De Cromwell selon M. Carlyle et M. de Lamartine

De Cromwell selon M. Carlyle et M. de Lamartine
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 1073-1112).

DE CROMWELL


SELON


M. CARLYLE ET M. DE LAMARTINE.




Cromwell est un des personnages de l’histoire qui prêtent le plus à l’interprétation. C’est une nature complexe qui semble à la première vue un assemblage de disparates, et dont l’examen difficile peut conduire l’esprit à des jugemens aussi contradictoires qu’elle le parait elle-même. On ne peut donc s’étonner que des écrivains d’ailleurs éminens hasardent sur son compte des opinions douteuses ou incomplètes et qui provoquent l’objection. Il a été dans sa destinée d’occuper le talent et la pensée, non-seulement de nos habiles historiens, mais de nos poètes les plus renommés. M. de Lamartine n’en a pas fait le héros d’une tragédie ; mais, dans un recueil dont il soutient la publication avec une rare persévérance de verve et de courage, il a commencé une biographie du protecteur. Pour le juger, il s’appuie avec grande raison des quatre volumes donnés par M. Carlyle, et il en conclut formellement que le nom de Cromwell signifie fanatisme. Il voit en lui, au lieu d’un grand politique, un grand sectaire. Il nous permettra d’appeler de ce jugement, sans prétendre y substituer le nôtre, ni souscrire à celui de M. Carlyle ; mais nous mettrons sous les yeux du public la théorie entière de ce curieux écrivain, en y joignant nos propres observations. L’heure presse d’ailleurs, si nous voulons parler de Cromwell, car M. Villemain peut d’un moment à l’autre imprimer l’édition définitive de son histoire, si hautement appréciée par Southey, et l’illustre historien de la révolution d’Angleterre va compléter son œuvre par deux volumes longtemps attendus. Alors, nous en avons grand’peur, Cromwell sera connu et jugé. Profitons du temps qui nous reste.

Olivier Cromwell a pris place dans l’histoire à ce rang des hommes qui n’ont pas de supérieurs ; il est de la compagnie des maîtres du monde. Malgré le peu d’éclat de ses débuts, malgré la simplicité, j’oserai dire bourgeoise, de ses mœurs, malgré je ne sais quoi de rude et de commun dans son attitude et dans son langage, quoiqu’il n’eût rien de ces apparences séductrices ou grandioses que ne dédaigne pas le génie même pour s’emparer de l’admiration des hommes, il fut reconnu par son siècle, et par son siècle plus peut-être que par son pays, pour un de ces individus d’élite prédestinés au commandement. En France, où tant de préjugés devaient alors rendre les esprits aveugles ou injustes à son égard, son mérite perça le nuage et frappa les yeux les plus prévenus. La forte imagination de Bossuet, surmontant ses croyances, ses ménagemens et ses scrupules, le contraignit à reconnaître une grandeur qui lui devait être si nouvelle et si haïssable, et il s’étudia à tracer avec plus d’éloquence encore que de vérité ce portrait célèbre qui a été longtemps parmi nous le meilleur titre à la gloire de son modèle, La réputation littéraire de ce morceau classique a suffi pour accréditer sur parole le renom du personnage et pour ôter toute apparence de paradoxe à l’admiration qu’on lui témoigne. L’orateur a cautionné le héros, et même il a contribué à lui prêter je ne sais quelle figure mystérieuse et imposante qui est peut-être au-dessus ou du moins en dehors de la réalité. Ce n’est pas la première fois que le talent, élevant l’histoire jusqu’à la poésie ou la faussant jusqu’au roman, aurait donné à des hommes qui ont vécu une apparence imaginaire et un caractère de convention bientôt plus notoire et plus accepté que le caractère véritable. Nous avons vu s’accomplir sous nos yeux de semblables transformations.

Ce n’est pas qu’il fût plus juste et plus exact d’abuser de quelques-unes des formes prosaïques du personnage de Cromwell pour le ramener aux proportions d’un vulgaire habile homme, et n’en faire qu’un soldat brave, sensé, ambitieux et résolu. Ce serait le diminuer assurément et lui enlever son originalité. Or Cromwell est précisément un grand homme très original. S’il manque d’un certain brillant, de plusieurs qualités éclatantes auxquelles l’histoire se laisse gagner, il est loin d’être terne et insignifiant, il est même marqué d’une empreinte unique ; sa distinction arrive à la singularité. S’il n’y a pas moyen de l’assimiler à Périclès ou à Jules César, quoiqu’il semble avoir fait quelque chose de l’œuvre de l’un et de l’autre, il avait son genre de prestige. Plus comparable au premier prince d’Orange, à Guillaume III, si l’on veut même au général Washington, parce qu’il est de cette race d’hommes supérieurs chez qui domine le bon sens pratique, mais très inférieur à tous les trois, au dernier surtout, et pour l’honnêteté de la cause, et pour l’honnêteté de l’esprit, et pour la grandeur de l’âme, il est plus qu’aucun d’eux armé du précieux et redoutable don de s’emparer des imaginations, Bien différent cependant de l’homme extraordinaire qui tenait parmi nous à injure de lui être comparé, et dont il n’égalait pas sans doute l’étendue d’esprit, la richesse d’idées, la variété de talens, il pouvait lui disputer le prix de ces deux grandes choses, la volonté et l’activité. Placé sur un théâtre plus étroit et moins élevé, où la manière irrégulière et pour ainsi dire démesurée de Napoléon eût été hors de sa place, ses moyens étaient admirablement en proportion avec la scène où il figurait et non moins bien adaptés aux spectateurs qui l’environnaient. Sa tâche était moins grande, mais elle ne l’a pas accablé. Aux hommes qui ont été tout ce que voulait leur temps, qui se sont montrés par eux-mêmes et non par hasard au-dessus des périls et des obstacles dans un temps difficile, il n’y a rien à demander de plus. À ces hommes dont le caractère et la cause sont loin d’être irréprochables, et qui sont obligés de plaider le génie comme excuse, le génie ne suffit pas, il faut encore le succès. Qui de Napoléon ou de Cromwell a réussi ?

Cependant on peut dire que jusque dans ces derniers temps la sagesse anglaise, qui ne juge pas les hommes de gouvernement avec l’imagination, mais avec le bon sens, qui, avec le génie et le succès, exige encore la durée, et qui au-dessus de tout cela met l’intérêt suprême de la liberté publique, est loin d’avoir trop exhaussé le piédestal de la statue de Cromwell. Elle ne lui a guère accordé que stricte justice, ou cette estime craintive, dépourvue d’approbation morale, qu’arrache aux sages mêmes le talent de créer de vive force un gouvernement. Aucun grand monument historique n’a été élevé à Cromwell. Hume a laissé beaucoup à dire après lui. Il ne comprenait ni les révolutions, ni la Bible. La biographie écrite par Southey le poète offre une narration intéressante qui a rendu l’ouvrage populaire ; mais la politique en est faible et banale. Il y a plus d’instruction à puiser dans la vie de Cromwell de M. John Forster. La pensée en est plus libre et plus forte, et les détails curieux y abondent ; mais le récit pourrait être plus animé, et la politique de l’auteur, élevée, mais étroite, ne sera pas approuvée de tout le monde. Enfin on peut dire que, malgré quelques traits esquissés par un grand peintre dans le roman de Woodstock, le portrait de Cromwell restait à faire dans son pays, lorsque Thomas Carlyle a publié son ouvrage.

À la première vue, cet ouvrage n’est qu’une compilation. Lettres et Discours d’Olivier Cromwell avec des explications, ce titre est modeste et donne même peu d’espoir de trouver rien de tout à fait neuf dans le recueil. Il ne semble guère probable qu’on ait découvert beaucoup de manuscrits de ce grand homme d’action, ni qu’on eût négligé de rendre public jusqu’ici tout ce qui pouvait éclairer sa pensée et sa vie. L’inédit en effet n’afflue pas dans cette collection. L’auteur n’a fait que reprendre çà et là toutes les pièces authentiques où la main de Cromwell ne peut être méconnue, et il s’est borné à les ranger par ordre chronologique en les encadrant dans un commentaire perpétuel. Les circonstances dans lesquelles ces pièces, de simples lettres pour la plupart, ont été écrites, les individus qui y sont nommés, les événemens auxquels il y est fait allusion, tout est rappelé, expliqué avec un détail un peu capricieux, mais avec une curiosité et une exactitude qui finissent par transporter le lecteur au milieu même du temps où vivait Cromwell. L’ouvrage manque de composition, on peut dire qu’il n’en comporte pas. L’auteur ne fait ni récits ni portraits. Il caractérise les choses et les hommes en passant ; il ne donne à chaque physionomie que quelques coups de crayon. Enfin, loin de s’oublier lui-même, il fait un continuel retour sur ses opinions personnelles, sur ses thèses favorites. Il plaide une cause et développe partialement un système, quand il ne semble se proposer que de fixer des dates, de constater des faits, de mettre en scène un personnage, et cependant il frappe, il attache, il vous émeut dans le sens de ses idées plutôt qu’il ne vous persuade, et ses rêveries mêmes finissent par réaliser aux yeux des lecteurs les illusions qui apparaissent à son esprit. Mais il faut reprendre d’un peu plus haut et rappeler quelle est la nature du talent de M. Carlyle et des idées auxquelles ce talent est consacré.

Presque toute l’originalité, toute la nouveauté de pensées ou de formes qui, dans ces derniers temps, a enrichi, agrandi ou dépravé la littérature de l’Angleterre comme de la France, vient de l’Allemagne. L’esprit systématique, dans le sens du mot le plus compréhensif, est un esprit germanique, toutes les fois que, par l’alliance de la métaphysique et de l’imagination, un talent ingénieux et confus, subtil et vague, parvient à combiner les faits les plus divers sous une généralité qui ne les unit qu’en les mutilant ou en les exagérant ; toutes les fois que, sous prétexte de donner le mot des énigmes historiques, un observateur des choses humaines transforme les faits en idées, déduit les événemens comme les points d’une série dialectique, personnifie des principes, formule des individus, et change le drame de l’histoire en une représentation littérale d’un sens figure ; toutes les fois que, par des rapprochemens forcés, par des analogies spécieuses, la philosophie réussit à tout confondre dans un ensemble qui affecte l’unité, soyez assuré que c’est l’Allemagne ou un disciple de l’Allemagne qui vous parle. Il est difficile d’avoir au fond plus d’esprit que les Allemands, quoiqu’ils dédaignent singulièrement d’en garder un peu pour la forme, si l’esprit se prouve surtout par la fécondité d’idées enfantant la multiplicité des points de vue ; mais il est plus difficile encore de se passer aussi audacieusement de la vérité naturelle et de marcher d’un pied aussi superbe sur la tête du sens commun.

En France, en Angleterre, cette puissance d’invention paradoxale, si commune au-delà du Rhin, ne conserve pas la simplicité inculte de langage, la bonhomie pédantesque qui permet aux écrivains teutoniques de dire lourdement les plus étranges choses, et de rester ennuyeux en devenant bizarres. Chez nous, on tâche d’ajouter à l’aridité d’une dialectique verbale, à l’ennui d’une terminologie scolastique, des effets de style et un luxe d’antithèse qui donnent du relief et de l’éclat à la pensée. Il n’y a que les Allemands pour produire des systèmes sans prétention et des paradoxes sans vanité. Dans notre Occident, on fait valoir davantage ses découvertes, on tire parti de ses fantaisies, on taille à facettes brillantes la pierre brute de ses inventions synthétiques, et les penseurs téméraires sont presque toujours des écrivains hasardeux.

Tel est assurément M. Carlyle. Quoiqu’il ait sa grande part d’originalité naturelle, il est de ceux qui ont introduit l’esprit allemand dans la littérature anglaise. Lisez ses ouvrages et surtout ses nombreux essais : il a traduit Goethe, dont il a jugé presque tous les contemporains. Jean-Paul et Novalis sont ses auteurs de prédilection ; le premier surtout, il le cite et le commente avec complaisance. Son style se ressent de son intime commerce avec les écrivains qu’il préfère, non qu’il ait plus qu’un autre et jusqu’à profusion semé ses écrits de ces termes scientifiques, de ces abstractions néologiques dont l’abus donne aux affaires humaines l’apparence d’une scène idéale où, au lieu d’hommes et de choses, ne vivraient que des doctrines, ne combattraient que des systèmes ; mais imitant le sans-façon de ses modèles, il emploie les mots arbitrairement, il en fabrique à son usage, et une fois qu’il a baptisé à sa guise une idée, il fait d’une capricieuse appellation un terme technique dont il use sans scrupule : il prend son néologisme pour convenu. Avec cette liberté d’expressions, il arrive aisément à une grande liberté de pensées. On aurait peine à le classer dans aucune des écoles qui se disputent l’empire du monde intellectuel. Sa prétention est d’atteindre à cette impartialité universelle qui ne condamne rien dans les choses humaines, parce que tout y est nécessaire. Avec cette disposition, on arrive naturellement à ne distinguer dans l’histoire que ce qui est important et ce qui ne l’est pas. La distinction du petit et du grand remplace la stérile et vulgaire distinction du bien et du mal. Il s’agit de juger les événemens, les partis, les systèmes, les hommes, surtout par leur puissance. Puisque tout a sa place, puisque tout doit être, tout est égal, en ce sens que tout est moralement indifférent. Ce qui ne l’est pas, c’est l’effet produit. À quoi tend l’humanité, peu importe, pourvu qu’elle marche. Ce qu’il faut, c’est avancer ; ce qui la ralentit ou ce qui l’arrête a toujours tort. La gloire est due à qui la pousse ou l’entraîne. La philosophie de l’histoire, comme on l’entend aujourd’hui, pourrait bien n’être, sous une forme savante, que l’apologie du succès.

