De Goupil à Margot/La captivité de Margot

Mercure de France (p. 169-258).

LA CAPTIVITÉ DE MARGOT

À mon frère Lucien.

Radotante comme une aïeule en enfance qui répète sans savoir le même cri, monotone d’intonation et vide de sens, saoule du matin au soir, inconsciente de la dignité sauvage que, prisonnière, elle avait su garder d’abord avec ses geôliers, Margot la pie, ravalant pour le plaisir des humains ses besoins et ses gestes, ne se faisait plus depuis longtemps les amères réflexions qui avaient tant attristé les premiers jours de sa captivité.

Loin, bien loin maintenant la mer moutonnante des frondaisons, les corridors de verdure, les chênes hospitaliers où s’ébattait jadis, parmi les senteurs sylvestres, sa jeune liberté. Pourquoi, après avoir échappé à la glu de la mare, au trébuchet de l’oiseleur, au plomb du braconnier, à l’appeau du chasseur, s’être fait prendre et finir ainsi !

*

Un matin, à quelques coups d’ailes du nid, elle avait tout d’un coup pris conscience de sa vie en ne recevant plus du bec maternel la pâtée coutumière d’insectes et de fruits. Aucune fibre en elle n’avait frémi de cet abandon, l’instinct filial qui survit quelquefois chez certains animaux supérieurs à la période d’élevage n’existait pas chez elle, car la sollicitude maternelle était morte avec l’éveil de sa conscience. Elle ne ressentit même pas l’espèce d’ennui, né de l’ignorance, qui étreint les êtres livrés pour la première fois à eux-mêmes, en face de tous les problèmes de l’existence. Un subconscient lui disait qu’elle ne devait pas craindre la vie. La forêt s’ouvrait à elle comme un domaine, ruisselante de couleurs, de lumières, de rumeurs, imprégnée de chaleur, crevant de provende. Elle n’avait qu’à y pénétrer, qu’à se laisser porter sur le flux de vie née avec elle et comme pour elle ; et, légère, insouciante, caquetante et jacassante autour de ses sœurs qui, elles aussi, prenaient leur place dans la forêt, elle s’abandonna joyeuse à la vie, contemplant son sort sous un angle heureux de jeunesse, de lumière et de fête.

Ses sœurs n’étaient pour elle que la société familière aux mœurs connues, aux habitudes communes, le point d’appui sur lequel sa vie personnelle, son égoïsme de bête pouvaient se reposer ; leurs gestes, le critérium indispensable pour juger des autres habitants ailés qui hantaient comme elle les rameaux touffus des futaies forestières. Elle conservait avec elles et avec toute sa gent cette solidarité de race, moins accentuée chez les sédentaires que chez les migrateurs qui sentent bien plus, eux, devant la multiplicité des besoins, la nécessité de s’unir, de s’entraider et de se défendre mutuellement.

Elle n’aurait comme Tiécelin le corbeau porté secours à un compère en train de disputer à un dangereux rapace la proie convoitée. Elle faisait partie des privilégiés de la forêt chez qui les instincts altruistes sont le moins développés, pour l’unique raison que les besoins, ces grands maîtres des sentiments et des mobiles, étaient pour elle moins impérieux et les dangers moins pressants.

Ni les éperviers, ni les buses ne songeaient à faire de Margot leur pâture, préférant aux aléas d’une course et d’une lutte pour un morceau si peu friand, la chasse aux passereaux inférieurs, aux gallinacés sauvages, à la chair délicate, et incapables de se soustraire autrement que par la fuite à leur attaque impérieuse et violente.

Elle n’avait pas à s’inquiéter outre mesure de sa nourriture, car, peu délicate sur le choix des becquées, elle gobait indifféremment les insectes, les fruits, et n’hésitait même pas, l’occasion se présentant, à démolir ou à dévorer la couvée tardive d’un petit oiseau qu’elle assommait ou éloignait, à grands coups de bec, du nid où le retenait son instinct maternel.

Son plumage aux reflets changeants, son habit aux basques trop longues et comme étriquées, non plus que sa chair amère et coriace ne pouvaient guère tenter les humains, et elle n’avait réellement à craindre, mais elle l’ignorait, que la fantaisie meurtrière d’un chasseur désœuvré, en mal du coup de fusil où essayer son adresse.

Aussi, peu jalouse de la provende qui abondait dans la forêt, conviait-elle par un jacassement particulier, une sorte de roucoulement non disgracieux et presque tendre, les sœurs en maraude à venir partager au gros chêne de la clairière ou à l’alisier de la tranchée la robuste platée de glands ou le délicat dessert de fruits rouges et sucrés qu’elle avait découverts, et dont elles se gavaient toutes, à qui mieux mieux, en caquetant comme des hommes un peu ivres devant les reliefs d’une plantureuse ripaille.

Quelquefois, souvent même, elles accueillaient Jacquot, le cousin geai, faraud, parant son habit roux de passepoils bleus, qui s’en venait à leur invite cogner du bec lui aussi et se dilater le gésier jusqu’à l’étouffement.

Et tous les soirs, après la buvette en commun à la flaque du coin ou à la source du taillis, et les envols capricieux vers l’horizon, immobiles aux quatre coins du bois, elles répondaient à l’appel de l’ancêtre Margot, la vieille pie de la forêt qui les conviait à se rassembler dans le chêne ou dans le foyard qu’elle avait soigneusement choisi pour la nuit, selon la lune, le temps, les vents ou autres accidents secondaires, et que son instinct de bête, augmenté de sa prévoyance d’aïeule, lui avait fait élire entre tous.

Elles se reconnaissaient à petits cris joyeux, étouffés, presque attendris, sautant de branche en branche, hésitantes, capricieuses, se querellant doucement pour une place qu’elles ne désiraient pas, se bousculant, animant l’arbre tout entier dont les rameaux, les feuilles s’agitaient de leur mouvement perpétuel et semblait exhaler la joie de receler toute cette vie fourmillante et heureuse.

Puis, petit à petit, au fur et à mesure que s’enfonçait le soleil, que diminuait la lumière et que planaient sur elles le mystère de la nuit et le danger d’attaques nocturnes, la rumeur s’assourdissait, se ponctuait de silences que ne troublaient bientôt plus que de légers cris tombant çà et là de branche en branche comme un bonsoir tardif ou un appel au sommeil.

Des jours heureux avaient passé sous le soleil ; des jours de bavardage et de goinfrerie, dans les palais verts, compliqués et changeants des taillis, dans les pavillons clairs, soleilleux de la coupe, à côté des geais lourdauds, des merles dégagés et vifs, des corbeaux cyniques et monotones et des grives méprisantes ou peureuses.

Elle connaissait les arbres hospitaliers, les ravins abrités, les sources fraîches, les oiseaux amis, les rivaux et les ennemis.

Elle avait été très surprise de voir des matins entiers les geais passer sur sa forêt, s’abattant tous comme pour une pause prévue, une halte immuable, à un même grand chêne aux branches sèches, comme au point de repère d’une étape bien définie. Elle avait d’abord suivi les premiers, puis, voyant qu’ils dépassaient la forêt et s’enfonçaient vers le midi en longue chaîne grise, les avait abandonnés pour revenir à son point de départ, et huit jours entiers, amusée et curieuse, elle avait escorté, durant leur passage par son domaine, leur monotone et long défilé.

Où pouvaient-ils aller ainsi ? Quel ennemi puissant, quel rapace à l’appétit fantastique les chassait de la forêt natale en même temps que les cohortes silencieuses des ramiers et ces nuages gris de sansonnets, tournant comme des nuées d’orage avant de s’abattre sur les chaumes herbeux ou sur des labours fraîchement retournés ? Elle suivait leur manège avec étonnement, attentive au moindre spectacle nouveau, au moindre cri inconnu.

*

La curiosité était le défaut de Margot, le péché mignon de toutes ses sœurs agaces, qu’elle voyait, comme elle, accourir au premier signal étranger à leur vie.

Elles avaient entouré de loin et peureusement Guerriot l’écureuil, franchissant sans ailes, de bonds fantastiques, les abîmes qui séparaient les arbres, grimpant tout droit avec une agilité incompréhensible, et assisté de haut aux fanfares des chiens courant le lièvre.

Les bruits les plus éclatants, les rumeurs les plus violentes n’effrayaient point Margot. Elle avait entendu le coup de tonnerre qui avait arrêté l’oreillard sans soupçonner sa provenance ; elle avait suivi, curieuse, et sans y rien comprendre, les gestes de l’homme, rejetant à l’épaule son long tube fumant et d’une main tenant en l’air le lièvre mort que, de l’autre appuyée sur le bas-ventre, il faisait pisser selon la vieille habitude des chasseurs.

Seule, l’odeur de la poudre l’avait incommodée et comme induite en méfiance, mais elle était tout de même restée sur son « foyard », à peine dissimulée, contemplant la scène, tandis que les merles s’étaient enfuis avec des sifflements aigus et que les corbeaux filaient au loin à tire-d’aile en poussant des croassements de rappel significatifs.

Margot n’avait jamais éprouvé le danger de la présence de l’homme ; mais tout de même à voir le lièvre inerte entre les mains de son vainqueur elle avait senti qu’elle devait se méfier de lui, bien qu’elle ne pût établir entre sa situation d’animal ailé, qui lui semblait inaccessible aux étrangers terriens et celle du lièvre mis à mort, de relation réelle et précise. Elle pensait un peu comme Guerriot, qui devant l’homme grimpe à l’arbre le plus prochain, s’y établit dans une fourche, et, le corps dissimulé, contemple, se croyant provisoirement en sûreté, et attendant le geste menaçant devant lequel il déguerpira, le braconnier qui l’ajuste paisiblement et va le faire dégringoler de sa retraite aérienne.

Mais il semblait vraiment qu’avec ces jours d’automne et le pèlerinage au loin des geais et des ramiers, la providence qui lui avait rendu si aimables les premiers mois de sa vie dans la forêt avait disparu elle aussi.

Sans doute, la nourriture restait abondante et variée, les ruisseaux épanchaient le même cristal frais, mais les premières gelées qui avaient suivi les pluies torrentielles et persistantes des derniers jours de septembre, en la refroidissant, avaient comme endeuillé la forêt. La gent ailée s’y faisait de moins en moins nombreuse, et l’humidité qui s’évaporait sous les soleillées fugaces en brouillards frais et persistants la bardait comme une malade d’une ouate translucide de solitude et d’ennui. La toiture de feuilles se crevassait, jaunissait, s’écaillait petit à petit et laissait insidieusement filtrer sur les réfugiés des rameaux, sur les hôtes familiers des branchages des filets de pluie qui délustraient les plumages et engourdissaient les ailes.

Les feuilles tombaient toutes, tantôt lentement, à regret, une à une les vesprées calmes, sans que rien, sinon leur couleur, laissât supposer leur chute prochaine, ou par rafales les jours de tramontane avec des crépitements secs et grêles qui faisaient sursauter dans leurs gîtes de ronces et fuir vers la plaine, entre les rais des sillons gris comme eux, les vieux lièvres roux.

