De Bonald (E. Faguet)

De Bonald (E. Faguet)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 913-944).
DE BONALD

« Je n’ai rien pensé que vous ne l’ayez écrit ; je n’ai rien écrit que vous ne l’ayez pensé, » mandait Joseph de Maistre au vicomte de Bonald, et celui-ci écrivait en marge : « L’assertion, si flatteuse pour moi, souffre cependant, de part et d’autre, quelques exceptions. » — Elle en souffre tant qu’elle les souffre toutes, et si ces deux hommes se croient d’accord, c’est qu’ils se rencontrent, et encore à peine, aux mêmes conclusions, sans du reste y arriver jamais par les mêmes chemins. Il n’y a peut-être pas deux esprits concluant dans le même sens en pensant si différemment. Leurs natures intellectuelles sont opposées. L’un est un pessimiste, et c’est du pessimisme même, de l’existence du mal, augmenté du reste et exagéré à plaisir par lui, qu’il tire une conclusion déiste et chrétienne. L’autre est un optimiste ; voit l’ordre et le bien immanent au monde, à peine altéré parfois, interrompu jamais ; et la providence non point qui se réserve, mais toujours agissante, et Dieu tout près. L’un est extrêmement compliqué, et captieux, et à mille détours. L’autre, encore que subtil dans le détail, a le système le plus simple, le plus court et le plus direct. L’un est paradoxal à outrance, et croit trop simple pour être vraie une idée qui n’étonne point. L’autre voudrait ne rien dire qui ne fût absolument traditionnel et de toute éternité, et, s’il n’est point compris, n’en accuse que ces esprits modernes pour lesquels la vérité éternelle, et qu’il ne croit que répéter, s’est obscurcie. L’un est mystificateur et taquin, et risque le scandale au service de la vérité. L’autre, grave, sincère et d’une probité intellectuelle absolue, serait au désespoir d’inquiéter les simples, évite la fantaisie, s’interdit le brillant, voudrait éviter l’esprit, et n’en a que malgré lui, serait heureux que toute sa pensée se déroulât dans la pure clarté, et la solidité rassurante, et la sécheresse même d’une série de théorèmes, et, en dépouillant les mots de leur sens injurieux, l’un est un merveilleux sophiste, et l’autre un scolastique obstiné, intrépide, vigoureux et imposant.


I

Le dernier des scolastiques, c’est bien de Bonald. Partir d’un axiome, et déduire, déduire encore, déduire toujours, sans jamais rien admettre qui ne soit contenu dans le principe primitif ; de temps en temps, quand, par exemple, on commence un nouveau livre, reprendre l’axiome, le poser à nouveau, dans les mêmes termes, et fournir une nouvelle série de déductions, voilà, non pas la méthode de Bonald, mais sa façon même d’être au monde. Il est un raisonnement qui se poursuit. Il est constitué d’un sorite. Je ne dirai rien de son caractère. Il donne l’idée qu’il n’en a pas. Il semble être un esprit pur. Dans de Maistre, dans Rousseau, dans Montesquieu, je sens l’aristocrate railleur, le plébéien amer, le gascon qui s’amuse ; dans de Bonald je vois le logicien, et derrière le logicien, je ne sens que le logicien. Ses colères mêmes semblent à peine des saillies d’humeur ; elles semblent des emportemens de discussion. Ce sont les « doctrines » qu’il appelle « abjectes » (et trop souvent), ce ne sont pas les hommes, jamais. Ses injures sont injures de soutenance. Ce n’est que de la dialectique qui s’envenime. Il est peut-être l’homme qui, plus qu’aucun, a été pur raisonnement. Il a une théorie qui lui est chère entre toutes, et qu’il a contribué à répandre, c’est que ce sont les livres qui l’ont l’histoire. « Depuis l’Evangile jusqu’au Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolutions. » La littérature est « l’expression de la société » présente, et le fabricateur de la société de demain. Les idées sont les reines du monde. — Du moins, elles sont les siennes, et s’il a cru que les idées gouvernent les hommes, c’est qu’il se sentait gouverné par elles. Il est l’idéologue absolu. Il raille l’idéologie quelque part : « Idéologie, étude stérile, travail de la pensée sur elle-même, qui ne saurait produire. Tissot aurait pu traiter, dans un second volume, de cette dangereuse habitude d’esprit. » Le plus beau cas eût été M. de Bonald. Nul exemple plus étonnant de la pensée travaillant sur elle-même, indéfiniment, et ne voulant tenir rien que de soi. Elle semble redouter, et non sans raison, l’excursion en dehors d’elle-même comme une occasion de scepticisme. Sortir de soi, c’est douter de soi, et douter de soi, c’est douter, et le chemin est si long pour revenir, qu’on risque de rester en voyage. Or le doute est la terreur de Bonald. Il en a peur et horreur à ce point qu’il affecte de le mépriser : « Les esprits supérieurs sont naturellement portés vers l’absolu et tendent toujours à simplifier leurs idées… Le doute où les esprits médiocres se reposent est pour les esprits forts en que l’indécision est pour les forts caractères, un état d’inquiétude et de malaise, dans lequel ils ne sauraient se fixer. » Tout son secret est dans ces trois lignes. Terreur du doute, aveu que le besoin de croire est en son fond le besoin d’agir et que l’on veut n’être pas incertain sur les idées pour n’être pas indécis dans les actes, naïf mépris des esprits médiocres qui ont des idées complexes, et conviction que les esprits supérieurs n’ont qu’un petit nombre d’Idées simples ; c’est lui tout entier ; c’est ce qu’il a été et ce qu’il a voulu être, et ce qu’il a voulu être parce qu’il l’était.

Avoir une seule idée, s’il est possible, dont on soit bien sûr, absolument sûr, puis ne s’en détacher et ne s’en écarter jamais, et tirer tout d’elle, système politique, système historique, système moral, système domestique, système religieux et système du monde, en faire sa « substance » intellectuelle, unique, dont toutes nos idées ne seront que des « modes », qui ne recevra plus rien, ne s’augmentera ni ne diminuera, ne créera même point, à proprement parler, mais s’exprimera elle-même indéfiniment en figures nouvelles et en images variées d’elle-même, voilà à quoi il a tenu essentiellement, et dont il a presque tenu la gageure. Au fond, ce qu’il y a en lui, comme au fond de tout dogmatique, mais en lui plus impérieux, plus tyrannique, plus obsédant et plus ombrageux, c’est le besoin de penser toujours la même chose. Ce besoin est celui des médiocres ; mais il faut faire une distinction. Pour les médiocres, il n’est que le désir de rester en repos. L’homme complet a ce désir ; mais il en a un autre. Comme dit Pascal, il tend au repos par l’agitation. Bonald tend à dire toujours la même chose, en trouvant toujours de nouvelles manières de le dire, et de nouvelles raisons à prouver qu’il a raison de l’avoir dit. Il eût été heureux de s’écrier en mourant : « Je n’ai eu qu’une idée dans ma vie. Et puis j’ai eu toutes les idées possibles. Et j’ai prouvé que toutes les idées possibles n’étaient rien autre que celle-là. »

L’obsession du système est si forte chez lui qu’elle lui fait lâcher la proie pour l’ombre très facilement, très complaisamment. Il a, par exemple, cette idée, ce sentiment plutôt, qu’en 1800 c’est l’étude de l’homme moral qu’il faut reprendre, pour y appuyer toute théorie tant sociale que religieuse, comme sur une base nouvelle, ou renouvelée. Il est attiré de ce côté-là. Il y entend comme un appel. La tentation était excellente. Toutes les fois qu’on le voit écrire que le secret de la destinée de l’homme est dans son cœur, que qui saurait définir l’homme aurait la clef de toutes les choses, que la notion du devoir humain est l’étude unique et que tout le reste n’est que ce monde d’images qui passent, on se surprend à lui crier : « Bravo ! » Eh ! sans doute ! après le XVIIIe siècle ; qui a passé son temps à regarder par la fenêtre, qui a fait tant d’histoire naturelle, de relations de voyages, d’histoire anecdotique, de mémoires mondains, de romans et de systèmes politiques, cette dernière catégorie d’études rentrant dans la précédente, et qui s’est désaccoutumé avec tant de soin, et non sans plaisir, de réfléchir sur l’homme et d’essayer de le voir tel qu’il est, sans doute, reprendre la tâche de Pascal est la vraie tâche, et utile peut-être, et, à coup sûr originale, et digne d’un penseur, et qui doit tenter un chrétien. — Et sans doute encore, lorsque les restaurateurs de la pensée chrétienne et du système monarchique sont un Chateaubriand qui fait du christianisme un chapitre d’esthétique, et un de Maistre, si éblouissant, mais trop spirituel pour convaincre, et trop insolent pour persuader, le moment est à merveille, à un penseur grave, pour tirer d’une forte et profonde morale une politique tout entière et une démonstration de la religion qu’il croit la vraie. Puisque vous êtes monarchiste, montrez-nous, comme Bossuet, mais plus explicitement, et avec des argumens nouveaux qu’une histoire récente ne contribuera pas pour peu à vous fournir, que le droit du roi est dans l’intérêt que les hommes ont d’en avoir un pour mettre un frein aux passions violentes, et que, « étant devenus intraitables par la violence de leurs passions, ils ne peuvent être unis à moins que de se soumettre tous ensemble à un même gouvernement qui les règle tous. » Puisque vous êtes chrétien, montrez-nous, comme Pascal, et avec combien de vues nouvelles et d’aperçus, que vous pourrez trouver jusque dans Rousseau, que le christianisme est le vrai parce qu’il résout les contradictions et concilie les discordances de notre nature, ou, tout au moins, parce qu’il n’est philosophe sur la terre qui les ait connues et scrutées jusqu’en leur fond mieux que lui. Et, en tout cas, soyez cet homme nouveau en France, et inattendu, et tel qu’un siècle a passé sans en montrer un, qui étudie les sentimens humains, qui les interroge, qui se demande ce qu’ils signifient, ce qu’ils supposent, ce qu’ils comportent, et qui se hasarde à répondre. Quel divertissement et quel soulagement, rien qu’à cette direction et tournure nouvelle d’esprit, on trouverait tout de suite des systèmes abstraits, des théories ambitieuses, des constructions sans fondemens, et des psychomachies retentissantes !

Mais un moraliste est un homme bien patient, et les allures sont lentes, prudentes, circonspecte et peu hardies de cet « esprit de finesse » dont mille observations ténues, délicates et chacune dix fois discutée et contrôlée sont les « principes. » L’histoire morale est de l’histoire, et le moraliste est un historien. Mille faits prouvés sont sa base, au-dessus de quoi il s’élève peu, lui servent de point de départ au-delà duquel il s’avance d’un pas ; et qu’un grand système logique est plus vite fait ! Et, aussi, comme il satisfait plus pleinement la raison pure, à condition, du moins, que la critique sommeille ! Et comme l’homme de combat s’en accommode aisément, la suite des déductions paraissant si bien pousser et refouler au loin l’adversaire ! A la vérité, ce n’est le tuer que par raison démonstrative ; mais l’illusion en est toujours douce. Et voilà pourquoi, sur le chemin, sinon de la vérité, du moins de la vraie méthode, Bonald rebrousse, et nous ramène en pleine idéologie, s’empare d’un principe, d’un axiome, y adhère de toutes les forces de son esprit, lui attribue la certitude, lui donne de sa grâce, et s’habitue, par le respect même dont il l’entoure, à lui conserver je ne sais quelle autorité mystérieuse, puis y applique tout, y rattache tout, en tire tout ; et si, par aventure, le principe est moins évident à nos yeux qu’aux siens, et perd son caractère sacré en passant de son esprit dans le nôtre, tout s’écroule.