Je ne voudrais pas jurer que M. Carlyle s’en soit toujours garanti, et que, malgré ses généreuses pensées, le génie et la force réunis n’aient pas exercé quelquefois sur cet esprit si libre leur ordinaire fascination. Voyons par exemple comment il a jugé Cromwell, et rapprochons l’historien de son héros. Ici le mot de héros est technique. Il faut savoir que M. Carlyle a publié un livre avec ce titre : Des héros, du culte du héros, et de l’héroïque dans l’histoire. C’est la rédaction d’un cours qu’il a fait, ou, comme on dit en Angleterre, de six lectures qu’il a données en 1840. Qu’on nous permette de les résumer. Le sujet s’expliquerait mieux par ce titre : « Des grands hommes. » Comment les grands hommes apparaissent-ils dans les affaires humaines ? Sous quelle forme se présentent-ils dans l’histoire ? Que pensent d’eux les nations ? Enfin quelle est leur œuvre ? Cette œuvre est immense, ils ont tant fait dans le monde ! L’histoire de l’humanité n’est que la biographie des héros. À leur première apparition sur la terre, ils font les religions, et la première forme de l’héroïsme est la divinité. Quand le monde est jeune, il parait un miracle à l’homme enfant. Tout y est divin, la nature entière est surnaturelle. De là le paganisme. Le héros du paganisme Scandinave, son dieu, c’est Odin. Dans un âge où tout est merveilleux, il est simple que le premier des miracles soit l’homme, et que l’homme soit Dieu. Le culte d’un héros n’est que l’admiration transcendante pour un grand homme. N’est-ce pas là le germe du christianisme ? dit audacieusement M. Carlyle, et il ajoute cette phrase qu’on osera comprendre : « Le plus grand de tous les héros en est un que nous ne nommons pas ici. » Puis une analyse du paganisme de l’Edda en fait connaître l’esprit. Le rôle d’Odin, dont la religion est éminemment la consécration de la valeur, est expliqué, et cette religion est déclarée vraie de toute la vérité de l’idée dont elle est le développement. Chaque époque est en effet le développement d’une idée. Le présent n’est que la somme de tous ces développemens, comme la vérité totale est la somme de toutes ces idées.

La seconde forme sous laquelle se montre le héros est celle du prophète. Il n’est plus Dieu, mais inspiré de Dieu. Tel est Mahomet, non pas le plus vrai des prophètes, mais un vrai prophète. La race arabe n’est-elle pas une grande race, et ne croit-elle pas en lui ? L’islam ne couvre-t-il pas une vaste partie du monde ? L’imposture et la ruse n’inspirent point une foi si puissante, ne conquièrent pas un empire si étendu. Tout grand homme est sincère ; il a une œuvre à faire, et il y croit. Les fautes ne peuvent être jugées si l’on ne connaît le fond du cœur, si l’on n’est dans le secret des motifs, des tentations, des combats, des remords. La plus grande de toutes les fautes est de croire qu’on n’en fait pas. Puis vient une apologie du mahométisme. C’est une sorte de christianisme incomplet, La sensualité qu’on reproche au Coran n’est que la participation aux mœurs de l’Orient. Si Mahomet a prêché le glaive en main, n’est-ce pas ainsi que Charlemagne a converti les Saxons ? Ce qu’il faut estimer dans l’islamisme, c’est qu’il est une religion exempte de cant et de dilettantisme. Le cant est, comme on sait, l’affectation hypocrite des sentimens et du langage, c’est la pruderie de la religion, et ce que l’auteur appelle le dilettantisme est cette curiosité d’amateur, cette coquetterie d’esprit qui choisit dans les dogmes et dans les doctrines, et cherche, à force de distinctions et de subtilités, à éviter tout excès, à écarter toute objection, à épurer enfin la vérité. Dieu me pardonne, je crois que par dilettantisme M. Carlyle entend quelque chose comme la philosophie.

Mais le Dieu et le prophète n’appartiennent qu’aux vieux âges. Le poète est de tous les âges. C’est la troisième incarnation des héros. Il y a en lui du vates comme dans le prophète ; mais tandis que le vates prophète a en vue le bien et le devoir, le vastes poète considère principalement le beau. Il faut qu’il y ait de tout dans le poète. Comment chanterait-il le héros guerrier, s’il n’y avait en lui du guerrier, et ainsi du reste ? S’il y a de la poésie dans Napoléon ou Mirabeau, comment n’y aurait-il rien que de la poésie dans le Dante ou Shakspeare ? Quel Mirabeau Burns aurait pu être ! C’est que la poésie est infinie comme la musique. Elle se personnifie éminemment dans les deux grands hommes qui viennent d’être nommés. L’un est une flamme ardente, agitée, terrible comme le feu central de la terre ; l’autre, une lumière vive et limpide comme l’astre du jour. Les poèmes de Dante sont une représentation emblématique de sa croyance touchant cet univers. Son christianisme est tout autre chose que le paganisme du Nord, que le christianisme bâtard de Mahomet. Il a été envoyé pour incorporer musicalement (embody musically) la religion du moyen âge. Shakspeare est le produit du catholicisme qui l’a précédé, sans en être le chantre spécial. Jamais dans les voies de la littérature il n’est resté trace d’une plus grande intelligence, mais intelligence sans conscience d’elle-même ; son art est sans artifice. Il voit, il crée. C’est en ce sens qu’il est le prêtre mélodieux d’un vrai²catholicisme, c’est-à-dire de l’église universelle de tous les temps. Toujours l’humanité a été et sera comme il l’a vue. Aussi que n’est-il pas pour l’Angleterre ? Que serait-elle sans lui ? Proposez à l’Angleterre de céder Shakspeare ou l’empire de l’Inde ? Adieu les conquêtes de Clive et de Wellington. Une nation qui n’a pas de poète est une nation sans parole. La Russie, la puissante Russie, est une muette. L’Italie, la pauvre Italie, a une voix.

Cependant la venue des poètes parfaits annonce qu’une époque atteint son parfait développement, et bientôt une réforme devient nécessaire. Les croyances ne sont pas éternelles ; elles demandent à être régénérées. C’est le moment des réformations, et le réformateur est un prêtre. Le héros prêtre est le guide spirituel du peuple ; il le ramène, il l’unit à ce qui est invisible et saint. Il n’y a pas d’idolâtrie absolue, le fétichisme même adore un Dieu caché dans un bois grossier. Aucune religion n’est non plus tout à fait exempte d’idolâtrie, car la notion même qu’elle donne et qu’elle exprime de la Divinité est un symbole, et il arrive que peu à peu le symbole est cru en lui-même et non comme symbole. Le formalisme, qui est une sorte d’idolâtrie, envahit la religion. C’est un cant sincère. On ne croit plus, mais on croit que l’on croit. Quand la réformation du XVIe siècle est venue, elle a inauguré l’ère du jugement privé ; elle a dit que chacun serait son propre pape. C’était une révolte contre les souverainetés établies ; le protestantisme s’attaquait à la souveraineté spirituelle ; le puritanisme allait jusqu’aux souverainetés terrestres. L’œuvre s’est continuée dans la révolution française. Est-ce donc qu’il n’y aura plus de souverainetés ? L’éternelle anarchie serait-elle décrétée ? Non, mais il faut que la destruction se prolonge jusqu’à ce que les vraies souverainetés soient établies et reconnues, et que le monde se transforme en un monde d’hommes sincères, vrais avec eux-mêmes, croyant à la vérité parce qu’ils sauront qu’elle est la vérité. Le héros du protestantisme est Luther, celui du puritanisme est Knox. Luther est grand, mais il a laissé après lui un protestantisme disputeur, tendant au scepticisme. Knox a produit le presbytérianisme de la croyante Écosse, il a créé la foi de la Nouvelle-Angleterre, la foi de Cromwell et de ses soldats, de tous ceux qui ont voulu établir le règne de Dieu sur la terre. Par eux seuls pouvaient se préparer ces révolutions constitutionnelles dont l’Angleterre et l’Amérique sont si fières. Les hommes des temps héroïques sont comme les soldats russes marchant dans le fossé de Schweidnitz pour le combler de leurs cadavres, et frayer ainsi un passage après eux. Knox fut intolérant ; mais sommes-nous ici-bas pour tolérer ou pour combattre ? Il voulait la théocratie ; mais au fond tous les réformateurs la veulent. A-t-on peur que le monde soit trop divin ?

À mesure que l’on avance dans les temps modernes, l’art d’écrire, aidé de l’art d’imprimer, prend une telle influence, qu’une nouvelle forme de l’héroïsme devient possible. Le grand homme écrivain, le héros homme de lettres a été et sera dans l’avenir une haute puissance. Il est comme l’âme de tous ; il aperçoit et manifeste, comme dit Fichte, l’idée divine du monde, le sens intime que Dieu a mis dans les choses. Plus puissant que les universités, que la chaire, que la tribune, il est par la presse un pouvoir, un quatrième pouvoir, le premier de tous. Mais la condition des hommes de lettres dans la société est si précaire et si fausse, qu’ils peuvent facilement être atteints de cette paralysie morale qu’on appelle le scepticisme. Le scepticisme a été le fléau du XVIIIe siècle. Il a rendu plus difficile aujourd’hui que jamais le métier de héros. Il a enfanté cette doctrine funeste qui rapporte tout à l’utilité, comme si le monde n’était qu’une machine à vapeur. La révolution française et le chartisme procèdent de lui.

M. Carlyle voudrait voir dans Goethe le héros homme de lettres par excellence ; mais en attendant l’avenir, qui seul pourra le juger, il choisit dans le dernier siècle, pour modèles de la cinquième forme de l’héroïsme (on va se récrier), Johnson, Rousseau et Burns. L’empire que Rousseau exerça sur la révolution française expliquerait assez le choix de son nom ; mais la sincérité de Johnson dans sa foi littéraire, mais l’ardeur passionnée qui aurait pu faire de Burns un Mirabeau, et qui ne lui a inspiré que de vives ou touchantes ballades populaires, ne suffisent pas pour motiver la préférence que M. Carlyle accorde à l’un et à l’autre. Il est vrai que nous n’avons pas une juste idée de l’influence exercée sur l’esprit anglais par le docteur Johnson.

La dernière incarnation du héros, c’est le roi. La royauté, c’est le commandement. Celui qui commande est l’homme habile, le plus habile ; il résume tous les héroïsmes. Lorsque cette supériorité véritable manque par trop au chef officiel du gouvernement, l’édifice perd son aplomb, il croule, et le jacobinisme triomphe. Il y a un droit divin dans le pouvoir, ou du moins il faut qu’il y soit, et quand il n’y est plus qu’en apparence, les révolutions éclatent. La révolution française renouvelée, continuée par celle de juillet, a été une vraie, mais terrible apocalypse. Elle a annoncé à tous les faux semblans, à toutes les routines, à toutes les choses spécieuses et inconsistantes que leur arrêt de mort était écrit dans le ciel. Une telle révolution n’est que la transition du faux au vrai. Pareille transition ne semble pas favorable à la venue des héros, car tout grand homme fait de l’ordre, et cependant c’est du sein de ces temps de bouleversemens que se sont élancés deux rois, Cromwell et Napoléon.

La religion anglicane dégénérait en formes vaines : le puritanisme les foula aux pieds. On le suspendit à d’infâmes gibets ; mais de là il donna le signal à la révolution anglaise, Pym et Hampden étaient déjà une sorte de héros. Cependant le vrai héros devait être plus affirmatif et plus novateur, plus complet et plus impérieux. Tel était Cromwell. Eux, ils se fondirent comme la glace ; il résista, lui, comme un métal irréductible. Faut-il croire que ce métal n’était qu’une masse chaotique de démence et d’hypocrisie ? On dit que ses discours étaient confus. L’homme d’action n’est pas nécessairement un beau parleur clair et correct. Il ne savait parler, mais il savait prêcher, c’est-à-dire entraîner les hommes. Il avait les vrais attributs du pouvoir : il avait le commandement ; il avait la foi dans son œuvre ; il croyait en lui. Comment d’une telle sincérité faire de l’hypocrisie ? Il peut avoir trompé quelquefois ; mais pour s’être souvent couvert de nuages le soleil n’est pas un nuage. Quant à l’ambition, la sienne s’éleva avec la nécessité. Lorsqu’il se fit le maître, rien n’était possible que son despotisme.

Napoléon, prétend M. Carlyle, n’est pas un aussi grand homme que Cromwell. Ses énormes victoires l’exhaussent, mais ne le grandissent pas. Inférieur à Cromwell en sincérité, c’est de lui, non de Cromwell, qu’il faut dire comme Hume qu’il passa du fanatisme à l’hypocrisie. Il procédait non de la Bible, mais de l’Encyclopédie. Il avait cependant sa sincérité. C’était le sentiment du vrai, l’instinct du réel. Aussi devint-il tout naturellement roi. Son pouvoir ne fut pas une apparence, une convention : c’était l’empire effectif de la supériorité ; mais la tentation et le charlatanisme le gagnèrent : il crut que la révolution française n’avait été faite que pour fonder sa dynastie, et les illusions de son égoïsme l’aveuglaient encore à Sainte-Hélène. C’est pourtant notre dernier grand homme.

Telles sont les théories plus que hasardées de M. Carlyle ; nous sommes loin d’y adhérer, mais il faut les connaître pour lire ses ouvrages historiques et surtout celui dont Cromwell est le sujet.

Dans sa pensée, l’âge du puritanisme est le dernier des temps héroïques de l’Angleterre. Pour être raconté, il doit être compris autrement que l’esprit de Dryasdust ne comprend le passé. Dryasdust (on reconnaît sans doute ce nom, qui personnifie l’historien collecteur de faits), Dryasdust mesure, étiquette d’arides ossemens. Il ne les remet point debout, il ne les recouvre pas d’une chair vivante. Il ne leur donne pas son cœur pour faire respirer et palpiter le passé. Le récit d’un temps héroïque devrait être chanté. Ce qu’il faudrait, c’est une cromwelliade ; mais où est l’Orphée qui descendrait aux enfers pour ramener ces morts à la lumière du jour, à cette vie terrestre, au milieu d’un temps et d’un monde qui leur ressemblent si peu ? C’est cependant ce que l’auteur entreprend, et cela, non pas sous la forme d’une synthèse poétique, en dissimulant ses recherches, en essayant de faire revivre dans une épopée inspirée ces géans du passé. Non, il emploie les procédés de Dryasdust lui-même. Il réunit des pièces, il étudie des textes, il fixe des dates, il remplit des lacunes par des conjectures ; il compile des biographes, des collectionneurs, des diplomatistes, des généalogistes. Il vous met dans la confidence de ses travaux et ne semble qu’un érudit qui scrute les monumens ; mais comme il le fait avec un cœur ému et une imagination séduite, il espère émouvoir et captiver à son tour, et il y réussit. Il y a quelque chose de M. Michelet dans ce talent fantasque et passionné, dans ce laisser-aller de style et de pensée, dans cette personnalité qui s’abandonne et qui applique la diction et les procédés de Sterne à la peinture des plus sérieux, des plus solennels tableaux d’histoire. Quant au système, c’est un jeu d’un esprit puissant, et dans les détails seulement l’auteur atteint la vérité, et plutôt encore la vérité dramatique que la vérité philosophique.

