rouſſeau ſuſſiroit ſeul pour me rendre circonſpect. J’ignorois donc ce qui se paſſoit, & je le craignois. Je rencontre un jour, à l’amphithéâtre de l’Opéra, un jeune chevalier de Malte, dont je ſuis au déſeſpoir d’avoir oublié le nom[2]. Il m’avoit donné de lui une excellente opinion, par le prix qu’il mettoit à ſe conſerver chez Rouſſeau. Il y venoit aſſez fréquemment, & ſouvent nous nous y rencontrions. En m’abordant, il me ſerre la main, me dit qu’il arrive d’Ermenonville, & me témoigne un grand deſir de m’entretenir particulièrement ; nous ſortons. Il m’apprend que la tête de Rouſſeau travaille, il ne m’étonne pas ; il m’ajoute qu’il lui avoit remis un papier écrit de ſa main pour le prier de lui trouver un aſile. Ce papier doit avoir ici ſa place ; c’eſt le même que celui imprimé déjà dans ce Journal, dans la feuille du 20 juillet 1778, époque de la mort de Rouſſeau. Ceux de mes lecteurs qui ne l’ont pas lu, & ſûrement ils ſont en grand nombre, me ſauront gré de le mettre ſous leurs yeux. Je dois faire remarquer qu’il eſt daté du mois de février 1777 ; mais que Rouſſeau l’ayant reproduit aux yeux du jeune chevalier de Malte, lors de ſa visite à Ermenonville, il ſe trouve avoir réellement deux dates, celle de février 1777 & celle de juin 1778, époque de cette viſite.

« Ma femme eſt malade depuis long-temps, & le progrès de ſon mal qui la met hors d’état, de ſoigner ſon petit ménage, lui rend les ſoins d’autrui néceſſaires à elle-même, quand elle eſt forcée à garder ſon lit. Je l’ai juſqu’ici gardée & ſoignée dans toutes les maladies ; la vieilleſſe ne me permet plus le même ſervice. D’ailleurs, le ménage, tout petit qu’il eſt, ne ſe fait pas tout ſeul ; il faut ſe pourvoir au-dehors des choſes néceſſaires à la ſubſiſtance & les préparer ; il faut maintenir la propreté[3] dans la maiſon. Ne pouvant remplir ſeul tous ces ſoins, j’ai été forcé, pour y pourvoir, d’eſſayer de donner une servante à ma femme. Dix mois d’expérience m’ont fait ſentir l’inſuffiſance & les inconvéniens inévitables & intolérables de cette reſſource dans une position pareille à la nôtre. Réduits à vivre abſolument ſeuls, & néanmoins hors d’état de nous paſſer du ſervice d’autrui, il ne nous reſte, dans les infirmités & l’abandon, qu’un ſeul moyen de ſoutenir nos vieux jours : c’eſt de trouver quelqu’aſile où nous puiſſions ſubſiſter à nos frais, mais exempts d’un travail qui déſormais paſſe nos forces, & de détails & de ſoins dont nous ne ſommes plus capables. Du reſte, de quelque façon qu’on me traite, qu’on me tienne en clôture formelle ou en apparente liberté, dans un hôpital ou dans un déſert, avec des gens doux ou durs, faux ou francs (ſi de ceux-ci il en eſt encore), je conſens à tout, pourvu qu’on rende à ma femme les ſoins que ſon état exige, & qu’on me donne le couvert, le vêtement le plus ſimple & la nourriture la plus ſobre jusqu’à la fin de mes jours, ſans que je ne ſois plus obligé de me mêler de rien. Nous donnerons pour cela ce que nous pouvons avoir d’argent, d’effets & de rentes, & j’ai lieu d’eſpérer que cela pourra ſuffire dans les provinces où les denrées ſont à bon marché, & dans des maiſons deſtinées à cet usage, où les reſſources de l’économie ſont connues & pratiquées, ſur-tout, en me ſoumettant, comme je fais de bon cœur, à un régime proportionné à mes moyens. »