Et quelle est-elle donc, enfin, cette idée universelle ? Voilà bien où se montre et éclate le pur scolastique. Cette idée — je n’ai aucune velléité de parodie, et ne crois ni trahir ni travestir un penseur sérieux et vénérable — cette idée, c’est un chiffre, cette idée c’est le nombre trois. Tout va par trois, Dieu, le monde, l’Etat, la famille, l’homme ; tout le visible et tout l’invisible. Sans l’idée ternaire rien ne s’explique ; avec elle tout se comprend, parce que c’est par elle que tout est constitué et se soutient. Quelque chose que l’on considère au monde, on y trouvera ces trois termes : cause, moyen, effet, et rien autre que ces trois termes. Le monde est un système de trinités. Dieu et le monde, qu’est-ce bien ? C’est une cause, Dieu ; un effet, le monde ; un moyen, et ici il faut prononcer médiateur : Jésus-Christ. L’homme, qu’est-ce bien ? « Une intelligence servie par des organes, » c’est-à-dire une cause : l’âme ; des moyens : les organes ; un effet : la conservation et la reproduction. La famille, qu’est-ce bien ? Une cause : l’homme ; un moyen : la femme ; un effet : Ios enfans. La société, qu’est-ce encore ? Une cause : le roi ; un moyen d’action : le patriciat ou les patriciats ; un effet : conservation et reproduction du peuple, etc.

Et maintenant voulez-vous mettre des termes concrets à la place des abstractions ? Ne dites plus : cause, moyen, effet ; mais pouvoir, ministre, sujets, vous répéterez la théorie en la vérifiant et la confirmant. Dieu est pouvoir, Jésus est ministre, le monde est sujet. L’âme est pouvoir, les organes ministres, la matière sujet. L’époux est pouvoir, la femme ministre, l’enfant sujet. Le roi est pouvoir ; les nobles, prêtres et magistrats ministres ; le peuple sujet. Voilà l’idée, l’idée unique, ou plutôt voilà l’entendement même de M. de Bonald. Il comprend ainsi et ne peut comprendre qu’ainsi ; les choses prennent la forme ternaire en entrant dans son esprit. Tel un homme qui verrait violet, ou qui goûterait acide. Il a un triangle dans le cerveau, et y applique tout ce qui tombe en sa pensée. Il décompose l’unité en trois, ou ramène à trois le multiple, pour ajuster l’un ou l’autre à sa pensée, pour le pouvoir entendre. Par des miracles de subtilité, qui, peut-être, ne sont chez lui que les démarches très naturelles de son entendement, il accommode tout objet à la figure géométrique qui s’est dessinée une fois pour toutes au point central de son esprit. Jésus-Christ, par exemple, s’il est moyen, ou médiateur, dans le système général du monde, considéré en lui-même, doit être et sera cause, moyen et effet. Il sera pouvoir, ministre et sujet dans la société religieuse : pouvoir par sa pensée, ministre par sa parole, sujet comme victime de sa prédication même ; et encore pouvoir, ministre et sujet même dans la société politique : pouvoir comme roi des Juifs, ministre comme prêtre, sujet comme patient résigné et martyr obéissant.

S’il y a une lacune apparente dans le système, ou quelque chose qui semble s’y dérober. Bonald n’est pas embarrassé de l’obstacle, et l’a bien vite levé. Ame, pouvoir, organes, ministres, matière, sujet, voilà qui est bien, lui dira-t-on ; mais une bonne moitié du corps n’obéit point à l’âme. L’estomac digère et le sang circule sans que la volonté y soit pour rien, et sans qu’elle puisse arrêter leur fonctionnement, sinon par le suicide. — D’abord, en effet, elle a le suicide, répond Bonald, le suicide, cette ultima ratio du gouvernement de l’âme, « l’acte suprême de la puissance de l’âme sur le corps » ; le suicide, que les animaux ne connaissent point, vraie preuve qu’ils ne sont que des mécanismes ; le suicide preuve de l’âme, et, remarquez, de l’immortalité de l’âme ; car si l’âme peut tuer le corps, c’est qu’elle sent qu’elle ne se tue pas en le tuant, qu’elle s’en débarrasse et lui survit. Se tuer est un non-sens et une impossibilité ; tout être ne peut que vouloir être ; aussi rien ne se tue dans la nature ; seulement il y a dans l’homme un être qui tue ses organes, une cause qui détruit ses moyens éphémères.

De plus, si vous voyez dans l’homme des parties qui n’obéissent point à l’âme, et si vous en concluez que l’âme n’est pas la dominatrice du corps, c’est que vous considérez l’homme en lui-même, et indépendant de la société pour laquelle il est fait. Mais l’homme n’est un monde complet (cause, moyens, effets) que relativement, et une société complète (pouvoir, ministre, sujets), que relativement. Il fait partie de la famille, autre monde complet et relatif, autre société complète et relative, et il se doit à elle, qui elle-même (et c’est pour cela qu’elle aussi n’est complète que relativement) se doit à l’État. Il a donc fallu que l’homme fût pouvoir sur lui-même, mais non absolu, qu’il disposât de ses organes, mais dans certaines limites. Sans ces bornes, il en aurait disposé, trop facilement. S’il lui suffisait de ne pas vouloir, un instant, que son sang circule, pour que la circulation s’arrête, comme il lui suffit de vouloir fermer les yeux pour les fermer, il suffirait d’une colère enfantine ou d’un dépit de jeunesse pour qu’un suicide, acte irrévocable, se produisît. De là ces bornes et ces entraves à notre volonté souveraine. Elle est souveraine. Si elle ne l’était pas, il n’y aurait pas en moi pouvoir, ministre, sujet, et je ne me comprendrais pas ; je ne serais pas « constitué, » je ne serais rien, je serais ce minéral. Elle est souveraine : elle peut toujours supprimer ses ministres et ses sujets ; mais il lui faut pour cela un immense effort ; il faut qu’elle arme un de ses organes au moins contre tout son organisme ; et elle est avertie par cet effort même qu’elle ne suit pas sa vraie destinée en s’affranchissant. El, de même, dans la famille, le père est pouvoir, mais non pouvoir absolu. Son « ministre » et ses « sujets » ne lui doivent qu’obéissance ; mais, pouvoir ici, il est sujet ailleurs, et son pouvoir sur ses sujets est limité par l’obéissance qu’il doit au pouvoir supérieur, qui est le roi. Et, de même, dans la société, le roi est pouvoir absolu au sens humain du mot ; ses ministres et ses sujets ne lui doivent qu’obéissance ; mais, pouvoir du côté de la terre, il est sujet du côté du ciel.

Les analogies, il faut dire les identités, entre la société personnelle qu’on appelle un homme, la société domestique qu’on appelle la famille, la société politique qu’on appelle l’Etat, iraient à l’infini si on les cherchait toutes ; car ce ne sont que trois formes de la même chose et trois textes de la même loi. Ainsi, comme il y a dans le corps des fonctions indépendantes de la volonté dirigeante, autonomes, et que la volonté dirigeante ne peut que supprimer, et par la mort totale de l’organisme ; de même il y a, il est bon qu’il y ait, il doit y avoir dans l’Etat des sociétés particulières indépendantes qui ont en elles la raison et les moyens de leur existence, et qui servent et conservent l’État sans recevoir l’impulsion du chef de l’Etat, et que le pouvoir central ne peut que briser, et par une « action désordonnée et oppressive qui serait une sorte de suicide social. » — Ainsi de suite. Voulez-vous connaître la vérité sur l’homme, regardez l’État, sur l’État regardez la famille, sur la famille regardez l’homme, sur le monde regardez l’État, ou l’homme ou la famille ; et intervertissez les termes à votre gré, capricieusement, indéfiniment, vous trouverez toujours les mêmes solutions, parce qu’il n’y a qu’une loi de constitution dans le monde, et que, pour mieux dire, le monde est un fait unique.

A quoi sert ce que je me permettrai d’appeler cette fureur subtile de réduction à l’unité ? A montrer aux hommes, à forcer les hommes d’avouer, sous la pression contraignante que l’analogie exerce d’ordinaire sur les esprits, que la monarchie est le vrai. C’est le but évident de tous les tours de force dialectiques de Bonald. L’univers est monarchique, voilà la grande vérité à établir. Quand elle éclatera, un gouvernement non monarchique paraîtra une infraction aux lois naturelles, comme serait un corps qui ne graviterait pas. Prouver que tout gouvernement non monarchique est un monstre, voilà le but. La place que le gouvernement occupe dans le système, et comme dans la hiérarchie des choses organisées, est à souhait, du reste, pour le raisonnement. Entre les puissances invisibles qui sont là-haut et les organisations particulières que nous sommes, ou que nous formons, le gouvernement est là, suspendu. Que doit-il être ? S’il est prouvé que le gouvernement de la Divinité sur le monde est monarchique, que la famille est monarchique, que l’homme est une monarchie, ne faudra-t-il pas conclure que l’état doit être monarchique, sous peine d’être quelque chose d’étrange, d’artificiel, de contre-nature plutôt, qui prétend remplir une place non dessinée pour lui et où il ne s’ajuste pas ? Faire trembler les hommes sur l’immense et scandaleuse audace qu’il y a, en touchant à la monarchie, à vouloir renverser l’ordre du monde, faire réfléchir les hommes sur l’impossibilité, aussi, qu’il y a à changer un rouage qui tient au système du monde entier, leur persuader que c’est à la « nature des choses » qu’ils s’attaquent en s’attaquant à la monarchie, tel est le but constant et l’effort obstiné de Bonald.

La « nature des choses » est, en effet, son mot favori, et comme son refrain. « Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses, » cette phrase de Montesquieu a été son delenda est ; et ce qu’il a prétendu toute sa vie, c’est retrouver cette nature des choses et les rapports nécessaires (il répète cent fois le mot et le souligne avec une sorte d’entêtement) qui en résulte. Montesquieu, il le remarque, et sa remarque est parfaitement juste, après avoir posé cet axiome, ne s’y est pas tenu le moins du monde. Après avoir promis par cette première phrase et le chapitre qui la suit une sociologie systématique, il a été surtout un critique sociologue ; il s’est placé tour à tour en face de chaque constitution, ou, bien plutôt, en face de chaque complexion et tempérament social, et il a dit, de celui-ci et de celui-là, quelle était la force intime, le vice caché aussi, et les ressources possibles contre ce vice, et les limites probables de cette force, et les maladies à craindre, et le régime à suivre, et les palliatifs à employer, et les demi-guérisons, et les rechutes ; — et, à la différence de tous les sociologues peut-être, si confians dans la vertu éternelle de l’hygiène qu’ils recommandent, c’est le voisinage perpétuel et les approches constantes île la mort qu’il semble voir sans cesse, très convaincu que la destinée de tous les peuples est de périr très vite, très persuadé qu’une constitution sociale un peu durable est un prodige d’équilibre de forces contraires toujours sur le point de se rompre, disant à chaque instant : si telle chose manque, ou telle autre, « tout est perdu ; » ayant à peine un système, parmi tous les systèmes, qu’il croie un peu moins imparfait que les autres, système du reste relatif encore et applicable seulement à tel tempérament national, lequel est rare ; théoricien, en un mot, du contingent et du probable, et écrivant surtout un admirable cours de pathologie sociale. — C’est l’éternité politique, au contraire, que Bonald prétend inventer, c’est l’élixir de vie sociale perpétuelle. Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; donc qui trouverait la nature des choses, et non point la nature des choses de tel peuple ou tel pays, mais celle de tout l’univers, sans aller plus loin, trouverait du même coup les lois nécessaires, et non point les lois nécessaires à tel peuple pour qu’il dure un peu plus qu’il ne durerait sans elles, mais les lois nécessaires à tous les hommes de toutes les latitudes et de tous les climats.