Il s’accumulait sur la forêt de la solitude, de l’ennui, de l’angoisse, et tout ceci pesait à l’âme de Margot, aux âmes de ses sœurs, qui, avec le soleil levant, après un rassemblement instinctif, un bref lustrage des plumes ébouriffées par la brume de la nuit, prenaient leur vol vers le soleil et s’égrenaient comme une semence épandue à la volée par les doigts du malin, au hasard des haies qui bordaient les prairies de la combe ou de la plaine. Elles y venaient chercher des fruits que la forêt leur eût facilement fourni, mais qu’elles préféraient quérir ailleurs.

Et comme si les éléments n’eussent pas suffi à brouiller sa vie, à attrister ses jours, voici que les choses, elles aussi, semblaient prendre à tâche de devenir leurs complices et de se liguer contre sa gent.

Un beau soir, à l’heure où le soleil du crépuscule faisait cuivroyer la surface polie d’une petite mare ombragée d’un saule, elle avait, le bec empâté encore de baies sucrées décrochées aux haies, rejoint vivement ses compagnes qui s’y abattaient toutes un instant avant de regagner l’asile de nuit choisi par l’aïeule.

Or, voici que, tout d’un coup, une des sœurs voulant s’enlever n’avait pu prendre son essor, et une autre de même et une troisième aussi.

Les pattes nerveuses repliées sur elles-mêmes, se redressant en vain pour l’élan, refusaient de quitter le sol et d’exécuter le saut nécessaire pour prendre l’envol, car ce n’est pas immédiatement de terre que les ailes s’éploient pour la volée. Elles étaient là, aussi empêchées que les hirondelles aux pattes trop courtes, naufragées sur des grèves de boue.

Comme si une force invincible les eût clouées, elles restaient les pieds rivés, immobiles, battant des ailes et criant de détresse. Et Margot se demandait curieusement ce qu’elles avaient ! Avec bien des peines, les prisonnières réussissaient lentement à soulever une patte exténuée par l’effort, au bout de laquelle tenait, fixée à tous les ongles, comme une corde flexible qui s’étirait doucement sans se rompre, puis demeurait ainsi, s’allongeant ou se raccourcissant selon le mouvement de la patte, tandis que l’autre jambe restait immobile sous l’étreinte gluante qui la maintenait par en bas. Et si elles voulaient à son tour soulever cette autre patte, il fallait, pour donner à l’effort la force suffisante, reposer la première et se river de nouveau au sol.

Trois étaient prises ainsi, celles qui, arrivées les premières, avaient choisi les places les plus commodes pour boire à même l’eau de la mare. Les autres, parmi lesquelles Margot, avaient été contraintes à se percher sur de grosses pierres qui n’y étaient pas les jours précédents, et faisaient autour de l’eau, sauf à l’endroit où se débattaient les sœurs captives, comme un collier ou un rempart.

Elles étaient obligées, pour atteindre la surface de la mare, de s’accroupir et de se pencher en avant, en tendant le cou, au risque de tomber et de se noyer parmi ces cables verdâtres de mousse qui dissimulaient un fond vaseux et traître.

Suspendant cette laborieuse déglutition de l’eau puisée à petits coups, elle essayaient en vain de comprendre le mal qui subitement venait d’atteindre leurs compagnes. En vain elles voletaient au-dessus et alentour ; les autres continuaient à piailler éperdûment en levant alternativement les pattes comme si elles avaient été atteintes d’une folie subite.

Le soleil à l’occident s’enfonçait derrière un éperon pourpre de nuage. C’était l’heure de déserter la plaine solitaire et de regagner les bois. L’aïeule au loin rappelait. Et une à une, lentement, comme à regret Margot et les sœurs libres avaient pris leur essor, abandonnant là les prisonnières, qui, les voyant partir, agitaient plus violemment les pattes et battaient l’air de leurs ailes inutiles dans un désespoir de cris, assourdissant à entendre.

Sans doute elles narrèrent l’aventure à l’aïeule. Mais quand l’aube reparut et qu’elles revinrent à la mare, elles ne trouvèrent plus là que des plumes brisées et quelques os rongés qui attestaient un drame nocturne mystérieux et terrible.

Aussi, pour Margot et pour toutes les pies, la mare fut désormais maudite et jamais plus, même aux jours brûlants d’été, elles ne devaient accepter l’invite miroitante de sa fraîcheur pour y tremper leur bec et y lustrer leurs plumes.

*

D’autres jours suivirent avec leurs cortèges d’ennuis et de revers, car, malgré tout, diminuait maintenant la provende. Les fruits mûrs tombaient et pourrissaient sur le sol, les insectes mouraient ou s’abritaient sous la casaque chaude des écorces des arbres ; les récoltes devenaient des glanes et les repues de frugales collations.

Mais, dociles à l’instinct, malgré l’égoïsme conservateur de l’individu, dominait tout de même en elles, comme un besoin supérieur et subconscient, le souci de conserver la vie de la race ; et invinciblement, comme si quelque démon malfaisant de caquetage les eût poussées, quand l’une d’elles découvrait la pâture, le cri de ralliement lui sortait de la gorge et faisait rappliquer des quatre coins de l’horizon les commères éperdues, avec qui elle se disputait ensuite violemment à coups de bec la parcimonieuse portion sur laquelle toutes se précipitaient avidement.

C’était une heure indécise d’une après-midi brumeuse. Aux écoutes sur la branche dépouillée d’un « foyard » où elle se reposait de quêtes infructueuses, Margot scrutait l’espace de son œil inquisiteur et vif, quand, d’un fourré encore touffu, sous un chêne plus résistant, elle entendit le cri de ralliement de sa gent et y répondit aussitôt.

S’élevant en l’air au-dessus du lacis semi-squelettique des futaies, elle aperçut au loin deux autres agaces qui convergeaient à tire d’aile vers le rendez-vous signalé, et y porta son vol elle aussi.

Bientôt l’odeur de la poudre, comme au jour de la mort de Lièvre, incommoda ses narines, car elle fit de peu de cas du tonnerre éclatant qui l’avait précédé, ignorant tout de ses causes et de ses résultats, et les bruits l’incommodant, en somme, beaucoup moins que les odeurs.

Elle continua son chemin, et, plus dense et plus incommodante, accompagnée d’un nouvel ébranlement tonnant, l’odeur de la poudre monta dans l’air. Rien ne l’arrêtait. Elle arrivait elle aussi, après les sœurs plus habiles, quand un nouveau coup de feu déchira l’espace, illuminant sinistrement le sous-bois et qu’à ses oreilles des sifflements aigus, accompagnés d’un cinglement atroce au poitrail, lui firent, dans un cri plaintif, virer de l’aile et s’enfuir au loin.

Et presque aussitôt, se superposant inconsciemment, la vision de jadis et celle-ci se dressèrent en elle ; l’homme tenant toujours ce long tube fumant, et s’élançant pour ramasser à terre le cadavre inerte d’une compagne assassinée.

Son sang, qu’elle n’avait jamais, vu coulait en gouttes rouges comme les baies blettes des sorbiers sur le gilet bigarré de ses plumes qui s’agglutinaient pour un pansement naturel et spontané. Un plomb lui avait traversé les chairs, et, sans mettre sa vie en péril, lui avait appris par là que l’homme était un danger. Mais que pouvait bien faire, auprès de l’assassin, la sœur traîtresse qui les attirait dans le piège ? Du même endroit le signal d’invite venait toujours ; c’était une vesprée calme de fin d’automne ; pas un fil d’air ne frôlait la forêt où les dernières feuilles, à l’extrémité des rameaux menus, se seraient, agitées comme des mains difformes pour un adieu triste ; le son s’enfonçait dans les lointains et de temps à autre le même bruit sinistre déchirait l’espace. Des pies, des geais, les grives attardées, les derniers merles tombaient dans l’embuscade ; seuls les vieux sédentaires, pleins d’expérience et de prudence, et les savants corbeaux à l’oreille exercée ne s’y méprenaient point, sachant fort bien discerner la voix de l’oiseau de son captieux simulacre, l’appeau traître du chasseur.

*

Elle commençait ainsi à recevoir les dures leçons de la vie ayant à lutter simultanément contre la triple coalition des éléments, de la faim et de l’homme.

Ah, l’homme ! elle le redoutait tant maintenant, armé ou non, car moins sagace que les corbeaux et les vieilles commères ailées, elle ne distinguait point encore le dangereux braconnier à l’arme assassine du vulgaire quidam à l’inoffensif bâton. Elle les fuyait tous, encore que la curiosité, sa passion dominante, dût lui faire souvent courir les risques de rencontres périlleuses pour satisfaire à ses impétueuses exigences.

N’était-ce pas un de ces derniers jours, ensoleillés encore qui rendent plus amère par leur beauté diaphane d’arrière-saison la perspective de l’hiver levant, qu’elle avait cédé autant au désir de voir qu’à celui d’écraser sous la raillerie et les coups de bec un héréditaire ennemi : chouette, grand-duc ou hibou, un hideux rapace nocturne, égaré, perdu, naufragé dans la lumière.

Ah ! la belle ruée des oiseaux de jour contre cet ennemi commun jetant sinistrement aux échos des alentours ses lugubres appels de détresse.

Tous se précipitaient pour le voir, battant de l’aile, ouvrant des yeux fous qui ne voyaient point et incapable de répondre aux furieux assauts de bec des ennemis. Il y avait un bruissement féroce d’ailes hétérogènes et cinglantes depuis le crépitement léger des petits rouges-gorges, aux tui-tui colorés, sortis de leurs troncs d’arbres, jusqu’au ronflement sourd, prolongé en rumeur des grands corbeaux voraces, qui, les griffes tendues, semblaient palpiter de désir à la pensée d’une chair à déchiqueter sous le pic solide de leurs becs.

Mais brusquement le cercle des oiseaux noirs s’élargit. Il y eut sur leur ligne de bataille un flottement. Sur un coua particulier de l’un d’eux, la bande disciplinée, docile au signal ou à l’ordre donné, s’abattit sur des chênes à quelque cent mètres du lieu d’appel, et, comme Margot elle aussi arrivait pour prendre part à la curée commune, un oiseau tomba sous le plomb meurtrier du chasseur pendant que l’air retentissait du tonnerre bien connu, que décidément les corbeaux battaient en retraite et que continuaient à tourner autour du nocturne artificielles imprudents oiseaux qui tombaient à chaque coup sous les plombs de l’homme.

Elle avait échappé au danger.

*

La neige tomba, une poudrée légère dans le désœuvrement plat d’une soirée d’hiver, couvrant le sol d’un drap mince, troué aux endroits humides, et précisant dans l’aube du réveil, comme d’un coup de crayon lumineux, la joliesse ténue des dessins des rameaux.

Margot ne trouvant rien à manger partit rôder autour du village, derrière les haies des vergers et les murs d’enclos, pour chercher parmi les reliefs abandonnés par les humains la pâtée de ce jour. Sous l’abri des haies où la neige n’avait pu atteindre des plaques de terre apparaissaient. Elle s’y précipita, lorgnant de côté les maisons fermées, aux portes closes barricadées devant le froid ennemi.

Un morceau de chair odorait bon parmi l’émiettement des mottes d’une taupinière. La bonne aventure ! Et, vlan ! un coup de bec pour le déjeuner du malin. Mais comme une réplique instantanée, aussitôt qu’elle eut touché ce bout de lard, traîtreusement enfilé dans une invisible tige de fer, deux gifles formidables, la souffletant de chaque côté du cou, l’étourdirent subitement en la retenant prisonnière.

