De Goupil à Margot/L’horrible délivrance
L’HORRIBLE DÉLIVRANCE
La ténèbre était opaque. Rien ne troublait le bourdonnement du dégel. Un soudain déclic de métal faucha comme un andain de silence, et un hurlement qui ne tenait plus de la vie sembla jaillir du néant et déborder dans l’espace comme une cataracte d’horreur crevant les vannes de la nuit… La bête était prise…
Née d’amours fugitives à l’avant-dernier printemps, Fuseline, la petite fouine à la robe gris-brun, au jabot de neige, était, ce jour-là, comme à l’ordinaire, venue de la lisière du bois de hêtres et de charmes où, dans la fourche par le temps creusée d’un vieux poirier moussu, elle avait pris ses quartiers d’hiver.
Depuis que la neige avait fait fuir au loin, en triangulaires caravanes, les migrateurs ailés, elle avait vu ses ressources baisser rapidement, et, pour apaiser sa soif inextinguible de sang, elle avait dû, comme ses sœurs en rapine, délaisser les taillis déserts et chercher vers le village la pâture de chaque jour.
Elle y venait tous les soirs, plus prudente ou moins hardie que ses vieilles compagnes qui s’y étaient depuis longtemps arrangé des retraites dans les interstices caverneux des vieilles toitures d’aisseules.
Les temps étaient lointains maintenant où, avec la complicité de la lune rousse, elle grimpait aux petits chênes pour y surprendre, pendant leur sommeil, les merles nouveaux arrivés sur leur couvée d’oisillons : il ne restait plus au bois que quelques vieux sédentaires dont la méfiance, jamais démentie, défiait toute surprise.
Par un trou de carreau cassé rustiquement rebouché de papier, par la chatière d’une porte ou l’évidement d’un mur bas à l’endroit où posent les poutres, elle était parvenue, certaine nuit, à couler dans la grange d’un fermier son corps vermiforme, et de là, tombant par les abat-foin dans le ratelier des vaches, à pénétrer dans l’étable chaude où logeaient les poules.
Alors elle avait bondi légère sur le perchoir où elles s’alignaient juchées sur leurs pattes repliées, et les avait saignées jusqu’à la dernière.
Elle tranchait d’un coup de dent près de l’oreille la carotide, et pendant que coulait le sang chaud qu’elle suçait voluptueusement, elle maintenait sous ses griffes aiguës comme celles d’un chat la bestiole stupide qu’elle abandonnait, tiède, vidée, flasque, dans les derniers sursauts de l’agonie.
Comme l’ivrogne, dédaignant la chair après la beuverie sanglante, ivre-folle de joie, le jabot maculé, la robe poisseuse, le corps gonflé, elle était retournée à son bois, insoucieuse des empreintes dénonciatrices de ses pattes.
Que s’était-il passé dans le laps de temps, court pourtant, durant lequel elle avait cuvé le sang de sa ripaille !
Maintenant les maisons s’étaient toutes refermées comme des citadelles derrière les murs desquels grognaient les rudes molosses aux crocs puissants ou bien veillaient, par les nuits de lune, les hommes surgissant géants des embrasures d’ombre pour jeter dans le silence, avec un bref éclair rouge, l’éclatant tonnerre d’un coup de fusil qui faisait battre en retraite, au large, tous les rôdeurs à quatre pattes que la faim avait conduits vers le village.
Les chasses nocturnes se passaient en infructueuses et monotones errances le long des murs des jardins, aux trous des haies des vergers, aux versants des toitures de bois.
Depuis combien de jours durait cette vie de misère ? Mais, cette nuit-là, à la pâle clarté d’une étoile coulant à travers deux nuages comme un rayon de lumière filtré du seuil d’une chaumière aérienne, elle s’était rendue à l’irrésistible invite d’une brèche de mur ; elle avait longé un fouillis desséché de perches à ramer les pois qui rayaient la neige d’une ligne grise, et tout au bout, comme si ces branchages à demi pourris eussent été un providentiel index, elle avait trouvé là, presque confondu à la blancheur de la neige, un gros œuf frais pondu qu’elle avait avidement gobé… Le lendemain elle en trouva un semblable et ainsi plusieurs soirs consécutifs, car chaque nuit maintenant elle revenait là quérir son unique pâture. Le reste de la nuit s’achevait en infructueuses recherches, et toujours l’aube tardive de ces matins d’hiver la retrouvait, agile et prudente, tapie dans la fourche caverneuse de sa demeure sylvestre.
Le soir était revenu, un soir de dégel au ciel livide chargé de gros nuages : des paquets de neige saturés d’eau s’égouttaient des grands arbres comme le linge d’une immense lessive, ou s’abîmaient sur le sol avec le bruit gras de poches qui crèvent en tombant ; des filets d’eau susurraient de partout ; la terre semblait couvée par une grande aile mystérieuse faite de tiédeurs et de bruissements et il planait sur tout ceci l’angoisse d’une genèse ou d’une agonie.