Et cette nature des choses, nous l’avons vu, Bonald l’a trouvée, c’est la cause, le moyen, l’effet ; le pouvoir, le ministre, le sujet, et voilà la vérité éternelle. Ce n’est pas la constitution parfaite, c’est la constitution. Il n’y a jamais eu qu’une constitution. Les admirateurs d’Aristote nous parlent des cent cinquante constitutions qu’il a étudiées ; a comme s’il y en avait plus de deux, une bonne et une mauvaise : celle de l’unité du pouvoir et celle de la pluralité des pouvoirs ! « Il n’y en a même pas deux. Il y a la constitution, et l’absence de constitution. Il y a des peuples constitués et ce sont les peuples monarchiques, et il y a des « peuples non constitués » et ce sont les autres. Et maintenant, en possession de notre loi suprême, nous n’avons qu’à en tirer des déductions rigoureuses pour arriver sûrement à toutes les vérités de détail et d’application.

Cette intrépidité de dogmatisme, et cette confiance intraitable dans une idéo générale d’abord, dans la logique déductive ensuite u quelque chose qui confond. Comment ! Jamais de Bonald n’a douté de son axiome initial, de son principe triangulaire ? — Jamais ! — Jamais il ne s’est demandé si cette loi générale, trouvée un matin, et qu’appuient peut-être en son esprit, mais que ne viennent jamais appuyer dans ses œuvres ni l’histoire, ni l’histoire naturelle, ni la physiologie, ni aucune science, est autre chose qu’une hypothèse ? — Jamais ! — Jamais il n’a fait la réflexion que cette loi universelle destinée à montrer la légitimité et la nécessité de la monarchie, c’est du spectacle même de la monarchie qu’il l’a tirée, et non d’ailleurs, qu’il voit l’univers avec des yeux de monarchiste et que c’est l’univers ainsi vu qu’il tourne en argument pour la monarchie, et que, par conséquent, il n’y a peut-être rien de plus dans son argument qu’une affirmation ? — Jamais ! — Je n’ai pas d’exemple plus frappant de pure « raison raisonnante » que de Bonald. Le minimum de matière à pensée qu’il faut jeter dans la mécanique intellectuelle pour qu’elle ne tourne pas absolument à vide, c’est lui qui l’a mis dans la sienne. Il y a mis une analogie ; celle-ci : l’Etat ressemble à une famille. Et, dès lors, voilà qui est fait : que la machine marche, qu’elle établisse des rapports, qu’elle fasse une série d’équations, qu’elle déduise et généralise, et d’une généralisation qui embrasse le monde, redescende aux idées les plus particulières, travaillant sans relâche sans jamais recevoir en elle une matière nouvelle, et laissant tomber autour d’elle, constamment, comme une pluie dense et indéfinie de formules !

Cet éloignement, cette répulsion de Bonald à l’égard de la matière à pensée, à l’égard du fait, de l’observation, de l’information, vraiment, je ne l’exagère point. Il sait l’histoire, et fort bien, nous le verrons, et il la méprise : « Ceux qui, dans le gouvernement des affaires humaines, se dirigent uniquement par des faits historiques, et ce qu’ils appellent l’expérience, plutôt que par des principes qui apprennent à lier les faits et à en tirer l’expérience, ressemblent tout à fait à des navigateurs qui ne prendraient ni compas ni boussole, mais seulement des relations de voyages et des journaux de marins. » Bonald est convaincu qu’il a sous les yeux la boussole et entre les mains le compas. Il est l’homme de Pascal qui « en juge par sa montre » et qui se moque de ceux qui jugent par leur goût. Il repousse ce qui gêne ses principes avec une hauteur et une horreur incroyables. Il sent que l’histoire naturelle lui fait obstacle, qu’elle trouve tout moins simple qu’il ne lui plait de le voir. Il n’hésite pas à la qualifier durement, à l’accuser de mener les hommes d’une part à la « zoolâtrie, » d’autre part à la « bestialité. » Voilà de ses aménités. De Maistre en a de ce genre, mais amusantes, jetées (le plus souvent du moins) à travers la grêle cinglante et étourdissante des boutades, des paradoxes et des traits d’humour. Bonald les assène gravement et lourdement, comme des interdits. Cela irrite. On se redresse ; on lui demande de quel droit il le prend sur un pareil ton. Du droit du « principe ? » Du droit de l’idée ternaire ? Du droit d’une généralité passablement arbitraire, appuyée de deux ou trois analogies un peu forcées ? Est-ce suffisant ?

C’est suffisant pour lui, parce qu’il est orgueilleux comme un croyant, et, en même temps, tranchant comme un raisonneur du XVIIIe siècle. Ces « sophistes » du XVIIIe siècle, comme il les appelle, ont été des hommes de foi, à leur manière, autant qu’il est possible de l’être. Ils ont cru à la logique, à la réalité objective d’une construction dialectique, autant qu’un scolastique du moyen âge a pu croire à la « parole » et au dixit du Maître. Pour eux, une idée qui fait système est une idée vraie. Elle n’est pas probable, elle n’est pas utile, elle n’est pas une hypothèse favorable à la classification des idées et mettant un peu de clarté dans le cerveau, comme une bonne table des matières ; elle n’est pas, pour se placer à un autre point de vue, spécieuse, agréable, élégante, attrayante, d’un joli dessin, d’une belle hardiesse ou d’une heureuse harmonie de lignes ; elle est vraie ; elle est la vérité, et la pratique des hommes s’y doit soumettre. Ainsi Rousseau (sauf de nombreuses contradictions qui lui font honneur) a pensé ; ainsi Condorcet, ainsi Volney, ainsi beaucoup d’autres, dont est Bonald, dans un autre camp, avec la même méthode. Cette scolastique philosophique, il en est plein. Ce jeu des abstractions, ce déroulement des syllogismes et cette éclosion précise des formules est une volupté de son esprit où il a le tort d’engager sa conviction et de vouloir soumettre la nôtre. Nous ne lui refusons pas notre admiration, et même il faudrait peu de chose pour que nous prissions au jeu, en ne le tenant que pour un jeu, autant de plaisir qu’il en prend lui-même. Il n’y faudrait qu’un peu plus d’aisance, et plus d’air libre circulant dans ces pages un peu compactes. Mais toute adhésion se dérobe à des raisonnemens qui ont une base commune si étroite qu’elle semble ne pas exister, et qui, faute d’un fondement solide, ou tout au moins large, paraissent ne se soutenir que les uns par les autres, et réciproquement se demander et se rendre la force apparente que le second ne tient que du premier et le premier que du second.


II

C’est avec cette intempérance de dialectique et cette intrépide confiance aux principes qu’on a une fois cru découvrir, qu’on arrive très vite aux égaremens du « sens propre » et au respect superstitieux de son « opinion particulière. » Qu’il y ait dans Bonald l’étoffe d’un hérétique, puisqu’il y a en lui l’esprit d’un raisonneur du XVIIIe siècle, cela, éclate aux yeux, et souvent inquiète. Sa haine pour ceux-là même, dont il a, sans le savoir, la tradiction intellectuelle, l’a sauvé. Il a l’esprit systématique ; mais il ne l’aime que chez lui, et le déteste chez les autres, et à le détester chez les autres, et à le combattre en eux, il en est venu à l’abandonner, sans s’en rendre compte, et à le condamner même chez lui, sans s’en apercevoir. C’est la seconde pensée de Bonald, dont il n’a jamais su combien elle était en contradiction avec la première. Trouvant en face de lui la philosophie du XVIIIe siècle, il l’a combattue, d’abord par son système, ensuite par la condamnation et le mépris de tout système et de toute invention intellectuelle purement humaine, enfin par ces deux idées à la fois, mêlées ensemble, ou plutôt juxtaposées, et sans se demander jamais si la seconde, que, j’avoue qu’il préfère, ne le condamnait pas à tout simplement abandonner l’autre. Laisse seul à lui-même, il dévide implacablement le fil fragile et brillant de ses raisonnemens ternaires, et c’est ce qu’il a fait, sans distraction, ce me semble, assez longtemps, jusqu’aux Recherches philosophiques ; sentant la pression et la poussée de l’adversaire, il nie que l’adversaire puisse avoir raison, puisqu’il raisonne, puisqu’il invente des idées, puisqu’il jette dans le monde une pensée qui n’y a pas été de toute éternité, et, sans faire de trop près son examen de conscience sur ce point même, il se jette éperdument dans la « tradition, » et s’y enferme et s’y retranche avec l’intransigeance obstinée qu’il met à tout.

Son idée maîtresse, maintenant, c’est que l’homme est radicalement incapable de quoi que ce soit. L’homme n’a en lui aucune puissance d’invention. Il n’a inventé ni les arts, ni la société, ni la famille, ni sa parole, ni sa pensée. Toutes ces choses, on les lui a apprises. Il était table rase. On a déposé en lui. non pas seulement les germes de toutes les facultés dont il est si fier, non pas même, vraiment, ces facultés, mais ce qu’il considère comme les effets et les fruits lentement élaborés de ces facultés, tout ce qu’il est en un mot, comme être pensant, parlant, aimant, familial, social, politique. L’homme est né nul. C’est bien de l’extérieur que tout lui est venu ; seulement ce n’est pas la sensation, comme le croyait Condillac, qui l’a lentement instruit et pourvu ; c’est Dieu qui l’a pourvu tout d’un coup. Dieu est l’instituteur du genre humain. On demande quelle est l’origine des idées : c’est Dieu ; quel est l’inventeur des premiers arts : c’est Dieu ; quel est l’inventeur du langage : c’est Dieu ; de l’écriture : c’est Dieu, ou un apôtre directement inspiré de lui ; de la famille : c’est Dieu ; de la société : c’est Dieu ; de la constitution politique (car il n’y en a qu’une) : c’est Dieu. Dieu au commencement et sa tradition ensuite ; il n’y a absolument que cela dans le monde, et les facultés humaines sont des illusions. Parce que les hommes combinent des idées, ils croient penser. C’est une erreur. Ils disposent, engrènent, agrègent, désagrègent et réordonnent les idées qui leur ont été données une fois pour toutes par Dieu avec une certaine liberté de les agiter. Rien de plus. Au fond, ils pensent éternellement la pensée de Dieu, ils pensent éternellement une pensée unique. Comme tout le monde, Bonald se figure toute l’humanité sur son propre modèle, et comme il a fait le ferme propos de penser toujours la même chose, il est sûr que le genre humain a eu et aura perpétuellement la même pensée. L’homme n’a pas plus inventé un art qu’il n’a inventé une idée. Les arts principaux, ceux dont les autres ne sont que des applications, remarquez-vous que personne n’en connaît les inventeurs ? Ils sont de société primitive, et la « société primitive, » c’est une façon de parler qu’ont trouvée les hommes pour ne pas désigner Dieu ; mais ce n’est pas autre chose, ne leur déplaise, que Dieu même. La société primitive, c’est Dieu parlant à l’homme et l’instruisant.