S’il faut en croire M. Carlyle, le seul moyen de bien juger ! e temps de Cromwell, c’est de ne le pas juger avec les idées du nôtre. Il y a eu deux sortes d’âges du monde, les âges héroïques et les âges inhéroïques. Ceux-ci ne peuvent comprendre ceux-là qu’en faisant un effort, qu’en déposant tous les préjugés, toutes les défiances, tous les soupçons que laisse à nos esprits incrédules l’expérience des temps de calcul et de petitesse, de ruse et d’affectation. Il le faut surtout, quand on veut apprécier cette génération des réformateurs puritains. Une opinion superficielle les a longtemps présentés comme un troupeau d’étroits fanatiques conduits par quelques fourbes hypocrites : rien n’est pour M. Carlyle plus opposé à la vérité. L’artifice surtout lui paraît la dernière chose qu’on puisse imputer à des hommes qui, dans la sincérité de leur cœur, se croyaient la mission de faire régner l’Évangile, et, pour ainsi dire, de faire descendre le ciel sur la terre.

Pour suivre ses propres préceptes, M. Carlyle, se replace en imagination au cœur des circonstances où vivaient ses personnages. Il recherche les détails comme un romancier qui fait de la couleur locale. C’est dans ce contraste entre une préoccupation très vive de ses opinions personnelles et une reproduction minutieuse des faits et des idées du passé que résident l’originalité et la puissance d’effet de ses compositions. Ici par exemple, après avoir donné avec précision tout ce qu’on peut savoir de la famille, de la naissance, de la jeunesse et du mariage de Cromwell ; après avoir décrit les lieux qu’il a habités, il le conduit dans le domaine de Saint-Ives, fertilisé par son industrie, et il insère sa première lettre adressée à M. Storie de Londres pour lui recommander un prédicateur, le docteur Wells ; puis, sur cette courte lettre, vient un commentaire de huit pages. D’abord, l’auteur décrit la petite ville de Saint-Ives sur les bords de l’Ouse, l’ancienne église, la maison où l’on croit que Cromwell habitait. Il expose l’état de ses affaires, et raconte comment, ayant vendu des propriétés à Huntingdon, il en a placé le prix dans certaines prairies de Slepe-Hall, domaine qu’il a affermé pour cinq ou six ans. Puis il faut rechercher quel était ce M. Storie qui habitait Londres, à l’enseigne du Chien, près de la Bourse, et cet inconnu docteur Wells, chargé à Huntingdon d’une de ces lectures que l’archevêque Laud surveillait avec un zèle de persécuteur. M. Carlyle associe son lecteur à ses recherches ; il le questionne sur ses propres doutes, il ouvre un entretien familier avec les personnages dont il parle, avec les auteurs qu’il cite. « Comment, demande-t-il, vivait Cromwell à Saint-Ives ? comment saluait-il les gens dans la rue ? comment lisait-il la Bible, et vendait-il son bétail ? Il marchait d’un pas pesant, et la tête pleine de pensées, à travers la pelouse du marché, ou les vieilles ruelles étroites de Saint-Ives, sur le bord de la notre rivière de l’Ouse. Tout cela sera laissé à l’imagination du lecteur. Il y a dans cet homme du talent pour tenir une ferme ; il y a des pensées aussi, des pensées bornées par la rivière de l’Ouse, des pensées qui vont au-delà de l’éternité, et une grande et sombre mer de choses auxquelles jamais encore il n’avait été capable de penser. »

Mais il ne faut pas se laisser entraîner. On suivrait très volontiers M. Carlyle, et l’on aimerait à passer avec lui par tous les sentiers où il cherche les traces de son héros. On pourrait, chemin faisant, se disputer un peu avec l’historien, mais on se défendrait malaisément du plaisir de s’arrêter avec lui devant les mêmes tableaux. Brisons là, et souvenons-nous qu’il ne s’agit pas de récrire une vie de Cromwell, mais de savoir si le caractère du sectaire absorbe en lui tout le reste. M. Carlyle, sans le juger d’une manière aussi étroite, a concouru à suggérer un tel jugement. L’héroïsme qu’il attribue au XVIIe siècle en Europe, c’est la sincérité de l’enthousiasme réformateur sous les dehors bibliques du puritanisme, et il en voit dans Cromwell la plus haute représentation. Pourtant les mêmes opinions, le même enthousiasme, la même sincérité se sont rencontrés au même degré chez plusieurs des compagnons de Cromwell, et lequel d’entre eux l’a égalé ? L’homme était donc en lui au-dessus du sectaire. Ajoutons que le puritanisme ne se réduisait pas à une passion dogmatique, ce qui suffit pour former une secte ; mais, par une alliance qui n’a pas, je crois, d’autre exemple, cette passion s’unissait, chez les hommes de ce temps, à l’impérieux besoin de réaliser par la loi, par la force, par la guerre, une révolution sociale où pût se trouver à l’aise et toute puissante l’idée même qui dans l’individu n’était qu’exaltation, prière et prédication. Ce mélange de sacré et de profane, de rêverie et d’action, d’ascétisme et d’ambition, de mysticité et de politique, ne semble pas s’être rencontré au même degré dans aucune autre l’action humaine, et devait se trouver dans le chef de celle-ci élevé aux proportions de la grandeur individuelle. Et comme un tel assemblage ne va pas sans fanatisme, ni le fanatisme sans hypocrisie, ni l’un ni l’autre sans l’artifice et la violence, ce devaient être là les mauvais côtés de Cromwell. Enfin à travers tous ces penchans, tous ces talens, tous ces vices, il devait y avoir un don particulier dont le nom est à découvrir, celui qui fait les dominateurs du monde, celui par lequel L’homme qui ressent tout ce qu’éprouve son parti, sa secte ou son époque, est cependant capable de trouver dans les passions mêmes qu’il partage une matière qu’il exploite et un instrument qu’il manie.

Quelques momens de la vie de Cromwell, pris au hasard et considérés isolément, feraient ressortir à part chacun des points de vue qui viennent d’être présentés tout à la fois.

Arrêtons-nous, par exemple, aux deux premières lettres du recueil de M. Carlyle. Rien ne s’y trahit que la préoccupation religieuse. Cromwell pourtant avait déjà traversé le parlement de 1628, mais il n’y avait ouvert la bouche que pour dénoncer la censure exercée par l’épiscopat sur la chaire évangélique. Il s’occupait maintenant avec beaucoup d’activité, et probablement beaucoup de capacité, de sa ferme et de soit agriculture, dépendant ses lettres ne respirent que zèle et dévotion. Il écrit à son cousin Saint-John, un des ancêtres de l’impie Bolingbroke, et de la cellule d’un monastère, d’une grotte de la Thébaïde, un solitaire ne laisserait pas échapper de plus vives aspirations d’une ferveur rêveuse. Pendant toute sa vie, on retrouvera dans ses lettres de famille les mêmes émotions et le même langage. À qui persuadera-t-on que c’est là un rôle appris par cœur et une imposture de tous les jours ? Et pourtant comment peut-on se le représenter confit dans la vie dévote, ou même renfermé dans l’étroit horizon de l’esprit, de secte, comme un homme convaincu que l’idée et la parole gouvernent toutes seules le monde ? Tel est le sectaire. Or il sera plus que cela, et il n’est pas même encore cela ; il n’est encore qu’un pécheur qui se console, et se relève, et se rassure par la foi, qui voit la grâce dans tout ce qui l’entoure, la lumière dans tout ce qu’il adore, et qui tour à tour, en exalté calviniste, abaisse avec mépris la nature humaine, célèbre avec ravissement la confiance chrétienne, tout plein d’humilité, tout radieux d’espérance.

Transportons-nous maintenant au début de la guerre civile, c’est trois ans après. John Hampden a perdu son procès d’éternelle mémoire, et les Écossais ont signé le covenant qui contient une profession de foi, une liturgie et un serment. La guerre de surplis qu’ils faisaient à l’archevêque Laud, ils la soutiennent par les armes. Charles Ier a été obligé de convoquer mi parlement où Cromwell siège pour la ville de Cambridge, et ce parlement, convoqué pour donner au roi les moyens de dompter la rébellion de l’Ecosse, devenu lui-même un foyer de résistance, forme quarante comités d’enquête. Le roi est obligé de lui abandonner le gouvernement, après lui avoir lâchement sacrifié la vie de Strafford. Sa tentative pour faire mettre en accusation Hampden et Pym avec cinq autres membres ne sert qu’à le forcer à la lutte. Il va se chercher une armée, et le parlement en lève une d’environ vingt mille hommes. Cette armée, sous le commandement du comte d’Essex, livre le 23 octobre 1642 aux troupes royales la bataille indécise d’Edge-Hill. « Nous croyions tous, écrit un contemporain, qu’une seule bataille finirait tout. » Mais Baxter se trompait comme se trompent beaucoup d’hommes sensés au début d’une révolution. Si tous en prévoyaient la grandeur et la durée, le courage manquerait aux plus fermes, et l’on ne saurait croire combien doit le monde à l’imprévoyance humaine. Il ne tenterait rien s’il y voyait plus clair.

Comme les principaux membres des communes, comme son cousin Hampden, Cromwell avait un commandement dans l’armée d’Essex. Il était capitaine d’une compagnie de soixante-sept hommes. Il assista à la bataille d’Edge-Hill, et il se trouva que ce fermier prêcheur avait la valeur et le coup d’œil d’un soldat. Cependant il montra quelque chose de plus rare, ce qu’on appellerait aujourd’hui le génie d’un organisateur. Le résultat de la journée avait été incertain, mais il ne l’était pas pour lui que les années n’étaient pas égales. Il vit le mal et conçut le remède aussitôt. Quinze ans après, en occasion solennelle, un jour qu’en appareil à demi royal il haranguait à White-Hall l’assemblée qui lui tenait lieu de parlement, il a raconté lui-même tout ce qu’il avait pensé et tout ce qu’il avait fait alors. Ecoutons-le dans un de ces épanchemens étranges où se trahit son caractère et se déploie sa politique.


« Si tous parmi vous ne le gavent pas, je suis sûr que quelques-uns de vous savent, et il m’importe de dire que moi je sais ma vocation depuis le premier jour jusqu’à celui-ci. J’étais un homme soudainement transporté au-dessus de mes premières occupations et élevé des moindres emplois à des emplois supérieurs, ayant commencé par être capitaine de cavalerie, et je prenais toute la peine en mon pouvoir pour m’acquitter de ma charge, et Dieu m’a béni en cela comme il lui a plu. Et je désirais sincèrement et bonnement et avec une simplicité que trouvaient niaise bien des grands et sages hommes, hommes honnêtes aussi, je désirais me faire des instrumens propres à m’aider dans mon œuvre. Et je vous parle tout naïvement, j’avais alors un bien digne ami, et c’était une noble créature, et je sais que sa mémoire est chère à tous, — M. John Hampden. À mon premier pas dans notre entreprise, je vis que nos hommes étaient battus à tout coup. Oui, je vis cela, et je lui demandai de faire à l’armée de lord Essex l’addition de quelques nouveaux régimens. Et je lui dis que je lui serais utile en engageant des hommes capables à mon idée de faire quelque chose pour notre entreprise. C’est très vrai ce que je vous dis, Dieu sait que je ne mens pas. « Vos troupes, lui dis-je, sont composées en majeure partie d’hommes de service vieux et usés, de cabaretiers et autres gens de même sorte, et, ajoutai-je, leurs troupes à eux sont des fils de gentilshommes, des cadets, des gens de qualité. Pensez-vous que les cœurs de toute cette espèce infime et vulgaire soient jamais de force à leur faire affronter des gentilshommes » qui ont en eux honneur, courage et résolution ? » Réellement je lui fis ces représentations en conscience, et je lui dis en toute sincérité : « Il vous faut avoir des hommes d’un cœur, — et ne prenez pas mal ce que je dis… je sais que vous ne le prendrez pas mal, — d’un cœur à les faire aller en avant aussi loin qu’iront les gentilshommes, ou vous serez encore battus. » Je lui parlai ainsi, oui, en vérité. C’était un sage et digne personnage, et il pensa que je lui donnais une bonne idée, mais une idée impraticable. Vrai, je lui dis que je pourrais en exécuter quelque chose. Je le fis, je fis quelque chose, et vraiment, il faut, c’est nécessaire que je vous le dise, le résultat fut… attribuez-le à ce que vous voudrez… que je levai des hommes qui avaient devant eux la crainte de Dieu, qui eurent quelque conscience de leur œuvre ; et de ce jour, je dois vous le dire, ils n’ont jamais été battus, et partout où on les a engagés, ils ont battu l’ennemi sans exception. Et en vérité c’est grand sujet de louer Dieu…, et il y a aussi en cela quelque enseignement, c’est qu’il faut soutenir les hommes qui sont religieux et selon Dieu. »


Devenu protecteur, Cromwell tirait de là cette conclusion, qu’il fallait le reconnaître et le seconder. Il est vrai qu’au début de sa carrière de commandement, il avait deviné que l’enthousiasme puritain pourrait valoir l’honneur militaire, que l’austérité du sectaire pourrait remplacer la discipline du soldat, et qu’il fallait pour vaincre faire tourner au profit de l’énergie guerrière les passions séditieuses elles-mêmes. Il conçut et il accomplit l’organisation d’une armée révolutionnaire. C’était une force incomparable qu’il donnait à sa cause et à son ambition. Tandis qu’il formait cette cavalerie de saints à qui il interdisait sous de rudes peines le blasphème et la fuite, il apprenait lui-même d’un vétéran des guerres d’Allemagne la manœuvre, le commandement, le métier. Il se rendait le plus propre de tous à diriger l’arme redoutable qu’il venait de créer. Il ne négligeait pas un péril qui pût ajouter à son expérience et à sa renommée. Où est maintenant l’agriculteur, le mystique, le sectaire ? Croit-on que ce soit uniquement une pieuse ferveur ou le besoin de l’activité, ou même l’instinct de la guerre, n’est-ce pas plutôt un calcul de haute ambition qui le pousse dans la sanglante voie où Jules César a instruit tous les grands usurpateurs à chercher le pouvoir suprême ? Les yeux toujours ouverts sur Londres, sur Westminster, sur les partis et sur le peuple, il ne manque ni à une campagne, ni à une bataille. Si la scène stratégique parait petite, si les journées de Naseby et de Marston-Moor, si les expéditions d’Ecosse et d’Irlande sont peu de chose auprès de la conquête des Gaules ou de la première campagne d’Italie, l’homme cependant pense et agit comme le héros d’Alize et de Munda, comme le vainqueur d’Arcole et de Rivoli. Il suit naturellement leur trace sans se proposer leur exemple, et l’austère puritain tout aussi bien que ces ambitieux de mœurs faciles, que ces mondains de génie, marche délibérément à la puissance par la gloire.