Combien de temps passa-t-elle ainsi ?

Elle fut réveillée par un bruit sourd et un ébranlement du sol sur lequel elle gisait. Là-bas se dressait une formidable silhouette.

Alors elle se vit prisonnière, comprit le piège, l’amorce et s’arc-boutant violemment sur ses pattes, tirant de tous ses muscles, allongeant la tête et le bec dans le prolongement du cou, elle réussit à se dégager des deux cercles de métal qui la maintenaient. Au nez ahuri de l’homme qui accourait elle prit son vol, dédaignant le bout de lard devenu pourtant inoffensif, et s’enfonça avec des cris de peur dans l’horizon éblouissant de neige que faisait fondre peu à peu le tiède soleil de midi.

Elle venait encore de l’échapper belle et se promit bien d’être plus circonspecte à l’avenir, et de ne se jeter dans une aventure que lorsque l’exemple de ses sœurs l’aurait dûment avertie qu’elle n’y courrait aucun danger.

*

Mais vraiment ce matin d’hiver où la gelée blanche scintillait de feux varicolores au soleil levant, où la plaine flamboyait comme la surface d’un immense diamant aux innombrables facettes, rien de près ni de loin ne pouvait faire soupçonner de piège et d’ennemi, comment n’aurait-elle pas, comme toutes ses compagnes d’ailleurs, accouru à l’appel de détresse d’une sœur souffrante.

C’était peut-être comme au crépuscule de jadis, près de la mare maudite ; mais là, il n’y avait point d’eau ; nul arbre ne se dressait ; seule, au loin, derrière un épaulement de terrain, une fumée bleuâtre montait calme et droite dans le froid sec du matin.

Comme au bord de la mare, en effet, sans que rien lui pût faire deviner la cause d’une telle souffrance ou d’une telle détresse, une pie, le dos acculé contre une planche assez large, comme pour se protéger de l’humidité de la terre, agitait frénétiquement en l’air ses deux pauvres pattes en piaillant désespérément.

Et de tous côtés à la fois, de sa forêt et des bois voisins, la gent de caquet vain accourait au rappel, moins pour porter secours à la compagne en péril que pour contempler le curieux spectacle qu’elle pouvait offrir à leur curiosité désœuvrée.

Les ailes fixées à la planche par deux doubles pointes invisibles qui lui causaient une atroce souffrance qu’aggravait encore l’horreur de sa position les pattes et le ventre en l’air, la prisonnière, en proie à un vertige fou, comme si l’espace tout entier eût chaviré sur elle, le côté droit de la tête battant contre la paroi de la planche, sondait de son seul œil ouvert, agrandi par la souffrance et par l’effroi, l’abîme infini du ciel céruléen que ses sœurs emplissaient de leurs cris et de leurs tournoiements.

Peu à peu elles s’approchèrent de la captive, volant de plus en plus bas, et se posèrent enfin toutes autour d’elle, sautant curieusement, tendant le cou, allongeant le bec, et raccourcissant progressivement le diamètre du cercle qui les séparait de l’objet de leur curiosité. Bientôt Margot, plus excitée que les autres, oublieuse de sa résolution passée, et ne soupçonnant rien, passa, repassa et sauta par-dessus la criarde dont les griffes des pattes se tordaient, s’ouvraient, se fermaient frénétiquement, comme cherchant un point d’appui où s’agripper pour reprendre la station droite.

Les autres pies approchaient aussi. Nulle ne comprenait rien et autour de la malheureuse, c’était un caquet indéfinissable et énervant de commères, un entremêlement de corps, un enlacement de gestes, de sauts de côté inquisiteurs, et de coups d’œil ahuris.

Mais tout d’un coup, passant à portée des griffes de la captive et se penchant sur elle pour mieux voir et mieux juger, Margot fut saisie violemment au cou par les pattes de l’autre, qui se cramponna à elle de toute la force de ses nerfs surexcités intensément par le désespoir. Un autre cri, un cri étranglé et aigu, le sien, répondit au cri de la prisonnière et leurs râles se mêlèrent en une cacophonie étrange dont les autres restèrent immobiles d’étonnement et silencieuses d’effroi.

Margot à tout prix voulut se faire lâcher, et comme ses râles étaient impuissants à décider la première à se dessaisir de ce grêle et mouvant point d’appui, il y eut entre les deux, sous les yeux ahuris de la tribu, un duel étrange et sinistre.

Les griffes de la prisonnière serrent à l’étouffer le cou de Margot, qui tire en arrière de toutes ses forces pour lui faire lâcher prise ; en vain. Ses pattes raidies par la colère et par le danger piétinent la terre gelée, et elle glisse et tombe allongée sur le poitrail de la compagne ; mais elle se redresse aussitôt, furieusement agressive, et cherche de son bec à demi perclus à lui percer la poitrine ou à lui crever les yeux. Elle ramène ses pattes libres dont elle enfonce les griffes dans le ventre de l’autre, en se rejetant en arrière dans l’attitude de l’effort le plus violent ; elle la piétine avec rage, mais l’autre, comme insensible à ses coups, roidie par une idée fixe, serre toujours sa griffe de plus en plus fortement.

Margot s’étrangle, son œil devient rouge, son bec s’ouvre frénétiquement pour aspirer l’air qui manque à ses poumons, son cœur saute convulsivement, tandis qu’autour d’elle caquette et jacasse de nouveau la gent amusée maintenant de cette lutte farouche.

Les piaillements s’élèvent plus aigus, plus précipités, plus étranglés des combattantes, arrivées au paroxysme de la haine dans la défense réciproque de leur existence, quand, tout à coup, avec le déchirement d’air brusque des ailes qui prennent leur envol, un lourd silence tombe comme un ruissel de solitude sur les deux combattantes.

Un ennemi commun vient sans doute d’apparaître à l’horizon, et instinctivement, sans le connaître, pressentant l’homme, mais sans cesser de lutter avec rage contre son ennemie, Margot comprend qu’il faut l’éviter et se taire. Cependant l’autre continue de piailler de toute sa gorge, et bientôt surgit, distinct et brutal malgré l’éloignement, le danger appréhendé. Au loin, grandissant par degrés, énorme, monstrueux, l’humain approche, vingt fois plus haut que Margot, masse horrible, fantastique, dont les pas ébranlent le sol qui s’écrase en mottelettes, et font sur son passage destructeur un large sillon sombre entre les berges rutilantes des diamants évanescents de rosée, scintillant aux doigts fluets des herbes rases du gazon dégarni.

Il vient effrayant, rauque, soufflant comme un volcan son haleine chaude qui fume dans l’air glacé du matin, tel le tuyau de la cheminée de la chaumière ou la meule sylvestre du charbonnier de la coupe.

Il a sans doute un air effrayant, car Margot se ressouvenant des dangers anciens, oublie la douleur de son cou meurtri dans le choc formidable de frayeur qui l’emplit toute à sa vue. Ah ! le corps étiré de l’oreillard, la chute inerte des sœurs sous le plomb cinglant : c’est un danger semblable qui la menace, et, sans comprendre la mort, elle la sent venir dans ce pas lourd qui s’avance vers elle.

Ses plumes ébouriffées, son œil fou lui donnant sans doute un aspect étrange, car l’homme, en la fixant de ses yeux froids, pousse un éclat de voix sonore, un rire terrible qui l’agite tout entier et centuple encore la frayeur dont elle est saisie.

Alors il se baisse et dans une poigne rugueuse, étau formidable autrement puissant encore que les griffes qui la retiennent, elle se sent prendre les pattes, perd l’équilibre et reste suspendue au-dessus du corps de l’ennemie, serrée violemment aux deux extrémités par les griffes haineuses de l’une et la pince chaude et implacable de l’autre.

Un cri qui est déjà un râle s’échappe de sa gorge. Elle croit que c’est l’instant fatale et, dans le désarroi précurseur de la mort, laisse pendre comme deux rames mortes ses ailes inutiles.

Mais, tout d’un coup, elle sent se desserrer la griffe geôlière sous un pouce musculeux qui s’introduit contre sa chair comme un levier tout puissant. Elle respire enfin, elle n’est pas morte, sa tête est dégagée, son cou est libre. Elle n’est plus maintenant prisonnière que de l’homme seul qui la tient par les pattes en la regardant de cet œil fascinant, rond, fixe, lui montrant ce sourire insolent du vainqueur auquel elle ne comprend rien, sinon que sa situation est terrible et qu’elle ne reverra jamais sa forêt.

Alors, dans le sentiment violent de la conservation, elle essaie de lutter contre son geôlier, et de son bec conique aussitôt s’escrime de toutes ses forces sur les poings qui la maintiennent.

Mais les poings du braconnier sont durs comme les fûts des vieux chênes sous l’écorce desquels courent les insectes en été, et il répond à ses attaques furibondes et impuissantes par des éclats de rire sonores qui lui font redoubler encore les coups de bec dans l’énergie exacerbée de l’instinct conservateur.

Alors comme s’il en était fatigué ou qu’il eût prévu ce manège, l’homme ouvre la porte grillée d’une grande cage qu’il a apportée avec lui et qu’il avait posée à terre, y jette brusquement Margot et referme aussitôt la prison.

Se précipiter contre les barreaux, s’escrimer du bec et des pattes, des ongles et des ailes, pour rompre cette muraille métallique qui la garde, passer les pattes au dehors, se battre la tête aux barreaux, Margot essaie de tout, mais tous ses efforts sont vains ; rien ne bouge, rien ne fléchit, rien ne plie.

Et, ironique, au-dessus de sa tête, la main cynique et terrible, invulnérable et hors de sa portée, balance par un crochet la prison mobile qui la transporte vers l’inconnu et vers la mort.

*

Les bruits les plus divers et les plus inattendus purent bien frapper son ouïe inattentive, elle n’y prit garde. Elle était dominée par une seule idée, s’enfuir : elle était occupée d’un seul but, rompre ou desserrer le fer des barreaux, et quand elle se vit entourée d’une haie fantastique, d’humains elle ne sut jamais comment et avec quelle rapidité subite avait pu grandir et se multiplier cette horde formidable d’ennemis.

Elle était incapable de les distinguer ; ils se ressemblaient tous malgré leurs tailles différentes, leurs physionomies diverses et leurs costumes variés. Ils avaient tous pour elle la même odeur, ils frayaient avec son bourreau et se résumaient en une seule idée s’intensifiant : l’ennemi, le danger, la mort.

Le cercle des ennemis se mouvait avec elle ; il en sortait des tempêtes de cris, de rires, de paroles, effrayantes pour Margot, qui, ne comprenant rien au caquetage de ces gens, et chez qui, tout puissant, subsistait seul l’instinct de conservation, estimait en une généralisation brusque que ces cris, se rapportant à elle, ne pouvaient signifier que le désir et la volonté de la mettre à mort pour jouir de sa chair : ainsi avait-elle vu faire jadis aux voraces corbeaux, s’abattant dans un tumulte fantastique de cris sur une charogne à demi décomposée de bête, et sur un lièvre blessé, cerné, achevé à coups de bec et dévoré sur place. Il en était sans doute ainsi pour elle, et tout cri, parole ou rire, échappé d’une gorge humaine, faisait plus fort battre, sous son habit noir et blanc aux longues basques, son cœur chaud d’oiseau jeune au sang vif.

