De Don Quichotte à Otero

La Revue blancheTome XXVIII (p. 307-309).

De Don Quichotte à Otero

Béroalde de Verville, ce neveu de Rabelais, de qui l’œuvre pourrait bien être une œuvre posthume de Rabelais lui-même, use d’une comparaison effroyable, grossière et pourtant délicate et précise pour caractériser le génie des divers peuples : il les symbolise chacun par une des différentes espèces de vermine : les Français, à l’esprit sautillant, sont les puces ; les Espagnols… il est bon de savoir qu’il y à trois catégories de poux, et… la troisième, dont le nom ne peut s’écrire, la troisième, écrit en toutes lettres Béroalde, « sont les Espagnols ». Pareille image était présente assurément à l’esprit de Bossuet, quand il décrivit les bataillons carrés et tenaces de l’armée d’Espagne, dans l’Oraison funèbre du prince de Condé.

Il ne fallait rien moins qu’une allégorie aussi truculente, de souche aussi vénérable et de si « haulte gresse » pour nous préparer seulement à transcrire le titre du prototype du roman picaresque, le célèbre Taccano Pablos de Buscon, le chef d’œuvre de Quevedo, Pablo de Ségovie[1]. D’aucuns ont prétendu que plusieurs chapitres en étaient dignes d’être mis en parallèle avec Don Quichotte ; au contraire, même dans Don Quichotte, on cherchera en vain un égal grouillement de silhouettes superbement haillonneuses, dont le soleil de Madrid détaille les déchiquetures.

Voici comme se campe un de ces hidalgos que Pablo appelle « cavaliers de hasard, cavaliers creux ou encore cavaliers rustres, cavaliers de crottin, cavaliers exténués, cavaliers canailles et de qui la vocation est l’industrie ».

Comme nous tenons le soleil pour notre ennemi déclaré, parce qu’il découvre nos raccommodages et nos déchirures, nous nous mettons, au matin, jambes ouvertes devant ses rayons et nous suivons, sur notre ombre, celle que font les haillons et effilochures de nos entre-jambes. Avec des ciseaux, nous faisons la barbe à nos chausses. C’est toujours entre les jambes que les culottes susent, nous sommes obligés de tailler des languettes par derrière pour garnir le devant, et nous ne partons par derrière que de pacifiques entailles, car la doublure demeure. Le manteau seul le sait. Nous nous gardons, d’ailleurs, de sortir les jours de vent, de gravir un escalier éclairé ou de monter à cheval.

… Si nous nous sentons démanger devant des dames, nous avons des artifices pour nous gratter en publie sans être vus ; si c’est à la cuisse, nous racontons que nous avons vu un soldat traversé de part en part à cet endroit ; nous portons la main à la place où cela nous démange, et nous nous grattons en feignant d’indiquer la blessure. Si cela nous arrive à l’église et que ce soit la poitrine qui nous démange, nous donnons le Sanctus, quand même on n’en serait qu’à l’Introïbo. Si c’est au dos, nous nous levons, et, nous appuyant à un angle, nous nous haussons sur la pointe des pieds comme pour voir quelque chose.

Quant à Pablo lui-même, fils de larron et de sorcière, neveu de bourreau, étudiant à Alcala, mais désireux surtout de conquérir ses grades dans cet art que son père définissait « non mécanique, mais libéral », le vol ; ruffian à ses heures, batteur de pavés et pourfendeur d’alguazils après boire, sympathique toujours, c’est un Panurge. Les vieux traducteurs le nomment : le Grand Taquin. Il amuse par ses bons tours et par ses mésaventures. Une entre mille est d’une bouffonnerie épique, son jeune forcé dans la pension du licencié Cabra :

… Ayant demandé les commodités à un ancien, il me dit :

Je ne sais pas ; dans cette maison, il n’y en a pas ; pour une fois que vous aurez ce besoin, tant que vous serez ici, satisfaites-le comme vous pourrez ; car il y à deux mois que je suis dans cette maison et je n’ai fait telle chose que le jour de mon entrée, comme vous à présent, parce que j’avais soupe chez moi la nuit précédente. »