À la lucarne grise de la caverne, le petit jabot blanc avait surgi comme une motte de neige silencieusement tombée d’un rameau supérieur, et, se mouvant lentement, Fuseline était descendue à terre.
Vite, vite, car le jour a été long et son estomac est vide, elle suit le chemin coutumier qui l’amène chaque soir : le bout pointu de ses pattes courbes, aux attaches puissantes, frôle à peine la boue grise de neige et de terre détrempée ; sa longue queue touffue se balance légère : elle coupe les sentiers silencieux qui font des barres plus sombres dans la nuit neigeuse ; elle longe les murs d’enclos aux pierres rudes et les haies noires aux chapiteaux blanchâtres, croulants, géantes clepsydres d’où la saison mourante semble s’égoutter ; le sang de l’espoir bat plus fort aux veines de la bête et son désir grandit de la pâture prochaine.
Voici la brèche du mur et les rameaux pourris contre lesquels, comme par mégarde, on a déposé de grosses poutres qui font un unique passage, un étroit canal pour arriver à l’œuf dont la blancheur, ce soir, se détache sur la terre dévêtue de la neige des jours précédents. Elle le voit, elle est sûre de son repas et quelque chose en elle bat plus vite et plus fort. Encore quelques sauts et elle brisera la coquille fragile ; allons ! Et elle s’élance quand, brutalement, les bras impétueux d’un piège, fermant violemment leur étreinte, ont happé dans leur choc terrible la petite patte aventureuse, et la tiennent prisonnière dans leur formidable étau.
Dans la douleur sans nom de la capture, son cri a jailli, mordant la nuit calme de son épouvantement, tandis qu’à ses côtés d’insidieux frôlements, des chocs brusques, des crépitements de bois dénoncent la retraite précipitée des bêtes sauvages rôdant aux alentours.
La douleur horrible de la patte brisée, des chairs mordues, de la peau déchirée l’a raidie toute dans une convulsion de désespoir pour échapper à cette étreinte. Mais que peut la plus sauvage contraction des muscles contre la poigne implacable des ressorts d’acier !
En vain elle veut les mordre ; mais ses dents reculent devant le froid du métal impitoyable qui les briserait, et comme tout effort violent qui se perd, la douleur qui l’a suscité s’évade en gémissements.
Au loin retentit un coup de feu ; alors elle comprend le piège ; l’homme va venir l’achever, et elle ne pourra ni fuir ni se défendre. Et dans la douleur de l’étreinte qui la mord et l’affolement du danger, elle se secoue et se tord dans des convulsions de désespoir.
Le piège reste là, fixé au sol, immobile ; la petite tête se rejette en arrière dans le roidissement de la patte valide qui piétine le sol avec rage, tandis que celles de derrière s’arcboutent comme des ressorts.
Les reins bandés tirent en arrière, de côté, en avant : rien ne cède ! rien ne bouge ! une chaîne énorme maintient à un anneau du mur la mâchoire du piège dont les dents de fer font dans sa chair d’horribles morsures ; des gouttes de sang s’écoulent qu’elle lèche lentement. Puis, comme si elle abandonnait la lutte après la fatigue de l’effort convulsif, tantôt elle semble se résigner, s’oublier, s’endormir de douleur ou de lassitude et tantôt, comme cinglée des mille lanières de la souffrance, elle se redresse palpitante d’une vie formidable, vibrant, bondissant, hurlant tout entière pour rompre ou desserrer l’étreinte qui la maintient.
Mais c’est en vain, et le temps fuit, et l’homme peut venir. Bientôt là-bas, derrière l’épaule chenue du mont neigeux, l’aube va crever : un coq voisin l’annonce par un coquerico métallique qui réveille les bœufs dont sonnent les chaînes dans le silence de la nuit.
Il faut fuir, fuir à tout prix. Et dans une secousse plus violente les os des pattes ont craqué sous la morsure de l’acier. Un effort encore : elle se jette toute de côté et voici que comme des lances les pointes des os brisés percent sa peau, le moignon qui tient à son poitrail est presque libre. Toute son énergie se condense sur ce but ; ses yeux injectés de sang flamboient comme des rubis, sa gueule écume, son poil est hérissé et sale ; mais les chairs et la peau la tiennent encore comme des cordes qui la lient au piège assassin ; le danger grandit, les coqs se répondent, l’homme va paraître.
Alors, au paroxysme de la douleur et de la peur, frémissante sous la poigne formidable de l’instinct, elle se rue sur sa patte cassée et, à coups de dents précipités, hache, tranche, broie, scie la chair sanglante et pantelante. C’est fini ! Une fibre tient encore : une crispation de reins, un déclic de muscles, et elle se déchire comme un fil sanglant.
L’homme ne l’aura pas.
Et Fuseline, sans même regarder, dans un suprême adieu, son moignon effiloché et rouge qui resta là planté, pour attester son invincible amour de l’espace et de la vie, ivre de souffrance, mais libre quand même, s’enfonça dans la brume.