Nous ne raconterons pas la guerre où tombèrent à peu de jours de distance Hampden et Falkland, deux nobles adversaires regrettés de tous, honorés par l’histoire, et dont les statues rivales s’élèvent dans le vestibule du nouveau palais des deux chambres de parlement : mais nous suivrons Cromwell dans les luttes de la politique. Ces luttes, on en refera l’histoire sans l’avoir lue, si l’on se rappelle que le conflit est entre un roi et une assemblée, — un roi hautain, imprudent, obstiné, impérieux, mais inactif et stérile, toujours aussi surpris qu’indigné des événemens, embarrassé d’un parti qui, pour l’imprévoyance, ressemble à une cour et déteste les révolutions sans les comprendre, — une assemblée énergique, convaincue, mais divisée, préférant d’instinct la modération à la violence, téméraire par ses passions plus que par ses vues, intraitable et provocatrice par confiance dans sa force, désirant la paix au fond sans vouloir par honneur ni savoir par indécision faire les concessions nécessaires à la paix, entraînée par de noirs soupçons et de légitimes ressentimens, retenue par la crainte des excès et du désordre, enfin rêvant de gouverner parlementairement la guerre civile. La majorité s’y divise entre ces deux partis inévitables en de semblables crises, et qu’on pourrait appeler le parti libéral et le parti révolutionnaire. Le premier est celui des presbytériens, des auteurs de la pétition de droit, de ces réformistes politiques, vrais ancêtres de la tribu des whigs ; le second, plus démocratique, plus impétueux, plus rude, est ce parti qui prend ses passions pour règle, qui ne connaît pas de principe supérieur à sa cause, qui met à s’y dévouer toute sa vertu, et regarde le mépris des objections et des scrupules comme une condition de l’héroïsme. C’est le parti qui fait réellement les révolutions, qui les conduit à la victoire et à leur perte. En 1642, il aurait bien vite compromis celle qu’il avait prise à sa charge, si, grâce à l’esprit du temps, un sombre et pur enthousiasme n’eût développé en lui quelques vertus presque égales à ses passions. Le puritanisme l’obligeait du moins à se vaincre en quelque chose et lui donnait ainsi une gravité dans la licence et une moralité dans le mal qui accrut et contint son énergie. Seul, le radicalisme politique aurait pu tout perdre. Les théories de rénovation sociale, qui furent à cette époque poussées à leur extrême limite, comme il arrive dans les jours révolutionnaires, n’auraient produit qu’anarchie impuissante et rapide réaction. Avec elles et comme elles, la révolution aurait promptement reculé devant l’opinion indignée, si un stoïcisme mystique, un calvinisme exalté et rude, n’eût donné au désordre même un caractère de réforme morale et fait régner au sein des violations de la justice et de l’humanité l’idée d’une régie supérieure et la notion imparfaite, mais rigoureuse du devoir.

L’histoire du parti parlementaire est celle des luttes intestines des presbytériens et des puritains, c’est-à-dire du parti modéré et du parti extrême. Celui-ci devait à un certain moment l’emporter. Les indépendans avaient échangé le joug des conventions sociales contre celui d’une foi ardente. Il subsistait donc en eux le sentiment d’une obligation ; ils étaient capables d’un absolu dévouement. De là cet esprit guerrier qui se mêlait bizarrement à l’esprit d’indépendance ; l’année était en même temps ce qu’il y avait de plus ennemi de toute hiérarchie religieuse ou civile et de plus soumis au commandement, pourvu qu’il fût exprimé au nom de la discipline et de la cause. C’était pour le parlement, pour les tribunaux, la garde prétorienne de l’anarchie, l’insurrection en permanence ; mais en elle-même, fortement organisée, volontaire dans son principe, librement asservie à ses croyances, consacrée comme par un vœu spirituel au métier de combattre, elle avait ce qui manque souvent aux révolutions, un frein moral. Et il y avait dans son sein un homme qui partageait toutes ses convictions, toutes ses passions, et qui les dominait en les partageant. Là est le secret, l’art suprême de Cromwell. Toujours au premier rang d’une faction anarchique, il ne laissa jamais périr autour de lui ni en lui l’obéissance et le commandement.

Aussi s’appliqua-t-il avec un soin égal à maintenir la subordination dans l’armée et à rendre celle-ci indépendante du gouvernement. C’était faire d’elle un énergique moyen de désordre et de pouvoir : c’était la façonner pour l’anarchie et pour la dictature. On le vit bien à une certaine heure d’hésitation générale (1645), où le roi vaincu ne voulait ni tout céder, ni tout rompre, où les presbytériens, se trouvant assez vainqueurs, s’empressaient de négocier par crainte d’être emportés trop avant. Il semblait que tout pouvait encore se rasseoir dans une bonne transaction constitutionnelle ; mais l’armée triomphante s’irritait, et partageait ses chefs. Ce fut alors que Cromwell provoqua l’acte du renoncement, ou celui par lequel chacun renonçait à cumuler des fonctions civiles et militaires. Le dernier lien entre l’armée et le parlement fut ainsi rompu. Elle devint un corps à part, tout ou rien. Formée du temps que les deux oppositions marchaient ensemble, elle dut être réorganisée sous l’influence exclusive d’un seul parti ; c’est ce qu’on appela une armée nouveau modèle. Elle eut pour général en chef sir Thomas Fairfax, et pour lieutenant-général Olivier Cromwell, qui donna sa démission pour obéir à l’acte de renoncement, et s’en alla gagner la bataille de Naseby pour se faire par exception proroger dans son commandement en restant membre des communes.

C’est dans cette conduite, ce me semble, que se décèlent les divers élémens de ce caractère aussi compliqué que sa politique. Si l’on veut voir comment l’ardeur religieuse se mêlait naturellement à tous ses actes et colorait son langage, il faut lire les lettres qu’il écrivait le lendemain de ses batailles. C’est là que l’on admirera ce mélange de la conviction et de l’art, deux choses qui sont rarement puissantes, si elles ne sont réunies.

La révolution anglaise n’a rien de plus original que son année. Des soldats qu’anime seul l’esprit révolutionnaire sont ordinairement de mauvais soldats ; mais des soldats que le zèle religieux a recrutés, que soutient l’enthousiasme d’une foi austère et sombre, peuvent former à la fois la plus factieuse et la plus disciplinée des années. Le chef de pareils hommes n’en peut être obéi qu’autant qu’il joint aux qualités du guerrier l’ardeur exemplaire et l’inspiration communicative du croyant ; il faut que ses ordres du jour soient des sermons, et qu’il porte aussi dans les camps le glaive de la parole. Avec toute sa capacité pour la guerre, Cromwell ne fut jamais devenu le premier général de son parti, s’il n’avait eu son ardeur mystique et son ardent et vague langage de prophète. Le puritanisme était la condition de son autorité et de son succès, et ne pouvait pas plus se feindre que les autres qualités nécessaires d’un chef, le courage, la décision, l’activité. Ceux qui n’y ont vu qu’un artifice croient apparemment qu’on se donne à commandement le talent de conduire les hommes. Cela n’empêche pas qu’il ait pu faire parfois un usage calculé des sentimens même qu’il éprouvait ; on emploie sa volonté à se servir de sa nature, et l’on joue supérieurement le rôle dont on a réellement le caractère ; même dans l’ordre spirituel, on n’est pas un hypocrite parce qu’on tire parti de ses vertus. Et quel est l’apôtre qui ne s’arme pas de ses souffrances héroïquement supportées pour propager sa foi ? Les politiques à plus forte raison ne sont pas des imposteurs pour user avec art de ce qu’ils sont véritablement, et dans les homélies guerrières de Cromwell, nous verrons à la fois sa ferveur et son habileté.

Plus ses lettres sont intimes, plus éclate le feu spirituel qui semble consumer son âme ; quand il écrit à ses païens, à sa fille, il y a presque de l’onction dans les épanchemens de son étrange piété. On nous permettra de citer une lettre, lettre de guerre et de famille, où il se révèle tout entier. C’était deux jours après la victoire de Marston-Moor, il était blessé, et il écrivait à son beau-frère, le colonel Valentin Walton, mari de sa troisième sœur Marguerite.


« Cher monsieur, c’est notre devoir que de sympathiser ensemble dans toutes nos miséricordes, et de louer le Seigneur ensemble dans les châtimens et les épreuves qui peuvent nous affliger ensemble.

« Vraiment l’Angleterre et l’église de Dieu ont reçu une grande faveur du Seigneur dans la grande victoire qu’il nous a donnée, victoire dont il n’y a pas eu la pareille depuis le commencement de la guerre. Elle a tous les signes d’une victoire complète obtenue par la bénédiction du Seigneur sur le parti saint en particulier. Nous n’avons jamais chargé sans mettre l’ennemi en déroute. L’aile gauche que je commandais, étant composée de notre cavalerie, sauf quelques Écossais à notre arrière-garde, a battu toute la cavalerie du prince. Dieu en a fait un chaume pour nos épées. Nous chargions leurs régimens d’infanterie avec nos cavaliers et mettions en fuite tout ce que nous chargions. Les détails, je ne puis vous les rapporter ; mais de vingt mille hommes, je crois, il n’en reste pas au prince quatre mille. Rendez-en gloire, toute la gloire à Dieu.

« Monsieur, Dieu a enlevé votre fils aîné d’un coup de canon : il a eu la jambe cassée ; nous avons été dans la nécessité de la lui couper, ce dont il est mort.

« Monsieur, vous connaissez mes propres épreuves en ce genre[1] ; mais le Seigneur m’a soutenu par cette pensée que le Seigneur ne l’a pris que pour lui donner ce bonheur après lequel nous soupirons tous et pour lequel nous vivons. Là est votre précieux enfant, plein de gloire, à ne plus jamais connaître ni péché, ni affliction : c’était un vaillant jeune homme, excessivement gracieux. Dieu vous donne sa consolation (his comfort). Avant de mourir, il en était si rempli, qu’il ne pouvait l’exprimer à Frank Russell et à moi. « C’était si fort au-dessus de sa douleur, » nous a-t-il dit. En vérité, cela était admirable. Un peu après, il dit qu’une chose lui restait sur le cœur. Je lui demandai ce que c’était. « C’était, me dit-il, que Dieu ne lui eut pas permis d’être encore un peu plus l’exécuteur de ses ennemis. » Quand il tomba, le boulet ayant tué son cheval et, à ce que j’ai appris, trois autres chevaux encore, on m’a raconté qu’il dit aux soldats de faire place nette de droite et de gauche, afin qu’il put voir les coquins s’enfuir. Vraiment il était excessivement aimé dans l’armée de tous ceux qui le connaissaient ; mais peu le connaissaient, car c’était un précieux jeune homme fait pour Dieu. Vous avez motif de bénir le Seigneur. Il est un glorieux saint dans le ciel, en quoi vous devez extrêmement vous réjouir. Que cela épuise votre chagrin, vu que ce ne sont point paroles feintes pour vous consoler, mais que la chose est une si réelle et si indubitable vérité. Vous pouvez tout avec la force de Christ. Cherchez-la, et vous supporterez aisément votre épreuve. Que la miséricorde publique accordée à l’église de Dieu vous fasse oublier votre douleur privée ! Le Seigneur soit votre force. C’est la prière de votre fidèle et dévoué frère,

« OLIVIER CROMWELL.

« Mes tendresses à votre fille et à mon cousin Percerai, à la sœur Deshorough et à tous les amis qui sont avec vous. »


Les mêmes préoccupations spirituelles se retrouvent dans ses dépêches officielles. Après la bataille de Naseby, où il commandait encore ses côtes de fer (ironsides), ainsi qu’il appelait ses cavaliers, ce fut lui qui, en qualité de membre du parlement, fut chargé de rendre compte de l’affaire à l’orateur William Lenthall, et il terminait ainsi sa lettre : « Monsieur, il n’y a pas ici d’autre main que celle de Dieu, et à lui seul appartient la gloire, ou personne n’a de part que lui. Le général[2] vous a servi avec toute sorte de fidélité et d’honneur, et la meilleure louange que je puisse lui donner, c’est, je puis dire, qu’il rapporte tout à Dieu et qu’il aimerait mieux mourir que de rien s’attribuer à lui-même. C’est ainsi qu’il faut faire, c’est le parti honnête et profitable, — et cependant pour la bravoure, tout ce qu’on en peut reconnaître à un homme, on le peut reconnaître à lui dans cette journée. Ce sont d’honnêtes gens qui nous ont servis dans cette action. Monsieur, ils sont fidèles ; je vous en supplie, ne les découragez pas. Je souhaite que cette action engendre la reconnaissance et l’humilité chez tous ceux qu’elle intéresse. Celui qui expose sa vie pour la liberté de son pays, je souhaite qu’il se fie en Dieu pour la liberté de sa conscience, en vous pour la liberté qu’il défend. »

On entrevoit une leçon cachée dans ces phrases vagues et embarrassées. Il prêche son gouvernement comme ses soldats ; mais il revient toujours au langage de l’humilité : « L’humble prière de tous ces braves à qui l’on peut penser qu’il est dû quelques louanges, écrivait-il en annonçant la prise de Bristol, c’est d’être oubliés dans le souvenir des louanges de Dieu. » Mais celui qui se prosternait ainsi devant le Tout-Puissant est le même qui provoquait et signait la pétition ou plutôt le manifeste par lequel l’armée, exposant ses griefs, réclamant sa paie, exigeait la tolérance au nom de la foi, la liberté pour le fanatisme, un peu d’aise pour les tendres consciences, en protestant d’un respect affecté pour le pouvoir civil et le gouvernement presbytérien. Malgré la défense d’approcher de Londres de plus de vingt-cinq milles, elle avançait à grands pas, elle arrivait à Putney, à Kensington ; ses généraux se réunissaient dans Holland-House, cette belle résidence que tout le monde connaît, bientôt les troupes campaient dans Hyde-Park, sur une colline qui domine l’ouest de Londres (Hay-Hill). Aussitôt toutes leurs demandes sont accordées, et onze membres désignés par leur défiance, les chefs presbytériens, j’ai pensé dire les girondins, sont mis en accusation ou du moins expulsés pour six mois de la chambre. Les coups d’état de la révolution sur elle-même ont commencé, et l’on prononce le mot de république.