Ce jeune homme ſenſible & ſincèrement attaché à Rouſſeau, avoit les yeux en larmes. Il m’ajoute qu’il lui avoit offert d’habiter une des deux terres qu’il poſſédoit en Picardie & en Normandie, toutes deux, ou bien certainement l’une d’elles, ſituées ſur le bord de la mer ; que là, il y ſeroit ſeul, puiſqu’il ne les habitoit point. Je n’ai pas, me dit-il, perdu l’eſpérance de l’y déterminer. Il se propoſoit un ſecond voyage, dont il me rendroit compte. Hélas ! ce ſecond voyage n’eut pas lieu, Rouſſeau mourut trop tôt. Ne ſâchant plus le nom de ce jeune homme, je dois l’indiquer. Il étoit, comme je l’ai dit, chevalier de Malte ; il poſſédoit deux terres, l’une en Picardie, l’autre en Normandie ; il est mort à Lyon, de la petite vérole, dans la même année de juillet 1778 à 1779, ou bien près de cette époque. Sa mort à Lyon ſuppoſe ou qu’il en était, ou qu’il y avoit des relations étroites.

Rouſſeau est mort le 2 juillet 1778, âgé de 65 ans. Le procès-verbal, qui conſtate ſon genre de mort, eſt du 3. Deux chirurgiens atteſtent, qu’après viſite du corps & l’avoir vu & examiné dans ſon entier, ils ont tous deux rapporté, d’une commune voix, que ledit ſieur Rouſſeau eſt mort d’une apoplexie ſéreuſe, ce qu’ils ont affirmé véritable.

Rouſſeau, Génevois & proteſtant, ne pouvoit partager la ſépulture des catholiques, il falloit des témoins & des témoins inſtruits du rite des proteſtans relativement à l’inhumation : mon beau-père, Génevois & proteſtant, fut appelé, je l’accompagnai.

En arrivant à Louvres, dernière poſle juſqu’à Ermenonville, le poſtillon fut demander les clefs des barrières des jardins. Le maître de poſte ſe préſenta à notre voiture, il s’appeloit Payen. Il nous dit qu’il préſumoit notre voyage occaſioné par le malheureux événement de la mort de Rouſſeau ; puis, il ajouta, d’un ton pénétré : Qui l’auroit cru que M. Rouſſeau se fût ainſi détruit lui-même ! Nos oreilles furent étonnées de cette nouvelle ; nous lui demandâmes de quel moyen il s’étoit ſervi ; d’un coup de piſtolet, nous dit-il. Nous ne doutions, ni l’un ni l’autre, que la mort n’eût été naturelle, mon cœur ſaigna, mais j’avoue que je n’en fus pas étonné.

Nous arrivons, nous fûmes reçus avec politeſſe. Nous fîmes part à M. Girardin de ce que nous avoit appris le maître de poſte Payen. Il en parut étonné & choqué. Il nia le fait avec chaleur, & nous recommanda, avec la même chaleur, de ne pas le propager. Il m’offrit de voir le corps : ne ſachant pas qu’elle ſeroit ma réponſe, il me prévint qu’étant à la garde-robe, Rouſſeau s’étoit laiſſé tomber, & qu’il s’étoit fait un trou au front. Je refuſai, & par égard pour ma ſenſibilité & par l’inutilité de ce ſpectacle, quelqu’indice qu’il dût me préſenter. L’inhumation eut lieu le soir même par le plus beau clair de lune, & le temps le plus calme. Le lecteur peut ſe figurer qu’elles furent mes ſenſations en paſſant dans l’île avec le corps.

Le lieu, le clair de lune, le calme de l’air, l’homme, le rapprochement des actes de ſa vie, une deſtinée aussi extraordinaire, le réſultat qui nous attend tous ; mais ſur quoi ma penſée s’arrêta le plus long-temps & avec le plus de complaiſance, c’eſt qu’enfin le malheureux Rouſſeau jouiſſoit d’un repos, bien acheté à la vérité, mais qu’il étoit impoſſible d’eſpérer pour lui tant qu’il auroit vécu.