Vous reconnaîtrez bien, par exemple, que sans langage il n’y aurait ni arts, ni société, en un mot pas d’humanité. Or croyez-vous que l’homme ait été capable de découvrir, de constituer lui-même le langage ? C’est l’impossibilité même ; car pour inventer le langage, il faut avoir l’idée du langage, et sans langage il n’y a pas d’idée. L’idée sans le mot qui l’exprime, il ne faut pas dire : reste confuse, il faut dire : n’existe pas. Consultez-vous vous-même ; reconnaissez que vous ne savez ce que vous voulez dire ; que quand vous le dites, que, mentalement même, une idée ne se présente à vous que par un mot, auparavant n’existe point, n’est, si vous voulez, qu’une disposition à penser, mais disposition dont vous ne vous apercevez qu’après qu’elle a abouti, qu’après que vous avez pensé, c’est à savoir dit un mot, au moins à vous-même, disposition, par conséquent, qui n’est qu’une supposition de votre part, que vous n’avez jamais saisie en elle-même, et que, tant que vous ne l’aurez pas saisie en elle-même, c’est-à-dire toujours, je tiendrai pour une simple illusion. Donc, pensée et parole, ce que nous en savons quand nous ne vous payons pas de peut-être et de il me semble, c’est que ce sont choses qui vont toujours inévitablement ensemble, qui ne se séparent point ; forme et fond, si vous voulez, mais forme et fond indiscernables l’un de l’autre, en vérité chose unique. Pour penser, il a donc fallu parler, je ne dis pas auparavant, mais en même temps, du même coup. La parole n’a donc pas été inventée. La supposer inventée, c’est supposer une idée cherchant son mot qui n’existe pas, c’est-à-dire une idée n’existant pas et voulant naître, c’est-à-dire un néant plein d’énergie. Dispensez-moi de suppositions pareilles. J’aimerais autant le monde se créant lui-même de rien, rien voulant devenir tout, rien ayant une idée, un dessein, une volonté et une énergie, et réussissant très bien, lui qui n’est pas et ne pense pas, dans sa pensée d’être.

Et, en effet, c’est exactement la même question. C’est la question de la création. Supposer rien pour commencer, et ce rien, grâce à une immense bonne volonté et beaucoup de temps, insensiblement devenant tout, c’est la théorie du langage sans Dieu, comme c’est la théorie du monde sans créateur. Voilà pourquoi je tiens, dans l’un et l’autre cas, à la pensée contraire. Et Bonald y tient dans tous les cas possibles, et multiplie les cas. Pas de langage-pensée, ou de pensée-langage sans Dieu qui le donne. Pas d’art primitif et nécessaire (les autres sont des amusemens de l’orgueil humain) sans Dieu qui l’enseigne. Pas de société sans Dieu qui la forme. Même argumentation. L’Invention sociale est une absurdité dans les termes. Tout à l’heure, Bonald retournait Condillac. Il disait : « L’homme table rase, oui ; c’est précisément pour cela qu’il faut que quelque chose ait mis sur lui une empreinte, mais non pas le monde extérieur, principe inerte, mais Dieu principe actif. » Maintenant il retourne Rousseau. Il dit : l’homme primitif sans société, évidemment. Mais, dès lors, il ne sera jamais en société. Il ne s’y mettra jamais de lui-même. Pour s’y mettre, il faudrait délibérer, et délibération suppose déjà l’homme en société. Pour s’y mettre, il faudrait s’entendre, et s’entendre, c’est être en état social depuis des siècles. Votre invention sociale n’est qu’un perfectionnement politique : l’homme, déjà en société, a délibéré pour y être mieux ; il est possible. Mais le fait initial ne peut être d’invention humaine. Ce serait encore un rien devenant quelque chose. Je ne comprends pas. Reste que le fait initial soit divin, comme toute invention dite humaine.

Placer, je veux dire replacer Dieu à l’origine de toute institution humaine et de toute faculté de l’homme, voilà ce que Bonald poursuit de toutes les forces de sa logique. Il ne s’en tient pas là. Il replace Dieu à toute origine ; mais il se garde bien de l’y laisser. Voilà qui serait encore singulièrement « philosophique. » Dieu n’est pas seulement celui par qui tout commence, il est celui par qui tout se maintient. La création est continue. Dieu continue de nous créer comme êtres pensans, parlans, aimans, sociaux, par l’instrument de la société qu’il a faite. Nous ne créons rien, nous n’inventons rien. Mais nous sommes engagés et engrenés dans la société, qui est la pensée de Dieu. Elle conserve sa parole, ses idées, ses arts, ses inventions, notamment elle-même, grâce à la tradition ininterrompue. Et c’est en elle, c’est-à-dire en lui, que nous vivons et agissons, avec une certaine liberté de jeu qu’il a voulu nous laisser ; mais, du reste tellement soutenus de lui que nous languissons sitôt qu’il relâche les liens, et péririons s’il les dénouait. L’homme est un animal traditionnel. Il est enchaîné par la tradition. Les autres le sont par la nécessité, et c’est toute la différence, qui du reste est infinie. L’homme vit dans les inventions de Dieu et n’a que la faculté de les maintenir parfaitement ou imparfaitement. Si, par hasard, il en oubliait une, elle serait perdue à jamais, n’y ayant être au monde capable d’inventer à nouveau société, famille, langage, agriculture même ou vêtement. L’homme vivant est engagé dans les fibres de la société pleine de l’esprit de Dieu, l’homme pensant est emprisonné dans le réseau du langage, œuvre de Dieu. Les langues sont la pensée traditionnelle. Incapables d’avoir une pensée sans avoir le mot qui l’exprime, nous recevons nos idées des mots que nos pères nous transmettent. Nous ne pouvons commencer à penser que dans la pensée de nos ancêtres, laquelle remonte à la pensée divine. Notre pensée est ainsi comme pétrie et sculptée de toute éternité par le démiurge divin, puisqu’elle ne prend forme et conscience d’elle-même, ou, pour mieux parler, puisqu’elle n’est, que du moment qu’elle s’est versée dans le moule du mot, dessiné par lui. Et quand nous faisons un mot nouveau, vous savez assez que seulement nous croyons le faire. Nous le tirons d’un autre, nous obéissons en le formant aux lois éternelles du langage ; il le faut pour que nous soyons compris ; c’est encore ceux dont nous voulons être compris qui nous l’imposent ; c’est encore l’humanité parlant en nous, et par nous, sa langue, l’humanité, laquelle parle elle-même la langue de Dieu. Par la société, par la parole, l’homme est comme soumis à une double fatalité divine ; il est contraint de vivre la vie traditionnelle, de penser la pensée héritée. Qu’il tende à la liberté, il lui est loisible et peut-être il faut qu’il ait ce penchant ; mais c’est à la mort qu’il tend sans le savoir ; car l’extrême aboutissement du désir de s’affranchir de la société, c’est la mort du corps, et l’extrême aboutissement du désir de s’affranchir de la pensée en commun, c’est le silence de la bouche, le silence de la pensée et In mort de l’âme. L’homme ne peut s’enfuir hors de Dieu que pour mourir.

Adhérens donc à la loi, pleinement et sans réticence. Si, plus nous nous éloignons de la tradition, plus nous nous rapprochons de la mort, plus, aussi, nous embrassons fermement la tradition, plus nous vivons d’une vie forte et complète. Cherchons la tradition la plus pure, la plus assurées, la plus nettement continue. Ne nous contentons point de cette tradition générale qui est nécessité de vivre en société et nécessité de penser en commun, mais attachons-nous, de plus, à cette tradition plus étroite qui est conseil de Dieu donné aux hommes et conservé par ses fidèles. Ne cherchons pas à inventer, puisque nous sommes incapables d’invention, ne cherchons pas à penser, puisque nous sommes incapables d’une pensée personnelle, sinon illusoire ; mais ne pensons que pour retrouver la pensée divine ; sachons la recueillir et nous en pénétrer, n’ouvrons notre esprit que pour la recevoir, et, comme dit Pascal : « Écoutons Dieu. »

Comment l’intrépide inventeur de système, et d’un système qui n’est, ce me semble, inscrit dans aucun livre saint, en est-il arrivé à cette pure soumission à la vérité traditionnelle, et à cette abdication de la pensée personnelle devant la tradition ? Comment surtout, s’étant attaché à cette seconde conception, n’a-t-il pas simplement abandonné la première, comme suspecte, au moins, d’une certaine tendance à la liberté de penser ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est qu’il les a obstinément maintenues toutes deux. Il y a en Bonald un homme de 1760, un dialecticien fougueux qui a vite construit un système tout personnel et qui y fait rentrer l’univers de gré ou de force, et c’est comme son côté affirmatif ; il y a, de plus, un chrétien qui méprise tout système opposé au christianisme et qui prétend humilier les faiseurs de système par la démonstration de l’imbécillité de la raison humaine, et c’est son côté négateur. Il s’est maintenu dans cette double ligne, persuadé que son affirmation n’était point antichrétienne, ce qui est vrai, mais convaincu qu’elle confirmait son christianisme et n’en était que l’expression suprême, ce qui n’est pas démontré. Un chrétien ne doit pas avoir de système personnel. Il ne doit que prouver que tous les libres penseurs ont tort, et quand il s’agit d’affirmer à son tour, n’affirmer que l’Écriture. C’est ce que de Bonald n’a pas fait. Cette grande différence entre un Bossuet et lui, et qui marque bien la date de l’un et de l’autre, était essentielle à considérer.

Quant à l’esprit qui anime la patrie impersonnelle et vraiment chrétienne du système de M. de Bonald, il commande l’attention autant que le respect et sollicite la réflexion. Bonald a l’instinct de la polémique directe et de la position au point central, comme de Maistre a celui des mouvemens tournans et des fantaisies brillantes. Il s’est placé au centre des opérations et a poussé droit devant lui. Il a pensé ceci : le christianisme, c’est la création. Tout ce qui n’est pas le christianisme, c’est la négation, ou l’escamotage, ou l’atténuation, ou l’obscurcissement, ou la relégation dans un lointain nébuleux de l’idée de création. Pour prouver le christianisme, il n’y a qu’une vraie méthode, c’est de remettre l’idée de création en honneur et en créance. Le prouver autrement, c’est le trahir. Le prouver par la considération de ses « beautés, » c’est montrer quelle place honorable il peut prendre parmi les différens paganismes qui ont amusé les hommes. Le prouver par le pessimisme, c’est beaucoup plus le faire désirer que le faire croire ; c’est faire souhaiter qu’il soit vrai, comme compensation juste et comme résolution satisfaisante des griefs que nous avons contre la nature ; ce n’est pas le démontrer, et c’est risquer de laisser le lecteur à mi-chemin, à savoir dans la conception d’un Dieu méchant ou indifférent. Défions-nous de ces chemins qui sont promenades divertissantes ou peut-être gageures de beaux esprits. Mais s’il y a une idée que, seul, le christianisme ait eue, prouvons qu’elle est vraie et nécessaire, et le christianisme, le vrai christianisme, et non pas un christianisme approximatif et superficiel, est rétabli.