Tout d’un coup, parmi un chaos confus, un tumulte violent d’odeurs étrangères, lourdes et chaudes, il se fit nuit autour d’elle, et ses yeux noirs, aux pupilles excessivement dilatées par l’horreur, furent comme blessés d’un choc de ténèbre.

Pendant quelques instants elle demeura ahurie sous le double effet combiné de ce déluge malodorant et de cette obscurité sinistre ; puis peu à peu elle s’accoutuma. Ce n’était pas la ténèbre de la nuit, c’était le demi-jour, sale et gris de la cuisine villageoise, de la pièce quelconque d’une maison rustique devenue auberge par l’ambition rabougrie d’un paysan, rentré de la ville avec quelques sous et que la nécessité d’une distribution mal comprise oblige à transformer en salle de débit.

Au centre, se dressait un robuste pilier de pierre avec de rustiques crochets en fer forgé, scellés à même dans la masse, aussi vieux que la bâtisse, auxquels pendaient des essuie-mains douteux ; dans deux coins, des tables basses où traînaient des verres à moitié vides, embués de vapeur, et d’un autre côté l’obèse poêle de fonte, au court tuyau, au nombril rouge, où un grand feu de bois, clairant vif, répandait par toute la pièce une chaleur rance. Enfin, dans le fond, du même côté que la porte, montait le tuyé, immense cheminée villageoise, de quatre mètres carrés de surface à la base, s’effilant en haut en tronc de pyramide, s’ouvrant et se fermant par deux planches articulées, formant sur le faîte une toiture mobile qui se manœuvrait du dedans au moyen d’une longue corde de chanvre, durcie et noirâtre, pendant près de la gueule d’un four de campagne où l’on cuisait le pain. Le pilier arc-boutait deux pleins-cintres perpendiculaires l’un à l’autre qui soutenaient les deux parois intérieures du tuyé, les murs de la maison en formaient les deux autres.

Tendues transversalement, de fortes perches, sèches, noires et dures, supportaient des jambons racornis, des alignements de saucisses, tandis qu’aux parois se faisant face deux gros crochets de fer, encastrés dans la maçonnerie, soutenaient deux immenses bandes de lard, demi-manteaux d’un corps de porc, saigné récemment, et sous lesquels flambait doucement un feu parfumé de branches de genévriers.

Et au centre de tout ceci, rouge et grasse, parmi ses cuivres rutilants, sa vaisselle cliquetante sur un évier s’épanchant dans la cour, l’hôtesse, et, comme des satellites, l’hôte et deux enfants, un petit garçon et une fillette qui allaient devenir, à la suite d’une brève transaction, les maîtres de Margot.

Brusquement la cage fut jetée sur une table, à côté de verres sales où se voyait encore l’empreinte crasseuse des doigts des ivrognes, et cinq ou six personnages l’entourèrent aussitôt.

Il y eut de grands gestes de bras et de mains qui frappaient l’une dans l’autre, et que, plus effrayée que jamais, comme si elle eût assisté aux préparatifs de son supplice, Margot suivait de ses prunelles affolées, dilatées par l’horreur. Il y eut de petits doigts qui passèrent au travers des barreaux de la prison, et qui peut-être se voulaient apprivoiseurs et caressants, mais qui semblaient à Margot gros de menaces et la firent se jeter tout contre la paroi opposée de la cage, se demandant si elle ne menacerait ou ne frapperait pas à coups de bec ces griffes ennemies, plus frêles que les siennes, et dépourvues de pointes offensives.

Mais la peur fut la plus forte : il y avait autour d’elle un tel tintamarre de verres qui se choquent, de têtes qui se renversent, de cous qui se gonflent, de bras qui s’agitent, de liquides qui s’engloutissent !

Ah ! cent fois, mille fois plus redoutables que les éperviers et les busards ces ennemis géants, aux ruses multiples qui auraient épuisé d’une seule lampée la flaque d’eau limpide conservée par le pas d’un bœuf dans le terrain humide et marneux du sous-bois, et dont une seule bouchée l’eût fait disparaître tout entière dans l’immense réservoir du ventre.

Et puis toutes ces choses qu’elle ne connaissait pas, qui lui semblaient hostiles : les couteaux affilés, éblouissants, dont elle voyait la lame si mince, complice de l’homme, fendre en deux sans effort les grosses miches de pain, les cuivres résonnant au moindre heurt, et sur la paroi d’un mur, accroché à un clou, le tuyau métallique bien connu, le fusil qu’elle avait vu jadis entre les mains de l’assassin de Lièvre et des sœurs imprudentes.

Mais, plus que tout cela encore, ce qui l’effrayait, c’était les masses épouvantables de ces gens qui vaquaient par la pièce ; ils semblaient monter du mystère et s’élancer dans l’espace ; c’était ce plafond énorme, fermé de toutes parts, qui pesait sur elle de toute sa masse et dont elle appréhendait obscurément la chute ; enfin une sensation d’écrasement qui l’affolait et lui faisait soit rentrer la tête dans le cou à chaque balancement des choses décrochées de la muraille, soit se musser dans le coin le plus reculé de sa cage au moindre mouvement de va et vient des hommes qui l’entouraient.

Malgré tout, dans ce désarroi moral sans nom où l’avait jetée l’aventure, elle éprouvait une sorte de satisfaction relative à sentir entre elle et ses bourreaux la fragile palissade des tiges de fer. D’hostile, la cage devenait alliée et protectrice, car Margot ne pouvait attribuer la trêve dont elle jouissait qu’à l’impuissance où se trouvaient ses ennemis d’exécuter leurs desseins.

Elle devait vite revenir de cette opinion, mais, en attendant, incapable de se rendre compte de la résistance que les barreaux pouvaient offrir à une attaque inopinée, elle se sentait dans leur sein protégée d’un écrasement qu’elle eût cru inévitable sans leur rempart ajouré.

Toute la journée se passa ainsi en mortelles inquiétudes, en transes continuelles, au milieu d’un défilé incessant d’ennemis qui répétaient tous le même geste, porter à la bouche le verre rempli, comme pour indiquer à Margot, dans un langage d’un symbole accessible, la destinée qui la guettait.

Pourtant, nul ne lui fit de mal. Les plus méchants se contentèrent de tourner la cage, ce qui causait à la pie des frayeurs indicibles, car elle ne pouvait deviner la cause précise de ce tremblement de sa maison. C’était sans doute une attaque à son asile, mais quelle attaque ? — Et elle croyait que c’était les murs qui tournoyaient, les hommes qui couraient, les tables qui se dressaient, les casseroles, les meubles qui se mettaient en branle pour l’engloutir et la broyer dans leur tourbillon criard et désordonné.

Enfin l’obscurité se fit. Brisée par la fatigue, par l’émotion et par la faim, la prisonnière, habituée à reposer plus tôt, ferma malgré tout ses paupières. Un vent frais d’air sur ses yeux les lui fit rouvrir subitement ; une main sombre planait sur elle qui la frôla et disparut avec un bruit sec de ressort qui clique. La porte de la cage avait été de nouveau ouverte par l’ennemi ; elle n’était pas en sûreté dans sa palissade de barreaux.

Et, la tête ballottante, elle agitait avec ses dernières ressources d’énergie flageolante cette idée horrible, quand un jour factice, d’abord rougeâtre et fumeux, sembla trouer la pénombre, puis éclata en rayonnements vifs avec de grands îlots de lumière crue et des pans d’ombre violents qui faisaient des gouffres mystérieux où s’agitaient confusément des vies larvaires.

Les paupières de Margot, inhabituées, se fermèrent violemment sous cette clarté de lampes comme des rideaux insuffisants, une cretonne de chair mince à travers laquelle passait de la terreur filtrée par l’angoisse de sa première vision, et dans un cauchemar aussi long que dura la veillée elle eut la sensation confuse et atroce de forces tourbillonnantes, s’agitant autour d’elle, contre lesquelles elle était absolument impuissante à se défendre.

Puis ce fut tout de même la nuit et le silence et le sommeil. Ce sommeil fut un repos. Ce ne fut pas sans doute la douce béatitude des nuits d’été, à l’abri des vertes toitures élastiques, dans le voisinage pressenti des compagnes. Mais Margot ne faisait pas non plus partie des animaux supérieurs chez qui l’instinct conservateur, plus fort que le besoin de repos, fait veiller longtemps la bête, face à face avec le danger, attendant la défaillance dont elle profitera pour reconquérir la liberté perdue ; elle dormit donc et se reposa.

Éveillée avec l’aube, alors que tout reposait encore dans la maison ; elle vit les choses sortir lentement de l’ombre ; elle put les contempler inertes, mortes au mur ou sur le sol, et faire entre celles-là qui ne se mouvaient pas et les humains qui s’agitaient une première classification ; les premières n’étaient pas des ennemies, elles avaient une vie semblable à celles de sa forêt, les vivants seuls étaient à redouter.

Après ce premier et long examen où la curiosité presque toujours l’emporta sur la frayeur, et aussi naturellement que si elle eût été dans sa forêt, sans songer d’où pouvait lui venir cette provende inattendue, elle attaqua indifféremment les graines connues qui traînaient dans sa cage, et d’autres choses inconnues, des friandises odorantes et tentantes : gâteaux, biscuits, sucre, qu’une main providentielle avait emprisonnées entre les barreaux.

Sur une petite tasse, pleine d’eau tiédie où surnageaient des poussières complexes, elle aplatit son cou presque horizontalement, ouvrit le bec au niveau du liquide, l’y plongea tout entier en l’entr’ouvrant selon un angle très aigu, puis releva vivement la tête pour déglutir l’eau ainsi puisée, dans un renversement du cou et un redressement du bec qui semblaient une contemplation du plafond ou une extase mystique, et elle recommença plusieurs fois de suite ; ainsi buvait-elle jadis aux flaques fraîches perdues aux combes marneuses des sous-bois de liberté.

Alors dans la semi-tranquillité des besoins primordiaux presque satisfaits s’associa dans son esprit cette première idée que les êtres bruyants et terribles qui l’entouraient n’en voulaient peut-être pas à sa vie, puisque seuls ils avaient pu, forçant la retraite et sans lui faire de mal, lui donner la nourriture dont elle avait besoin. Toutefois, craignant un piège ou une reprise, peut-être même une fuite de cette provende prisonnière au fer de ses barreaux, elle se hâta de dévorer tout ce qu’il en restait en entendant dans retable voisine le clairon criard des coqs et des aboiements de chien.

Elle connaissait les seconds, qui ne l’inquiétaient que médiocrement, n’ayant jamais eu à souffrir ni à se méfier de ces braillards à quatre pattes dont le nez, même dans leurs courses les plus folles et leurs enthousiasmes les plus frénétiques, ne quittait jamais le sol et dédaignait l’espace aérien où se passait sa vie ; mais elle appréhendait beaucoup le tintamarre des premiers qu’elle ignorait complètement. Et de nouveau la saisit l’angoisse de l’inconnu, quand, bientôt, des voix humaines avec des heurts et des chocs sourds retentirent derrière les murs qui limitaient la pièce.