Que fait cependant le roi, dont les troupes tiennent encore dans le nord et dans l’ouest ? Il négocie assez publiquement avec les pariétaires, plus secrètement avec les généraux, sincèrement avec personne. Il se tient à Hampton-Court, plutôt surveillé que gardé, et, craignant à chaque instant d’être enlevé, il disparaît tout à coup. L’alarme fut vive à cette nouvelle, et les partis se rapprochèrent un moment ; mais on apprit que par une inspiration singulière, il s’était retiré à l’île de Wight. Là, sous la garde d’un jeune ami de Cromwell, le colonel Robert Hammond, il se trouva moins libre qu’à Hampton-Court. Le parlement, interdisant toute relation officielle avec lui, le suspendit de son pouvoir, et la république fut établie de fait.

L’opinion y était peu préparée, au moins dans la bourgeoisie de Londres. Toute rigueur nouvelle envers le roi la ramenait à lui. L’armée était suspecte et irritée. Cromwell était comme l’armée. Il avait dit souvent qu’il fallait épurer le parlement. On parlait de l’accuser, mais son refuge était dans les camps. Il part donc, il va commander dans l’ouest, prend d’assaut Pembroke, livre et gagne la bataille ou plutôt les batailles de Preston, et entre vainqueur dans Edinburgh. Plus le roi est abaissé, plus le parlement ou ce qui en reste incline à traiter. La paix en sera plus avantageuse, et la domination imminente des indépendans la rend plus désirable. Tandis qu’on délibère, un ordre du général Fairfax fait enfermer le roi dans le château de Newport, puis dans celui de Hurst. Les chambres s’indignent de cet attentat subit. Le 5 décembre 1648, celle des communes adopte certaines bases de négociation ; le lendemain, le colonel Pride fait occuper les avenues de Westminster, et ne laisse entrer dans la salle des délibérations que des membres choisis. Quarante-un sont arrêtés. Le soir même, le lieutenant-général Cromwell arrive à Londres et reçoit un vote de remerciement pour ses exploits dans le nord. Il n’était pour rien dans la fameuse épuration du colonel Pride ; sir Thomas Fairfax commandait seul à White-Hall, et le gouvernement militaire commençait.

Tout cela pourtant n’était pas improvisé. Cette révolution n’était pas l’ouvrage d’une volonté individuelle et subite. Depuis un temps, tous les esprits, dans l’angoisse, se sentaient sous le poids de quelque fatalité prochaine. Cromwell n’ordonna rien, mais il prévit, souffrit ou voulut tout. Quand on veut le bien connaître, il faut lire l’étrange consultation qu’il envoyait onze jours auparavant au colonel Hammond, las de son commandement de l’île de Wight, inquiet des devoirs obscurs ou contradictoires qu’une situation critique lui allait imposer. Certes, on ne saurait admirer dans cette lettre de Cromwell la clarté ni l’élégance de la déduction ; mais il est curieux d’y retrouver sous la dictée d’un puissant esprit, sous les formes de l’inspiration mystique, l’éternel sophisme de la force révolutionnaire, qu’elle soit aux mains d’un homme ou de la multitude. Les scrupuleux ou les timides s’inquiètent de la légalité, de la justice, de la fidélité aux principes pour lesquels on a cru légitimement s’armer, du respect qu’un doit au pouvoir qu’on a reconnu, de qui l’on tient son drapeau, qui agit dans sa compétence et dans sa sagesse. Il y a dans une révolution le droit et la passion, et ces objections-là viennent, de la logique du droit. La logique de la passion répond qu’il faut être conséquent, non aux principes, mais aux actes ; qu’ayant opposé une fois sa raison et sa volonté a l’autorité, on doit les lui opposer toujours ; que le salut public, tel que l’entend la conscience individuelle, est la loi suprême ; que la révolution est au-dessus des pouvoirs qu’elle a faits ; qu’après tout on a d’autant plus raison qu’on lui est plus dévoué, d’autant plus de droits qu’on a plus combattu pour elle, et que chacun prend sa mission dans son propre cœur. Souffrir la contradiction ou la dissidence, c’est trahir la cause, et rien n’est sacré que ce qu’elle commande, peu importe qu’elle emprunte la voix du peuple ou de la raison,- de la société ou de Dieu. Ces variations ne sont que le costume des temps divers, et elles servent à rendre un peu plus piquante, mais non plus respectable, la monotonie du sophisme qui a coloré toutes les persécutions et toutes les oppressions. Il est triste que des Cromwell eux-mêmes le mettent sous la protection de leur génie et de leur fortune. Il peut servir et réussir à de moindres qu’eux, et leur exemple est plus facile à suivre qu’ils ne l’ont pensé dans leur orgueil.

Comment ce terrible casuiste se prononça-t-il quand vint l’épreuve du jugement du roi ? Du coup de main du colonel Pride à l’exécution de Charles Ier, il ne s’écoula pas deux mois : l’une était la conséquence de l’autre. Les hommes à qui appartenaient la force et la volonté avaient résolu de se délivrer de tous les obstacles. Le grand obstacle, c’était la loi. Il vient dans les révolutions un moment formidable, c’est celui où le parti révolutionnaire se décide, avec une pleine conscience de son audace, à mettre sous ses pieds ce qui reste des lois. Pendant longtemps, on les a ménagées ; même en les éludant, en les faussant, on s’est efforcé d’en conserver un simulacre ; on a conservé le nom ou observé les formes de ces conventions fondamentales qui sont la garantie d’une société régulière : on s’est modéré dans la violence et contenu dans le désordre ; mais les difficultés et les périls croissent, la modération semble entretenir la résistance. Alors la patience échappe au parti de l’attaque ; soit la peur, soit la colère, l’emporte aux dernières extrémités, et la raison d’état ne manque pas d’arriver aussitôt avec son ordinaire cortège de sophismes. Elle explique, elle colore, elle justifie, elle exalte l’œuvre de la passion et de la vengeance. La nécessité est invoquée. Tout était perdu ; il a fallu sauver l’état, la cause, la patrie, la société, la révolution, et le crime se donne pour du dévouement.

Le grand danger des révolutions (je parle de celles qui sont justes), c’est qu’étant nécessairement dirigées contre tout ou partie de l’ordre établi, elles ne peuvent même commencer sans attaquer ou la loi ou l’apparence de la loi, quelque chose enfin qui, fût-il absurde et inique en soi, a dû être longtemps respecté à titre d’institution. Une fois le premier coup porté, la brèche est faite. Il est difficile qu’un entraînement qui ressemble à la logique, qu’une fatalité comme elle aveugle et irrésistible ne conduise pas à la violation des dernières garanties sociales. Ce qu’il était légitime et nécessaire de détruire pour le succès d’une révolution légitime et nécessaire ne pourrait être déterminé avec mesure que par un juge impartial et clairvoyant, et c’est dans la mêlée des événemens que la raison troublée doit fixer ce point qu’il faut atteindre et ne pas dépasser. Les partis révolutionnaires en général sont enthousiastes, souvent fanatiques, et sujets à préférer le moyen au but, à aimer le renversement pour le plaisir du renversement, la violence par goût pour la violence. On ne renonce pas aisément, une fois qu’on en a goûté, à l’ivresse de la victoire. Et c’est ainsi que les révolutions, entraînées par leurs propres exemples, s’égarent et s’emportent quelquefois jusqu’à leur perte, autorisant d’avance, encourageant du moins les représailles de leurs ennemis. Les attentats des réactions sont le talion des révolutions. Honneur aux révolutions qui s’arrêtent d’elles-mêmes !

Il y a des extrémités que sut s’interdire la révolution anglaise ; cependant la crainte d’une restauration, le danger d’une transaction sans garantie, l’amour de la domination, l’ardeur de la victoire, et plus que tout, la passion des esprits absolus pour la novation radicale et les changemens illimités, poussèrent les indépendans contre le parlement et le roi. C’étaient les deux grandes institutions légales ; l’une et l’autre, quoique dénaturées ou mutilées par les événemens, représentaient encore le régime passé, et rappelaient le système abusif contre lequel on s’était légitimement soulevé. Trop souvent dans la mystérieuse condition des choses humaines, le droit paie pour l’abus, et l’innocent pour le coupable. On passa de la royauté absolue, en traversant la royauté constitutionnelle, à l’omnipotence des communes, et de celle-ci à la république, qui devait se transformer en gouvernement militaire. Les soldats réformateurs, qui étaient tout à la fois les enthousiastes et les défenseurs, les fanatiques et les exécuteurs de la révolution, frappèrent de leur épée le parlement et le roi.

La mort du roi fut un attentat imprévu. Quoique la rudesse des mœurs explique bien des rigueurs, quoique l’humanité ait souvent manqué aux hommes de ce temps, notamment à Cromwell, cette cruauté hypocrite qui emprunte le masque d’une apparente justice ne fut pas le vice dominant de la révolution anglaise comme d’autres révolutions non moins célèbres. Nous la voyons déshonorer la guerre civile par des massacres, mais le meurtre judiciaire n’est pas son crime favori. Celui-ci, le plus éclatant et qui n’est pas le moins odieux, semble dépasser la mesure de l’iniquité révolutionnaire. Par malheur la royauté est une institution personnelle pour ainsi dire. Elle s’incarne dans une famille et prend la figure humaine. C’est par-là que, dans ses jours de prospérité, elle inspire des sentimens plus directs d’affection et de respect. Elle règne, comme on dit, sur les cœurs. Il y a dans la nature humaine un besoin de sympathie qui entraîne princes et sujets à transformer ainsi, à passionner imprudemment une institution qui devrait rester toute politique ; cela se paie cruellement cher aux jours du malheur. Quand la foi dans l’institution périt, l’amour peut faire place à la haine, et les idées de vengeance germent dans les cœurs en réaction contre les sentimens de reconnaissance. On ne se contente plus de réformer, on prétend punir. La royauté a marqué les personnes d’une empreinte ineffaçable, et, ne pouvant l’effacer, on retranche les personnes. La suppression de la chose ne parait consommée que par le meurtre de l’homme ; la logique rend impitoyable, la raison d’état cruel. Il n’y a pas jusqu’à l’air de sacrilège d’une telle action qui ne contribue à séduire ces esprits étroits et excessifs qui nuisent plus peut-être dans les troubles civils que les cœurs pervers. On ne sait pas assez quel mal font aux hommes les fautes de l’intelligence. Dans la vie politique, les fausses idées endurcissent, corrompent plus que les mauvais sentimens, et un grand écrivain a eu raison d’appeler les préjugés des monstres.

Toutes ces causes contribuèrent à la mort de Charles Ier. La royauté, qu’on voulait anéantir, ne pouvait disparaître qu’avec le roi. C’était le moyen d’intimider son parti, de lui enlever un centre et un drapeau. Il y avait une raison, la première de toutes pour de certains pouvoirs, et qu’il faut exprimer dans leur cynique langage : « On ne savait comment s’en débarrasser. » Ajoutez que l’immensité séparait les préjugés du roi de ceux des réformateurs. Entre eux plus d’idées communes. Les Stuarts n’avaient rien pour eux, pas même la nationalité ; jamais on ne les avait vus combattre pour leurs sujets, ni guider les drapeaux de l’armée anglaise ; ils n’avaient fait que la guerre civile. De sa personne, Charles était peu propre à désarmer l’inimitié ; quand on a dit qu’il avait des mœurs sévères, une fierté assez digne et du courage personnel, on a tout dit ; sincérité, générosité, fidélité, sagesse et prévoyance, fermeté et résolution, habileté et discernement, tout lui manquait de ce qui gagne ou l’amour ou la confiance. Les puritains se trouvaient mille raisons pour le haïr, sans une seule des idées qui pouvaient servir à le comprendre. Nul doute que leur fanatisme religieux, leurs théories gomaristes, ne servissent à légitimer dans leur pensée le parti sanglant qu’on les vit prendre, et qu’ils ne missent en même temps du calcul et de l’orgueil dans cette violation impitoyable de ce que le passé tenait pour sacré ; c’était la dernière idole à renverser. Quelques-uns couraient au régicide avec un enthousiasme de martyr, enthousiasme d’autant plus facile que cette fois le martyr avait le rôle de sacrificateur.

L’audace d’un tel acte en présence de la société européenne tout imbue des idées de la royauté féodale est si grande, qu’encore aujourd’hui elle impose à M. Carlyle et lui arrache une certaine admiration. Lui qui fait profession de repousser les préjugés de la démocratie contemporaine, il signale, il célèbre dans l’acte des régicides de 1649 une atteinte décisive, un coup de grâce porté aux fictions du passé dans la plus auguste de toutes. C’était une violence nécessaire ou peu s’en faut pour délivrer les imaginations du spectre des dynasties. Il fallait bien déchirer ces conventions artificielles comme des toiles d’araignée et inaugurer un gouvernement d’héroïsme et de véracité ; il le fallait, et l’écrivain, qui ne semble tourmenté d’aucune des noires passions de notre époque, semble ne voir dans la terrible sentence prononcée par Bradshaw qu’un acte d’anti-cant, d’anti-flunkeyisme[3], une destruction de ce culte du costume[4], qui doit faire place au culte des héros. Il en parle en vérité comme s’il ne s’agissait que de la réforme de quelque puéril préjugé, que de la violation des unités classiques ou des règles de l’étiquette, et comme si l’on n’eût fait que brusquer un peu l’abandon de quelqu’une de ces conventions sociales dont le temps suffit pour dévoiler la vanité.

On pourrait aisément répondre tant au nom de la morale que de la politique. Il suffirait d’exposer la vraie théorie de la royauté ; mais nous avons affaire, sous la forme de l’humour d’un écrivain original, à la philosophie de l’histoire, pour laquelle il n’y a, comme on sait, de principes que les faits, et nous aimons mieux lui dire : Voilà aujourd’hui deux cent cinq ans que les sectateurs du culte héroïque ont déchiré cette toile d’araignée de la royauté, et dans toute l’Europe, en l’an de grâce 1854, qui donc domine des iconoclastes ou de l’idole ? Trouvez-vous que les vieilles monarchies se soient dégagées de tout cet apparat de fictions abusives dont vous pensiez que le fanatisme destructeur avait fait justice, et le fantôme a-t-il cessé d’apparaître ? De bonne foi, qui a le plus rapproché les hommes du règne de la vérité ? Qui a été le plus près de les délivrer de mensonges oppressifs, ceux qui ont su discerner dans le passé le bien du mal, et transformer les institutions sans les détruire, ou ceux qui, frappant à coups aveugles et redoublés, ont prétendu tout briser pour tout, refaire, et qui n’ont souvent élevé sur les ruines du passé et jusque sur le pavois démocratique qu’une réaction victorieuse ? Le cant, si fort détesté de M. Carlyle, a-t-il cessé d’être le roi du monde ? Qui ne sait qu’en toute chose les excès de l’impiété ramènent la superstition et l’hypocrisie ?