Toujours accompagné de M. Girardin, que ſon urbanité empêchoit de me quitter, il me fut impoſſible de cauſer ſoit avec les gens de la maison, ſoit avec les habitans du lieu. Mon beau-père me rapporta avoir appris que le jour même de ſa mort, Rouſſeau ne fut point au château le matin comme à ſon ordinaire, pour donner au jeune Girardin, encore enfant, la leçon qu’il avoit coutume de lui donner ; qu’il avoit été herboriſer, qu’il avoit rapporté des plantes, qu’il les avoit préparées & infuſées dans la taſſe de café qu’il avoit priſe.

Madame Rouſſeau me raconta qu’il conſerva ſa tête juſqu’au dernier moment. Il fit ouvrir ſa fenêtre, le temps étoit beau, & jetant les yeux ſur les jardins, il proféra des paroles qui prouvoient la ſituation de ſon ame calme & pure comme l’air qu’il reſpiroit, ſe jetant, avec confiance, dans le ſein de l’éternité. J’obſerve que ce moment a été deſſiné & gravé avec les paroles qu’il a proférées.

Madame Girardin, de ſon côté, me raconta, qu’effrayée de la ſituation de Rouſſeau, elle ſe présenta chez lui, & y entra. Que venez-vous faire ici, lui dit Rouſſeau, votre ſenſibilité doit-elle être à l’épreuve d’une ſcène pareille, & de la cataſtrophe qui doit la terminer ? Il la conjura de le laisser ſeul, & de ſe retirer. Elle ſortit en effet. À peine avoit-elle le pied hors de la chambre, qu’elle entendit fermer les verroux, ce qui l’empêcha de s’y repréſenter.

Voilà les faits principaux que ma mémoire peut me fournir, mais tous ſont de la plus grande exactitude. Je remarque & je n’ai pu m’empêcher de remarquer que le maître de poſte Payen, le lendemain ou le ſurlendemain de ſa mort, m’a dit que Rouſſeau s’étoit tué d’un coup de piſtolet. Il est difficile de ſuppoſer que ce fait eſt inventé, Payen étoit ſans intérêt ; c’eſt dans le premier moment, & le premier moment eſt toujours ſans précautions, c’eſt alors, au contraire, que la vérité ſe fait jour, elle perce par cela ſeul qu’elle eſt la vérité. La bleſſure que le piſtolet suppose est confirmée par M. Girardin, qui l’attribue à une chute. Cette bleſſure importante est omiſe dans le procès-verbal des chirurgiens, qui, diſent-ils, ont examiné le corps dans ſon entier. Le procès-verbal porte qu’il eſt mort d’une apoplexie ſéreuſe. Une apoplexie ôte, à ce qu’il me ſemble, au corps la faculté d’aller & venir, & à l’eſprit celle de raiſonner. S’il a été à la garde-robe, y a-t-il été ſeul ? Il pouvoit donc marcher, l’y a-t-on conduit ? il ne devoit pas tomber. Pour être malade accidentellement, on ne se perſuade pas ainſi une mort certaine. Les paroles gravées prouvent que Rouſſeau ne doutoit point de ſa mort. Le renvoi de madame Girardin, dont la ſenſibilité devoit être trop éprouvée par la cataſtrophe de la ſcène, atteſte de nouveau que Rouſſeau attendoit toujours ſa fin, mais une fin certaine & prochaine, ce qui ne peut, à ce qu’il me semble, s’accorder avec une apoplexie ſéreuſe. Tout me porte à croire que Rouſſeau s’eſt débarraſſé lui-même d’une vie qui lui étoit devenue inſupportable. Ajoutez les fantômes ennemis qui, pendant le cours de ſix semaines que dura ſon ſéjour, le tourmentoient jour & nuit ; fantômes qui naiſſoient tout naturellement du dérangement de ſon cerveau, mais auxquels les circonſtances de ſon départ précipité & viſiblement arrangé d’avance donnoient plus de réalité. Obſervez l’impatience & la volonté bien déterminées de ſortir de ce ſéjour, prouvées par la confidence faite au jeune chevalier de Malte, l’impoſſibilité d’en ſortir faute de moyens pécuniaires, faute d’un autre aſile, & ne voulant point ſe faire entourer de tous les habitans de la maiſon, qui s’y oppoſeroient, ni ſur-tout s’expoſer à répondre à tous leurs raiſonnemens avec la connoiſſance qu’i avoit de ſa timidité, & je crois que non-ſeulement ſa mort a été volontaire, mais que par les circonſtances elle étoit forcée.