Bientôt, dans un tumulte sabotant de pas pressés, l’homme parut. Pour Margot c’était encore l’ennemi, le semblable de celui qui l’avait capturée, car, même dans la suite, quand elle connut particulièrement tous ses hôtes, elle ne put jamais établir quel était celui qui l’avait transplantée du champ de givre, où elle râlait aux griffes de la compagne, à cette maison triste et enfumée.

Elle le regarda de côté, curieuse et défiante, le bec tendu, prête à la défense, et l’autre, en voyant qu’elle avait dévoré ses provisions, poussa une exclamation de gaîté sur le sens de laquelle se méprit la prisonnière, car les plumes de son cou se hérissèrent et son œil noir, en s’agrandissant, brilla plus intensément.

Alors l’ennemi resema du grain dans la cage et mit de nouvelles sucreries entre les barreaux, tandis que Margot, ahurie et enflant son aile, reculait vers le côté opposé, le bec fixé vers lui.

Puis il se mit à sa besogne, et, tout en vaquant, le balai à la main, aux soins de propreté de la cuisine, du coin de l’œil il surveillait la pie, pour voir si elle ne toucherait pas aux friandises qu’il lui avait renouvelées. Margot n’y songeait guère ; elle voyait des nuages de poussière s’élever et s’enfuir devant le balai de l’homme qui la guettait ; elle sentait peser sur elle la question de ses regards louches ; elle se croyait le but de ses efforts et de son travail et faisait des recherches louables pour déduire logiquement, des faits et gestes qu’elle lui voyait accomplir, l’idée qui pût se rattacher à son sort.

Deux idées directrices se combattaient dans sa cervelle : les mouvements et les bruits de l’homme lui étaient-ils favorables ou hostiles ? ou, pour être plus précis, car les deux idées qui la hantaient étaient bien définies et nettes, l’homme voulait-il la remettre en liberté ou la tuer ; car Margot ne songeait pas qu’il pût y avoir entre les deux de solution moyenne, n’ayant jamais vu de captif et n’en ayant jamais fait.

Son séjour en cage lui paraissait donc une situation passagère, mitoyenne, une sorte de station avant d’être rendue à la liberté première ou mise à mort.

Et aussitôt l’espoir lui vint que l’homme la remettrait en liberté puisque, déjà longtemps, il l’avait laissée tranquille et lui avait même donné la provende, dont manquaient là-bas, par la forêt dénudée, les sœurs libres et maigres.

À ce moment la porte de la chambre tourna de nouveau, et la femme fît son entrée, La question se compliquait, les regards de Margot se portèrent alors alternativement de l’homme à la femme, cherchant à distinguer ces deux êtres de même structure, qui lui paraissaient identiques, et rechercher si elle devait plus se défier du premier que du second.

Son odorat et son ouïe, son odorat surtout, lui firent augurer favorablement de la bénignité du deuxième, car la femme ne sentait pas le tabac et, encore que sa voix fût désagréable et criarde, elle se rapprochait un peu, par le timbre, de celle des êtres de sa gent, moins rude et moins rauque que celle du mâle. Mais, quand les enfants parurent, ce fut à leur taille plus rapprochée de celle du niveau de la table qu’elle les jugea différents des premiers. Elle n’était pas obligée de lever le bec pour suivre leurs yeux et elle n’avait pas à craindre qu’ils tombassent sur elle pour l’écraser.

Ce fut ainsi qu’elle commença à connaître les êtres et les choses domestiques. Les enfants vinrent pépier autour de sa cage, l’appelant de vocables adoucis et caresseurs qu’elle écoutait le cou tourné de côté avec une allure féminine un peu coquette, lui passant à travers les barreaux de petits morceaux de biscuit et de gâteau, auxquels, de temps à autre, elle donnait un coup de bec rude et précipité, qui faisait cascader le rire dans leur gorge, à son grand ébahissement.

Mais comme ils ne cherchèrent pas à lui faire de mal, pas plus d’ailleurs que les autres humains qui, dans la journée, vinrent s’asseoir à table, choquer le verre, crier et rire et se secouer, elle eut vite confiance en les gens de la maison, et, vers la fin de la journée, acceptait presque toutes les friandises qu’on lui tendait à travers les barreaux. Gavée depuis le matin, elle les touchait à peine pour y goûter, et les laissait retomber au pied de l’écuelle où tiédissait son eau, les mettant peut-être en réserve par on ne sait quel instinct qui ne s’était jamais manifesté dans ses heures de liberté et qui naissait sans doute de l’inquiétude sourde, de l’irréductible méfiance envers l’homme, écloses avec la captivité.

Plusieurs jours consécutifs ce fut ainsi, une accoutumance lente et calme aux êtres et aux choses, dans l’attente d’une délivrance qu’elle espérait toujours prochaine et dont elle manifestait le désir en cognant à coups de bec aux barreaux de sa prison.

Elle connaissait maintenant tous les habitants du logis ; elle avait appris à distinguer les enfants à leur odeur particulière, à leur costume aussi, et se livrait à chacun d’eux selon le degré de confiance qu’il lui avait inspiré, moins par ses intentions personnelles à son égard que par ses attributs particuliers : odeur, voix, vêtement, gestes, taille. Elle se fiait plus à son instinct qu’aux apparences. Elle préférait la petite fille, plus douce, et sa mère, au petit garçon turbulent et vif, et surtout à son père, à l’organe tonitruant, puant le tabac par tous les trous de son tricot et soufflant une fumée qui l’empestait, plus désagréable encore que celle dont ses narines avaient été offusquées le jour où son sang perla rouge aux mailles touffues de son gilet bigarré.

Elle attendait inlassablement sa délivrance à laquelle elle croyait de toute la force de son amour de la vie, décuplée de la confiance lentement acquise en ceux qui l’entouraient.

*

Elle vécut bientôt dans une sorte de fièvre qui lui faisait interpréter dans un seul sens et déformer, selon le besoin créé par son désir, les actes les plus ordinaires qu’elle voyait accomplir, ceux même auxquels elle s’était déjà habituée et dont elle avait saisi la signification. L’instinct de liberté, bouillant en elle, dominant tout, renversait les associations d’idées qui auraient dû être stables. D’un autre côté, les geôliers, interprétant en résignation à son sort cette vivacité inaccoutumée, cette légèreté sautillante, ce babillage frénétique, songeaient à réaliser enfin leur désir, et à donner à la vie de Margot et à sa situation dans la famille sa position définitive.

Il y avait donc un malentendu, une incompréhension réciproque, créant un état extrêmement dangereux pour la captive, qui précipitait sans le vouloir un dénouement fatal.

C’était une après-midi morose de fin d’hiver, un temps de dégel qui confinait tout le monde à la maison, dans la paix somnolente des chambres chaudes, tandis qu’au dehors le paysage se dénudait, sale, gris, cinglé de pluie, fouaillé de vent, et semblant tituber de spleen comme un ivrogne qui reprend sa marche après avoir dormi dans les fossés du chemin.

Il y avait de l’ennui qui cernait la maison, qui assiégeait les êtres, qui filtrait au travers des murs : l’angoisse des changements de saison résonnant en coups sourds aux cœurs des humains, et que Margot égayait de ses sauts saccadés et de son babil fiévreux, ce qui décida ses maîtres à agir.

Bientôt, une main qu’elle jugea libératrice ouvrit la porte de la cage, et déjà Margot se précipitait sur l’ouverture, quand cette main, comme celle du braconnier de jadis, étendit toute grande sur elle la menace de sa quintuple pince de chair musculeuse et perfide.

Margot battit en retraite au fond de la cage, mais la main l’y suivit, volontaire et terrible, et bientôt elle plana sur son corps comme un oiseau de proie qui va fondre sur sa pâture. Le temps de lever le bec et de la voir et elle s’abattit en effet, brutale et puissante, l’entourant comme une sangle épaisse, lui serrant le poitrail et le dos, et l’attirant au dehors malgré sa résistance dans une cascade de l’eau du bol renversé et un basculement de la cage qui s’écroulait sur le sol.

Mais alors Margot, de grands coups d’ailes impétueux et brusques, de coups de bec et de coups de griffes, simultanés et violents, se fit lâcher par l’homme, et, prenant son vol d’un rapide coup d’aile, se précipita vers la lumière et vers la liberté.

Un choc violent, une meurtrissure au bec, une blessure au poitrail, et elle s’abattit sur un évier humide, parmi un tintamarre fantastique de vaisselle renversée ou cassée pendant que la main, plus rude et plus brutale, s’abattait de nouveau sur elle et la serrait frénétiquement.

Margot ne savait pas ce que c’était que la fenêtre et les vitres transparentes qui dressaient un obstacle infranchissable et traître entre le jour libre et la prison. Elle s’était précipitée contre le verre qui avait résisté au choc, et, dans l’étonnement d’un pareil résultat, laissant ployer ses ailes, elle s’était abattue lourdement.

Maintenant, l’homme furieux la tenait, la serrant violemment comme pour l’étouffer, et Margot, comprenant qu’on lui refusait la liberté, crut que sa dernière heure était venue.

Elle se débattait de toutes ses forces, essayant de griffer de ses pattes les mains solides qui l’emprisonnaient, mais elle se rendait bien compte que ses efforts, comme jadis dans la plaine fatale, seraient vains, et elle frémit de toutes ses plumes quand elle vit luire, aux mains de la femme, des ciseaux brillants qui s’ouvraient comme un bec éclatant et perfide et se refermaient avec un sifflement sinistre.

Ce bec allait la dévorer.

Elle fut retournée, comprimée, immobilisée dans des mains anonymes et presque aussitôt elle sentit au croupion une douleur atroce, comme si, prises dans un engrenage implacable, les grandes plumes rectrices de sa queue, le gouvernail sûr de son vol, eussent tourné dans leurs alvéoles avant de s’arracher.

Puis ce fut aux rémiges : successivement elle sentit s’engourdir, sous d’effroyables pincements, son aile droite et son aile gauche, puis elle entendit des crissements secs, accompagnés d’un petit bruit crépitant de choses légères qui tombent.

En même temps, à demi étouffée par la poigne de l’homme, elle râlait lugubrement comme une poule saignée, dans les derniers sursauts de l’agonie. Elle attendait le coup final, sans se douter de ce qu’il serait, sans savoir, dans l’angoisse indicible d’une douleur plus aiguë encore que celle qu’elle venait d’éprouver.

Et voilà que, brusquement, sans savoir pourquoi, bien que fut toujours vive la douleur des plumes secouées dans sa chair, l’étreinte se desserra, et elle se trouva posée, ahurie, sur un coin de table, entourée du rire ironique et gouailleur, qu’elle ne comprenait pas du reste, des gens de la maison et des hôtes passagers du cabaret.

Alors, sans se rendre compte de ce qui s’était passé, elle bondit en éployant ses ailes pour filer de nouveau et quand même, à tire-d’aile, vers la fenêtre ; mais ses ailes impuissantes, au contraire de l’accident de la mare, ne la soulevèrent pas ; elle retomba lourdement sur la table, aux éclats de rire plus violents de ceux qui l’entouraient.