Cromwell porta dans le procès de Charles Ier peu de scrupules et peu de passion. Il avait plus d’une fois déclaré qu’il ne souffrirait pas cette terrible voie de fait ; il n’était pas assuré que, le terrain une fois déblayé d’un roi, la route lui fût ouverte jusqu’au souverain pouvoir, déjà sans doute l’objet mystérieux de ses pensées ; il hésita donc : il voulait contenter ses passions, mais il ne se conduisait point par ses passions. Ayant un but, il était prudent, et la prudence au milieu d’un parti d’audacieux ressemble à l’indécision. Après avoir balancé quelque temps ou feint d’être incertain, il vit ou prétendit que le régicide ne pouvait être empêché, et tâcha d’éviter auprès des uns l’odieux d’en être l’auteur, sans perdre auprès des autres l’avantage d’en être le complice. Pour compléter la peinture du personnage, il faut le voir, au milieu de ces tragiques résolutions, attentivement occupé de ses affaires de famille. Ses lettres de cette époque roulent sur un mariage qu’il ménageait pour son fils aîné. Dès le 1er février 1649, ou deux jours après l’exécution du roi, il écrivait à un ami au sujet de cette alliance, et sa correspondance jusqu’au milieu d’avril de l’autre année est consacrée à en débattre les conditions. Le 1er mai suivant, Richard Cromwell épousa Dorothée Mayor, et s’établit dans sa nouvelle famille, à laquelle son père l’abandonna. « Je vous ai confié mon fils, écrivait-il à Richard Mayor trois mois après ; je vous en prie, donnez-lui des conseils. Je ne lui reproche pas son bonheur, mais je crains qu’il ne s’y laisse noyer. Je voudrais qu’il pensât aux affaires et les entendit, qu’il lût un peu l’histoire, étudiât les mathématiques et la cosmographie. Ce sont de bonnes choses, avec la subordination aux choses de Dieu ; cela vaut mieux que la paresse et que des plaisirs tout extérieurs et purement mondains ; ce sont choses bonnes pour le service public, pour lequel tout homme est né. » Mais Richard n’était pas né pour le service public. Toutes les mathématiques et toute la cosmographie du monde n’en auraient pas fait un homme d’état. Il devait mourir soixante-trois ans plus tard, ayant vu paisiblement la restauration et la seconde révolution ; et quand, un siècle après, on démolit sa maison de Hursley, on trouva dans les décombres un morceau de métal tout rouillé, que l’on prit d’abord pour un poids romain ; mais les antiquaires furent appelés : c’était le grand sceau de la république d’Angleterre.

La république avait en effet été proclamée le 7 février 1649. Un conseil d’état de quarante et un membres, choisi par le parlement, exerçait le pouvoir exécutif, et Cromwell faisait partie de ce conseil, dont Milton était secrétaire ; mais Cromwell, prêt à remonter à cheval, trouvait qu’il n’avait rien fait tant que la guerre n’était pas finie. Ce qu’il y a de plus admirable en lui, c’est cette patience héroïque de l’ambitieux toujours prêt à jouer sa vie pour préparer ses chances de fortune, jamais entraîné aies brusquer étourdiment pour s’épargner un retard, une fatigue ou un danger. L’Irlande était presque tout entière insurgée. Il devenait pressant de la soumettre. Cette expédition pénible et hasardeuse ne plaisait pas aux soldats. Cromwell n’hésita pas à en prendre la conduite. On fut obligé de tirer au sort les régimens qui s’embarqueraient, et dont quelques-uns résistèrent aux ordres de départ. Encouragée par le succès de ses exigences, l’armée devenait indocile. Une doctrine nouvelle y venait en aide à l’esprit de mutinerie. C’est la doctrine des niveleurs, qu’on appellerait aujourd’hui communistes. On peut voir, si l’on veut, chez les niveleurs, le germe de la secte des quakers : mais alors cette secte pacifique aurait eu de bien turbulens fondateurs. Il fallut que Fairfax et Cromwell, pour remettre l’ordre dans l’armée, recourussent aux extrêmes rigueurs. La cour martiale fut convoquée ; on fusilla les plus coupables, qui moururent avec une exaltation pleine de sang-froid et de simplicité. Inflexible sur le devoir militaire, Cromwell menaça des corps entiers de les décimer, et commença d’exécuter sa menace. L’esprit de secte insurgé contre la discipline ne trouvait pas grâce devant l’austère guerrier, et l’inspiration d’en haut n’était plus qu’une vision coupable chez ceux qu’elle portait à lui désobéir. C’est cette faculté de suffire à tout, cette hardiesse à braver l’inconséquence, pour sacrifier l’unité de doctrine à l’unité du plan, qui distingue les grands hommes de l’action des grands hommes de la pensée. Malheureusement cette liberté nécessaire de l’esprit ne s’achète guère qu’au prix de la conscience.

L’expédition d’Irlande est la tache sanglante de la vie de Cromwell. Ses autres cruautés ne sont pas à lui seul. En Irlande, il fut habile, rapide, heureux ; mais il fut impitoyable. Un égorgement suivit chaque victoire. Il en rend compte dans ses rapports officiels avec une grande tranquillité, comme de mesures nécessaires pour assurer la paix et pour prévenir une nouvelle effusion du sang. On est réduit à alléguer qu’au début de la révolution, en 1641, les catholiques en avaient inondé l’Irlande. Ce n’est ni une raison, ni une excuse. Il est rare dans les guerres civiles qu’un seul parti soit cruel, et les crimes révolutionnaires peuvent être des représailles sans en être moins odieux, car ces représailles ne punissent guère que des innocens. N’en déplaise à M. Carlyle, la sévérité naturelle du général en chef ne peut être déchargée d’une forte part dans les cruautés de la campagne d’Irlande, et sans nul doute elle était encore augmentée et comme endurcie par cette croyance fanatique, par ce prédestinatianisme rigoureux que rien n’oblige à ménager ni les élus ni les réprouvés, et qui n’a que faire ni de la vertu acquise de la charité ni de la vertu naturelle de l’humanité. C’est encore là un des traits de l’âme de Cromwell que doit peindre et condamner l’histoire, car il est l’homme qui, en rendant compte à l’orateur du parlement d’Angleterre de ses sanguinaires exploits, termine ainsi une de ses dépêches :


« Monsieur, que peut-on dire de ces choses ? Est-ce un bras de chair qui a fait ces choses ? est-ce la sagesse, et le conseil, et la force des hommes ? C’est le Seigneur, et lui seul. Dieu maudisse l’homme et sa maison qui ose penser autrement ! Monsieur, vous voyez que c’est un ouvrage que Dieu même a conduit. Dieu pénètre le cœur des hommes, et leur persuade de se soumettre à vous. Je vous le dis, une partie considérable de votre armée est plus faite pour l’hôpital que pour le champ de bataille. Si l’ennemi ne savait pas cela, je tiendrais pour impolitique de l’avoir écrit ; mais ils le savent, et cependant ils ne savent que devenir.

« Je demande humblement la permission de dire un mot ou deux. Je prie les fidèles de rendre gloire à Dieu. Je souhaite que cela puisse avoir influence sur les cœurs et les esprits de tous ceux qui en ce moment tiennent lieu de gouvernement, et leur inspirer la ferme confiance qu’ils peuvent tous de cœur s’approcher de Dieu, en le glorifiant par la sainteté de leur vie et de leurs entretiens, et que ces inexprimables miséricordes puissent enseigner aux frères dissidens de tous les côtés à s’accorder au moins à prier Dieu. Et quand le père de famille est si bon, pourquoi y aurait-il de telles querelles et de telles animosités parmi les enfans ? Et s’il n’est pas admis que ces succès soient comme les sceaux de l’approbation que Dieu donne à votre grand changement de gouvernement, — qui n’est pas plus vôtre que ces victoires ne sont nôtres, — du moins qu’ils disent avec nous, qu’ils disent tous, jusqu’au cœur le plus mal satisfait qu’il y ait parmi eux, que tout, victoires et révolutions, est juste jugement et œuvre puissante de Dieu, qui a renversé le fort de son tronc et qui demande compte du sang innocent ; que c’est lui qui brise en morceaux les ennemis de son église ; et qu’ils ne soient pas tristes et mécontens, mais qu’ils louent le Seigneur, et qu’ils pensent de nous ce qui leur plaira, et nous serons satisfaits, et nous prierons pour eux, et nous servirons notre Dieu. Et nous espérons que nous chercherons la paix et le bonheur de notre pays, et que le Seigneur leur donne des cœurs pour faire de même. Vraiment, monsieur, je suis contraint dans le fond de mes entrailles de vous écrire tout cela. Je vous demande pardon, et je suis, etc. »


Quand il revint en Angleterre tout chargé de ces miséricordes divines, les clairvoyans aperçurent bien qu’il méditait de grands projets, et cependant il cherchait dans les psaumes, avec ceux qu’on appelait les saints, son devoir et sa destinée, car c’était un soulagement pour lui que de mettre Dieu dans ses affaires et d’appuyer ses passions par ses croyances. Je ne sais si c’est le roi-prophète qui lui renouvela l’éternel conseil de l’ambition et du courage ; mais il quitta encore la politique pour la guerre ; il partit avec une armée pour l’Ecosse, et ce fut sa plus belle campagne. À Dunbar, il chargea l’ennemi en s’écriant avec le psalmiste : « Maintenant que le Seigneur se lève, et ses ennemis seront dispersés. » A Worcester, il livra sa plus grande bataille à la tête de trente mille hommes. On n’avait point alors de plus fortes armées, et d’une main victorieuse il écrivit au parlement : « Les dimensions de cette miséricorde divine dépassent toutes mes pensées. C’est pour quelque chose que je sais une miséricorde, une grâce de couronnement, a crowming mercy. » Que voulait-il dire ? Pensait-il tout haut en parlant ainsi ? Etait-ce lui, comme le dit un historien, que la divine miséricorde couronnait ? Y a-t-il là, comme le veut Southey, une pointe et une prophétie ? Du moins est-il que lorsqu’il revint, Londres reconnut un maître.

Le gouvernement de la république n’avait été ni sans sagesse ni sans honneur. — Une administration attentive, quelques réformes utiles, des succès au dehors auraient pu lui regagner la confiance du pays. Il ne l’avait pas cependant, et il n’a pas obtenu les suffrages de la postérité. Les révolutions déposent presque toujours un principe de faiblesse dans les gouvernemens qu’elles créent. La force qui a présidé à leur naissance les menace incessamment, s’ils ne la prennent pour eux-mêmes. On croit vainement que l’utilité, la raison, la justice, la bonne conduite suffisent pour affermir un pouvoir ; il y faut encore le temps. Rien ne supplée l’habitude que la peur. Or le conseil d’état et le reste du parlement, le tronçon, le croupion du parlement, qui dirigeaient la république, n’étaient pas redoutés. Mutilés par des coups d’état, frappés d’illégalité dans leurs origines, ils ne parvenaient pas à se donner dans les esprits l’autorité morale d’un gouvernement régulier ; leurs antécédens nuisaient à leurs services. La république en elle-même était loin d’avoir l’unanimité, et ses ennemis savaient peu de gré à ses partisans de maintenir l’ordre, insupportable aux fanatiques et aux niveleurs. Les hommes honnêtes, habiles même, qui, dans le cours des révolutions, tâchent pour le moment d’établir une administration raisonnable, sont malheureux. Ils essaient à grand’peine de renouer le fil de la légalité, et il se brise dans leurs mains. Ils parlent d’ordre, de libellé, d’obéissance ; ils peuvent même montrer du courage et du talent : vains efforts ! la tradition est rompue, le charme est détruit. Les violens les détestent, les malveillans les insultent, les indifférens les abandonnent. Tel fut le sort de quelques hommes d’une âme et d’un esprit élevés, qui, des débris d’un gouvernement, essayèrent alors de former un ordre de choses qui préparât la république définitive. Compromis dans les fautes de la révolution, ils auraient voulu la terminer ; mais aucun parti ne consentait volontiers à être sauvé par eux. Non-seulement leur ouvrage a été balayé sans résistance, mais leur mémoire n’a pas été épargnée. Les côtes de fer de Cromwell ne parlaient d’eux qu’avec mépris. Lui-même ne put s’empêcher de les outrager en les remplaçant. L’opinion défiante et dédaigneuse, n’ayant jamais cru à leur durée, ne croyant pas à leur force, ne les respectait pas, faute de les craindre. La modération relative qui les rendait faibles les rendait ridicules. Après que les indépendant les eurent chassés, les royalistes se moquèrent d’eux. La restauration, quand elle vint à son tour, ne les traita que de factieux et de régicides. On s’attacha à décrier en eux la république. Les constitutionnels n’ont rien tant à cœur dans une monarchie que de ne point passer pour républicains, et ils auraient craint de s’en donner l’apparence en montrant à ceux qui l’avaient été sympathie ou justice. Puis sont venus les historiens avec leurs systèmes ; ils ont doctement prouvé que ce qui était tombé devait tomber, et qu’il était nécessaire que le plus faible fût dévoré par le plus fort. Ainsi a été fermé et scellé sans honneur, sans la moindre épitaphe un peu consolante, le tombeau des hommes d’état de la république d’Angleterre.

Il n’est cependant pas vrai qu’au moment où Cromwell revint d’Ecosse, la république chancelât par elle-même, et que sa chute fût inévitable. Il n’y avait ni désordre ni troubles. Grâce à l’absence de l’armée, les vieilles mœurs de l’Angleterre avaient un peu relevé le pouvoir civil. Blake avait illustré sur les mers le nouveau pavillon. Ainsi Brune et Masséna honoraient par leurs armes les derniers jours de ce directoire qui ne valait pas le croupion, et qui finit comme lui. Aucune nécessité ne commandait une révolution. Le parlement pouvait durer ; mais il ne pouvait se défendre. Rien ne le condamnait à périr ; mais rien ne pouvait empêcher qu’il ne fût tué. Ce meurtre même n’était pas à la portée de tous, que Cromwell eût été frappé à Worcester d’une balle écossaise, et il est douteux que la révolution eût été tentée ; il est presque certain qu’elle n’eût pas réussi.