M. Girardin la nie ! Qu’on ſe mette à ſa place. Il n’avoit cherché à attirer chez lui Rouſſeau que pour ſon bonheur & celui de ſa femme ; il avoit bien certainement, & ſans qu’il puiſſe raiſonnablement s’élever le moindre doute à cet égard, employé tous les moyens pour parvenir à ce but ; n’étoit-il pas bien fâcheux, non-seulement de n’avoir pas réuſſi, mais de pouvoir être accuſé d’être la cauſe première de ce malheureux événement ? N’eſt-il pas dans l’homme & bien pardonnable de chercher à couvrir une vérité de cette nature, de l’envelopper de voiles, puiſqu’enfin elle ne peut apporter au mal aucun adouciſſement ? Sa dénégation & ſon ſilence ſont donc dans l’ordre naturel.

Me trouvant aujourd’hui dans d’autres circonſtances que celles où ſe trouvoit M. Girardin, j’aurois à me reprocher, & les autres me reprocheroient, connoiſſant la vérité, de ne pas la faire ſortir toute entière. Rouſſeau n’appartient ni à ſes amis particuliers, ni même aux hommes de ſon temps. Il appartient au monde littéraire, aux philoſophes & aux moraliſtes : il appartient à la poſtérité. C’eſt par elle qu’il doit être jugé, & jugé ſur toutes les actions de ſa vie. Or, la mort, comme dit Montaigne, eſt un acte de la vie, & cet acte est le dernier. Rouſſeau étoit aſſez extraordinaire en tout ſens, & ſes ouvrages jettent aſſez d’éclat ſur ſa perſonne, pour devoir ſervir d’objet aux méditations des philoſophes & des moraliſtes, dont les travaux tendent toujours à fonder & connoître des profondeurs du cœur humain, pour en expliquer les contradictions. Rouſſeau, dans ſa conduite, offre un ſecond livre à étudier, dont peut être on pourra tirer autant d’avantages que de ſes autres ouvrages.

Actuellement, lecteurs, ſi vous me demandez, enfin Rouſſeau s’eſt-il défait volontairement ? je vous répondrai je n’en ſais rien, mais je le crois. Je vous ai donné tous les faits, je vous ai détaillé toutes les circonſtances, je n’ai point voulu aller au-delà, formez vous-mêmes votre opinion. Vous connoiſſez actuellemerht Rouſſeau auſſi bien que je le connois moi-même.

Je crains bien, avec l’intention d’intéreſſer mes lecteurs, d’avoir manqué mon but, car je ſuis devenu bien long. Si j’en ai trop dit, je n’ai cependant pas tout dit, je me ſuis reſtreint à ce que j’ai cru abſolument néceſſaire. Je craignois ſouvent de n’en pas dire aſſez, parce que ſur un homme tel que Rouſſeau, il vaut mieux, du moins je le crois, aller au-delà que de reſter en-deçà. Rappelé d’ailleurs à des temps où je communiquois avec lui, je me reſſaiſiſſois, pour ainsi dire, de ſa personne, & je me plaiſois à m’y arrêter ; c’est pour cette conſidération que je les prie d’avoir pour moi un peu d’indulgence.

Duſaulx a terminé ſon ouvrage par une apoſtrophe à l’ombre de Rouſſeau. Mes lecteurs me pardonneront-ils de placer ici celle que j’ai faite pendant la marche de la cérémonie de la tranſlation du corps de J.-J. au Panthéon. C’étoit la ſeconde fois que je ſuivois ſa dépouille mortelle, & je croyois n’avoir plus occaſion de m’occuper de lui publiquement. Celle-ci s’eſt préſentée, & très-probablement elle ſera la dernière. Je deſire terminer ce récit par l’expreſſion de ma reconnoiſſance envers lui.

Déjà, vers les boſquets de l’heureux éliſée,
J’ai guidé tes mânes errans ;
Je te vois aujourd’hui du haut de l’empirée,
Avec les Dieux partager notre encens.