En vain, et pendant longtemps, battit-elle ses deux moignons rognés, son corps ne se soulevait plus. Seules, ses pattes, restées solides, exécutaient le saut préliminaire, qui, si gracieux d’habitude, était ridicule et grotesque, et la pauvre mutilée agitait en vain sa tête, ses pattes, son corps, son cou, comme si elle essayait une danse douloureusement risible, sans autre résultat que de provoquer un déchaînement régulier et criard de rires exaspérants.

Alors elle se rendit compte que quelque chose était changé, qu’un abîme venait d’être creusé entre elle et la liberté, qu’elle ne pourrait plus ni voler, ni s’enfuir, qu’elle était irrémédiablement captive, et comme si un violent désespoir se fût emparé d’elle, elle s’enfuit vers sa cage fermée où elle ne put rentrer, tourna autour, se blottit derrière contre les barreaux, enfouit sa tête sous son aile rognée, et refusa obstinément, de manger, de boire et de bouger pendant tout le reste du jour.

Les gens autour d’elle défilaient comme des visiteurs auprès d’un malade, s’enquérant, parlant gravement. Indifférente, abîmée dans sa douleur, elle les laissait passer et dire sans autre geste qu’un hérissement frissonnant et comme frileux des plumes marquant avec la vie qu’un immense désespoir de bête agitait là ce pauvre corps désemparé et mutilé.

*

Mais chez Margot, jeune encore, les sensations étaient fugaces, les sentiments à fleur de cervelle, et après le sommeil de la nuit, car elle dormit malgré tout, elle avait non pas oublié complètement son sort et sa captivité, mais dilué en partie son désespoir dans le besoin de l’appétit à satisfaire et le souci de la sécurité. Elle mangea donc aux gâteaux et aux friandises qu’on lui présenta ; elle but dans la tasse l’eau fraîche qu’on lui versa et, de table en table, de chambre en chambre, promena, en sautillant, une douleur qu’abolissait progressivement la curiosité incongrue dont elle était affligée.

Elle examina tout avec un soin qu’on eût dit méticuleux : mais qui pourrait être sûr de savoir sous l’angle de quels besoins elle jugeait des choses ? Il y avait certainement celles qu’on pouvait manger, puis les objets brillants qui l’attiraient, par un sentiment instinctif de malsaine et irrésistible curiosité, enfin la plus grande partie qui ne l’intéressaient que par leur nouveauté et vaguement, selon l’instant, la place qu’ils occupaient et l’utilité toute spéciale qu’elle en tirait momentanément.

Elle affectionna bientôt particulièrement la table d’où lui tombaient les bons morceaux, la table où brillaient les couverts de métal, l’acier des couteaux, les couleurs vives et chaudes des vins et des liqueurs, les reflets de lumière aux ventres des soupières.

Pendant les repas, elle tournait autour des convives, le cou tendu de côté, la tête penchée obliquement pour suivre les mouvements qu’ils faisaient, et écouter si l’un d’eux ne la convierait pas à recevoir le relief attendu. Elle avait assemblé assez vile à l’idée de plaisir sensuel, c’est-à-dire de mangeaille, les deux syllabes de son nom, Margot, et quand elles retentissaient, on la voyait, la tête tournée, fixer avec une rigoureuse exactitude, selon une perpendiculaire à son trou auditif, la direction de celui qui l’appelait et y sauter et y courir, les moignons étendus pour faciliter sa course et accélérer son allure.

Elle était là autour, avec le chien Miraut, qu’elle ne craignait pas beaucoup, le chat Mitis, aux allures doucereuses, aux oreilles extrêmement mobiles, aux narines palpitantes, à la queue perpétuellement en mouvement, dont elle redoutait la griffe acérée, encore qu’il y eût entre les deux un pacte de tolérance tacite, conclu à la suite d’une violente querelle, où ils avaient appris mutuellement à respecter l’un, les griffes de l’autre, le second le bec solide de la première.

Alors les jours commencèrent à défiler monotones et gris parmi l’abondance d’une nourriture savoureuse et variée, tandis que la grande douleur désespérée du début s’en allait peu à peu, sous la double influence déprimante de la chaleur lourde, étourdissante de l’intérieur enfumé et des digestions laborieuses d’un perpétuel festin.

Le dehors, la rue, le soleil lui étaient encore interdits, mais elle les avait presque oubliés, et seul, un instinct sommeillant lui faisait encore, à chaque réveil, battre des moignons comme pour l’essai d’un vol interdit et l’espoir d’une liberté perdue.

Elle connaissait les coins paisibles de la cuisine, le retrait derrière le poêle auprès du cendrier de pierre, sous la gueule du four où l’on cuisait le pain ; elle savait les endroits d’où elle pouvait narguer Mitis et agacer Miraut sans craindre la griffe du premier et la dent du second.

D’ailleurs ses agaceries avec Miraut ne dépassaient jamais la limite des plaisanteries permises entre bons camarades. Celui-ci, lors de leur première rencontre, l’avait flairée longuement, la bousculant même un peu du museau avec des frémissements de mufle, qui, pour quelqu’un d’averti, décelaient des nuances d’impressions très délicates. Sur quoi il s’était fait un jugement et un sentiment : quelque chose comme une indifférente ou plutôt une passive pitié pour cet être sauvage, prisonnier, déchu, pas même bon à manger et parfaitement incapable de lui nuire.

Miraut, en tant que chien courant, n’affectionnait que la chasse du gibier à poil, ou, faute de mieux, comme pis-aller, une pointe en coups de gueule sur un piétement frais de perdrix et de cailles. Quant aux grives, merles, pies ou autres oiseaux des bois, fi ! ce n’était pas digne de son nez.

Aussi maintenant, quand un excès d’ennui ou un débordement de bonne humeur se manifestaient chez Margot, elle allait furtivement par derrière saisir dans son bec le bout de la queue du chien qu’elle pinçait légèrement, puis s’enfuyait en sautant et revenait, tandis que Miraut, pas très ennuyé au fond, ni fâché, lui tournait obliquement un gros œil rond, poussait un grognement, ou d’un geste brusque la menaçait de sa dent, sans jamais lui faire le moindre mal, ainsi qu’il agissait d’ailleurs avec les enfants auxquels il était habitué.

Margot ne se permettait pas de ces plaisanteries avec Mitis, et si par hasard un conflit surgissait pour l’attribution d’un morceau, elle battait prudemment en retraite après avoir dûment envoyé, pour la satisfaction de son amour-propre, quelques bons coups de bec à son ennemi.

Elle appréhendait beaucoup les buveurs dont les grosses mains l’effrayaient, et, en général, n’aimait pas qu’on l’empoignât, car, chaque semaine d’abord, chaque quinzaine plus tard, l’homme recommençait avec les ciseaux, dans la crainte d’une évasion problématique, la première opération qui avait définitivement fermé à Margot le chemin des airs. Aussi, quand elle le voyait saisir le bec de métal brillant qui sifflait, commençait-elle à se cacher partout où elle se croyait introuvable ou inaccessible : sous les meubles, dans les coins obscurs et étroits, jusque dans le sommier à ressort du lit où, pour l’atteindre, il avait fallu bousculer la literie et créer par toute la pièce un désordre fantastique, un remue-ménage impossible.

Ç’avait été ensuite une poursuite éperdue dans la maison, car, se voyant découverte et sur le point d’être saisie, Margot avait cherché son salut dans la fuite et ce ne fut qu’après un quart d’heure d’une course désordonnée qu’à bout de forces, le cœur sautant, elle s’était laissé saisir par la fillette dont elle escomptait moins de brutalité et plus de pitié. Mais la petite l’avait dû remettre à l’homme, et ce jour-là, comme les autres, Margot subit son sort : l’opération douloureuse et offensante des ailes raccourcies.

*

Cependant le printemps venait. Par les fenêtres, le soleil, forçant les voiles de buées, entrait dans les pièces de la maison, faisant danser autour de ses rayons des sarabandes de poussières, illuminant les vieux cadres dans lesquels s’empourpraient des chromographies violentes, jouant avec les surfaces polies, se reposant complaisamment aux ventres des bouteilles, aux panses des soupières qui luisaient comme des joues rebondies d’ivrogne enluminées par le vin.

Ce jour-là, Margot fut plus vive, plus sautillante, plus fiévreuse ; souvent elle sauta jusqu’à la fenêtre, tâtant du bec sans y rien comprendre les vitres rigides et respirant par tous les pores cette chaleur naturelle dont elle était sevrée depuis si longtemps.

Elle n’avait jamais osé sortir par la porte, car chaque fois qu’une poussée violente l’ébranlait dans un bruit sourd, s’encadrait en même temps, dans son chambranle la face, pour elle rébarbative, d’un client dont elle se défiait toujours et dont elle craignait la masse pesante, s’ébranlant, en faisant trembler sur leurs étagères les tasses, les verres et les bouteilles dans un tintement étouffé et comme peureux.

Peut-être que les choses avaient peur aussi, puisqu’elles murmuraient et frissonnaient lorsque l’humain s’approchait en martelant le sol de ses gros souliers garnis de clous.

C’était par la fenêtre qu’elle voulait sortir ; un midi de mai ensoleillé elle lui fut enfin ouverte. Quand elle fut sur le rebord extérieur, changeant brusquement d’atmosphère, passant de la lourdeur maladive et empuantie de la cuisine à la pureté et à la fraîcheur printanières, elle éprouva une sensation analogue à celle qu’elle avait ressentie jadis en s’engouffrant dans la maison.

Déshabituée de la lumière, de l’air vif, de l’espace infini où elle voguait jadis, elle eut, en y rentrant, un éblouissement, une peur instinctive de revoir un monde oublié, lointain, presque étranger.

Mais cette sensation ne dura pas ! Tout au fond de son cœur restait trop vivace l’amour des espaces et l’instinct sauvage, c’est-à-dire l’instinct de vivre sa norme au milieu des semblables et non parmi des étrangers.

Une réminiscence venue des tréfonds de l’être, comme une grande vague d’équinoxe sauvage, balaya tout le passé, et ses ailes frémissantes s’ouvrirent largement pour l’essor et la fuite vers la forêt.

Lourde elle retomba sur le sol, étourdie du choc qu’elle n’avait pu prévoir, se souvenant de sa situation que l’enthousiasme grisant lui avait fait oublier, et sentant sourdre en elle un désespoir immense contre lequel elle voulait lutter. La forêt était au loin, dans la direction du soleil ; elle le sentait intensément ; elle y irait tout de même, courant sur ses pattes, battant des moignons et serait libre. Et elle partit !

Mais elle n’avait pas fait dix sauts que le brouhaha de la rue et le mouvement fantastique des masses l’épouvantaient. Des animaux qu’elle n’avait jamais vus de près ni d’en bas, des chevaux et des bœufs, traînant derrière eux des fracas assourdissants de ferraille, se mouvaient, criaient, menaçaient ; des hommes aux gestes cinglants, aux cris aigus, les accompagnaient ; des gamins lançant des cailloux convergeaient vers elle en hurlant : partout il y avait danger, menace d’écrasement et de mort. Le cercle sans cesse renouvelé qui lui barrait la route était infranchissable, la mort l’y guettait, les gamins lui jetaient des pierres qu’elle évitait à grand’ peine, et se rapprochaient ; il fallait au plus vite battre en retraite vers la sécurité. Ce fut une douleur atroce pour elle ; elle rentra, et, morne, désespérée, courut se cacher sous la gueule du four, près du cendrier où elle resta tout le jour, immobile et aussi désolée que l’après-midi où le maître lui avait rogné les ailes.