Mais dans l’état des opinions et des affaires, l’événement semblait prévu et certain. Tout équilibre était rompu ; Cromwell était devenu trop fort pour qu’entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire la trêve se prolongeât. Que ferait Cromwell, et comment ferait-il ? Telle fut, dès qu’il revint terrible et victorieux, la question posée dans tous les esprits. Un homme qui sait vaincre et punir, qui a glorifié son nom et sa cause, qui, avant de renverser un gouvernement, l’a mis sur pied, est un formidable sauveur ; il croit avoir conquis le droit de briser ce qu’il a défendu. Nul doute, en effet, que la république ne dût l’existence aux armes de Cromwell. Cela donnait une sorte de titre à son usurpation : il semblait disposer de son bien. Jamais invasion de la toute-puissance n’a été, mieux que la sienne, non pas justifiée par la nécessité, mais expliquée par les circonstances. Jamais supériorité plus reconnue n’a rendu la dictature naturelle et certaine. C’est ce que l’esprit de système appelle la nécessité, parce que les faits deviennent nécessaires quand ils sont accomplis ; mais ces nécessités-là n’ont été souvent que les fantaisies des grands hommes.

J’attends l’historien de la révolution d’Angleterre à la peinture de ce moment de la vie de Cromwell. Rien n’est plus curieux, rien ne peut être à bon droit rendu plus dramatique. Le héros du drame n’avait pas de doute sur un point : il fallait qu’il fût le maître. Mais comment ? mais à quel titre ? qu’allait-il faire ? Tout cela, je pense, était encore pour lui problématique. L’indécision est souvent un signe de force. On dit que les grands hommes sont résolus. En effet, quand ils prennent une résolution, elle est invincible ; mais ils savent attendre pour se résoudre, et ne se hâtent point, pour s’épargner, comme les faibles, le tourment de l’incertitude. Tant que l’occasion n’est pas venue, tant que les moyens d’exécution ne peuvent être déterminés, ils savent prolonger une indécision qui n’est que prévoyance, et qui les tient entièrement disponibles pour les événemens. Ils ont leur but et un seul parti pris, celui de faire pour l’atteindre tout le possible et tout le nécessaire. Ainsi Cromwell, avant de saisir le souverain pouvoir, passa près de dix-neuf mois à Londres, à sonder le terrain, à rassembler des amis, à interroger des indifférens, à dissimuler et à déceler tour à tour quelque grand dessein, le devançant par des indiscrétions qu’il rétractait ensuite, dominé par la passion et délibérant avec perplexité, consultant à la fois les circonstances et la voix intérieure, prenant l’avis des sages et des fous, priant Dieu de l’éclairer, avec la confiance que, quoi qu’il fit, Dieu le conduirait. Ses hésitations n’ôtaient rien à la puissance de sa volonté ni de son esprit. Elles ne prouvaient que la fermeté patiente de son ambition et l’obscurité rêveuse de sa pensée.

C’est alors qu’il tint ces conférences singulières où l’on délibéra sur le rétablissement de la royauté. Évidemment le titre même le tenta. Le sens pratique, la simplicité des mœurs, l’austérité des croyances, rien ne préserve donc les grands ambitieux de cette vanité. Cromwell aussi fut au moment de s’exposer à manquer la réalité du pouvoir pour une apparence, couvrant cette faiblesse d’esprit du prétexte politique, et s’efforçant d’y voir un sacrifice à l’Angleterre monarchique. Heureusement pour lui, si les légistes étaient pour un roi, les officiers étaient contre. Il se rangea du côté de son armée. C’est elle qu’après un temps de ménagemens et de réserve il employa, suivant son usage, à peser par la menace sur le parlement. Cette assemblée l’avait accueilli en triomphateur ; elle lui avait voté à la manière anglaise de riches récompenses, un domaine de cent mille fr. de revenu, et même assigné pour habitation la résidence royale de Hampton-Court. Puis, pour éviter le reproche de perpétuer son pouvoir, elle en avait fixé l’expiration au 5 novembre 1654. Le terme était trop éloigné, et de plus elle délibérait imprudemment sur la réduction de l’armée. Enfin, conduite par Henry Vane et ses amis, elle discutait un nouveau plan de représentation qui devait asseoir sur de plus larges bases l’élection du parlement futur. Aucune de ces mesures n’avait trouvé grâce devant Cromwell. Au mois d’août, il rompit ouvertement. Il réunit ses officiers, accusa devant eux le parlement de vues intéressées, d’esprit d’usurpation, et leur fit rédiger une de ces pétitions qui étaient des déclarations de guerre. En même temps, de bibliques exhortations irritèrent les militaires contre les civils, les fanatiques contre les politiques. Le parlement n’opposait que le nom de la république, l’intérêt de la liberté, l’appel prochain au suffrage national. Ce dernier point était décisif. Cromwell parait n’avoir craint que l’adoption de cette réforme électorale, qui pouvait rendre à l’opinion parlementaire une autorité et une popularité irrésistibles. Il semble que ce fut l’utilité de prévenir sur ce point une délibération suprême qui devint pour lui la nécessité d’agir, et le 19 avril 1653, après avoir pris ses mesures, peut-être en se réservant jusqu’à la fin la liberté de frapper ou de suspendre le dernier coup, il se décida comme subitement, se rendit à la salle des communes, et fit expulser devant lui, par le colonel anabaptiste Harrison, les cinquante-trois membres présens de l’assemblée, en leur adressant des paroles célèbres : grande scène historique qui semble avoir été composée par Shakspeare.

Le long parlement fut une assemblée remarquable, mais une assemblée révolutionnaire ; il eut donc ses jours de violence et n’en sortit pas innocent. Ceux qui le représentèrent dans ses derniers momens, et qui n’en étaient que les débris, avaient pour leur malheur cédé et participé aux iniquités du temps. C’étaient pourtant en général des républicains honnêtes, ayant pour chefs des hommes d’une distinction incontestable, — Vane, Sidney, Harrington, Blake, Scot, Ludlow ; mais leur esprit comme leur œuvre avait ce je ne sais quoi de chimérique qui ne réussit guère dans les choses humaines. Ils aimaient la liberté et ils auraient voulu la justice ; ils avaient de l’exaltation dans les idées et de la modération dans le caractère : ils étaient passionnés pour leur cause, inflexibles dans leurs principes, dédaigneux pour leurs adversaires, incapables de les dompter ni de les séduire, suspects ou odieux à tous les partis par leurs qualités autant que par leurs défauts, par le bien comme par le mal qu’ils avaient fait, irrévocablement voués, quoi qu’ils lissent, à la défaite, au discrédit, à l’oubli, à l’injustice des contemporains et de l’histoire. Encore aujourd’hui la pitié dédaigneuse de M. Carlyle et la sagesse expérimentée de M. Hallam les condamnent sans merci. Ils ne se présentent à la postérité que protégés par le généreux patronage de mistress Hutchinson.

Le cardinal de Retz prétendait mépriser Cromwell, pour avoir dit au président de Bellièvre que l’on ne monte jamais si haut que quand on ne sait où l’on va. Cette parole n’était pas cependant si méprisable, et elle exprimait d’une manière piquante ce mélange de calcul et de passion des ambitieux de premier ordre, qui, en se proposant constamment de monter le plus haut possible, doivent laisser tout le reste dans le vague, et se tenir prêts pour toutes les occasions, tous les moyens, tous les degrés, toutes les formes de la domination. Nul doute que de bonne heure Cromwell n’ait pensé ainsi. L’incertitude de sa destinée n’atteignait en rien la fixité de ses desseins. Comme tous les hommes supérieurs, il combinait à la fois le hasard et le conseil, et c’est une des conditions du succès que de ne l’enchaîner à aucun procédé systématique. Lorsqu’il se trouva maître, mais non pas seul, au milieu des ruines de tous les pouvoirs, Cromwell hésita sans doute encore dans son âme sur la forme à donner au sien, et fit à regret le choix qui n’était ni selon son penchant, ni selon sa raison. À cette faiblesse d’imagination et de vanité qui entraîne même les Cromwell, même les Jules César vers la royauté, venait en aide une pensée juste et fondée sur les faits. Livrée à elle-même, l’Angleterre retournait assez naturellement aux choses monarchiques, et, toutes les fois que l’opinion se manifestait librement, l’habitude ainsi que le bon sens ramenaient les esprits vers la constitution du passé, réformée selon l’esprit de la révolution. Ce sentiment général était même assez éclairé pour ne pas lier indissolublement le retour de la monarchie à celui des Stuarts, et il n’aurait pas été impossible de résoudre une partie de la plus haute aristocratie à consommer l’alliance de l’ancienne pairie avec une dynastie nouvelle. Cromwell ne cédait donc pas uniquement à une ambition de parvenu en convoitant la royauté ; mais outre que son esprit impérieux, son habitude du commandement militaire lui rendait difficile de rétablir avec le trône tous les contre-poids, toutes les résistances inséparables en Angleterre du pouvoir royal, il savait que toute sa force résidait dans l’année, et l’année ne voulait pas de roi. Une république guerrière ou le pouvoir absolu d’un chef, avec les apparences de l’égalité démocratique, telles étaient les deux seules formes de gouvernement entre lesquelles se partageaient les saints, les agneaux du Seigneur, ces soldats austères et durs, exaltés comme la mysticité, ombrageux comme la république, impitoyables comme le fanatisme, oppressifs comme la tyrannie. Cromwell obéit à la nécessité. Un conseil d’état fut composé de douze membres en l’honneur des apôtres : huit officiers et quatre légistes. Le lord-général y siégea en treizième comme lord président. Ce conseil choisit une convention de cent trente-neuf représentans des trois royaumes et du pays de Galles, et l’on dit au peuple que c’était le parlement.

Mais c’est ici qu’il faut apprendre à connaître la nation anglaise, ou du moins à mesurer la puissance des traditions constitutionnelles chez un peuple qui a le bonheur de croire à la liberté par ses souvenirs plus que par ses espérances. L’histoire avoue que le gouvernement de Cromwell fut absolu, et l’histoire ne trompe pas. Peu d’hommes ont été plus obéis. On ajoute que son despotisme habile, inflexible dans ses volontés, modéré dans ses exigences, glorieux au dehors, tint la nation dans une soumission calme qui n’eut pas toutes les amertumes de la servitude, et il y a des traits de vérité dans cette peinture de son règne. Cependant il faut ajouter et l’on oublie que la nation, en ce qui touche ses droits politiques, ne se soumit pas, ne se soumit jamais : la révolte, la guerre civile lui étaient impossibles ou odieuses ; l’administration était dure plus que vexatoire : de gré ou de force, elle obéit à l’administration ; mais dans le cercle où elle put exercer ou réclamer ses droits, elle les exerça ou les réclama ; toutes les fois qu’elle put légalement résister, elle résista. Ni les assemblées, ni les élections ne furent illusoires ou serviles. Comme la vie meut encore les tronçons de certains corps organisés, jusque dans les débris des institutions subsista l’esprit parlementaire. Il anima ces restes mutilés. Cromwell réunit jusqu’à trois assemblées différentes ; toutes prirent tôt ou tard les allures d’une chambre des communes, et il ne put vivre un an de suite avec aucune.

En tout, il faut se défendre de la séduction que l’alliance de la force, du génie et de la fortune exerce sur l’imagination des écrivains. Ils croient faire preuve de sagacité politique en se prosternant d’admiration devant l’habileté heureuse et prouver la grandeur de leur propre intelligence en se rangeant du côté des grands hommes. On dirait qu’ils les égalent en les interprétant. Des esprits doués de l’indépendance même la plus originale, comme celui de M. Carlyle, s’éprennent d’un dévouement superstitieux à la mémoire de ces rares et redoutables personnages, qui vivans ont entraîné leur temps, qui morts fascinent la postérité. Les accidens qui les ont servis, les fautes que leur bonheur a dissimulées, les dégoûts ou les échecs qu’ils ont éprouvés sans périr, la complicité des faiblesses ou des hasards qui ont élevé leur fortune, tout disparaît dans l’éclat historique de leur renommée, et les défaillances, les impuissances de leur despotisme échappent aux yeux prévenus des historiens infatués de la chimère de l’unité dans l’histoire. Il y a, même en Angleterre, une petite école qui tend à l’exagération du Cromwellisme, et qui décernerait l’infaillibilité à son héros. On est tenté quelquefois de diviniser ainsi la supériorité naturelle, quand ce ne serait que pour se délasser de ces supériorités conventionnelles qui dominent dans les temps ordinaires. Mais c’est une réaction de l’esprit, un besoin d’imagination, une fantaisie d’opposition, qui peut tromper le jugement, et s’il est absurde de méconnaître la grandeur dans les révolutions, il est puéril de l’exagérer jusqu’à l’idéal, et d’en écrire l’histoire sur le ton du roman. Il faut tout juger, même ce qu’on admire, et ne jamais, fût-ce dans un livre, sacrifier l’honneur des nations. Ce n’est pas la gloire, ce n’est pas le génie, que Platon proclame la maîtresse des choses mortelles et immortelles, c’est la justice.

Je sais ce qui entraîne un peu hors de la mesure l’admiration de quelques Anglais pour Cromwell : c’est sa conduite dans la politique étrangère. La révolution avait pris l’Angleterre dans une situation qu’on a pour l’importance au dehors comparée à celle de la Saxe ou de Venise. Depuis Elisabeth, l’Angleterre, déplorablement gouvernée, était dans une sorte de déclin dont a aucune époque les Stuarts n’ont su la relever. Cromwell libre et maître, et doué du merveilleux pouvoir de hausser sans effort son esprit au niveau de sa position, avertit sur-le-champ l’Europe qu’il y avait dans le monde politique une volonté de plus. Il se fit compter à l’instant par tous les cabinets éblouis de sa fortune ; sa nouveauté même lui prêta plus de prestige et d’ascendant. Avec la Hollande, avec l’Espagne, avec les régences barbaresques, il se montra résolu, énergique, presque impérieux. Il donna à l’Angleterre la Jamaïque dans l’Atlantique, et Dunkerque sur le continent. Il protégea en Europe le protestantisme, et plus jeune peut-être, et mieux servi par les circonstances, il eût ambitionné d’en devenir, comme avant lui Gustave-Adolphe, comme après lui Guillaume III, le défenseur armé. Sa politique fut heureuse jusqu’au terme, et c’est par là qu’il a gagné l’Angleterre. Ce peuple sensé ne se prendrait pas d’un aveugle et romanesque enthousiasme pour la grandeur qui échoue et pour la gloire qui se perd.