Cette idée existe, c’est l’idée de création. Les païens ne l’ont pas, les matérialistes ne l’ont pas, les déistes ne l’ont pas, les chrétiens modernes, artistes, hommes du monde, beaux prédicateurs eux-mêmes, sont très loin de l’avoir. Les païens voient une matière éternelle, un artiste puissant qui l’a organisée et des êtres supérieurs capricieux qui l’agitent un peu çà et là. Les matérialistes voient une matière éternelle douée de forces inhérentes et intimes qui l’agitent et la transforment, d’une manière assez régulière. Le déiste, cet homme « qui n’a pas vécu assez longtemps pour devenir athée, » croit-il une sorte de Dieu constitutionnel, qui a créé, il est vrai, mais il y a bien longtemps, et qui regarde son œuvre marcher toute seule, à moins que, même, il ne la regarde pas. La création n’est pour le déiste qu’un moment très éloigné, et un premier acte réduit à son minimum. Dieu a créé la matière et l’a douée des forces qui la meuvent ; et ensuite ces forces ont indéfiniment suffi à l’évolution de l’univers. De là à supprimer Dieu et à dire que cette matière douée de ces forces n’a pas eu de commencement, il n’y a qu’un pas ; il suffit de reculer indéfiniment le point de départ. Quand le déiste réfléchit, il s’aperçoit qu’il n’a pas besoin de Dieu et il laisse tomber ce dernier reste qu’il avait en lui, par hérédité, éducation, ou bonne éducation, de conception théologique. Le chrétien moderne lui-même croit à la création, mais n’y songe pas. Le chrétien moderne n’est pas philosophe chrétien. Il ne réfléchit pus à ce qu’il y a dans l’idée de création. Il ne songe pas que cela veut dire : au commencement il y a Dieu, et rien. L’idée de ce « lien » s’est obscurcie. De ce que le monde est vieux, je ne sais quelle demi-idée, je ne sais quel demi-sentiment qu’il est à peu près éternel se glisse et se mêle dans la pensée du chrétien inattentif. Du moins ce chrétien ne laisse pas d’avoir quelque peine à se figurer le pur rien, C’est l’idée du rien qu’il faut rétablir et restaurer pour y ramener le chrétien et en faire un chrétien solide, pour y ramener le déiste et en faire un chrétien.

Voilà pourquoi de Bonald prodigue, en quelque sorte, cette idée du rien. Il ne voit que création dans l’univers, que rien devenant quelque chose parce que Dieu le veut. D’une part, il dissipe cette illusion, née de l’histoire et de l’histoire naturelle, ses deux ennemies personnelles, que le monde est très ancien. Il ne faut pas croire le monde très ancien ; cela mène, par un manque d’esprit philosophique, mais enfin cela mène à le croire éternel. La création est d’hier. Hier vous n’étiez rien. Vous sortez à peine du néant sous le souffle de Dieu. D’autre part, il applique l’idée de création à toute chose. Dieu n’est pas seulement le créateur du ciel et de la terre, il est le créateur de la pensée, de la parole, et de la civilisation, et de la famille, et de toute chose par quoi nous vivons. Enfin, Bonald prolongea la création dans le temps et la voit et la montre aussi active à chaque moment que nous traversons qu’au premier moment. La tradition nous fait vivre, penser, parler ; mais elle peut se rompre ; nous tendons même à faire qu’elle se rompe. Dieu la soutient. Il nous crée par elle à chaque minute de notre vie. Voilà la vérité que seul le christianisme enseigne : soyez chrétiens. Et prenez garde ! Entre cette doctrine et le pur matérialisme, il n’y a pas d’autre doctrine. Toute autre doctrine, ou n’enseigne point la création, ou la dissimule et semble faite pour empêcher d’y penser. Il n’y a que deux doctrines au monde : la création, et l’éternité de la matière, c’est-à-dire le christianisme et l’athéisme. Soyez chrétiens.

Il a raison, en ce qu’il croit que l’idée de création n’a été nette que chez les chrétiens, et c’est sa grande originalité d’avoir établi son christianisme dans ce fort. Il y avait longtemps que cette doctrine était comme rouillée. De Bonald remonte ainsi, ou aux philosophes chrétiens du IVe siècle, ou aux docteurs du moyen âge. Je crois qu’il avait beaucoup étudié les uns et les autres. Sa preuve de l’existence de Dieu est exactement l’argument de saint Anselme un peu développé, et à l’idée de Dieu s’ajoutant le sentiment de Dieu. Il était original, et aussi digne d’un penseur austère, et aussi fort à propos, de restaurer cette doctrine, qui, en effet, est bien la doctrine centrale, non du christianisme primitif, mais du premier christianisme philosophique, retrempé dans la Bible et s’étant rigoureusement rattaché à la tradition. Je dis que cela était original, car personne, il me semble, du moins parmi les hommes en lumière, n’avait repris la grande polémique chrétienne de ce côté-là ; et c’était fort à propos ; car ce que de Bonald a très bien vu (en 1800), c’est qu’on pouvait négliger Voltaire et tout le voltairianisme, comme petite guerre brillante, mais dont la portée était courte et dont l’influence sur les esprits n’irait pas loin, tandis que, quoique bien plus obscur et comme bégayant encore, le transformisme, révolutionnisme était l’ennemi redoutable, l’ennemi fait pour grandir, cet ennemi de demain qu’on oublie toujours d’étouffer aujourd’hui. Cela, c’était prévoir, c’était prédire. Cet homme du passé avait beaucoup d’avenir dans son esprit. Seulement, il me semble qu’il a été insuffisamment instruit, et, un peu maladroit, et excessif.

Pour maintenir l’idée de création contre l’idée évolutionniste, certes c’était quelque chose d’être un bon logicien, de ramener la question à ses première termes, de dire : l’éternité des choses bornées et contingentes est contradictoire ; le monde a commencé ; donc avant il n’y avait rien ; que rien soit devenu quelque chose, peu importent les siècles et le peu à peu, c’est, contradictoire ; donc il y a eu création extérieure ; c’est quelqu’un qui a créé ; ce quelqu’un est le fond et l’âme de tout, — et d’amener ainsi l’esprit du lecteur à cet extrême point où il faut se décider, prendre parti, ne plus voir que deux idées sans accommodement possible, et incliner vers l’une. Cela certes est quelque chose ; c’est une lumière, une grande clarté jetée sur une question. Mais il n’eût pas été mauvais pourtant qu’il connût davantage, en son détail, la doctrine qu’il combattait. Il la connaît mal, il tranche bien vite par des « doctrines abjectes » ou par des épigrammes qui, chose curieuse, rappellent tout à fait Voltaire, ennemi, lui aussi, superficiel et dédaigneux, des théories évolutionnistes naissantes. Quand de Bonald a ri consciencieusement de l’idée que le premier ancêtre de l’homme pourrait bien être un poisson, il croit avoir broyé l’adversaire. C’est triompher vite. On s’attend toujours, en le lisant, à une exposition solide, complète et pleinement loyale des hypothèses transformistes ; on s’attend même, tant il a l’esprit de système et s’entend à exposer une doctrine, à ce qu’il présente ces hypothèses en y ajoutant, en les coordonnant, quitte après à partir en guerre. Cet espoir est constamment déçu. Et, dès lors, l’effet est tout différent. Il paraissait très moderne, saisissant si bien le nœud même de la question, telle que les modernes la posent ; il ne paraît plus (souvent) qu’un scolastique répétant des argumens très anciens, sans les rajeunir par le plein contact des objections mêmes. Le chrétien ou le vrai déiste qui tiendra vraiment compte de la doctrine évolutionniste, qui lui laissera toute sa force et qui saura montrer que, fût-elle vraie, la création reste, n’est pas encore venu. — Je dis de plus qu’il me paraît maladroit et excessif. En vérité, il veut trop prouver. Comme dans son autre système, ou, s’il y tient, dans l’autre partie de son système, il prodiguait trop l’idée ternaire, ici, il prodigue trop la création. L’esprit systématique l’entraîne encore, et il compromet encore son idée en en abusant. Est-il bien nécessaire pour que l’idée de création ne soit pas entamée, que le Créateur soit l’inventeur du langage ? Dieu sait si de Bonald y tient ! On se demande pourquoi il croit qu’il y va de Dieu. Voici une hypothèse. L’homme est un animal social ; il est né avec l’instinct de conservation, comme tous les animaux ; en tant qu’il est animal social, son instinct de conservation est social comme tous ses grands instincts, et, dans chaque individu, compte sur les autres ; de là le cri d’appel dans le danger, le cri de l’enfant vers la mère, de la femme vers l’homme, de l’homme vers son semblable. Ce cri ne peut pas se modifier peu à peu pour devenir un langage rudimentaire, d’abord, plus complexe ensuite, extrêmement complexe enfin ? Jamais une idée sans le mot qui l’exprime, dites-vous. Certainement ; mais qui dit que mot et idée ne sont pas nés ensemble, idée et mot confus d’abord, idée s’exprimant par une onomatopée, par exemple, onomatopée instinctive faisant surgir l’idée et désormais la conservant, la fixant dans la mémoire ? En quoi cette hypothèse atteint-elle l’idée de création et qui empêche des êtres ainsi constitués d’avoir été créés ? — Ils sont ainsi moins crées, pour ainsi parler, et c’est ce qui déplaît à de Bonald. La création recule et s’éloigne. Il la veut tout proche et comme présente.

De même pour la société. En quoi la création est-elle compromise parce que la société est considérée comme chose humaine et non nécessairement divine ? Dieu crée le monde, soit ; toutes les énergies qui lui sont nécessaires, il les lui donne. Elles remontent toutes à lui, dérivent toutes de lui, et ensuite elles agissent. Une de ces énergies est l’instinct social chez l’homme, il y obéit. Il le doit à Dieu, mais il en sent l’impulsion sans qu’il soit nécessaire qu’une parole et un ordre formel le contraignent à s’y conformer. En quoi cette hypothèse touche-t-elle à l’idée de création ? — Elle fait la création moins directe, en quelque sorte, et immédiate, et c’est ce qui contrarie de Bonald. Ainsi de suite.