Avec le sommeil pourtant s’assoupit la douleur, et le lendemain, attirée par une invincible force, elle revint se percher dans l’embrasure de la croisée, défiante et résignée, observant avec soin le champ de liberté restreint dans lequel elle pourrait, à l’avenir, évoluer sans péril.

L’entrée de la maison ne donnait pas directement sur la rue ; une petite ruelle, comme un large sentier, resserrée par deux bâtiments, et entre les cailloux de laquelle se dressaient des touffes d’herbe fine et robuste, y conduisait. Mais devant la porte, entre la maison et un vaste hangar ouvert à tous les vents sauf du côté qui faisait face à l’entrée, s’étendait une cour assez grande, à peine sablée, givrée d’herbe rase par endroits et barrée au nord par un gigantesque fumier, suintant un sang brunâtre, dégouttant dans des rigoles noires qui l’entouraient comme les fossés d’un ancien château féodal.

Sous la fenêtre où elle était, un gros tronc à peine équarri, équilibré sur trois pieds rustiques, serrait entre ses fibres comme une minuscule croix byzantine l’enclume à chapeler les faux ; elle y sauta pour gagner sans encombre le sol, et ne voyant pas dans cette première aventure de danger immédiat.

Alors, elle évolua avec soin par toute la cour et le hangar, sondant les trous, retournant les petites planches, remuant les cailloux, puis sautant par bonds successifs pour arriver à se percher sur une échelle de voiture, afin de pouvoir contempler d’assez haut et de points de vue divers et variés, le paysage où elle aurait à vivre ses jours, et se familiariser le plus vite possible avec les choses qu’il fallait se concilier.

Mitis, assis sur le seuil de bois, usé au milieu par le baiser claquant des sabots, par la morsure des gros clous de brodequins, les oreilles horizontales, épiant sans en avoir l’air les bruits de l’intérieur, la regardait faire avec indifférence.

Le clairon du coq l’effraya tout d’abord au point de la faire se cacher derrière les tas de bois du hangar ; mais voyant, au bout d’un certain temps, qu’elle n’était pas poursuivie, elle sortit, et, ayant reconnu la cause de ce vain tintamarre, elle demeura quelques instants tout étonnée qu’un oiseau si petit pût pousser des cris si compliqués et si perçants.

Elle l’examina longtemps, croyant à une fumisterie ou à une traîtrise comme l’appeau du chasseur ou le grand-duc articulé. Elle tourna autour de Chanteclair, qui, grave, la crête en cimier, les barbillons écarlates au vent, la regardait d’un œil indifférent, comme n’appartenant point à son sérail.

Quand elle se fut bien rendu compte qu’il était réel et vivant, elle demeura un peu ahurie, et pendant longtemps elle ne s’en approcha qu’avec appréhension comme d’un être bizarre et énigmatique.

Ce ne fut que plus tard, quand elle eut bien observé ses gestes et compris sa vie, qu’elle l’engloba dans la même dédaigneuse colère dont elle enveloppait les êtres de sa gent.

Elle vécut dès lors moitié dans la cour, moitié dans la maison, se promenant, farfouillant, observant ce qui se passait au dehors, clignant de l’œil vers la rue, cherchant gravement sous les petits morceaux de bois, se perchant aussi haut que possible et guettant les moineaux qui l’agaçaient par un sentiment complexe et un peu trouble de jalousie indéfinie à les voir voleter librement, et de mépris à les sentir, de bon gré, s’approcher de l’homme. Elle cherchait à les assommer en leur flanquant de grands coups de bec, mais les autres ne s’y frottaient point et s’ils ne craignaient guère les poules, ils l’évitaient avec soin.

Elle n’osait trop se risquer avec Chanteclair, ni avec les gélines qui lui paraissaient de taille à soutenir ses querelles ; d’ailleurs, elle les voyait prisonnières de l’homme, et n’avait pas encore à ce moment contre cette race, comme contre les moineaux, des mobiles de haine nettement précisés.

Mais au fur et à mesure que le soleil devenait plus chaud, l’air plus odorant, que les arbres verdissaient, quelque chose comme une vague saoulerie montait en elle, la troublait, et se manifesta bientôt par d’inexplicables colères contre les poules qu’elle voyait se rouler dans la poussière, égratigner le fumier et s’enfuir devant le coq. Qu’est-ce donc qui pouvait susciter en elle cette haine froide et grandissante ? Les poules n’étaient pas libres et ne lui disputaient pas comme Mitis les reliefs friands tombés de la table des maîtres. Non !… Elle les laissait cependant tranquilles, se contentant de les regarder de travers quand, un matin, subitement, cette haine prit corps et accusa nettement ses mobiles obscurs et inconscients.

Comme chez tous les oiseaux des bois, comme en presque toutes les bêtes le renouveau chantait dans les veines de Margot et fouettait son jeune sang. Si elle eût joui de la liberté, elle eût goûté comme ses sœurs agaces sur les branches des futaies ou sous les arceaux de feuilles les joies d’un écrasement total sous d’amoureuses chevauchées ; elle eût suscité des convoitises de mâles, des combats à coups de bec et subi le vainqueur, heureuse, dans l’équilibre instable de l’accointement sur une branche fleurie.

Elle n’avait jamais éprouvé en elle cette sensation voluptueuse qui fait rechercher la présence du mâle, pépier d’amour pour l’appeler, et, sans souvenirs précis, sans exemples enseignants, ne ressentait, loin de son milieu natal, que le trouble propitiatoire à la chevauchée nuptiale qu’eussent précisé l’expérience des compagnes et la rivalité des galants faisant des grâces alentour des belles.

C’est pourquoi, observant Chanteclair tournant autour de Picorée, et pressentant un plaisir inconnu dont elle était injustement sevrée, sentait-elle en son être une âpre jalousie inconsciente qui n’attendait qu’un événement pour éclater.

Dévalant du fumier dans un ébouriffement de plumes comme si Picorée eût dû refuser l’hommage qu’il ne voulait devoir qu’à sa seule violence, il s’élança la tête horizontale, le cou tendu, les ailes éployées pour diminuer sa pesanteur, dans la direction de sa compagne qui se mit à fuir à toutes jambes.

La course fut brève. Se sentant atteinte, et rassurée déjà sans doute sur le sort qui l’attendait, la géline s’affaissa sur ses jarrets, partageant en deux, au centre du croupion, les plumes de sa queue qui s’éploya en éventail horizontalement.

Chanteclair lui sauta lourdement sur le dos, crispant les pattes, hérissant le col, lui pinça fortement dans son bec, comme pour un baiser mordant, les plumes du cou et baissa l’arrièretrain. Un instant après il se redressait faraud, l’œil papillotant, le cimier haut, cambrait le col, et repartait dédaigneusement, tandis que Picorée, étourdie encore de l’aventure, se secouait comme une dame qui vient de salir sa jupe dans une équipée qu’il est préférable de tenir cachée, et du bec redonnait à ses plumes froissées le lustre qu’elle jugeait indispensable.

Elle en était là de ses travaux de toilette quand Margot, qui avait curieusement observé tout leur manège, folle de colère et de jalousie instinctives, s’élança sur elle à toutes jambes.

À grands coups de bec elle commença de larder Picorée abasourdie, laquelle, n’y comprenant rien, stupide et poltronne, s’enfuit devant l’ennemie qui s’acharnait dans sa poursuite et ses coups de bec et ne s’arrêta qu’épuisée elle-même par cette rossée fantastique.

Toutes les Picorées de la basse-cour éprouvèrent en moins d’une semaine la solidité du bec de Margot et la résistance des muscles de son cou. Elle avait l’air de se promener ou de jouer indifférente, et, au moment où elles s’y attendaient le moins, leur bondissait furieusement dessus, s’éreintant à les poursuivre et à les frapper dans la joie d’apaiser un impérieux et primordial besoin.

Elle mettait même à les rattraper un acharnement particulier, cherchant à les acculer dans quelque coin où la bestiole ahurie, désemparée, se laissait cogner en hérissant ses plumes, garant sa tête et poussant de petits gloussements étranglés de douleur et de crainte, sans songer, dans sa stupidité de bête, désarmée de sentiments courageux par un long esclavage domestique, à résister à une attaque aussi audacieusement décisive.

Tout serait bien allé et les victoires particulières sur les Picorées auraient pu durer longtemps, si, certain midi, au moment où, rassemblées en tas, elles becquetaient le grain que la main de la patronne venait de leur épandre, Margot n’avait voulu continuer ses exploits et s’attaquer à l’une d’entre elles. Mal lui en prit. Sentant sa force, toute la gent géline rassemblée, épousant la cause de la sœur, tomba à cols raccourcis sur Margot, et se mit en devoir de lui rendre en bloc, et généreusement, les coups de bec qu’elle leur avait précédemment distribués. Ce fut un beau tumulte ; les têtes se redressèrent, abandonnant le grain, les plumes se hérissèrent, les ailes s’enflèrent, et des piaulements précipités et brefs de colère s’exhalant de tous ces becs tendus en avant firent un vacarme de caquets indescriptible. Fortes de leur nombre, de leur solidarité reconnue, le cou baissé elles s’élancèrent, cognant de toutes leurs forces sur Margot qui, devant cette horde menaçante, battit précipitamment en retraite. Mais la troupe colère la suivit, et, cognant d’un côté, tapant de l’autre, lui arrachait des plumes et lui trouait la peau.

La porte de la maison était ouverte. Elle s’y engouffra, entraînant à sa suite toute la bande furieuse, ivre de colère, assoiffée de vengeance, qui l’eût infailliblement mise en pièces si les hommes ne s’étaient brusquement levés devant cette invasion subite et n’avaient mis en déroute le troupeau gloussant.

Dès lors, Margot ne se frotta plus à Picorée.

*

Les jours de pluie elle faisait les délices des hôtes du cabaret, qu’elle égayait par ses mouvements vifs, ses recherches grotesques et ses petits cris perçants.

Elle prenait tout ce qu’on lui jetait, comestible ou non, et, selon le caprice de l’heure, le mangeait ou le cachait dans quelque coin, sous un bout de planche ou un caillou léger. Il n’y avait plus maintenant dans la cour de morceau de bois qui ne recelât quelque morceau de pain, de sucre ou de pomme de terre, même des sous, ce qui procurait de temps à autre aux bambins de la maison de bien agréables surprises. On se demandait pourquoi ces cachettes dont profitaient les poules, car rarement elle les revenait visiter, n’ayant jamais faim, et les petites pièces de monnaie, peu brillantes, ne la charmaient pas outre mesure.

Mais les couverts d’argent, les ciseaux d’acier, la montre de l’homme la séduisaient ; par une prescience étonnante, elle sentait que ses hôtes l’auraient corrigée s’ils s’étaient aperçus qu’elle les dérobait ; aussi épiait-elle l’instant où elle serait seule pour, par un sentiment de possession exclusive, une avarice particulière, voler et cacher les choses brillantes qu’elle désirait. Elle vola ainsi plusieurs couverts d’argent qu’elle transporta dans un grand trou, au fond du hangar, derrière une haie défensive de fagots où elle apporta dès lors tous les objets un peu brillants qu’elle put dérober. Ce fut ainsi qu’elle suscita un jour, sans le savoir, une rixe qui faillit devenir tragique.