Pour la dernière fois, ombre toujours trop chère,
Reçois mes vœux reconnoiſſans,
Par tes leçons mes enfans ont un père,
Et moi père, j’ai des enfans.

Corancez.



À M. de la Harpe, ſur ſon article concernant J. J. Rousseau.
(Extrait du journal de Paris, du 30 octobre 1778.)
Monsieur,

J’arrive de la campagne, & je lis dans votre mercure du 5 de ce mois : On ſouffre pour l’amuſement de la malignité, que le talent dans un homme vivant ſoit déchiré ; mais ce talent n’eſt jamais plus intéreſſant que lorſqu’il diſparoît pour toujours. Il faut l’avouer, ce ſentiment eſt équitable ; la tombe sollicite l’indulgence en inſpirant la douleur, & il y a un temps à donner au deuil du génie avant de le juger.

Qui ſe ſeroit attendu que cette belle tirade dût amener un jugement ſur les ouvrages de Voltaire, sur les ouvrages & la perſonne de J. J. Rouſſeau, & une critique auſſi amère que peu fondée de l’un & de l’autre ? Il ſuit de-là, ou que vous ne mettez dans la claſſe des hommes de génie ni Voltaire, ni Rouſſeau, ou que vous bornez à bien peu de jours le deuil que vous devez en porter. Nous les pleurons, monſieur, nous les pleurerons encore long-temps.

Six ſemaines au plus après la mort de Voltaire, vous avez voulu le juger ; au lieu de voir dans ce grand homme l’auteur de Mérope, d’Alzire, de Mahomet, & c., vous avez affecté de ne nous montrer que celui de Zulime.

Le premier ouvrage de Rouſſeau, ſelon vous, eſt le moins eſtimable de tous. « Il commença, dites-vous, la réputation de ſon auteur, quoiqu’il ne prouve que le talent facile de mettre de l’esprit dans un paradoxe. Ce diſcours entier n’eſt qu’un ſophiſme continuel, fondé ſur un artifice commun & aiſé. Le diſcours ſur l’inégalité n’eſt que la ſuite des mêmes paradoxes, & un ſophiſme qui tombe devant une vérité simple. » Vous avouez qu’il dut avoir & qu’il a même encore beaucoup d’enthouſiames parmi les femmes & les jeunes-gens ; mais qu’il est jugé plus ſévérement par les hommes mûrs, qui le placent cependant dans le rang des plus grands proſateurs, jugement dont il ne peut ſe plaindre.

Je vous demanderai d’abord, ſi les ouvrages de Rouſſeau ſont néceſſairement de la compétence du Mercure ; car il me ſemble que pour en parler comme vous faites, il faudroit pouvoir vous excuſer ſur la néceſſité. Je vous demanderai ensuite ſi c’est en quatre pages in-douze que vous prétendez réfuter les deux diſcours qui ont commencé, & qui ſeuls auroient fait la réputation de ce grand-homme. Vous prouvez, & j’en ſuis fâché, que non-seulement vous n’avez pas entendu un mot du premier, mais que vous n’avez pas même conçu la queſtion ; car qu’importe que vous prouviez, ce que vous êtes bien éloigné de faire : que les lettres peuvent ajouter aux vices d’un homme déjà corrompu, mais qu’elles ne corrompent point l’individu qui les cultive. Cette queſtion n’a point été propoſée, & Rouſſeau ne l’a point examinée. Il s’agiſſoit de ſavoir, ſi le rétabliſſement des ſciences & des arts avoit influé ſur les mœurs générales, c’eſt-à-dire, ſur ceux mêmes qui ne les cultivent pas, & c’eſt ce que Rouſſeau a diſcuté.