Il est poursuivi par une idée, importune pour lui, et insupportable à son esprit, qui a été très en faveur au XVIIIe siècle, l’idée que toutes choses humaines sont d’invention humaine. Les hommes ont inventé la religion par un affreux calcul et dans un odieux dessein d’oppression. Ils ont inventé la société. Elle pouvait ne pas être. Un jour ils se sont dit qu’il était bien plus convenable qu’elle fût. Il y a eu discussion, mais les gens de bon sens l’ont emporté. Je ne trouve point qu’aucun philosophe ait jamais dit qu’un bienfaiteur de l’humanité ait inventé la parole ; mais il n’est pas impossible qu’il y en ait un qui eût cette idée. Bonald, avec raison, trouve cela une puérilité. Avec raison, avec profondeur, il dit : les plus grandes choses humaines n’ont pas été inventées ; l’homme n’a pas eu le choix de les adopter ou de s’en passer ; elles sont nécessaires, nécessaires, oui, non inventées, oui ; mais primitives en leur entier, primitives avec tout le développement qu’elles ont maintenant, primitives en leur perfection : voilà ce qui n’est pas démontré, et voilà ce que de Bonald affirme sans cesse. Il ne voit aucun laps de temps entre le langage primitif et le langage complet. C’est le langage complet que Dieu a donné à l’homme. Il ne voit aucun laps de temps entre la société primitive et la société « constituée. » C’est la société constituée, avec tous ses organes, qui a été établie de Dieu, et ici revient la théorie ternaire : Adam pouvoir, Eve ministre, enfans sujets. Certes il n’est pas évolutionniste pour une obole, et le peu à peu est absolument exterminé de sa doctrine. Cela lui nuit. On sent bien qu’il y a plus de jeu et plus de tâtonnemens dans la marche de l’humanité et du monde. Ceux mêmes qui restent fidèles à l’idée de création ne peuvent guère s’en faire une idée si absolue, et la voir si directe et si contraignante. Sans croire la matière éternelle, ils la croient bien ancienne et ayant accompli bien des révolutions. Ils trouvent le système de Bonald étroit. Ils estiment que de Bonald a fait trop bon marché des objections. Les objections, on le sait, ce sont les animaux dans l’histoire du monde, et les sauvages dans l’histoire de l’humanité. Les animaux n’ont-ils pas aussi des sociétés et des langages ? Ces sociétés et ces langages sont-ils, aussi, enseignement direct de Dieu ? Et si vous dites non, la négative ne pourra-t-elle pas s’appliquer aussi à l’homme ? Bonald a repoussé ces observations avec plus d’emportement que de raisons. Il revient purement à la doctrine de la bête par mécanisme, et il passe vite. Les sauvages n’ont point de « société constituée. » Sont-ils en chemin vers cette société, auquel cas ils seraient l’image de ces sociétés primitives que nous supposons qui étaient en train d’évoluer vers un état social complet, et par conséquent ne l’avaient pas reçu tout fait. Bonald répond vite que les sauvages ne sont pas des primitifs, mais des « dégénérés » punis et chassés de l’humanité par une faille de leurs pères, et il passe. En vérité, c’est passer trop vite. Les sociétés animales, les demi-sociétés sauvages, voilà ce que l’homme de science doit étudier avec attention, avec scrupule, et en s’affranchissant de cette crainte, que je ne puis m’empêcher de toujours soupçonner chez Bonald, que l’enquête ne mène à une conclusion qu’on ne désire pas.

A tout prendre, il n’y a chez de Bonald qu’une grande idée, l’idée de création, vigoureusement reprise et énergiquement remise en lumière, — et un grand effort, plus puissant qu’adroit, pour ramasser, pour concentrer l’univers. L’univers se dispersait. Par l’histoire trop longue déjà, quoique si courte ; par la géographie, par ces mondes nouveaux découverts et ces peuples étranges ajoutés à la notion générale qu’on avait des choses ; par l’histoire naturelle et de nouveaux mystères révélés ou annoncés par elle, l’idée du monde, petit dans la main de Dieu, était peu à peu effacée des esprits. Dieu s’éloignait. Il flottait aux limites reculées de jour en jour d’un monde de jour en jour agrandi. Le mot des déistes du XVIIIe siècle : « Élargissez Dieu ! » a fait frémir de Bonald. Il connaissait la faiblesse, de l’esprit humain. Il savait qu’à élargit Dieu on le dissémine à perte de vue. Ce qu’il a voulu rétablir, c’est Dieu immédiat. Il a exprimé cela dans une très bonne page qui donne bien l’idée de ses regrets, de ses terreurs, de sa tentative, aussi de ses mérites d’écrivain : « Aux premiers temps de l’humanité, lorsque les lois de la nature étaient peu connues, la pensée les franchissait, en quelque sorte, et remontait à Dieu même, auteur de toutes les lois. Cette présence générale de la divinité, qui est un dogme pour une raison éclairée, était pour leur raison naissante une présence locale ; cette volonté générale qui, par des lois générales comme elle, détermine tous les événemens de ce vaste univers, était une suite de volontés particulières qui agissaient sur tous les êtres…[1]. » Ce qu’a voulu de Bonald, c’est retrouver et rétablir « la présence locale » de Dieu. Il l’a retrouvée pour lui-même dans l’idée de création, ressaisie et embrassée avec une sorte d’ardeur emportée. Il a fait rentrer, comme violemment, l’univers dans Dieu éternelle force, unique force. Il a rapproché Dieu de nous en supprimant, tout ce qui, encore qu’émanant de lui, était entre lui et nous, et, à son gré, était moins un lien qu’une distance. On l’appelait le réacteur, c’était juste ; le contracteur eût été plus juste encore. L’effort a été énorme et subtil ; l’adresse faible. Il a fallu pour cela nier toute évolution et connue tout mouvement dans le monde. L’univers de Bonald est dans une sorte d’immutabilité et d’immobilité hiératique. Il n’est guère intelligible, ainsi, qu’à une intelligence immobile aussi et arrêtée jusqu’au terme dans une idée unique.

D’autres viendront qui, infiniment séduits, au contraire, à l’idée évolutionniste, et comme pénétrés d’elle, verront Dieu, non plus comme « cause première, » mais comme cause finale, et le monde connue plein de lui, non en ce qu’il en vient, mais en ce qu’il y tend ; qui se figureront l’univers comme se soulevant vers l’Être et le réalisant lentement par cet effort ; qui estimeront, par conséquent, que l’éternel changement, et non plus l’éternelle immobilité, est ce qui fait Dieu possible ; et qui témoigneront Dieu ainsi à leur manière, qui témoigneront plutôt de l’éternel besoin des hautes intelligences de rattacher à l’idée de Dieu, par l’une ou l’autre extrémité, la chaîne de leurs idées générales. Ce retour de l’idée de Dieu, cette réinstallation de l’idée de Dieu dans la doctrine même qui paraissait le plus l’exclure, n’eût pas consolé de Bonald ; elle l’eût épouvanté, comme une restauration entachée de charte. Il eût tremblé que les hommes ne se sentissent grands en apprenant qu’ils coopéraient à la réalisation de Dieu, et en en concluant sans doute que Dieu dépendait de leurs efforts. Tout à fait au fond, la pensée de Bonald, c’est l’idée de la nullité de l’homme. Il a eu l’orgueil de son humilité, mais il a bien eu l’humilité. Que les hommes se croient capables de quelque chose, il est persuadé que cela les mène à être capables de tout. C’est sa philosophie de l’histoire, et particulièrement sa philosophie de l’histoire de la révolution française. Elle n’est pas fausse de tout point. Il a dit un jour, je ne sais plus à propos de quoi, avec le grand talent qu’il a quelquefois pour transformer une idée en image : « Dans une file d’aveugles qui tous se tiennent par la main, il ne faut de bâton qu’au premier. » C’est ainsi qu’il a vu l’humanité. Tous aveugles ! Dieu donne au premier le bâton de la tradition. Il suffit. Nous pouvons marcher. Mais ne perdons point le bâton, et tenons-nous bien par la main !


III

Je ne sais trop ; mais il eût peut-être été à souhaiter que de Bonald s’inspirât de la tradition dans ses considérations politiques autant qu’il faisait dans ses « recherches philosophiques. » Car de Bonald se croit « traditioniste » en politique, et c’est chose étrange combien il l’est peu malgré les apparences, malgré, je le reconnais, beaucoup d’apparences. Il a passé une partie de son existence intellectuelle à affirmer et à démontrer que l’ancien régime était un gouvernement libéral, et une autre partie à repousser de toutes ses forces le gouvernement libéral, de sorte que, si on lui faisait le piège de mettre bout à bout ses vues historiques et ses dogmes de gouvernement, on aurait des prémisses libérales se développant eu conclusions despotiques. N’ayons point cette malice, et examinons séparément ces deux régions, trop séparées en effet, de son esprit.

Bonald a eu d’une manière très remarquable le sens de l’ancien régime, et du vrai, de celui qui nous importe, à nous modernes. Point de rêveries féodales, si fréquentes en son temps, point d’idéal de la vieille France placé dans les temps de la première ou de la seconde race. (Remarquez-vous que Montesquieu donne un peu dans ce travers-là ? ) L’ancien régime français, celui dont nos pères de 1800 ou de 1816 pouvaient tirer quelque chose, dont, au moins, l’étude pour eux (et certes pour nous) était utile, c’est le régime qui date d’Henri IV et de Richelieu. C’est celui-là que de Bonald a bien connu, et dont il a admirablement, ce me semble, sauf quelques réserves, saisi l’esprit, mieux peut-être que Montesquieu lui-même. Il a démontré fort bien à quel point ce régime était souple et fort et capable de progrès, et, relativement, mais réellement, libéral et égalitaire et suffisamment démocratique. Il a mieux va qu’un autre ce que l’erreur capitale du XVIIIe siècle et de la révolution a été de ne pas voir, à savoir qu’il y avait une constitution avant 1789, — nous avons pu voir, depuis lui, que c’est à partir de 1789 qu’il n’y en a plus eu. — et que cette constitution assurait l’égalité devant la loi, l’inviolabilité de la propriété, le recours contre le pouvoir central, et permettait, sollicitait même l’accession de tous à toutes les fonctions, sauf la royauté.

Dans cette constitution, il y a d’abord la magistrature, la plus solide, la plus libre, la plus puissante qui fût en Europe : « En Europe il y avait des juges ; en France seulement il y avait des magistrats. » En effet, cette magistrature avait « le dépôt des lois, » arrêtait, gênait le pouvoir par le refus d’enregistrement et les remontrances, était une barrière au caprice et une invitation continuelle à la réflexion, contenait les écarts de la souveraineté, et non point comme une chambre, que le souverain, roi ou peuple, sait qu’il peut dissoudre ou sait qu’il peut changer par un coup d’élection, mais comme un corps autonome, permanent et éternel. Car cette magistrature n’est nommée ni par le roi, ni par le peuple. Elle est par elle-même. Son droit est une propriété ; elle en a quittance, ce qui peut faire sourire ou crier, mais ce qui est la plus solide garantie d’un droit. Et cette magistrature, presque démesurément puissante, tous relèvent d’elle : le prince du sang est cité à sa barre comme le manant. Son autorité constitue et garantit l’égalité de tous devant la loi. Faites tomber les restes de juridictions seigneuriale et ecclésiastique, et vous avez l’indépendance judiciaire, c’est-à-dire la liberté de n’obéir qu’à la loi, c’est-à-dire la liberté. — Et ce corps si puissant est-il une caste ? Est-il fermé ? Il est ouvert à tous. Le fils du marchand qui a travaillé achète une charge ; il est magistrat. Le travail et l’économie d’une génération, voilà toute la garantie qu’on demande, et certes c’est du trop peu qu’on peut se plaindre, et il faudrait des litres intellectuels mieux établis. Tout au moins n’est-ce point une caste inaccessible opprimant un peuple qu’on peut trouver ici.