Elle rôdait sous les tables, une après-midi brumeuse, désœuvrée, cherchant parmi les choses quelque motif de jeu ou de chicane, se garant des pieds des buveurs qui tuaient là le temps en vidant des verres et contant des histoires.

Ils étaient là quatre ou cinq autour de la table ronde, les coudes sur un tapis de toile cirée, éclaboussé de vin, gueulant et riant, très excités, presque ivres, choquant les verres et les bouteilles, et ayant déjà vingt fois failli se prendre aux cheveux pour un mot vif jugé blessant ou une histoire salée dans laquelle les susceptibilités exacerbées voulaient voir des allusions offensantes.

Ennuyé par ces clients, l’hôte les pria impérieusement de régler leur compte et de se retirer, les prévenant fermement qu’il ne leur donnerait plus rien à boire.

Après avoir un peu parlementé et vidé leurs verres, l’un d’eux, plus ivre que les autres, brandit de sa poche une grande bourse de cuir multicolore dont il délaça lentement les cordons, et en sortit une pièce de vingt francs qu’il voulait remettre au tenancier de la gargotte. Margot sautillait toujours à terre presque sous les pieds de l’homme. Malheureusement, dans les gros doigts engourdis encore par des libations multipliées, le louis chavira, glissa et tomba. L’ivrogne recula sa chaise afin de prendre l’espace suffisant pour se baisser et le ramasser. Il ne vit rien. Les autres avaient écarté leurs pieds avec bruit et Margot, comme effrayée par ce tintamarre, filait le bec haut vers la porte. Nul n’y prit garde. L’ivrogne chercha, jura ; les autres se penchèrent aussi ; l’hôte et l’hôtesse s’approchèrent et leurs regards aigus fouillèrent les raies du pavé. Oh ne voyait rien. On frotta des allumettes, on alluma une chandelle. Rien n’apparut. L’ivrogne sacra plus fort, cria, se fâcha ! Il avait bien sorti une pièce de vingt francs (quelqu’un l’avait dû prendre), ce n’était pas un tour à jouer à un client ou à un ami ! Les autres ivrognes protestèrent de leur bonne foi, il les mit hors de cause et s’en prit au patron, qui les mettait dehors. D’abord, pourquoi les mettait-il à la porte ? Alors il y eut des injures, des menaces, des cris ; des gifles claquèrent, des coups de poings sonnèrent, des coiffures voltigèrent, le sang gicla d’un nez ; la table bascula, culbutant les litres, les verres dans un tintamarre effrayant, tandis qu’une mêlée sanglante agitait cette grappe d’hommes, se déchirant, se frappant, hurlant, dans la certitude de l’honnêteté de leur cause, et que l’hôtesse levait les bras au ciel, envoyant chercher des voisins pour séparer ces gens qui se cognaient toujours au hasard, ne sachant d’ailleurs plus au juste pourquoi.

Comme on ne revit jamais la pièce, l’aubergiste resta convaincu que l’ivrogne n’avait rien sorti de sa bourse, qu’il n’avait ouverte que pour avoir un motif de lui chercher noise, et chacun se rangea à son avis.

Margot seule possédait la vérité, et si elle gagnait la cour si précipitamment, c’était qu’elle emportait dans son bec la pièce qu’elle avait saisie sur le soulier de l’ivrogne au moment où elle était tombée sans faire de bruit.

*

Ce fut vers ces temps qu’un des clients de l’auberge eut cette inspiration fatale pour Margot : si on l’habituait à boire du vin !

La chose fut difficile, l’odeur de la purée septembrale non plus que sa couleur lui inspirant une insurmontable défiance. Il fallut user de ruse et faire flèche de ses sentiments bien connus de gourmandise pour l’amener an but. Comme par mégarde, un jour que Marigot était sur la table où un buveur partageait avec elle un biscuit dont elle était friande, il laissa tomber dans son verre, où il avait mis au préalable du vin blanc très sucré, le morceau qu’il tendait à la pie. Alors il lui approcha le verre et malgré son appréhension, Margot vint le retirer par petites miettes, car il s’était défait, goûtant ainsi en même temps au liquide sucré qui lui sembla exquis. C’est pourquoi, peu après, l’homme lui tendant de nouveau le verre sans l’appât du biscuit, elle y vint boire goulûment et y retourna toute seule plusieurs fois de suite.

Insensiblement on colora le liquide et on diminua la dose de sucre, si bien qu’au bout de quelque temps Margot ne buvait plus que du vin et dédaignait profondément le bol d’eau fraîche à la surface duquel la poussière surnageait comme une écume grise.

Les premiers effets du vin sur Margot furent curieux : elle caqueta tout le jour, sautant d’une table à l’autre, agaçant les clients, leur flanquant des coups de bec, puis passa en titubant devant Mitis qui la regardait les moustaches droites, les oreilles en casse-cou comme une coiffure de gavroche, avec l’air de se moquer d’elle, et alla aussitôt tirer la queue de Miraut avec une indiscrétion répétée qui lui attira un coup de gueule plus énergique, disant clairement que la plaisanterie avait suffisamment duré.

Ahurie de cette réplique, elle écarta les jambes en soulevant un peu les ailes, du geste d’une commère qui, les poings sur les hanches, se prépare à invectiver une voisine, et lui tint, un quart d’heure durant, un discours prolixe et obscur où les mêmes consonnances revenaient à intervalles réguliers, à la façon des malédictions antiques, mais dont Miraut eut le bon esprit de ne se point déranger.

Puis, comme étourdie de son verbiage, elle s’alla fourrer sous le retrait du cendrier et dormit.

Chaque jour elle buvait davantage et son humeur querelleuse s’en accentuait ; aussi s’attira-t-elle de verts grognements de Miraut, de légers coups de pied au derrière des ivrognes et quelques sérieux coups de griffe de Mitis.

Maintenant elle ne voulait plus boire que du vin, et quand, pour une bonne plaisanterie, un client lui tendait un verre contenant de l’eau, dès qu’elle y avait trempé le bec, prise de colère, selon l’inspiration du moment, elle flanquait un bon coup de bec au mauvais plaisant ou bien de la tête et du cou lui renversait brusquement son verre.

Elle subit dès lors sans défiance, dans le désarmement passif de la brute qu’aucun noble subconscient de bête ne domine et ne dirige, les plaisanteries les plus ineptes et les plus méchantes.

Comme elle saisissait indifféremment pour le cacher tout ce qu’on lui tendait, elle prit un jour, par le bout enflammé qu’un ivrogne lui présentait, une cigarette qu’il venait d’allumer. Il y eut un fusement de corne qui brûle, une odeur de roussi, un petit râle atroce de souffrance, et pendant que les buveurs se tordaient de rire, la pauvre bête, le bec ouvert par une douleur sans nom, s’enfuyait sans rien voir, de tous les côtés, heurtant les murs, se cognant aux meubles, poussant des cris plaintifs et des râles de désespoir. Deux jours durant elle vécut ainsi sans boire ni manger, le bec ouvert, reprenant peu à peu, par la souffrance, conscience de sa vie animale, de sa déchéance, et restant tout le temps sombre et désolée dans son obscur recoin.

Enfin elle remangea, elle rebut, de l’eau d’abord, puis du vin de nouveau qu’elle avalait par petites becquées ; elle redevint hargneuse, jouant de moins en moins, s’alcoolisant de plus en plus, et passant son temps à boire dans le verre des ivrognes, à sommeiller dans son coin ou à radoter dans la demi-veille de l’ivresse le même cri, pouai ! pouai ! monotone et vide.

*

Rien de particulier n’avait signalé cette journée. Margot avait bu comme d’habitude, et comme d’habitude s’était couchée avec le crépuscule un peu après la rentrée des poules.

Tapie dans son retrait, les plumes ébouriffées, la tête enfoncée dans le cou, le bec pendant, les paupières nues, closes, elle frissonnait, en proie à un de ces cauchemars impossibles où s’associent les sensations les plus burlesques et les plus douloureuses.

La lumière d’une des lampes à pétrole, dégarnie de son abat-jour, donnait en plein dans son recoin, et il lui semblait qu’une horde de chats et de poules, alliés contre elle, l’entourait, la menaçant de cigarettes allumées et brûlantes. Elle se secouait pour échapper à leur poursuite, levant les pattes alternativement et fermant désespérément son bec de toutes ses forces pour ne pas être brûlée.

Les deux syllabes de son nom, violemment prononcées, la tirèrent ahurie de ce sommeil pénible. Elle ouvrit ses yeux, qu’elle referma aussitôt avec douleur dans le choc brusque de lumière aveuglante dont ils furent emplis. Mais l’appel fut répété : Margot !

Elle ne bougea pas, encore sous l’appréhension de son rêve mauvais, méfiante, angoissée, sentant l’impossibilité de fuir dans ce monde étrange, presque inconnu pour elle, et tant redouté de lumière et de nuit.

Mais deux mains la soulevèrent et, brutales, la jetèrent sur la table, face à la lampe, entre les verres à pied rougeoyant de liqueur, qui semblaient posés aux quatre coins de la table comme des bornes qu’elle ne devait pas franchir. Éblouie et folle de peur, elle se retourna pour fuir la clarté qui lui faisait mal, tandis que les hommes riaient bruyamment de son embarras et de sa souffrance.

— Viens boire un coup, Margot ! et un verre lui fut tendu.

Mais Margot fermait obstinément le bec et les paupières, sentant obscurément dans la raucité des voix un danger à redouter.

— Elle ne veut même plus de vin, cette gueuse-là, fit un ivrogne. Si on lui faisait prendre un marc !

Et aussitôt il présenta à Margot, dans un petit verre, l’eau-de-vie qu’il lui destinait. Mais le bec restait clos ; la bête ne comprenant pas, apeurée, ne voulant rien.

Alors de force un homme lui desserra le bec, tandis qu’un autre lui versait successivement et coup sur coup trois cuillerées d’alcool dans le gosier.

L’effet fut fantastique.

Immédiatement Margot se redressa, sembla grandir, ouvrit ses yeux fous, écarta les ailes violemment, les battit avec force et, fixant la lampe intensément, dardant sur elle la fixité étincelante de ses prunelles frangées de sang, épouvantant les buveurs qui se reculèrent, elle se précipita d’un élan irrésistible sur la lumière, sur cette lampe que, dans son cerveau affolé, elle rendait responsable de l’atroce brûlure qui lui dévorait l’intérieur.

La lampe, violemment heurtée, chavira, roula en morceaux sur le sol, enflammant le pétrole, brûlant le tapis, les chaises, la table, allumant un commencement d’incendie qui étouffa et flamba vive Margot, allégeant peut-être par celle souffrance extérieure l’horrible douleur qui lui rongeait le cerveau et les entrailles.

Et lorsque les buveurs eurent éteint le feu allumé par la pie ivre-folle, devant le cadavre à demi carbonisé et raidi de la bête morte ou plutôt délivrée, l’un d’eux, résumant l’opinion générale, énonça gravement avec la suprême inconscience des humains :

— Cette charogne-là ! hein ! si c’est méchant tout de même !


FIN