Mon intention n’eſt pas de ſoutenir contre vous les ouvrages du plus profond & du plus éloquent des philoſophes, ils ſubſiſteront malgré votre critique, & ſe défendront eux-mêmes. Nous ne nous informons pas, pour régler notre opinion, comment les Mercures de la Grèce & de Rome traitoient les Socrate, les Démoſthène, les Cicéron & les Virgile, je deſire que la poſtérité puiſſe juger entre la lettre ſur les ſpectacles & la réponſe de M. Marmontel, dont vous faites tant de cas. Je ne vous tairai pas cependant que j’ai ri de bon cœur de l’embarras où vous paroiſſez être pour aſſigner un rang à Rouſſeau ; car encore falloit il, comme Soſie, qu’il fût quelque choſe. Vous vous êtes ſouvenu heureuſement de la diſtindion établie par le maître à écrire de M. Jourdain, que tout ce qui n’eſt point vers eſt de la proſe, & voilà, pour vous mettre hors de page, Rouſſeau au rang des bons proſateurs, & ce font des gens mûrs qui vous ont dit cela. Il faut être bien mûr en effet pour ne voir dans Rouſſeau que de la proſe.

Après nous avoir ainſi éclairé ſur les ouvrages de Rouſſeau, vous jugez ſa perſonne, & vous deſcendez dans ſa conſcience, à l’exemple de ces faiſeurs de romans, dont il parle lui-même, qui ſavent tout ce qui ſe paſſe dans le cœur de leur héros. Vous prétendez qu’il ne penſoit pas un mot de ce qu’il diſoit, lorſqu’il prenoit le parti des mœurs contre les lettres, & vous fondez cette opinion sur une anecdote que vous rapportez en ces termes : « Quel parti prendrez-vous, dit un homme célèbre à Rouſſeau, qui vouloit compoſer pour l’academie de Dijon ? Celui des lettres, dit Rouſſeau. Non, lui répondit l’homme de lettres célèbre, c’eſt le pont aux ânes, prenez le parti contraire, & vous verrez quel bruit vous ferez. »

D’abord que fait à la queſtion l’opinion prétendue d’un auteur lorſqu’il donne des raiſons ? Mais comment ne vous êtes-vous pas apperçu que cette anecdote, telle que vous la rapportez, est du nombre de celles qu’on laiſſe tomber malicieuſement pour examiner ceux qui les ramaſſent ? Ne voyez-vous pas qu’elle intéreſſe encore plus l’homme célèbre que vous déſignez, qui n’eut jamais dit le pont aux ânes & le bruit que vous ferez ?

Rouſſeau étoit à cet égard d’une opinion bien contraire à la vôtre, & ſur cet article ſon ſuffrage doit être de quelque poids. Il prétendoit que tous ſes ouvrages étoient conſéquens entre eux ; il ſe repoſoit ſur la nature même de ſon ſtyle, qui feroit dire à la poſtérité que l’on ne parloit pas ainſi lorſque ſa perſuaſion n’étoit pas dans le cœur. Il m’a conté à cette occaſion un trait aſſez plaiſant, que je veux vous dire, puisque vous aimez les anecdotes. Deux jéſuites ſe préſentèrent chez lui pour le prier de leur faire part du ſecret dont il ſe ſervoit pour écrire ſur toutes ſes matières avec tant de chaleur & d’éloquence. J’en ai un en effet, mes pères, leur répondit Rouſſeau, je ſuis fâché qu’il ne ſoi pas à l’uſage de votre ſociété, c’eſt de ne dire jamais que ce que je penſe.

Vous dites encore qu’il n’aimoit pas les gens de lettres, & en le comparant à Marius vous en voyez la raiſon dans une autre anecdote, qui eſt qu’étant commis chez M. D., il ne dînoit pas à table les jours où les gens de lettres étoient invités. Si cette anecdote étoit vraie, elle ne donneroit pas une grande idée des gens de lettres, choiſis & invités par un homme qui ayant chez lui Rouſſeau ne l’auroit pas jugé digne de ſa table ; & je ne vois pas matière à humiliation, pour ne pas dîner avec MM. Vadé & Poinſinet à la table de M. D. Les conſéquences que vous tirez de ce fait, prouvent que vous dîniez à table, même avant d’être de l’académie, & qu’aujourd’hui vous eſtimez très-heureux ceux qui, à leur tour, ſont admis à dîner avec vous. Je ne connois pas ce bonheur-là, je n’en puis juger, mais je vous jure que ſa privation ne me donne aucune aigreur, &, ſans trop la priſer, je puis ſuppoſer que la tête de Rouſſeau pouvoit être auſſi forte & auſſi philoſophique que la mienne.