Supprimez par la pensée ce côté du gouvernement de Cromwell, vous le trouverez ramené à des proportions beaucoup plus modestes. Il est très difficile de devenir ce qu’il était au moment où il s’empara du pouvoir suprême. C’est pour en arriver là qu’il faut les dons supérieurs de l’intelligence et du caractère ; mais une fois cette position atteinte, saisir le pouvoir est peu de chose. Ce n’est qu’un acte de force, et il s’y prit avec un sans-façon et une brusquerie qui ne prouvent pas que ce fût bien malaisé. C’est la manière d’exercer le despotisme qui juge les usurpateurs, et en cela Cromwell a autant échoué que réussi.

Le capitaine général et commandant en chef des forces de la république, président du conseil d’état, réunit à White-Hall son prétendu parlement le 4 juillet 1653. Alors pour la première fois il improvisa un de ces longs discours publics qui ont ennuyé et embarrassé les historiens. Ce sont les monologues d’une conversation artificieuse et involontaire, où se montrent et se dissimulent tour à tour la politique et l’imagination d’un homme plus maître de ses desseins que de ses idées, plein de calculs et de rêveries, contraint lorsqu’il raisonne, entraîné lorsqu’il prêche, et plus jaloux de se faire croire que comprendre. Ce premier discours du trône a pour objet d’annoncer la fin du gouvernement provisoire et militaire, et une sorte d’acte constitutionnel ou d’instrument d’état, destiné à organiser les pouvoirs définitifs. À travers les divagations, les obscurités étudiées, les allusions bibliques, on aperçoit distinctement trois pensées principales. Il fallait chasser le dernier parlement, car il aurait établi la domination du parti presbytérien. Il fallait inaugurer et il faut maintenir le règne des saints, c’est-à-dire un gouvernement agréable aux puritains armés ; mais l’Angleterre doit cesser d’être sous l’autorité d’un conseil de guerre. Enfin la dernière moitié, qui n’est qu’une homélie pleine de citations de l’Écriture et presque de visions prophétiques, rappelle à tous que l’orateur lui-même est un saint, un homme de Dieu, et le recommande à ce titre, tout en conseillant, à la faveur d’un si orthodoxe langage, la tolérance religieuse. On y lit plus d’une fois en toutes lettres ce mot de tous les grands esprits dès qu’ils touchent à la toute-puissance : impartialité.

La convention à laquelle Cromwell semblait tout abandonner n’était sévère ni pour lui ni pour son usurpation ; mais elle était une assemblée anglaise, elle prenait fort au sérieux ses droits délibératifs. Elle se jeta avec ardeur dans les réformes. Elle en commença qui inquiétèrent des intérêts puissans, la cour de chancellerie, les légistes, le clergé, et, comme dans l’ordre politique elle s’était bornée à étendre un peu le conseil exécutif, Cromwell resta le plus fort et profita des inimitiés qu’elle avait excitées pour se délivrer d’elle. Un jour que peu de membres étaient présens, il fit proposer et voter la dissolution volontaire de l’assemblée. L’orateur la prononça et se rendit avec les votans auprès de Cromwell pour lui faire approuver cette abdication parlementaire et accepter le titre de lord protecteur. Cromwell parut surpris, ému, et ne céda qu’aux conseils et aux remontrances. L’expulsion du parlement croupion avait été un acte de violence ; la dissolution du parlement des saints fut un tour d’adresse.

L’instrument d’état voté par une minorité obtint bientôt jusqu’à quatre-vingts adhésions, et Cromwell, entouré de son état-major, fit proclamer en présence, des juges et des magistrats de la Cité cette charte d’un nouveau genre portant établissement d’un régime parlementaire où le protecteur, son conseil et une assemblée élective représentaient les trois pouvoirs de la monarchie. Ainsi, tandis qu’en fait il ne pouvait supporter la résistance ou la dissidence d’un corps délibérant, il se sentait contraint de revenir dans tout programme organique aux idées anglaises d’un gouvernement divisé et délibératif. Si d’ailleurs, par cette constitution nouvelle, il acceptait des limitations qu’il ne devait pas endurer longtemps, il élevait et le titre, et la sphère, et le caractère de son autorité. Au nom près, il devenait roi.

Et de ce jour il agit en roi. La fidélité à sa personne devint une vertu légale et publique ; le complot contre sa personne devint haute trahison. Souvent menacé de renversement et d’assassinat, bien défendu par la vigilance de l’espionnage et la promptitude de la répression, il sut cependant n’être pas persécuteur. Peu à peu il prit envers l’étranger l’attitude de la souveraineté ; l’Europe apprit à le connaître, et crut de loin l’apercevoir sur un trône. Peu s’en fallut qu’il ne fit la même illusion au premier parlement qu’il réunit (septembre 1654). Ce fut cependant encore par une harangue improvisée dans le ton de sa correspondance et de sa conversation qu’il ouvrit cette session si tôt abrégée. Son discours fut bien accueilli ; mais tel était l’indomptable esprit parlementaire qui domine ce peuple, que la chambre commença par mettre en question la charte octroyée ou imposée en vertu de laquelle elle était élue. Elle affirma ses droits de par sa propre autorité et fit revivre en principe l’autonomie de la république. Surpris et irrité, Cromwell ferma aux membres les portes de leur palais et les convoqua chez lui. Il se plaignit, il protesta, il exigea une mutuelle confiance, et leur fit signer individuellement une adhésion à sa manière de gouverner. Cent environ sur quatre cents refusèrent leur signature, et s’exclurent ainsi du parlement. Ceux qui restèrent avaient plié, ils ne s’étaient pas rendus. Quand on leur demanda de déclarer la première magistrature héréditaire, il la voulurent élective. Quand on réclama pour le protecteur un veto définitif en certaines matières, ils le refusèrent Enfin ils résistèrent dans une question de subsides, et Cromwell répondit par une dissolution. Ainsi le parlement, qu’il avait violenté et mutilé, lui demeurait insupportable. Cet homme ne pouvait ni supprimer, ni souffrir la première des libertés nationales, la discussion. Resté seul et maître absolu, il vit renaître à chaque pas les conspirations, et partagea l’Angleterre entre douze majors-généraux comme entre des proconsuls. Ainsi tout le royaume fut enveloppé dans le réseau d’une administration militaire. Il crut alors pouvoir convoquer un parlement, et ne prévit plus d’opposition. Pour plus de sûreté, usant du pouvoir exorbitant de vérifier les élections, il exclut près de cent membres sous l’odieux prétexte d’indignité, et adressa encore à l’assemblée un de ces discours pleins d’art et de confusion, où l’on peut étudier curieusement les mystères naturels et les ruses méditées de cet inconcevable esprit. Il sembla pour un temps avoir enfin une assemblée à sa dévotion. Celle-ci toléra l’exclusion de ses propres membres, prit des mesures pour la sûreté du lord protecteur, sans cesse menacée ; elle censura bien par un vote l’administration des majors-généraux, mais il parut que Cromwell lui-même n’était pas fâché de les affaiblir. Elle vota le rétablissement d’une chambre des lords, elle lui offrit le droit de la choisir, et enfin la royauté. Jamais Cromwell ne passa par l’épreuve d’une indécision plus cruelle, indécision sur la conduite, car sur le fond ni son opinion, ni sa passion n’était douteuse. C’est alors qu’il se livra plus que jamais à ce genre d’éloquence embarrassée, à cette hypocrisie oratoire qui était la forme de son talent et le langage de sa politique. Il passa un mois à essayer de ramener à sa pensée tous les dissidens qui ne refusaient au despotisme que la couronne ; mais ces dissidens étaient les chefs de l’armée. Ne pouvant vaincre leur opposition, il n’osa la braver. Dans une séance royale à Westminster-Hall, il accepta la nouvelle constitution, moins la royauté, et de ce jour son autorité déclina. Tout le monde sut que son ambition dépassait son audace. Aussi, à la session suivante, le même parlement qui l’avait voulu couronner refusa-t-il de reconnaître la chambre des pairs qu’il avait formée. Cromwell revit avec effroi, avec colère, se relever le fantôme de la république, et il se rendit dans la salle des séances pour prononcer une dernière harangue et signifier au parlement sa dissolution. Il finit par ces mots : « Que Dieu juge entre moi et vous ! » Dieu avait jugé en effet. Depuis un temps, les complots se renouvelaient, et ses craintes étaient encore supérieures à ses périls. Il vivait dans la défiance, dans les précautions humiliantes, dans un trouble continuel. Des malheurs domestiques attristaient son âme ; de dangereuses infirmités accablaient sa vieillesse, et moins de six mois après qu’il avait ainsi déclaré solennellement son impossibilité de gouverner avec une assemblée libre, il rendait le dernier soupir, après avoir prophétisé qu’il ne mourrait pas.

Cromwell régna cinq ans. L’Angleterre sous lui ne fut agitée par aucune guerre civile ; elle se fit respecter au dehors. Il la gouverna avec rudesse, mais sans violence ; il la maintint en repos, et ne persécuta ni les partis ni les croyances : de là l’admiration historique que l’Europe porte à son gouvernement ; mais il ne fonda rien, et pourtant il voulut fonder. Il essaya plus d’une fois d’organiser un gouvernement régulier et définitif ; il échoua toutes les fois. Il voulut être roi ; mais il ne put ou n’osa. Il recourut successivement, avec habileté et bonheur, à tous les expédiens de l’absolutisme ; il fut condamné aux tristes soins d’une police inquiète, et réussit à sauver sa vie, mais non son repos. Quant à l’opinion publique, jamais il ne la gagna au point de pouvoir s’abandonner à elle. Il répondit à ses résistances par des coups d’autorité ; mais il ne parvint pas plus à dompter qu’à satisfaire l’esprit de liberté. Il opprima sa nation, il ne la corrompit pas. Le despote réussit, mais non le despotisme.

Notre intention n’était dans ces pages ni de le peindre tout entier, ni de juger son histoire ; nous ne voulions qu’indiquer quelques traits de l’homme et tirer une seule conclusion. Que Cromwell fut un sectaire au lieu d’un politique, c’est ce que nous ne pouvions admettre, et nos opinions, si libérales qu’elles puissent être, ne nous portent à renverser le piédestal d’aucun grand homme ; mais nous sommes encore moins d’humeur à l’exhausser au point d’en faire un autel. M. de Lamartine, en qui les premières idées du contre-révolutionnaire subsistent chez le panégyriste des vainqueurs des girondins, et M. Carlyle, qui professe avec tant de verve et d’esprit l’idolâtrie polythéiste qu’il appelle le culte des héros, ne pouvaient nous entraîner chacun dans son sens, et nous soutenons ici, comme en bien d’autres choses, une idée de juste milieu. Cromwell, par ses qualités les plus éminentes, mais les moins singulières, est de l’espèce de ces grands hommes pour lesquels l’histoire se monte au ton de la poésie, quoique pour lui elle ne doive pas s’élever au-dessus de la prose éloquente. La qualité et les procédés de son ambition, sa vocation pour le commandement, pour l’organisation, pour la guerre, son obstination, sa patience, son activité, son art de ménager et de conduire les opinions contemporaines, de faire servir ses penchans et ses idées les plus involontaires au succès même de ses desseins, tout cela le met au rang de ceux que les hommes reconnaissent pour leurs maîtres. D’autres traits plus individuels, ses mœurs, ses croyances, son langage, un certain vague dans les idées, une certaine indécision devant les grandes choses, un esprit exalté et artificieux, mille singularités le rendent curieux à observer et à peindre ; mais tout cela le diminue un peu pour la raison. Si Jules César est pris pour le type de ces hommes rares qu’aucun n’a surpassés, on pourra comparer, non égaler Cromwell à César, quoiqu’il ait eu de ses qualités et commis de ses fautes. Enfin ce qui le fait appeler sectaire a pu lui servir souvent comme moyen d’influence, mais lui donne je ne sais quoi d’incohérent et d’outré qui touche au haut comique, et le fait descendre des régions de l’idéal : c’est un héros du drame romantique.

L’histoire d’un grand homme ne dépend pas toute de lui : ce qu’il maîtrise des événemens est souvent peu de chose auprès de ce qu’il en subit ; mais Cromwell fut heureux, ce qui veut dire que les événemens le servirent bien, et il se servit bien des événemens. Il motiva et mérita sa fortune au moins par ses travaux et ses périls. En cela, il ne fut pas un usurpateur. C’est ce qui l’honore, et ce qui honore son temps et sa nation. La servitude est d’autant moins humiliante, qu’elle a coûté plus cher à celui qui l’impose. S’il releva son pouvoir en le conquérant par d’héroïques efforts, si les circonstances se prêtèrent à son avènement au point d’en faire une chose toute naturelle, sa tyrannie ne devint inévitable qu’en raison de sa supériorité même. Jamais la nation ne la chercha, ne l’appela, et ne s’enorgueillit d’avoir trouvé un maître. Moins habile ou moins heureux, il n’aurait pas asservi son pays ; aucun des résultats de la révolution d’Angleterre n’avait besoin de lui ; elle ne lui dut rien qu’un intervalle assez éclatant. Il fut un incident très commun dans les troubles civils ; qu’un guerrier victorieux s’y rencontre, il est rare qu’il ne domine pas. Mais l’intervention de Cromwell ne fut ni une nécessité ni un bienfait, et si ce n’est qu’il lui a donné la Jamaïque, j’ignore quel bien permanent il a fait à son pays. C’est le faible des historiens que de vouloir toujours chercher dans les grands hommes un de ceux-là dont Dieu a dit : « Je t’appellerai Cyrus. » Tout est permis, tout est voulu par la Providence ; mais nul ne la représente, et il faut se résigner à croire que la valeur des individus est, comme on dit, un hasard de la naissance, c’est-à-dire que l’ordre politique, à la différence de l’ordre des deux, est l’empire de la liberté humaine. Les contemporains jugèrent de Cromwell ainsi, lorsqu’en subissant son influence, en admirant son génie, en redoutant sa force, ils n’acceptèrent jamais son despotisme, et, par la résistance de l’opinion, le tinrent constamment en échec et le condamnèrent à l’impuissance d’opprimer en paix. Jamais il ne parvint à suborner l’esprit de liberté, à dénaturer le caractère national. L’Angleterre dominée, mais non déchue, resta au fond la même, et conserva dans son sein ce sentiment de la bonne vieille cause qui ne devait pas périr. Voilà ce que ne saurait jamais oublier l’historien de Cromwell. On doit du respect aux grands hommes ; on en doit plus encore aux nations.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. On croit qu’il avait récemment perdu son second fils, Olivier, mort en combattant (Carlyle) ; mais d’autres ne placent cette mort que quatre ans plus tard.
  2. Sir Thomas Fairfax.
  3. Anti-cant, anti-hypocrisie ; anti-flunkeyisme, ce qui est contraire à l’esprit de valet.
  4. Cloth-worship.