D’autres épisodes donnent prétexte à une spirituelle satire littéraire ou à la complication de tendres intrigues : car Pablo finit par se faire galant de nonnes, acteur et poète. Verlaine s’est sans nul doute souvenu de ce personnage dans le choix du pseudonyme — d’ailleurs son propre prénom — dont il signa une petite plaquette, assez rare, laquelle contient les pièces les plus libres de Parallèlement : Pablo Herlañez, à Ségovie. Mais quels que soient les avatars du héros de Quevedo, l’impression de couleur, de vie intense ne décroît jamais. Cette vie fut d’ailleurs souvent l’existence de Quevedo en personne, et c’est de celle-ci même, bien plus que du roman que s’inspira Lesage en maints endroits de son Gil Blas. Quevedo avait étudié en Alcala avant le Pablo qu’il inventa ; et, avant lui et bien qu’il fût un très honnête homme de lettres, il acquitte droit d’intituler nombre de chapitres de ses aventures, à l’exemple du chapitre XVI de celles de Pablo : « Où l’on continue sur le môme sujet jusqu’à la mise en prison de tout le monde. »

Au sortir d’une Espagne aussi pittoresque, il semble qu’on doive perdre à jamais le goût d’un voyage dans l’Espagne contemporaine, celle que nous peut révéler le chemin de fer. Les couleurs ont dû s’éteindre depuis Cervantès et Quevedo. L’Inquisition, la sorcellerie, les ruffians nous manquent. N’est-il pas sage de voir l’Espagne comme Méry vit l’Inde, en imagination, et la vraie Espagne n’est-elle pas celle des châteaux ? Heureusement il est un mode de communication qui restera toujours le plus perfectionné tant qu’il y aura des écrivains de talent, celui qui consiste à faire venir le pays, but du voyage, à son domicile. Ne craignons pas de réinventer le livre ! Un roman de mœurs espagnoles contemporaines, la Marquesita[2], nous restitue l’Espagne telle que nous osions à peine la souhaiter, et — heureuse surprise — telle qu’elle est, car on n’invente point de tels détails de terroir. L’Espagne de M. Jean-Louis Talon n’a plus les auto-da-fé, mais la fumée des cigares ; elle a oublié les pouilleux et très nobles chevaliers d’industrie, mais une plus grosse bête démange les modernes excellentissimes : le taureau. Et surtout elle a toujours le soleil.

Frank Harris a écrit le roman du matador Montès[3]. Il est curieux, et il n’est pas inutile à mieux comprendre l’âme espagnole, de lire une course de taureaux observée par la froideur anglaise. C’est un sport, et l’art mathématique de tuer une bête. Bien au contraire, et au moins ils vivent. Les banderilleros, chulos et espadas de la Marquesita, rutilants sous « l’habit de lumière », sont des moucherons ivres qui dansent dans un rayon. Les femmes, de la Coiffeuse à la Marquise, gardent pour ces hommes si près du taureau un peu du feu de Pasiphaé.

Les toreros… et voici qui n’avait encore été étudié dans aucun roman… les toreros sont simplement des garçons bouchers qui sont beaux et vêtus de soie scintillante : et c’est pourquoi les excellentissimes aficionados les aiment. La plus splendide brute d’entre les matadors, Resalado le « maricon », choisit, dans une inconscience naturelle, pour son plus monstrueux juron, le nom de la Femme : « Mujer ! »

Il n’y a plus d’Inquisition : on peut regarder de plus près la Vierge d’Espagne ; le monajillo qui dit tous les matins la prière à la Marquesita Soledad toute nue dans son bain, le monajillo le jurera sur son salut éternel : il n’y a pas de différence entre la Vierge espagnole et la petite marquise nue dans son bain, car la Vierge, à Madrid, c’est l’éternelle Vénus.

Alfred Jarry
  1. Quevedo : Pablo de Ségovie ; Éditions de La revue blanche, un vol. in-18 de 288 pp.
  2. Jean-Louis Talon : La Marquesita ; Éditions de La revue blanche, un vol. in-18 de 318 pp., sous couverture en couleurs de Sancha.
  3. Frank Harris : Montés le Matador, traduit de l’anglais ; Mercure de France, un vol. in-18.