Vous me diſpenſez ſans doute de répondre aux vingt années de miſère & d’obſcurité. Il a regretté long-temps cette heureuſe obſcurité ; mais, de bonne foi, un homme tel que Rouſſeau étoit-il obſcur, parce qu’il n’étoit connu ni de M. D., ni de ſes convives ? De quel droit donnez-vous, à la médiocrité ſublime & volontaire dans laquelle a vécu & eſt mort ce grand homme, l’odieux nom de miſère ? Pourquoi ſur-tout affirmez-vous qu’elle a influé ſur ſes opinions, lorſqu’elle n’a influé ni ſur ſa conduite ni ſur ſes écrits ? avez-vous jamais rencontré cet homme ſublime sur vos pas ? alloit-il dîner chez MM. D. ? écrivoit-il pour imprimer, & faiſoit-il avec ſes imprimeurs des marchés que l’honnêteté obligeoit de réſilier ? adreſſoit-il des louanges par intérêt ? blâmoit-il pour de l’argent ? empruntoit-il à des gens riches, & leur propoſoitil des dédicaces en paiement ? C’est par ces moyens que l’on prouve ſa miſère, & que le miſérable, ſans ceſſer de l’être, parvient à ſe cacher ſous un ſurtout de velours. L’ame noble & ſublime de ce philoſophe s’eſt toujours nourrie du lait de la liberté, & c’eſt ſans doute ce qui l’a rendu ſi étranger au milieu de nous.

Voulez-vous, monſieur, prendre des idées plus juſtes de ce grand homme, & le connoître mieux que par vos anecdotes. J’ai eu le bonheur de vivre familièrement avec lui les douze dernières années de ſa vie ; jamais, pendant ce long intervalle, je ne lui ai rien entendu dire contre aucun homme de lettres vivant ; je l’ai vu s’élever avec chaleur contre ceux qui blâmoient les honneurs décernés à l’auteur de Mahomet : il avoit, de l’homme de lettres que vous déſignez dans votre première anecdote, une ſi haute opinion, qu’il ne faiſoit pas difficulté d’avouer qu’il lui avoit les plus grandes obligations littéraires ; jamais il n’a vu, dans les auteurs les plus médiocres, que leurs côtés louables. Au milieu de cette fierté dans ſes principes, j’oſe affirmer qu’il ignoroit ſa force, & ne ſe voyoit qu’à travers le voile de la modeſtie. Son caractère m’étoit tellement connu, qu’en lui parlant de la chûte des Barmécides, je n’aurois pas oſé lui ajouter que cette chûte faiſoit, pour ainsi dire, la joie publique ; ſon ame ſenſible en eût frémi ! Peſez cette manière de voir avec l’opinion où il étoit d’être haï de tous les gens de lettres. Je crois au ſurplus que cette équité dégagée de tout ſentiment perſonnel, eſt commune aux grands hommes & les diſtingue. Un homme de lettres prétendoit que M. de Buffon avoit dit & prouvé, avant Rouſſeau, que les mères dévoient nourrir leurs enfans. Oui, nous l’avons tous dit, répondit M. de Buffon ; mais M. Rouſſeau seul le commande & ſe fait obéir.

Il eſt permis à un homme comme Voltaire de dire plaiſamment qu’il voudroit arracher les bonnes pages du roman de Julie : le vœu de Rouſſeau eût été d’arracher les mauvaiſes des œuvres de Voltaire. Pour nous, ſans nous permettre de rien déchirer, n’ayons jamais les yeux fixés que ſur ce qu’ils ont tous d’eux d’admirable.


Corancez.
  1. Un des parens de Rouſſeau, portant le même nom, m’a appris, par une lettre poſtérieure à la publication de cette notice, que Rouſſeau & le Perſan étoient couſins iſſus de germains.
  2. Un de ſes parens m’a rappelé depuis qu’il s’appeloit Flamanville, & qu’il avoit été officier dans les gardes françaiſes.
  3. Il eſt écrit en note à cet endroit : Mon inconcevable ſituation dont perſonne n’a d’idée, pas même ceux qui m’y ont réduit, me force d’entrer dans ces détails.