De Bonald voit encore dans cette ancienne constitution française un système de libertés corporatives et de libertés individuelles fondées sur la propriété. Tout était propriété sous l’ancien régime (il va un peu loin) ; ce qu’on a appelé avec horreur privilèges, c’étaient des propriétés. Les provinces avaient des privilèges, c’est-à-dire des libertés ; les villes avaient des privilèges, c’est-à-dire des libertés ; les corporations avaient des privilèges, c’est-à-dire des droits. Les offices étaient des privilèges, des propriétés, quelque chose d’inviolable où l’homme était retranché. « Cette inamovibilité des charges, les mœurs l’avaient étendue à presque tous les emplois ; .. tout était possédé à titre d’office (encore une fois, il y a du vrai, mais c’est trop dire), tout était propriété. La propriété, comme une barrière impénétrable placée entre la faiblesse et la force, formait autour du monarque une enceinte qu’il ne pouvait franchir. » L’idée moderne est celle-ci : vous êtes libre par vous-même, en tant qu’homme. Dans la pratique, cela se réduit à être électeur, et Dieu sait quelle liberté cela constitue ; l’idée ancienne était celle-ci : vous serez libre par l’emploi, la charge, la fonction que votre travail vous aura acquise, par la corporation, la classe, l’ordre où vous serez parvenu (tous sont ouverts) grâce à votre travail. La liberté s’acquiert et se conquiert par l’effort, en sociologie comme en psychologie, dans l’état comme dans l’âme. Libre, vous ne l’êtes point de naissance. Ne savez-vous point qu’on effet la nature ne vous donne d’elle-même aucune sorte de liberté ? Vous le devenez en vous appliquant. Soyez énergique, vous serez libre par votre corporation, qui a des droits ; par votre office, qui vous confère une propriété ; par les privilèges de la magistrature où vous êtes outré, de l’église où vous avez pénétré, de la noblesse que vous avez conquise.

Car la noblesse aussi est ouverte, comme la magistrature, comme l’église. C’est une singulière idée que de tenir la noblesse française pour une caste égyptienne. La noblesse française est une institution démocratique. Tout bisaïeul de noble, à bien peu d’exceptions près, est un roturier ; tout aïeul de grand seigneur est un anobli. La noblesse draine le peuple et en aspire les parties pures et saines pour les élever. Elle s’acquiert par des services de tout genre, même par l’urgent, ce qui est très démocratique, l’argent étant du travail accumulé, et elle se conserve par la fidélité et l’honneur. « La constitution disait à toutes les familles privées : quand vous aurez rempli votre destination dans la société domestique, qui est d’acquérir l’indépendance de la propriété par le travail, l’ordre et l’économie ; quand vous aurez acquis assez pour n’avoir plus besoin des autres et pour pouvoir servir l’état à vos frais, le plus grand honneur auquel vous puissiez prétendre sera de passer dans le service de l’état, et dès lors vous devenez capable de toutes les fonctions publiques. »

Et remarquez la sagesse profonde de cette constitution que les mœurs ont faite. Il faut gagner de l’argent pour devenir noble, soit par la magistrature, soit par l’anoblissement direct ; mais le noble n’en doit plus gagner. À lui s’arrête l’ascension du plébéien énergique vers la richesse, parce que sans cette barrière si sage, la ploutocratie s’établirait ; l’accumulation des richesses formerait une classe dont l’office ne serait pus de servir le peuple en le dirigeant, mais dont le métier serait de l’opprimer. De la conquête de l’argent la noblesse est la récompense, et il faut-aussi qu’elle en soit le terme. Dès que vous êtes noble, n’acquérez plus, pour qu’il soit bien établi que vous n’avez acquis que pour être noble. Le but atteint, que le moyen soit méprisé, pour que l’acquisition de la richesse ne paraisse pas être, et ne soit pas le but suprême du travail d’une nation, ce qui en ferait une nation de misérables et de millionnaires, c’est-à-dire déséquilibrée, et une nation d’avides et d’avares, c’est-à-dire sans grandeur morale. — Et maintenant détruisez la noblesse, soit ; mais l’ascension du plébéien énergique vers la richesse continuera, et n’aura ni but noble, ni tenue ; elle n’aura de but que la richesse elle-même et constituera une aristocratie qui ne sera pas une noblesse ; elle n’aura de terme d’aucune sorte, et constituera un patriciat d’argent, dur et oppresseur, contre lequel les haines seront bien plus âpres qu’elles étaient contre l’autre, et contre lequel se fera un jour une révolution qui ne sera pas la révolte de la vanité, mais la révolte de l’avidité et de la faim.

Et, pour finir, dans cette ancienne constitution française Bonald voit la consultation nationale, les états-généraux, qu’il n’aime guère, mais dans lesquels il aperçoit la ressource suprême dans les grands périls, l’Etat rassemblant toutes ses forces, forces en plein développement, forces en formation, pour se rendre compte de ses puissances déclarées ou latentes, et démêler de quel avenir il peut être gros.

Tout cela est bien vu et juste encore cette considération, sur laquelle Bonald est revenu souvent dans ses comparaisons de l’ancienne France à la nouvelle, qu’il faut toujours une « certaine quantité de monarchie » dans un état et que cette quantité, jusqu’à ce que la décadence définitive commence, ne change point, et seulement se déplace. Ainsi dans l’ancienne France, c’était la constitution qui était monarchique, et c’était l’administration locale qui était populaire. Les assemblées municipales et les assemblées provinciales (dont les attributions, du reste, étaient trop différentes d’une région à l’autre) étaient de véritables assemblées d’administration, et leur existence et leur fonctionnement étaient une puissante garantie d’indépendance et d’autonomie locales. L’organisation démocratique générale a rendu nécessaire un redoublement de monarchie dans l’administration. Que toute la France fasse la loi, il est possible, encore qu’il y ait là quelque illusion ; mais toute la France est serrée, d’autre part, dans le réseau rigide d’une administration uniforme dont le chef est au centre. La France change les ministres ; mais elle subit les fonctionnaires, sorte d’armée qui semble une armée étrangère, tant les soldats sont toujours étrangers au pays où ils campent, et armée qui, pour obéir à un chef responsable devant le pays, n’en a pas moins toujours le même esprit, la même discipline, et la même puissance autocratique sur laquelle aucune influence locale ne peut agir pour les tempérer. Cela est pénible, mais légitime, et il ne faudrait point que cela changeât. Une diminution de monarchie au contre rend nécessaire une aggravation de monarchie dans l’instrument politique ; « le régime doit être plus sévère à mesure que le tempérament est plus faible. » Et c’est pour cela que, quand la puissance centrale, en France, redevient monarchique pour un temps, il n’y a plus que monarchie partout, et le pays se sent sous le joug d’un despotisme extraordinaire, inconnu dans son histoire, énorme et inouï, dont il est comme étonné ; car jugez ce qu’est alors un pays où il n’y a ni magistrature indépendante, ni noblesse, ni corporations privilégiées, ni privilèges de ville ou de province, rien que des fonctionnaires, et un pouvoir central qui s’est rendu indépendant de tout contrôle !

Voilà l’idée que se fait de Bonald de l’ancienne constitution française. Elle est un peu complaisante ; elle n’est pas fausse. Elle est un peu complaisante : il ne faut jamais, quand on parle de l’ancienne constitution française, oublier de dire qu’elle existait, mais qu’elle était constamment faussée ; qu’elle existait, mais que, comme a dit spirituellement Mme de Staël, « elle n’avait jamais été qu’enfreinte ; » qu’elle existait, mais que tous les rouages en étaient ou rouilles, ou rendus inutiles ou détournés de leur but.

Oui, les états-généraux existaient ; mais on ne les convoquait jamais. Oui, la magistrature était établie sur les meilleurs fondemens qui pussent la faire indépendante et puissante pour le bien ; mais il y avait des lettres de cachet et des lits de justice, et des parlemens brisés net de temps en temps. Oui, la noblesse était un admirable instrument de transformation du peuple laborieux en aristocratie ; mais faite, à ce titre, pour être constamment « ouverte, » on la fermait de plus en plus, et les règnes de Louis XV et de Louis XVI sont beaucoup moins « bourgeois » que celui de Louis XIV ; et c’est aux dernières heures de la monarchie que la faculté pour le plébéien de s’élever à l’aristocratie par l’armée lui est le plus rigoureusement refusée. Et oui, encore, c’est une admirable tradition, devenue loi de caste, que le plébéien devenu noble ne dût plus s’enrichir ; seulement, s’il ne s’enrichissait point par le travail, il s’enrichissait par la faveur, et puisait, à Versailles, la richesse toute faite et toute liquide, comme plongeant, la coupe en main, à même la fortune publique ; et le travail du noble était interdit, mais non évitée la ploutocratie. Et oui, les libertés locales, qu’elles s’appellent privilèges ou d’un autre nom, sont choses excellentes ; mais un intendant de Louis XIV ou de Louis XV n’est déjà pas autre chose qu’un préfet, ou un préteur ; et ainsi de suite.

Et l’idée de Bonald n’est pas fausse. Oui, il y avait une constitution en France avant 1789 ; il y avait les germes, un peu mortifiés, et le dessin, un peu altéré et obscurci, d’une excellente constitution, mélange très heureux de monarchie, d’aristocratie « ouverte, » de démocratie, avec un corps admirablement fait pour recevoir et pour garder le « dépôt des lois, » et tout cela, peut-être pouvait être conservé, à la condition d’être redressé et revivifié ; et j’admets qu’il ne fallait pas une révolution ; mais je tiens qu’il fallait une réforme. Il fallait retrouver, en la comprenant bien, la constitution, et la ranimer. La constituante aurait dû se nommer reconstituante. Il semble bien, en vérité, que c’est l’idée de Bonald, puisque cette constitution il l’admire, et puisque cette reconstitution, il la fait. C’est bien lui, qui, en admirant dans les parties diverses de l’ancienne constitution, française ce qu’elles auraient pu faire, indique ce qu’elles auraient dû être. C’est bien lui qui montre, de l’ancienne constitution française ramenée à son véritable esprit, quel gouvernement pondéré, souple, fort, aisé et libéral pouvait sortir. Dès lors, on s’attend à ce qu’il dise : « Je suis d’avant 1780, parce que je suis libéral. Des conquêtes de 1789 je tiens que le despotisme est, tout au moins, la plus palpable et la plus incontestable. Nous en sortons. Je tiens qu’en France c’est le despotisme qui est nouveau et la liberté qui est ancienne. Je veux donc ranimer l’ancienne constitution, qui était mille fois plus libérale que vos inventions nouvelles. Je me place en 1788. Je vois une noblesse ouverte, aristocratie qui se forme incessamment de ce qu’il y a de plus pur dans tout le peuple, et à qui sa loi interdit de devenir un patriciat d’argent : je la rétablis avec ces caractères, et je l’empêche de devenir riche par la mendicité. Je vois une magistrature indépendante ayant le dépôt des lois : soit par la vénalité des charges, soit par un autre moyen moins décrié, je la maintiens indépendante, je m’oppose à ce qu’on en fasse un corps de fonctionnaires, et je lui conserve le dépôt des lois. Je vois des libertés locales : je les régularise, et j’établis, je veux dire je rétablis, une large décentralisation administrative. Je vois des états-généraux : je les régularise, ne fût-ce que pour qu’on ne passe point deux siècles sans les convoquer, et j’en fais, par exemple, un parlement de deux chambres, clergé et noblesse dans l’une, peuple dans l’autre, qui se réunit de droit, non pas constamment, ce qui serait un gaspillage de temps et de forces, mais d’une manière périodique, et qui vole l’impôt et surveille le gouvernement, sans l’exercer. Et je prétends que c’est la France ancienne, simplement régularisée et rendue plus libre en son jeu, que je fais renaître. »

On s’attend à ce qu’il dise cela, ou bien à peu près ; car il le dit quand il se tourne vers le passé, qu’il admire. Mais quand il considère le présent ou l’avenir, il ne le dit pas le moins du monde. Alors il devient pur despotiste, ou du moins, entre le despotiste et lui, je ne vois guère de différence. Il ne veut pas de parlement périodique ; il ne veut pas de magistrature autonome ; il ne veut pas de la charte, et qu’est-ce que la charte, en son fond et en son principe, que l’ancienne constitution française écrite enfin, et devenue loi connue, non plus obscure et mystérieuse, de l’Etat ? Il ne veut pas de liberté de conscience, et je reconnais que la liberté de conscience n’était pas loi fondamentale de l’ancienne France. Encore est-il que pendant près d’un siècle elle avait existé en fait et en droit, consacrée par un édit solennel, et n’avait été détruite, contre possession et droit, que par un véritable coup d’état. Il ne parle nullement, pour ce qui est du présent et de l’avenir, de libertés locales et de décentralisation administrative ; et ces libertés individuelles conférées à l’homme par sa fonction qu’il possède « à titre d’office, » ce n’est aussi que dans le passe qu’il les révère. On ne voit pas qu’il désire les voir revivre. Non ! son idéal pour le présent, c’est bien « Louis XVIII couché dans le lit de Napoléon ; » c’est bien un pur souverain absolu. En vérité, il n’est pas assez réactionnaire. Il ne l’est pas assez pour vouloir la France aussi libre, ou capable de le facilement devenir, qu’elle l’était avant 1789. La France telle que l’a faite la convention et perfectionnée l’empire, pourvu qu’elle soit aux mains d’un Bourbon, lui convient très bien. Veut-on une preuve assez piquante ? Il ne déteste pas assez Napoléon ; et c’est la pierre de touche à connaître un despotiste d’avec un libéral, même très timoré. Son petit article sur Bonaparte[2] est très aimable. L’abolition du tribunal, les députés silencieux, le Sénat sans pouvoir, sont des institutions impériales pour lesquelles il n’a que des éloges ; et ceux à qui il réserve ses colères, ce sont ceux qui en établissant, ou voulant établir, une monarchie parlementaire, ont tenté « d’affermir la révolution sur la base de la légitimité. » Mais, d’après les idées mêmes de Bonald sur l’ancien régime et la révolution, la « monarchie selon la charte » n’est point, ce semble, la monarchie scion la révolution, mais bien la monarchie selon l’ancien régime compris en son vrai esprit. Un monarchiste de 1815 peut, et, sur la lecture de Bonald, devrait être libéral, parlementaire, décentralisateur et même demi-démocrate, en faisant abstraction de la Révolution, en n’en tenant pas compte, et même parce qu’il ne l’aime point.

Contradiction curieuse, moins formelle et criante que je ne la donne ici pour la faire entendre, car je force un peu les choses, mais réelle, et qui fut celle de tout un parti. Bonald, et beaucoup d’autres à côté de lui, et après lui, ont répété sans cesse trois propositions, dont la première était qu’ils voulaient l’ancien régime, la seconde qu’il y avait mille fois plus de libertés avant 1789 qu’après, la troisième qu’il n’en fallait pas. Tout est plus acceptable que ce système-là, tout est plus sûr et plus rassurant que cet état d’esprit. De Maistre, qui n’a pas vu un atome de liberté, de gouvernement mixte et tempéré, de constitution complexe, dans l’ancienne France, est du moins plus logique, et il nous montre aussi un terrain plus solide en nous assurant que l’absolutisme est à la fois de raison et de tradition. On ne peut pas en vouloir A de Bonald d’avoir démêlé ce qu’il y avait de constitution libérale dans l’ancien royaume de France quand on estime qu’il a eu raison de l’y apercevoir ; maison se demande à quoi il lui sert de l’avoir vu.

Il n’est pas si coupable, et la faute est aux temps. Elle est d’abord, si l’on veut, au tempérament national : car il est à peu près impossible à un Français d’être libéral, et le libéralisme n’est pas français. Mais elle tient surtout à la date où de Bonald écrivait. Au sortir de la Révolution, un long temps devait s’écouler (sauf pour un Constant ou une de Staël, qui sont des demi-étrangers), où personne n’aurait le calme d’esprit et le sang-froid d’un Montesquieu, non pas même ceux qui, comme de Bonald, l’avaient bien lu ; et où, pour tout le monde, le libéralisme ne serait jamais qu’un argument à opposer à l’adversaire. La Révolution française a fait bien du tort au libéralisme français. La liberté politique, qui n’est qu’une complexité plus grande, de plus en plus grande, dans le gouvernement d’un peuple, à mesure que le peuple lui-même contient un plus grand nombre de forces diverses ayant droit et de vivre et de participer à la chose publique, est un fait de civilisation qui s’impose lentement à une société organisée, mais qui n’apparaît point comme un principe à une société qui s’organise. Quand Rousseau se figure les hommes se réunissant et délibérant pour créer l’état social, dans l’état social qu’il suppose qui se crée ainsi, il ne met aucune liberté, et il est en cela très logique et plein de raison, car, dans de pareilles conditions, les hommes « n’inventeraient » nullement la liberté, ils organiseraient le pouvoir, rien de plus ; et à la liberté, peu à peu, de se faire sa place ensuite. Or ce que les hommes n’ont jamais fait au commencement de l’histoire, il est vrai que dans une révolution radicale ils prétendent le faire et, en une certaine mesure, le font. À un certain égard, ils sont au commencement des choses, ou, tout au moins, ils y croient être, et ils font ce qu’ils feraient au début du monde : ils organisent la souveraineté, et rien de plus. Les hommes de 1789 ont déplacé la souveraineté. Dès lors nous avons affaire à une sorte de société primitive, très simple, répugnant à la complexité, et où la liberté s’introduira, n’en doute point, mais après avoir recommencé son évolution, pour le moment retardée, réprimée et contenue.

Et à cela si vous ajoutez que les révolutionnaires constituans d’hier n’ont que déplacé la souveraineté, ce qui veut dire qu’il y en avait une et qu’il y en a une autre, longtemps il ne pourra y avoir que gens tenant pour l’ancienne et gens tenant pour la nouvelle, et ceux qui tiendront pour l’ancienne, constituans à leur manière, ne pourront songer qu’à la souveraineté aussi, à celle de leur goût, qu’ils voudront réparer, non à autre chose, et, pas plus que leurs adversaires n’auront le goût, ni même la pensée, d’une limitation de ce qu’ils créent, ou d’un affaiblissement de ce qu’ils fondent. Cela revient à dire que la liberté a besoin pour s’introduire d’une société depuis longtemps stable, et que faire une révolution est le vrai moyen de ne pas créer la liberté, qui ne se crée point. Les de Bonald, aussi bien que leurs adversaires, subissent donc l’influence de la Révolution, en cela qu’ils vivent dans l’état d’esprit qu’elle a fait, et quelque libéraux qu’ils puissent être, comme on voit que parfois ils le sont, en tant qu’historiens et spectateurs du passé, on ne saurait trop leur demander de l’être comme théoriciens, fondateurs et « constituans. »


IV

Tel me paraît de Bonald, esprit vigoureux, loyal et étroit, esprit surtout négatif, vraiment faible et, on peut le dire, un peu puéril quand il a posé et affirmé une thèse personnelle, solide et d’une assez rude étreinte quand il a nié les idées modernes, étroit pourtant là-même encore, et oubliant que pour étouffer sûrement il faut avoir embrassé. On comprend très bien l’influence qu’il a exercée. Il a donné l’illusion qu’il était le philosophe à opposera Rousseau, et l’on voit bien à le pratiquer que lui-même se flatte d’être l’antagoniste direct du philosophe ; genevois. Il le considère, il l’admire, il le cite, il le combat : il songe toujours à lui, le plus souvent il est « Rousseau retourné. » Rousseau a cru à un « état de nature ; » de Bonald croit que la société a toujours existé. Rousseau croit que l’homme unit bon, et que la société le déprave ; de Bonald croit non pas que l’homme naît mauvais, mais qu’il naît nul, et que la société le fait. Rousseau veut que le souverain décrète une religion civile ; de Bonald veut que la religion forme et règle la société politique. Et si l’un peut donner ainsi, très souvent du moins, l’exacte contre-partie de l’autre, c’est qu’ils ont tous deux des esprits de même nature. Ils sont tous deux des idéologues passionnés, fougueux, et (de Bonald surtout) intransigeans ; ils sont tous deux des psychologues bornés, et des historiens médiocres, tout au moins des historiens à qui l’histoire ne donne pas leurs idées. Ils sont faits pour s’entendre, ou pour discuter, ce qui est à peu près la même chose, car c’est ne pas parler la même langue qui fait la vraie différence entre les hommes. Ils parlent la même. On a vu dans le second celui qui détruirait le premier, et, à une époque où l’on considérait Rousseau, plus qu’un autre, comme l’auteur de la Révolution, on a vu dans Bonald le vainqueur de l’idée révolutionnaire. Ni l’un n’avait fait la Révolution, ni l’autre ne l’a détruite. L’un lui a donné des phrases, l’autre lui a dit des injures. Elle était un fait : elle s’est à peine aperçu et de son professeur et de son critique. Mais l’un et l’autre restent des témoins intéressans de ce grand fait. L’un a très bien vu qu’une grande chose disparaissait, la tradition ; et que l’homme sans lien avec l’homme, le parfait individualisme allait être la façon d’être de l’humanité nouvelle. Il a vu cela, et s’en est réjoui, et en a fait un beau système allant de la religion à la politique et de la politique à l’éducation. L’autre a très bien vu qu’une grande chose venait de disparaître, la tradition, et que l’homme isolé, sans souci des ancêtres, sans obligation envers ses contemporains, retranché dans son droit et sa liberté jalouse, était l’homme moderne. Il a vu cela, et en a été désolé, et de la conception contraire, poussée à l’extrême, à tous les extrêmes, il a fait un beau système embrassant la religion, la politique, l’éducation et la morale. Ils s’éclairent bien l’un l’autre. On voudrait qu’ils eussent même génie pour que la question fût également pénétrée de clartés en toutes ses profondeurs des deux côtés. Tels qu’ils sont, ils sont intéressans à écouter ensemble ; et à l’avènement du monde moderne, on n’entend pas sans émotion, on ne cherche pas sans intérêt, à bien saisir et recueillir ces deux cris, l’un de joie et l’autre de désespoir, qui disent la même chose.


EMILE FAGUET.

  1. Recherches philosophiques. — De la Cause première.
  2. Observations sur les Considérations de Mme de Staël et sur la Révolution française, VII.